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30/07/2019

La Chute d'Albert Camus

Photographie (détail) de Juan Asensio.

«On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai. La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule, qui met chaque objet en valeur.»
Que penses-tu de cela, pauvre Judas banni à jamais de tout pardon, menteur et tricheur, toi qui te tiens sous la lumière du Jugement duquel nul regard, même le plus pur, jamais ne pourra t'arracher ?
Que les bons lecteurs comprennent, et que les autres jugent !



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C'est au plus profond d'un labyrinthe de «canaux concentriques» (p. 18) que se tient Jean-Baptiste Clamence et qu'il nous attend patiemment, comme une sorte de Minotaure bavard emmuré vivant au centre de sa mémoire (cf. p. 74), duquel va naître la bouleversante confidence qui fera basculer sa vie. Cet homme, comme on dit revenu de tout, qui d'emblée affirme qu'il ne juge pas et ne condamne pas davantage (cf. pp. 9 et 10) et pourtant rêve de mettre à nu tous ses semblables hypocrites drapant leurs bubons purulents sous de belles étoffes, demeure au centre de tout, monde, mémoire et littérature, au «centre des choses» (p. 19) qu'est, ironiquement, le bar appelé Mexico-City, au centre du «dernier cercle» (p. 18), spectral «paysage négatif» (p. 77) et «enfer mou» composé uniquement d'«horizontales», décor où il joue son rôle tant de fois répété, non-lieu plus que lieu sans profondeur et sans «aucun éclat» puisque «l'espace [y] est incolore» (p. 78), au centre de nulle part donc, comme le démon trônant au plus profond de l'Enfer glacé (qui, lui, était si précisément situé) de Dante, et l'on dirait que La Chute, le roman le plus dense sinon le plus énigmatique d'Albert Camus, comme remonté d'une ancienne couche profonde à laquelle, par chance, une poignée seulement d'écrivains peuvent espérer accéder au cours de leur vie, se tient lui-même au centre d'une toile composée de plusieurs filins, réels ou imaginaires, que pourraient être les Notes d'un souterrain de Dostoïevski, Lord Jim de Joseph Conrad, Le Sabbat de Maurice Sachs et même Le Feu follet de Pierre Drieu la Rochelle. Comme c'est celui des textes d'Albert Camus que j'ai le plus relu depuis sa découverte, assez lointaine, il est évident que le narrateur de mon ouvrage sur Judas, dernier écrivain, apôtre félon ou fou radotant dans son trou, doit beaucoup à Jean-Baptiste Clamence, lui qui a appliqué son premier, à vrai dire unique commandement : il faut se juger, mais, bien sûr, se condamner, avant de prétendre juger autrui.
Du grand roman de Conrad, on retiendra l'aveu que nous fait le prodigieux conteur et témoin subtil qu'est Marlow, déclarant assez vite qu'il ne peut rien faire d'autre, chance ou malchance, qu'être le récipiendaire, comme Clamence, de ce «genre d’histoires qui, par des biais inattendus, vraiment diaboliques, me jettent dans les jambes des hommes qui ont un point faible, ou un point fort, ou d’affreux secrets, grands dieux, et qui ouvrent pour moi les vannes de leurs infernales confidences, comme si je n’avais pas assez des confidences que je me fais à moi-même, comme si, hélas !, je n’avais pas de ma propre personne une connaissance suffisante pour torturer mon âme jusqu’à la fin des temps qui me sont dévolus !». Jim prend à témoin Marlow, qui ne cesse de nous répéter que celui dont il a tenté de démêler le destin remarquable est l'un des nôtres et, Clamence, comme Marlow, ne s'entretient finalement qu'avec lui-même. Le juge-pénitent du Mexico-City lui aussi nous prend à témoin, et nous pourrions être, si nous le croisions sur un des ponts qui enjambent la Seine, celui auquel cet importun proposerait ses services en faisant mine de ne point remarquer notre soudain empressement à nous dégager de son étreinte si faussement amicale : tout ce que vous lui direz, il le retiendra contre vous et vous laissera le loisir de vous juger vous-même et, pourquoi pas, d'appliquer la sentence convenable sanctionnant vos déboires, un petit plongeon dans l'eau noire et glacée si vous y tenez.



La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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