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07/05/2021
Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Carin Garland (The Guardian).
Sur James Agee.
Une mort dans la famille de James Agee : deuil et filiation au fond d’une âme sudiste, par Gregory Mion.
«Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes.»
Tristan Egolf, Le seigneur des porcheries.
«Mon Dieu, mon Dieu. Comme on peut en faire du chemin tout de même ! Y a pas deux mois que j’ai quitté l’Alabama et me v’là déjà en Tennessee !»
William Faulkner, Lumière d’août.
Que la vérité, la justice et le dénuement ne sont pas des combats pour le journalisme
D’abord sollicité pour un reportage qui devait concerner la pauvreté des Blancs et plus particulièrement celle des travailleurs de la terre sous les cieux draconiens de l’Alabama, le jeune James Agee, chroniqueur de New York âgé vingt-six ans, dès son arrivée dans le Sud estival de juillet 1936 où sévissent des soleils méchants et de forts relents de Grande Dépression, comprend tout de suite qu’il ne pourra pas limiter son voyage au simple et malcommode tropisme journalistique (1). Escorté par le photographe Walker Evans, lequel, à la suite de cette expédition sudiste, deviendra une légende oculaire, James Agee compile des notes, écrit aussi furieusement et spontanément que pouvait le faire à cette époque Thomas Wolfe, et son acolyte, sans aucune espèce de coquetterie ou de préciosité urbaine déplacée, immortalise des êtres, des choses et des moments, écrivain littéral de la lumière, photographiant ce que son camarade restitue par les moyens plus problématiques – car plus médiats – du langage grammaticalement articulé (2). L’un et l’autre, donc, James Agee et Walker Evans, sillonnent un périmètre de sous-prolétariat subjuguant d’injustice, allant et venant parmi trois familles de métayers dont l’existence tout entière outrepasse les plus résistantes naïvetés, les plus bien-pensants optimismes, déshonorant tous les Candide qui ne voudraient pas se dessiller une fois venue la fin des temps. La condition de détresse de ces gens-là, de ces misérables victimes d’une pastorale négative, bien qu’elle ait la dignité d’une détresse inavouée, vérifie également l’échec du modèle occidental de civilisation, forgé dans les manufactures idéologiques d’un capitalisme qui ne vit qu’en faisant mourir les faibles qu’il a contribué à exténuer. Ainsi, en étant le témoin direct de ce scandaleux préjudice, de cette scélératesse quasiment innommable, James Agee, comme Léon Bloy face à la pauvreté insupportable de son prochain et de lui-même, saisit l’ampleur de sa mission apostolique et décide d’y consacrer la totalité de son énergie, fût-ce, quelquefois, par l’épiphanie d’un élan donquichottesque refusant de capituler devant l’éternelle et invincible outrance de l’inégalité humaine. Tel un intraitable et déchaîné Léon Bloy d’Amérique dont le style aurait poussé la langue anglaise dans ses derniers retranchements, James Agee, à l’image de celui qui composa l’inoubliable Sang du pauvre, s’empare d’une situation d’iniquité absolue, révélant, par-delà le fatal quotidien des paysans méridionaux, l’impénitente organisation des vampires qui boivent le sang de ces indigents depuis les cryptes des mégalopoles sodomites, découvrant en l’occurrence l’intolérable hégémonie des «faibles en courage [qui] sont forts en ruse» (p. 38).
L’œuvre qui en résulte, et même l’incontestable chef-d’œuvre, s’intitule Louons maintenant les grands hommes (3), parole empruntée aux versets de l’Ecclésiaste où survivent les immémorés du monde et où s’inclinent les notabilités vulgaires. Servi par la flamboyante traduction française de Jean Queval, le texte de James Agee, dans notre édition, est précédé par soixante-deux photographies de Walker Evans, des noirs-et-blancs où ne se trahit aucune pose, où ne gît que la simplicité d’une beauté qui n’a pas cherché un ricochet esthétique, galerie de portraits, de bicoques et de scènes diverses, collection d’intérieurs sévères où trônent outils et ustensiles vétustes, plongés dans l’obscurité des confidences domestiques, par opposition avec des extérieurs où s’invite brutalement l’astre du jour, brûlant de ses rayons impitoyables des rues de fortune, des champs péniblement arables et des visages contraints à des sourcillements de défense pour vaincre cette effroyable et opiniâtre lumière. L’ensemble photographique se consulte à maintes et maintes reprises, au fur et à mesure de notre lecture, inséparable des mots de James Agee qui paraissent vaillamment lutter pour atteindre l’immédiateté ophtalmique de Walker Evans. Il faut en outre une cinquantaine de pages d’introductions successives, de préliminaires fondamentaux, d’avertissements divers et chaotiques, rédigés avec un lyrisme sincère qui annonce aussitôt l’immense poème en prose qui va suivre, pour être pleinement préparé aux intentions de l’auteur, pour se rendre compte que «d’une façon plus essentielle», en tout cela, «il s’agit d’une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement la part du divin chez l’homme» (p. 11), et que, de surcroît, il est question de démasquer «une filouterie et une réalité injurieuse, avec leurs palliatifs» (p. 11), de sorte peut-être à reverdir la terre brune de ces contrées délaissées et à y planter, comme un indétrônable sceau allégorique, un calvaire de littérature qui serait le remarquable écho de la Croix dans un paysage figurée par Marianne von Werefkin.
