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07/05/2021
Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Carin Garland (The Guardian).

Une mort dans la famille de James Agee : deuil et filiation au fond d’une âme sudiste, par Gregory Mion.
Tristan Egolf, Le seigneur des porcheries.
«Mon Dieu, mon Dieu. Comme on peut en faire du chemin tout de même ! Y a pas deux mois que j’ai quitté l’Alabama et me v’là déjà en Tennessee !»
William Faulkner, Lumière d’août.
Que la vérité, la justice et le dénuement ne sont pas des combats pour le journalisme
L’œuvre qui en résulte, et même l’incontestable chef-d’œuvre, s’intitule Louons maintenant les grands hommes (3), parole empruntée aux versets de l’Ecclésiaste où survivent les immémorés du monde et où s’inclinent les notabilités vulgaires. Servi par la flamboyante traduction française de Jean Queval, le texte de James Agee, dans notre édition, est précédé par soixante-deux photographies de Walker Evans, des noirs-et-blancs où ne se trahit aucune pose, où ne gît que la simplicité d’une beauté qui n’a pas cherché un ricochet esthétique, galerie de portraits, de bicoques et de scènes diverses, collection d’intérieurs sévères où trônent outils et ustensiles vétustes, plongés dans l’obscurité des confidences domestiques, par opposition avec des extérieurs où s’invite brutalement l’astre du jour, brûlant de ses rayons impitoyables des rues de fortune, des champs péniblement arables et des visages contraints à des sourcillements de défense pour vaincre cette effroyable et opiniâtre lumière. L’ensemble photographique se consulte à maintes et maintes reprises, au fur et à mesure de notre lecture, inséparable des mots de James Agee qui paraissent vaillamment lutter pour atteindre l’immédiateté ophtalmique de Walker Evans. Il faut en outre une cinquantaine de pages d’introductions successives, de préliminaires fondamentaux, d’avertissements divers et chaotiques, rédigés avec un lyrisme sincère qui annonce aussitôt l’immense poème en prose qui va suivre, pour être pleinement préparé aux intentions de l’auteur, pour se rendre compte que «d’une façon plus essentielle», en tout cela, «il s’agit d’une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement la part du divin chez l’homme» (p. 11), et que, de surcroît, il est question de démasquer «une filouterie et une réalité injurieuse, avec leurs palliatifs» (p. 11), de sorte peut-être à reverdir la terre brune de ces contrées délaissées et à y planter, comme un indétrônable sceau allégorique, un calvaire de littérature qui serait le remarquable écho de la Croix dans un paysage figurée par Marianne von Werefkin.
S’en remettant à l’amour de Dieu pour ne pas qu’on le confonde avec ce troupeau d’irréprochables cuistres, James Agee vise une parole d’Évangile, un verbe qui puisse nous transporter jusqu’à «la radiation cruelle de ce qui est» (p. 35), jusqu’à «l’énormité» (p. 37) de ce que ces hommes et ces femmes rustiques abattent de corvées interminables, infernalement cycliques, formellement et profondément aliénantes. Son écriture, ainsi, bien qu’elle ne soit pas en mesure de contourner le sentiment d’une transcendante agitation lettrée, d’un phrasé vaticinant ou d’une poétique surnaturellement habitée et ciselée, cherche toujours le pur phénomène, la pure apparition, loin de toute recherche d’insignifiantes conséquences ornementales. Ce que souhaite James Agee par-dessus tout, ce qu’il espère malgré sa chrétienté mise à rude épreuve, c’est de transmettre la soudaineté de ce qu’il observe, de divulguer ce qui le traverse intensément, d’accéder si possible à la pleine conscience de cet Alabama tombé en désuétude dans l’esprit arrogant des citadins. Ses aspirations consistent à s’efforcer en écriture et en justice autant que les métayers d’ici-bas s’efforcent de vivre sous le joug d’une monstrueuse duperie – à savoir la mystification des spéculateurs, le méthodique aménagement de l’impossibilité existentielle par le biais d’une confiscation de toutes les possibilités de se réaliser. Aussi, peu à peu, James Agee remise New York aux oubliettes et reçoit en lui-même les stratosphériques dimensions de ces espaces dédaignés. Il congédie l’effervescence de la Cité verticale en architecture mais plate en moralité, se délivrant à l’occasion de son statut journalistique, de son vilain mandat d’espionnage (cf. p. 21) – car n’importe quel journaliste en visite dans ce Heart of Dixie ne peut être qu’un maudit voyeur, un profanateur, un blasphémateur de la Grâce qui charrie dans sa tête de médiocre feuilletoniste les éléments impondérables de la Disgrâce. D’où, en amont, l’autocensure que s’inflige Agee en s’estimant crapuleusement journalistique et ce faisant indigne d’écrire autre chose qu’une affligeante rubrique de la gueuserie, considérant par contraste que Walker Evans, muni de son œil désintéressé, sera en charge du contre-espionnage afin de compenser toutes ses friponneries de gazetier nordiste (cf. p. 21).
