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27/03/2020
Orgueil et préjugés de Jane Austen, par Gregory Mion
Nihil novi sub sole.
L’Ecclésiaste.
Au milieu de ce pentagone de filles nubiles régenté par une inénarrable mère et un distant paternel souvent reclus dans sa bibliothèque, le mariage s’invite à l’instar d’un sujet de conversation récurrent, alimenté par une réflexion liminaire qui pastiche les manières stylistiques d’un Samuel Johnson sentencieux : «Chacun se trouvera d’accord pour reconnaître qu’un célibataire en possession d’une belle fortune doit éprouver le besoin de prendre femme» (p. 35) (2). Cette maxime ne sera pas démentie tout au long de l’ouvrage, mais elle accordera aux femmes les plus individuelles – ou opportunistes – la liberté de juger impitoyablement de ces candidats à la noce. Reste que si plusieurs femmes de cette histoire se livrent tour à tour à des estimations relativement pertinentes concernant la nature des hommes, il n’en est qu’une, réellement, qui soit digne d’intérêt, compétente pour sonder les différents bachelors et accessoirement la libido dominandi qui chatouille leurs ambitions. Située à cent coudées au-dessus de ses plus jeunes sœurs et sextant émotionnel de la douce Jane, son aînée gracieusement naïve, Elizabeth Bennet se caractérise par un «esprit vif et malicieux» (p. 44), quelquefois coloré d’impertinence mais toujours enclin à se réformer aussitôt qu’il y a matière à corriger une erreur d’appréciation. Elle est la première de cordée au sein de ce roman qui raconte l’ascension du massif masculin par des femmes partagées entre le poids de la tradition et le désir d’émancipation. Elle ouvre une voie progressive tandis que ses sœurs, rattachées à elle par un lien uniquement organique, n’ont pas tout à fait la patience de talonner psychiquement cette éducatrice en chef, à l’exception de Jane qui peu à peu fortifiera son alliance avec Elizabeth, s’adaptant aux tâtonnements décisifs de cette rédemptrice de la famille Bennet. En effet, c’est en souffrant mille doutes et en subissant la honte d’avoir succombé aux préjugés qu’Elizabeth, de fil en aiguille, ragaillardit la teneur de son sentiment amoureux et atteint la sainteté d’un choix exemplaire, comme si celui-ci rachetait a posteriori les extravagances de Lydia (cf. pp. 314-320) et les passivités de Jane, au même titre qu’il offre une cristallisation générale au patronyme fréquemment moqué des Bennet.
Les préjugés se fomentent par ailleurs dès le début lorsque deux amis suscitent autant de convoitises que de comparaisons : d’une part M. Bingley apparaît tel un jeune homme des plus sympathiques, esthète et fortuné, en villégiature dans sa propriété de Netherfield, et d’autre part M. Darcy, l’accompagnant dans ce sybaritisme anglais, se distingue par une «haute stature» et de la «prestance», le tout mitigé par une «physionomie particulièrement désagréable et rébarbative», mêlée de mépris et de fierté (pp. 42-3). On prétend même que M. Darcy serait «hautain et imbu de sa personne» (p. 46), mais dans la mesure où cette opinion est véhiculée par Mme. Bennet, elle est à prendre avec circonspection, cela compte tenu des aptitudes limitées de cette sous-gorgone rustique. Néanmoins les apparences font leur chemin et si M. Bingley est «assuré de plaire», M. Darcy, par contraste, «ne [cesse] d’indisposer» (p. 49). De plus M. Darcy laisse échapper une remarque de peu de galanterie au sujet d’Elizabeth, laquelle, plutôt que de s’en offusquer en sainte-nitouche, s’amuse de ce ton offensant et continue d’étudier cette société où la scélératesse circule facilement d’un individu à l’autre. C’est ainsi que les observations d’Elizabeth, loin de ne s’attarder que sur l’homme qui l’a visiblement dédaignée, se focalisent par complément sur les sœurs de M. Bingley, empreintes de charités esbroufeuses et d’infatuations à peine dissimulées (cf. p. 48). Il s’en détache un tableau de mœurs qui évoque les grandes mesquineries propres à cette vanity fair que développera magistralement un Thackeray, un vivier d’héritiers somme toute assez banal, constitué de personnalités interchangeables, et un œil aussi avisé que celui d’Elizabeth, prompt à repérer les travers de caractère, nous permet déjà de déceler au cœur de ce réservoir opulent un angle vif – l’aspect discrètement schismatique de Darcy, sorte de Raskolnikov accusé du crime de goujaterie, peu soucieux de correspondre en genre et en nombre aux usages de cette aristocratie peut-être décadente.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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