Pourtant il n’est pas certain que James Agee eût accordé du crédit à notre appréciation instinctivement littéraire de son travail étant donné qu’il voulait à tout prix éviter l’impression d’avoir mis la main sur un sujet trop facilement exploitable, c’est-à-dire un thème très maniable pour tout habitué de la plume et des métaphorisations spectaculaires, habile à déplacer les choses plus qu’à les regarder telles quelles, jouant et cabotinant au besoin, se rassasiant de mots et de formules pédantes. D’une part James Agee avait honte d’avoir à produire un compte-rendu d’éditorialiste sur l’incommensurable misère des manants de l’Alabama, par-dessus le marché à destination d’un public bourgeois qui n’a jamais honte de ce qu’il est, puis, d’autre part, il ne désirait pas entendre parler d’artiste classique ou encore d’artiste engagé, l’art, l’imagination et leur éventuelle politisation n’ayant aucun rapport avec «cette mémoire entière du Sud» (p. 31), avec cette «déplaisante situation qui existe là-bas dans le Sud» (p. 39) et qui doit édifier instamment ceux qui la côtoie plutôt que susciter un quelconque enivrement d’intellectuel opportuniste ou en mal d’inspiration, délayé en plusieurs soirées caritatives où les uns et les autres montent insolemment sur des tréteaux pour déclamer une guimauve progressiste. Que ce soit le journaliste établi ou l’artiste notoire, peu importe, aucune de ces deux manifestations d’un byzantinisme de centre-ville ne saurait escalader la radicale paroi de l’indigence, aucun de ces individus la plupart du temps subventionnés ou possesseurs de prévisibles capitaux culturels n’aurait la faculté de se détacher d'une présomption d’explication, de dissertation, d’exhibition, de cette satanée prétention de tout «déchiffrer» (p. 259), tout cela, d’ordinaire, à des fins méprisables d’audience, voire de «trafic d’influence» et de sentencieux «lincolnisme» (p. 29), nourrissant des projets d’une telle noirceur d’âme qu’ils pourraient sur-le-champ terrasser La Rochefoucauld au lieu d’enfiévrer son clairvoyant recensement de la vermine humaine.
S’en remettant à l’amour de Dieu pour ne pas qu’on le confonde avec ce troupeau d’irréprochables cuistres, James Agee vise une parole d’Évangile, un verbe qui puisse nous transporter jusqu’à «la radiation cruelle de ce qui est» (p. 35), jusqu’à «l’énormité» (p. 37) de ce que ces hommes et ces femmes rustiques abattent de corvées interminables, infernalement cycliques, formellement et profondément aliénantes. Son écriture, ainsi, bien qu’elle ne soit pas en mesure de contourner le sentiment d’une transcendante agitation lettrée, d’un phrasé vaticinant ou d’une poétique surnaturellement habitée et ciselée, cherche toujours le pur phénomène, la pure apparition, loin de toute recherche d’insignifiantes conséquences ornementales. Ce que souhaite James Agee par-dessus tout, ce qu’il espère malgré sa chrétienté mise à rude épreuve, c’est de transmettre la soudaineté de ce qu’il observe, de divulguer ce qui le traverse intensément, d’accéder si possible à la pleine conscience de cet Alabama tombé en désuétude dans l’esprit arrogant des citadins. Ses aspirations consistent à s’efforcer en écriture et en justice autant que les métayers d’ici-bas s’efforcent de vivre sous le joug d’une monstrueuse duperie – à savoir la mystification des spéculateurs, le méthodique aménagement de l’impossibilité existentielle par le biais d’une confiscation de toutes les possibilités de se réaliser. Aussi, peu à peu, James Agee remise New York aux oubliettes et reçoit en lui-même les stratosphériques dimensions de ces espaces dédaignés. Il congédie l’effervescence de la Cité verticale en architecture mais plate en moralité, se délivrant à l’occasion de son statut journalistique, de son vilain mandat d’espionnage (cf. p. 21) – car n’importe quel journaliste en visite dans ce Heart of Dixie ne peut être qu’un maudit voyeur, un profanateur, un blasphémateur de la Grâce qui charrie dans sa tête de médiocre feuilletoniste les éléments impondérables de la Disgrâce. D’où, en amont, l’autocensure que s’inflige Agee en s’estimant crapuleusement journalistique et ce faisant indigne d’écrire autre chose qu’une affligeante rubrique de la gueuserie, considérant par contraste que Walker Evans, muni de son œil désintéressé, sera en charge du contre-espionnage afin de compenser toutes ses friponneries de gazetier nordiste (cf. p. 21).
Les causalités démoniaques et les moyens spirituels de les conjurer
Il suffit cependant de poursuivre l’exploration du livre au-delà de son émouvant confessionnal du début pour s’apercevoir que James Agee n’a pu être journaliste que par accident et qu’il n’a jamais été qu’un écrivain par essence. Une fois admis tous ses préjugés et toute son inexpérience, une fois que l’adulte de la ville s’est en quelque sorte ré accoutumé à l’innocente et rémanente perception de son enfance vécue dans le midi du Tennessee, l’auteur s’affirme, les digues éclatent et les flots d’une cuisante vérité recouvrent les marécages du mensonge où s’édulcorent la réalité de cette Amérique extradée. On avait donc demandé à James Agee de rapporter du Sud des contenus calibrés sur la pauvreté blanche, et lui, autant par esprit de contradiction que par nécessité de servir la vérité, commence son inquiétant périple par la description des chants nègres, par l’hymne désespéré du negro spiritual, par la procession de ces ténors, barytons et autres contraltos Noirs qui lancent des appels à l’aide, des Mayday calls entonnés, nobles chanteurs devant l’ignoble (cf. pp. 51-9). Ils ne sont pas différents des Blancs, en ce sens que les Blancs du Sud ne peuvent pas se prévaloir d’un traitement de faveur par rapport à eux, car tous, ici, appartiennent aux mêmes latitudes d’avilissement et de dépérissement. La pigmentation de la peau ou tout emblème de racisation ne sont là que des controverses pour colloques fantasmatiques ou pour magazines philistins. Au milieu de ce nulle part où pourtant s’ébruitent les voix du divin, au fond de cet Alabama où des «routes gisent inemployées» (p. 77), là où les torts endurés se gonflent en proportions cyclopéennes (cf. p. 62), nul ne se soucie vraiment de savoir s’il est de couleur ou s’il est anémié parce que tout le monde est captif, toutes et tous sont les parties intégrantes d’une Totalité fatale, «sinistres larrons solitaires dont le visage fuit» (p. 77). Il faut dès lors se représenter le moyeu d’une roue qui tournerait à toute vitesse, une espèce de roue de la calamité sudiste, l’épicentre d’un mécanisme sur lequel serait attachée une masse de destinées amalgamées par la vélocité d’un invincible mouvement déterministe. Emportés par cet engrenage animé d’une effarante promptitude, les Noirs et les Blancs s’assimilent et composent un genre d’anthracite infamant, un chromatisme morose et lourd, une brume localement invisible, endémique et immuable, c’est-à-dire le véritable aspect des choses quand on sait percevoir ce que l’inexorable soleil ne dévoile pas d’emblée à un cœur souffrant de myopie. La netteté des discriminations chromatiques apparentes, strictement binaires et banales, doit laisser advenir la certitude d’une égalité de condition inapparente pour mieux accabler l’inégalité non pas des Noirs et des Blancs, la proverbiale infériorité des premiers sur les seconds, mais celle de ces pauvres gens persécutés par une «économie criminelle» (p. 147), écrasés par des volontés pécheresses qui saccagent le principe même de la vie.