Les causalités démoniaques et les moyens spirituels de les conjurer
En outre, il n’est guère qu’une civilisation décadente qui peut à ce point détruire ce qu’elle a de plus sacré – son peuple qui laboure et cultive la terre. Et quoique la critique de James Agee se restreigne géographiquement au périmètre d’un lambeau d’Alabama, elle embrasse l’universel et diminue incontinent la prétention des États-Unis à incarner un paradigme viable : «et ici, dans ces pays boisés et de l’argile morte, en liberté bestiale ou en servitude se sont établies plusieurs générations, ébranlées par la fièvre, tourmentées et malades de nourritures mauvaises, éprouvées et lassées de travail sous le soleil torride et par le manque de soins, et sans espoir, dans l’ignorance de toute cause, toute existence, toute conduite, de toute espérance d’une aide ou d’un mieux, dans une satiété de torts subis et de routine, de croyances inertes, de sorte qu’au départ le ferment dans leurs lombes est exténué et vicié, portefeuille de fausse monnaie» (p. 150). Sur Pennsylvania Avenue jouxtant la Maison-Blanche ou à Wall Street brassant tous les marchés financiers, sur les vastes domaines de millionnaires qui surplombent l’Hudon et auxquels Thomas Wolfe a réservé un sort jubilatoire dans Le Temps et le Fleuve, dans la réplétion des gratte-ciels encore érectiles tant l’avidité de leurs occupants bureaucratiques est grande, dans les universités de prestige où l’éducation reçue «n’est nullement bénédiction sans mélange» (p. 428) et que James Agee a connue derrière les murs en brique de Harvard, dans ces écoles où toute sainteté est irrecevable et où toute perversité est la norme, dans ces amphithéâtres où se professent des leçons qui fournissent à satiété des alibis à l’imposture, ici et là, au sein de ces forteresses du pouvoir, se trament les népotismes, les combines et les lois qui garantissent aux plus riches une domination sans partage pour les siècles des siècles. Pour qu’une minorité respire, la majorité doit être asphyxiée, et même si le puissant n’arpentera jamais le même sol que le présumé impuissant (dans un bistrot, dans une cour de récréation, dans une rue ou dans un champ de coton de l’Alabama), même si ces deux versions de l’homme ne seront jamais en position de former deux droites perpendiculaires dans leurs trajectoires matérielles respectives, elles se croisent néanmoins, elles se chevauchent à un niveau plus abyssal, plus immatériel, précisément à l’endroit où la balance destinale calcule les chances des uns et des autres, avec, invariablement, un déséquilibre maintenu et renforcé, s’illustrant par un plateau où la multitude pèse paradoxalement beaucoup moins lourd que les êtres qui trônent sur le plateau clairsemé opposé. Au nombre des héritiers, des privilégiés ou des arrivistes qui siègent sur la scène suprasensible des fortunes, au rang de ces parvenus, quand bien même le pluriel deviendrait singulier, celui-là qui serait seul aurait encore un poids incommensurablement plus lourd que ceux-là qui sont la foule atomisée – spoliée. Se dessine alors un terrible effet papillon, un agencement corrompu des poids et des mesures qui prescrivent qui vit et qui meurt, car si rien n’est trop directement probant pour couper la tête des dirigeants de la planète, tout ce qui est indirect, dissimulé, subtilement insignifiant, comme par exemple une conversation où deux oncles richissimes décident de valoriser l’oisiveté de leurs neveux au sommet d’un building de Chicago, tout cela, qu’on le veuille ou non, exige simultanément que le malheur se répande parmi ceux qui sont déjà malheureux, de telle sorte que pour assurer le bonheur d’un binôme de jeunes parasites nantis, il est indispensable, en contrepartie, de sacrifier la vie de nombreuses personnes auxquelles, dès la naissance, on compromet la capacité de réussir à vivre décemment et à se revendiquer d’un quelconque libre arbitre. Il suit de là que les plus méritants sont les moins bien lotis et que les moins méritants s’emparent de toutes les opportunités.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.