Ce que l’on doit impérativement se figurer, c’est que ces humiliés sont des enfants de Dieu qui méritent la vénération, qu’ils sont chacun et sans aucune exception éligibles au Sermon sur la Montagne car ce sont tous des prophètes que l’on tourmente (cf. p. 124). Plus la faiblesse est flagrante, plus la vénération doit être prononcée, vigoureuse, et James Agee n’adoucit pas la dureté de cette faiblesse qui condamne les puissants dont les ambassades ont échoué, il n’atténue pas les visions dérangeantes, tel cet «enfant comme une pâte molle» que l’on «étend comme un cadavre à côté de son frère sans pitié» (p. 111), redoutable annonciation d’Abel et Caïn, présage du fratricide qui sera peut-être inévitable pour continuer à vivre dans ce coin de la primitive Amérique. Il n’y a pas l’ombre d’un esthétisme forcené dans cette expression de la faiblesse, pas la moindre trace de cette perfection parfois douteuse qui trahit les meilleurs romanciers, tant et si bien que la fameuse suspension consentie de l’incrédulité n’a pas lieu d’être parce que tout est déjà immunisé contre les processus de la fiction (cf. p. 331). À l’inverse de cette notion de willing suspension of disbelief, James Agee voudrait que l’on soit d’une certaine façon incrédule, que l’on soit d’abord anéanti par l’extravagance de ce qui se déroule en ce monde imbécile et offensant, ceci à dessein de croire, de croire assidûment parce que c’est absurde et de proclamer qu’à Dieu rien n’est impossible, même parmi les plus aberrantes preuves de son inexistence eu égard à l’inadmissible partialité des conditions humaines.
En outre, il n’est guère qu’une civilisation décadente qui peut à ce point détruire ce qu’elle a de plus sacré – son peuple qui laboure et cultive la terre. Et quoique la critique de James Agee se restreigne géographiquement au périmètre d’un lambeau d’Alabama, elle embrasse l’universel et diminue incontinent la prétention des États-Unis à incarner un paradigme viable : «et ici, dans ces pays boisés et de l’argile morte, en liberté bestiale ou en servitude se sont établies plusieurs générations, ébranlées par la fièvre, tourmentées et malades de nourritures mauvaises, éprouvées et lassées de travail sous le soleil torride et par le manque de soins, et sans espoir, dans l’ignorance de toute cause, toute existence, toute conduite, de toute espérance d’une aide ou d’un mieux, dans une satiété de torts subis et de routine, de croyances inertes, de sorte qu’au départ le ferment dans leurs lombes est exténué et vicié, portefeuille de fausse monnaie» (p. 150). Sur Pennsylvania Avenue jouxtant la Maison-Blanche ou à Wall Street brassant tous les marchés financiers, sur les vastes domaines de millionnaires qui surplombent l’Hudon et auxquels Thomas Wolfe a réservé un sort jubilatoire dans Le Temps et le Fleuve, dans la réplétion des gratte-ciels encore érectiles tant l’avidité de leurs occupants bureaucratiques est grande, dans les universités de prestige où l’éducation reçue «n’est nullement bénédiction sans mélange» (p. 428) et que James Agee a connue derrière les murs en brique de Harvard, dans ces écoles où toute sainteté est irrecevable et où toute perversité est la norme, dans ces amphithéâtres où se professent des leçons qui fournissent à satiété des alibis à l’imposture, ici et là, au sein de ces forteresses du pouvoir, se trament les népotismes, les combines et les lois qui garantissent aux plus riches une domination sans partage pour les siècles des siècles. Pour qu’une minorité respire, la majorité doit être asphyxiée, et même si le puissant n’arpentera jamais le même sol que le présumé impuissant (dans un bistrot, dans une cour de récréation, dans une rue ou dans un champ de coton de l’Alabama), même si ces deux versions de l’homme ne seront jamais en position de former deux droites perpendiculaires dans leurs trajectoires matérielles respectives, elles se croisent néanmoins, elles se chevauchent à un niveau plus abyssal, plus immatériel, précisément à l’endroit où la balance destinale calcule les chances des uns et des autres, avec, invariablement, un déséquilibre maintenu et renforcé, s’illustrant par un plateau où la multitude pèse paradoxalement beaucoup moins lourd que les êtres qui trônent sur le plateau clairsemé opposé. Au nombre des héritiers, des privilégiés ou des arrivistes qui siègent sur la scène suprasensible des fortunes, au rang de ces parvenus, quand bien même le pluriel deviendrait singulier, celui-là qui serait seul aurait encore un poids incommensurablement plus lourd que ceux-là qui sont la foule atomisée – spoliée. Se dessine alors un terrible effet papillon, un agencement corrompu des poids et des mesures qui prescrivent qui vit et qui meurt, car si rien n’est trop directement probant pour couper la tête des dirigeants de la planète, tout ce qui est indirect, dissimulé, subtilement insignifiant, comme par exemple une conversation où deux oncles richissimes décident de valoriser l’oisiveté de leurs neveux au sommet d’un building de Chicago, tout cela, qu’on le veuille ou non, exige simultanément que le malheur se répande parmi ceux qui sont déjà malheureux, de telle sorte que pour assurer le bonheur d’un binôme de jeunes parasites nantis, il est indispensable, en contrepartie, de sacrifier la vie de nombreuses personnes auxquelles, dès la naissance, on compromet la capacité de réussir à vivre décemment et à se revendiquer d’un quelconque libre arbitre. Il suit de là que les plus méritants sont les moins bien lotis et que les moins méritants s’emparent de toutes les opportunités.
C’est probablement cet échantillonnage ingrat des destins qui ne cesse de hanter James Agee et qu’il a sûrement saisi au tout premier jour de sa scolarité supérieure à Harvard, comme Thomas Wolfe, du reste, est longuement revenu sur son expérience mitigée de cette très grande et très ronflante école où palabrent des élites maléfiques. Nous devons concevoir qu’une action de réticulation en provenance des institutions les plus éminentes aggrave les sortilèges qui frappent les pauvres de plein fouet. Nous devons même supposer que les institutions mandarinales sont la cause principale de la déshérence qui touche les familles réprouvées du Sud. Parce qu’il y a des énergumènes à peine âgés d’une vingtaine d’années qui se pressent dans les prétendus couloirs de l’aristocratie pour rendre leurs travaux académiques, alors, de l’autre côté du territoire national, inéluctablement, il y a des lieux sidérés par la privation, par la stérilité, des régions dont James Agee raconte qu’elles sont similaires à des poitrines de femmes qui n’auraient plus de lait (cf. p. 184), des habitations où le tarissement généralisé n’empêche pas, pourtant, l’irruption d’une Bible fossile sur un meuble, l’imprévisible intrusion de certains gris-gris objectivés en allégories christiques, agglomérat de signes d’immarcescible et intempestive divinité qui fièrement avoisinent de la «chiure de rat sur le plancher» (p. 243). Là se trouvent les angles morts où vivent les parias, ici s’agrègent les constituants d’une géométrie du bannissement ajointée à une suprême miséricorde, et l’on voit, avec la conscience élargie de l’auteur, «la maison de gens simples, qui se dresse vide et silencieuse dans la vaste campagne du Sud, sous le soleil du matin, et toutes choses en elle dans l’espace immémorial de la matinée, et elle ainsi ouverte et exposée et vulnérable devant l’espion qui avec révérence va froidement à son travail, calmement irradie une telle grandeur, et une telle sainteté dans l’affliction à savoir les mesures d’exactitude de sa propre existence, que la conscience humaine ne parviendra jamais à la perception juste de ces choses, et beaucoup moins encore à la faire partager : enfin que dans la façon dont s’élève et s’espace un ameublement muet sur un parquet nu, entre les murs en carré qui le circonscrivent, il peut être plus de beauté et de profond étonnement et émerveillement que dans toute musique : que cette case et habitation humaine suspendue sur une terre sans ombre ni merci entre les années où le ciel se dévide est, non pour moi mais d’elle-même, l’une des insaisissables beautés de l’existence, et en sérénité et finalité : que cette beauté s’insère entre la nature blessée mais à tout résistante, et les besoins et cruautés de l’existence humaine les plus manifestes dans ces temps non régénérés, et de la nature et de l’homme elle est aussi inséparable, et impossible et inconcevable hors de cet état qu’un saint né au paradis» (pp. 191-2).
À travers cette inimaginable perfection de la souffrance impassible et du sempiternel paradoxe d’une misère qui offre une profusion d’insondables richesses, la beauté jaillit de la monstruosité de l’injustice aussi bien qu’elle émane de la difformité la plus catastrophique, et, d’ailleurs, pour ce qui est de sa silhouette patente, il ne s’agit de beauté que dans la mesure où rien n’a été pensé en dehors des ascétiques nécessités vitales et des fonctionnalités inhérentes au quotidien des métayers (cf. pp. 279-282), l’ensemble étant comme prélevé d’une mythologie anonyme, voire d’une théogonie tant celles et ceux qui séjournent là sont indéniablement fabriqués de l’étoffe des dieux ou des héros extra-mondains. Ces maisons, ces taudis ou ces cagibis, érigés contre un invivable climat, sont l’unique «propriété», l’exclusif «privilège de [ces] gens qui se tiennent au bas de l’échelle» (p. 280) et dont la criante malédiction fomentée par l’outrageante licence de quelques-uns devrait au minimum provoquer ce qu’Emily Dickinson appellerait un dérèglement des synodes (4). Au recto comme au verso de ces vies jetées en pâture, se rencontrent les mensurations illimitées de ce qui est glorieux, lumineux, valeureux. Toujours avec Emily Dickinson, nous pourrions appréhender un majestueux motif de salut, car, écrit-elle dans l’un de ses quatrains magnifiques ayant la consistance d’un aphorisme : «N’obtenant que notre stature / En tout Royaume – / Le Christ doit à sa propre Envergure / D’être libéré de la Tombe».
Ne doutons pas une seconde que James Agee, en dépit de toutes les raisons valables de désapprouver la Providence, jamais ne se déprend de Dieu ou de son Fils et qu'il remet ces va-nu-pieds entre les tendres mains du ciel tutélaire, ceci lorsqu’il ne les assimile pas nettement au Créateur de notre monde. L’amour des très hautes sphères célestes ne faillit pas dès qu’il s’agit de reconnaître – à la suffocante base de la pyramide humaine – les lamentables qui ont vaguement le temps d’aimer et de s’aimer. Le Seigneur n’est pas dupé par la dévotion des paresseux, pas davantage qu’il n’est révulsé par les manquements des laborieux. En accord avec le mystère et les voies détournées qui conduisent au Royaume, tout un chacun est béni moins par ce qu’il accomplit lucidement que par ce qui se soustrait à son attention, et, par exemple, la différence est de taille entre la prière ponctuelle d’un dévot qui ne s’emploie qu’à prier et l’absence de prière d’un cul-terreux qui n’a plus que la force de s’endormir après une insoutenable journée de travail. Le point de vue panoptique de Dieu accède à ces amours furtives et fulgurantes qui caractérisent les êtres accaparés par la dépossession d’eux-mêmes et par d’irrévocables tribulations. Ce n’est pas que ces hommes et ces femmes du midi américain ont renoncé à aimer, ce n’est pas qu’ils répugnent à s’embarquer dans une œuvre franchement affective, c’est qu’ils sont si épuisés qu’ils n’ont plus que des étreintes clandestines à échanger, soutenues par les ultimes reliques de leurs énergies. Il n’est pas permis de soupçonner de fraude métaphysique les divines capacités qui plongent incessamment leurs vrilles au plus près du cœur de l’homme, et, en cela, Dieu n’est pas insensible à ce qui se passe sur les lits de ces affligés, à ce qu’ils tentent de sauver, à ce qu’ils font et se font en termes de volupté, à ces «caresses dont ils ont l’habitude, en évitant autant que possible tout bruit et tout mouvement […] après les deux tiers de leurs jours donnés à un travail dur et lassant» (p. 245), parmi la promiscuité de ces logements étroits où les parents et les enfants se cristallisent en diamants bruts organiques, parmi les ténèbres de la nuit et des psychismes broyés, tout cela avant qu’ils ne «donnent le troisième tiers de leurs vies au sommeil qui les repose et les rend à eux-mêmes» (p. 245) – enfin consacrés.
La faiblesse invincible qui exhorte à la piété (puis derechef le discrédit du journalisme)
Ici, quelque part dans les environs proches et lointains de Tuscaloosa, Alabama, dans les zones et les bleds pseudonymiques du récit de James Agee, des individus également rebaptisés par pudeur, «avec l’aide de mulets, [cultivent] cette terre de façon qu’ils puissent subsister» (p. 315). Ainsi peut se résumer la carrière de ces ouvriers charismatiques et la double magnitude de leur influence – temporellement modeste mais spirituellement éblouissante. Une fois encore cependant, l’écrivain, à ce moment précis de son investigation, désire moins se concentrer sur l’évidente aura de sainteté de ces crucifiés, sur le lien contrarié qui peut les unir à Dieu et ses inexplicables décrets, que sur le scandale de leur situation dont on devine qu’elle est strictement tributaire d’un pandémonium à la terrifiante physionomie humaine, issu d’un Mal anthropomorphe persistant et haïssable. Qu’on en juge par ce passage éloquent : «La sphère de pouvoir d’une seule famille […] et d’un mulet est réduite; et à l’intérieur des limites de chacune de ces petites sphères […] la blessure de vivre, mortelle à la fin, et la force et l’indignation afin de ne pas succomber, ont élevé, face à un environnement hostile, cette mauvaise croûte de protection, cet abri pour une famille et ses animaux : de sorte que les champs, les maisons, les agglomérations, les villes trouvent leur expression sur la membrane navrée de la terre dans la symétrie d’un mal : la symétrie littérale d’un malaise littéral dont littéralement ils sont une partie si essentielle» (p. 315).
Quoi qu’il en soit, l’association de l’homme et du mulet, si elle est synonyme de fragilité ou de typique niaiserie, n’en demeure pas moins forte symboliquement. Le temps long exaucera l’endurance de ces besogneux et lorsque le Doomsday surgira pour évaluer les mérites et les démérites de tous ceux qui ont vécu, l’exploitant précaire de l’Alabama, assisté de sa bête de somme, dépassera de plusieurs têtes allégoriques l’ambitieux Tancredi du Guépard, car là où le paysan américain n’a pas honte de coordonner ses gestes à la cadence d’un bourricot, le personnage de Lampedusa, lui, «[évite] soigneusement un pissat de mulet» (5) comme si toute espèce de contiguïté avec ces déjections était le summum du rabaissement et comme si cette petite esquive, exécutée par un entrechat histrionique, suffisait à confirmer les prétentions, le grade et le panache de ce Sicilien féru de tractations. Au reste, la Sicile dépeinte par Lampedusa est un Sud déclinant, étouffée d’un râle de ressentiment, un fond de botte usée par des alliances antinaturelles, refuge d’une aristocratie empaillée qui sera d’ailleurs figurativement liquidée à l’ultima pagina du roman, tandis que le Sud des États-Unis relaté par James Agee est martyrisé, certes, mais bravement ascendant dans ses supplices et ses valeurs édificatrices, autonome dans sa montée au Golgotha où le chemin ne sera ni rebroussé ni dérouté par de potentielles et vénéneuses tentations. On a donc l’intuition que le Vieux Continent tel qu’il agonise sous la plume virtuose de Lampedusa n’a plus aucune marge de manœuvre, que les élites européennes, à partir du XIXe siècle, ont définitivement détruit tout ce qui aurait pu favoriser un élan de réforme vivante, alors que le Nouveau Monde, outre-Atlantique, possède encore l’irréductibilité de certaines fractions populaires qui paraissent hermétique aux chants des sirènes et justifient en cela une raison de ne point tout à fait se décourager. Qualitativement, ontologiquement et théologiquement, le Sud reflété par l’Alabama conserve une allure de terre promise, fût-elle tremblante sous les mesquins assauts de l’idéologie capitaliste – c’est un Sud plus sudiste que tous les autres foyers méridionaux du globe, un Sud où les riches ont dévoré les pauvres mais où ces derniers n’ont pas la plus infime velléité de rejoindre le camp des oppresseurs, un Sud, éventuellement, qui détient son équivalent de résistance obstinée avec le fier Magne péloponnésien que Don DeLillo a érigé en tant que rempart intemporel au libéralisme dans Les Noms. Quelque chose de l’Alabama, ainsi, n’en a pas encore assez «de vivre dans l’antiquité grecque et romaine» (6), non loin de cet empan du temps où le Christ a eu son mot à dire. Quelque chose de cet immortel Alabama a également couvé «des Christs d’une autre forme et d’une autre croyance», des «Christs inférieurs [aux] obscures espérances» (7) qui pourraient être ces métayers à la foi intermittente et à la résilience tellement mirobolante qu’elle s’abstient de répliquer aux Ponce Pilate de leur époque.
S’affirme par conséquent un levier argumentatif de plus en plus identifiable : les trois groupements familiaux de métayers suivis par James Agee sont admissibles à l’hagiographie, à la martyrologie et aux célébrations profanes, et, du reste, même si nous devons maudire leurs bourreaux, nous devons parallèlement nous réjouir que ces victimes ne s’assoient pas à la table de notre monde pervers et ne deviennent pas ce que nous sommes – des tortionnaires qui croient être des consolateurs ou des modèles de vertu. Cela, bien sûr, nulle parole journalistique ne peut en commettre le reportage et James Agee grossit le lot des pièces à conviction au sujet de cette dégradante profession. Sans détour, sans précautions pudibondes, le journalisme est capturé selon ses plus fidèles profils de falsification originelle : «La semence du journalisme […] et son sang même, tiennent en une forme épanouie du mensonge, et en un faire-accroire qui a son succès. Ôtez cette forme du mensonge et vous n’avez plus de journalisme» (p. 324). À la fois étatique et illettré, le journalisme amplifie le Mal et propage les instruments de la mystification qui permet à la vicelardise d’éclore comme une gigantesque fleur noire. Le journaliste n’est à la hauteur de rien du tout parce qu’il est un archétype de la bassesse. Il est bas dans sa morale et bas de plafond dans les macérations de son intellect. Son pouvoir de nuisance est dangereux étant donné qu’il conspire avec la libertine anatomie des langages contrefaits qui enlaidissent la réalité en séduisant le lecteur par des facilités, des simplifications abusives et des formules certifiées conformes. En toute rigueur, le journaliste devrait être en première ligne pour suer sang et eau afin que les mots et la réalité ne soient pas trop distants, mais c’est le contraire qui se produit, les folliculaires, désormais, s’acharnant à séparer d’un infranchissable fossé le langage et la matière véridique du monde (cf. p. 326), de même, évidemment, que le langage est séparé de lui-même par l’excroissance d’un terrifiant et grandissant vide linguistique. Du matin jusqu’au soir, le journalisme ignore le monde vrai et impose l’arrière-monde de sa prose affabulatrice et inculte, au mépris de ce qui saute aux yeux et de toute vocation estimable. C’est pourquoi l’intermédiaire journalistique ne fait qu’appesantir les douleurs de l’Alabama, montrant de ces rudes terres une image policée, roborative, dépourvue de toute révolte communicative, soulevant chez James Agee un mouvement d’irrémédiable sécession avec cette usine du mensonge organisé. À rebours des prérequis de l’infâmante presse occidentale sédimentée en salles de rédaction qui déforment l’humanité plutôt que de l’informer, celui qui prendra des années pour mettre au point Louons maintenant les grands hommes veut «restituer» les contenus de ses observations «tels qu’ils furent et tels que dans [sa] mémoire et dans le grand cas [qu’il fait] d’eux ils demeurent» (p. 334). Ce faisant, James Agee se nettoie de son passif de journaliste, assurément déconcerté d’avoir dû venir jusqu’ici pour comprendre que tout ce qui est de près ou de loin touché par le journalisme est instantanément dégradé, prostitué, décomposé.
Oraisons finales : le temps venu de s’agenouiller et de prier pour nos frères opprimés
Émancipé des lignes éditoriales minuscules et des vigilances qu’il faut avoir concernant la dose de vérité que les lectorats bourgeois peuvent assimiler (laquelle est quasiment inexistante), James Agee s’attaque aux thématiques fondamentales et non aux épiphénomènes qui prolongent la cécité des masses. Au nombre de ces thématiques, l’éducation préoccupe énormément l’auteur et suscite des pages d’un remarquable discernement (cf. pp. 397-434). Ces pages relèvent davantage d’une dénonciation que d’une ordinaire exposition factuelle. L’enjeu consiste à inculper le «meurtre inconscient» (p. 400) auquel s’adonnent les enseignants de tout le système éducatif de l’Alabama en particulier et du monde industrialisé en général. Que l’on soit un professeur médiocre pour qui l’enseignement est «un accident de jeunesse» ou un baume de «vieille fille» déprimée (p. 400), que l’on soit encore un maître chevronné ou objectivement supérieur, dans l’un et l’autre de ces cas, nous ne sommes respectivement que des amibes obéissantes ou des complices du massacre des cerveaux juvéniles (cf. p. 400). Telle qu’elle est instituée, l’école est largement sujette à caution, bien plus compétente pour affermir la domination de classe que pour aider l’intelligence naturelle à participer au progrès axiologique de la société. Au nom des abstractions dormitives ou des devises béates faisant l’apologie d’une égalité des chances, l’école est victime du même genre de déni que celui des journalistes, hallucinée par d’inviolables principes qui négligent l’épaisseur du réel. Non seulement l’égalité des chances n’est qu’une théorie fallacieuse pour évoquer l’avenir des élèves, mais, de surcroît, l’école manque d’équité. En amont comme en aval, l’école, presque systématiquement, se contente d’alléguer les statuts sociaux en vigueur, de séculariser l’imperfection, tuant la liberté dans l’œuf, désintégrant la moindre initiative et diabolisant la plus infinitésimale apparition du sacré. Ancien étudiant tracassé de Harvard et spectateur impliqué de ce désastre, désarçonné par l’accumulation de ces griefs, James Agee accuse tout autant qu’il s’accuse : «il devrait être à la portée de l’intelligence humaine, et à la portée même de la mienne dans son état présent, de faire que de jeunes êtres humains se dressent sur leurs pieds, bien moins odieusement entravés qu’ils ne le sont, et bien plus capables de vivre à peu près bien, bien plus à peu près conscients pour chacun d’entre eux de leur propre dignité dans l’existence, et bien mieux à même, chacun suivant ses limites, de vivre et de prendre part à la création d’un monde dans lequel vivre bien sera possible sans remords envers chaque et tout voisin : et qu’à présent, tel qu’il est, l’enseignement est presque sans rapport avec ces possibilités, ou les détruit, et bel et bien échoue à peu près entièrement» (p. 404).
Autrement dit les enfants des fermiers sudistes, dans cet espace-temps comme en n’importe quel autre susceptible de stagner au fond d’une divinité alternative, jamais ne combleront l’écart qui les éloigne des happy few. Parce que toute la vie de ces enfants est enroulée autour du travail, parce que l’éducation est à ce titre anecdotique, on a pris l’habitude de ne pas s’en offusquer et même de s’en accommoder. Des circonstances aggravantes prêtent de l’eau à ce moulin de Pologne qui eût fasciné Jean Giono : puisque les pluies quelquefois diluviennes rendent les chemins qui vont aux arrêts de bus impraticables, puisque ces arrêts sont eux-mêmes situés à grande distance des lieux où ces enfants habitent, alors on ne voit pas pourquoi il faudrait qu’il en aille différemment. À la longue, le fait s’est mué en norme, et la norme, à son tour, a pris le gabarit d’un dogme. Or l’intuition qui devrait nous renverser subitement, ce qu’il serait urgent d’apercevoir, c’est toutes les forces vives qui sont marginalisées, bridées, séquestrées par des dispositifs dont la légitimité ne tient plus le choc devant l’énorme stupidité de ceux qui les nourrissent par un cynisme démesuré ou par un atavisme luciférien. À cause d’une élite dont on ne dira jamais assez qu’elle est l’alpha et l’oméga de tout effondrement, les enfants des métayers sont en puissance capables de réussir à l’école, mais en acte incapables de réussir à dépasser l’obtention du diplôme pour en féconder l’indemnité putative. En d’autres termes, le temps s’arrête dès que le diplôme est obtenu, alors que pour les fils et les filles des machineries de l’élection sociale, le temps s’accélère et chaque possibilité qui se présente s’adosse à l’omniprésente impossibilité qui étourdit les damnés de la ruralité. Cela signifie que la réussite scolaire des plus démunis repose sur un miracle, comme les cas de déclassement, pour les plus aisés, sont tout aussi miraculeux mais négativement. Les premiers ne s’extirpent de l’enfer que par une volonté surhumaine qu’il serait indécent d’exiger ou par des hasards favorables qu’il est obscène de souligner tant ils sont rares, tandis que les seconds, même quand ils se sont vautrés dans les plus impurs égarements qu’on puisse imaginer, savent qu’ils pourront toujours bénéficier, in extremis, des transsubstantiations d’un népotisme dédaléen ou des pactoles cachés dans la poche intérieure symbolique d’un parent accorte n’ayant pas envie que la progéniture ternisse la réputation du blason familial. Pour toutes ces raisons, les enfants des paysans, puis leurs aïeux comme leurs futurs descendants, sont et seront comparables à des créatures formolisées : leurs «intellects sont morts avant la naissance, et demeurent suspendus derrière le regard comme des fœtus dans l’alcool» (p. 419). Ce sont tous des graines auxquelles on a retiré le pouvoir d’excéder le stade d’une floraison rudimentaire.
Ce qui en outre augmente la malchance et repousse dans l’improbabilité toute inversion de vapeur dépend du travail, du torrent de travail, d’un labeur endiablé qui use et qui animalise ceux qui doivent s’y livrer (cf. pp. 437-477). Travailler la terre revient non pas à gagner sa vie mais à la perdre en survivant par l’intercession d’un espoir qui s’est faufilé – pour le meilleur et pour le pire – dans la boîte de Pandore. L’intarissable rythmique du travail s’abreuve à toutes les sources de la liberté, met en péril les facultés de raisonnement critique et ne laisse aux hommes que la pâture d’une intelligence tout juste bonne à impulser un mouvement laborieux dans un corps surmené. À ce niveau-là d’anéantissement, il est impensable de se rassurer par une apologie de la lutte qui a pu faire de Sisyphe un parangon mythologique de l’abnégation. Le temps est venu de ne plus demander aux hommes d’être des idoles de la révolte silencieuse ou des donateurs de sens égarés au milieu du non-sens. Quand le travail préexiste à l’existence humaine, ou plutôt quand le travail existe et que le sujet humain n’existe plus, l’interprétation philosophique n’est plus de mise et doit céder le terrain aux prières et aux indulgences concrètes. Aussi, lorsque James Agee se rend compte des préjudices délirants du travail, des sommations létales que le travail transporte en lui, ses mots sont ceux d’un révérend tombé à genoux à la vue de ces affronts, les seuls mots envisageables parmi le peuple des mendiants assidus à leurs injustifiables châtiments : «je ne peux guère imaginer autre chose d’à ce point inéluctablement destructeur de l’appétit de vivre, de l’esprit, de l’être, des centres vitaux de ces humains, de quelque nom qu’on les désigne : et ceci strictement à la lettre : car de même qu’il se produit dans tout le corps de profondes altérations chimiques ou électriques sous l’effet de la colère, de l’amour ou de l’effroi, de même doit-il en être sous l’effet de ces conditionnements, et des émotions qu’ils régissent; peut-être, au plus crucial, s’agit-il d’une nausée sous-jacente, d’un poids d’une incalculable pesanteur, d’un nœud de sombre fer, au point le plus haut du diaphragme, qui obscurcit et affaiblit le corps entier et l’être; du sentiment, à la lettre, que les mots du cœur navré ne sont plus poétiques; mais simplement la plus exacte description qui se puisse» (pp. 448-9). En lisant cela, on ne songe à aucun écrivain officiel, à aucune ingérence d’un quelconque sentimentalisme d’État, à aucune entrée par effraction d’un journalisme impudent, et, s’il fallait à la rigueur que James Agee accepte d’être reconnu comme artiste de l’écriture avant d’être plébiscité pour un seyant ministère religieux, il ne pourrait l’être qu’à la condition de persévérer dans un art exonéré de toute stratégie de «gagne-pain» (p. 489). Si l’art veut s’affranchir de sa choquante incompatibilité avec la vie (cf. p. 506), nul doute qu’il faille d’abord le débarrasser des chaînes de l’argent, des tactiques de communication et des attentes du public. C’est pourquoi les six cents pages de ce texte prodigieux ne sont pas rédigées pour plaire ou pour répondre au machiavélisme d’un rédacteur en chef qui souhaite exploiter les maximes et les sentences d’un journalisme misérabiliste. L’horizon de James Agee est parfaitement, indubitablement, unanimement sacerdotal et s’il s’agit d’une œuvre d’art en bout de ligne, elle est celle d’un homme dont la foi et le sens de la justice invoquent la présence d’un authentique écrivain qui l’est précisément par son absence totale de désir de servir les injonctions de l’Art. Ni au service des traditions esthétiques, ni au service de lui-même, James Agee est un pur serviteur, un solennel gardien de l’humanité, un révélateur à nul autre pareil, une voix qui a pleinement compris que l’unique voix possible était dorénavant celle de l’Apocalypse. C’est cela qui fait de son livre peut-être la plus étonnante météorite littéraire du XXe siècle américain.
Il n’y avait enfin que James Agee – ou à peu près – qui fût légitime pour traduire aussi sincèrement le douloureux semainier de ces métayers, ceci jusqu’au dimanche, jusqu’à «cette mort dominicale […] qui tenait tout le Sud en son pouvoir» (p. 525), du lundi écœurant d’éternel retour au funeste dimanche déprimant que Cioran a si bien caractérisé. D’où la déambulation terminale au petit cimetière (cf. pp. 597-600), nécropole minimale, minimaliste, assignée aux populations subsidiaires et dans laquelle on vient errer le jour du Seigneur. C’est une sorte de corset à ciel ouvert dont les macabres attributs font chorus aux longues agonies sociales qui ont préludé le repos des âmes. Ci-gît par exemple une morte de six mois flanquée de l’épitaphe suivante : «Nous ne pouvons pas tout avoir des choses que nous aurions voulu / Notre petite Enfant, Joe Ann, est allée chez Jésus» (p. 602). Cette vie prématurément redevenue poussière dort à perpétuité parmi un agencement de tombes analogues, le plus souvent des stèles de bois semées dans une terre massacrante, pauvres crucifix qui trônent sur les abandonnés du monde et sur des monticules qui attestent que quelqu’un – bel et bien – fut. Et «quand la tombe est encore fraîche, elle est nettement distincte, et d’une apparence étrange. On a formé avec la terre argileuse un ovale surélevé, étroit et long, exactement de la forme d’un bateau renversé, que délimite une bordure nette» (p. 599). Ce panorama spectral appelle une imploration, une oraison, une péroraison pour le prêche qui s’est de lui-même imposé : «et bientôt, très prochainement, dans deux années, dans cinq, dans quarante, tout sera fini, et un par un nous serons tous résorbés par la planète, à côté les uns des autres; ainsi espérons mieux pour nos enfant, et pour les enfants de nos enfants; et sachons, oui sachons, qu’il y a un salut, qu’il y aura une fin à ces calamités, émergées de commencements très anciens, et dans la laborieuse lenteur des angoisses et dans les tromperies qui se dissiperont; et au défi de toute espérance d’un mieux qui prétendrait à en nier les paroles et leur espérance d’un bien à l’usage des hommes, nous dirons» (pp. 602-3) un Pater Noster où résonneront la fraternité, la gouvernance des grands hommes morts et l’égalité métaphysique déracinant l’inégalité socio-économique.
Notes
(1) L’article qu’il soumettra sera d’ailleurs rejeté par sa rédaction. S’ensuivront plusieurs années d’addenda qui aboutiront à la publication de Let us now praise famous men (1941).
(2) De son propre aveu, James Agee reconnaît qu’il aurait presque préféré ne rien écrire, laissant aux images la pleine souveraineté des constatations (cf. p. 37).
(3) James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes (Éditions Pocket, coll. Terre humaine poche, 2018).
(4) Cf. Emily Dickinson, Car l’adieu, c’est la nuit (NRF Gallimard, coll. Poésie).
(5) Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard (fin de la deuxième partie).
(6) Guillaume Apollinaire, Zone.
(7) Apollinaire, ibid.