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24/06/2021
Le sceau de l'inhumain : Richard Pedot commentant Heart of Darkness de Joseph Conrad

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Joseph Conrad dans la Zone.Il n'en reste pas moins que ce Sceau de l'inhumain, publié en 2003 aux Éditions du Temps (1), est un des rarissimes ouvrages de langue française tout entier consacré à Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, présentant un véritable intérêt herméneutique, qui réside d'abord dans sa retenue (le texte n'est jamais forcé et, surtout, il est abondamment cité en anglais), ensuite dans les rapprochements, judicieux, opérés avec d'autres auteurs, comme Coleridge, Wells, Stevenson (par le biais de son œuvre la plus connue), l'un et l'autre de ces célèbres auteurs hantés par la question de la possible régression de l'homme, voire de son extinction, Carlyle (et son génial Sartor Resartus) ou même Freud.
Richard Pedot résume parfaitement le danger qui consisterait à lire Cœur des ténèbres «à l'aune des théories anthropologiques qui dominaient la fin du dix-neuvième», en affirmant que ce serait s'exposer «au risque de projeter un méta-récit sur un texte qui, en fait, en explore les indécisions, et remet en question(s) les réponses convenues» (p. 37, l'auteur souligne).
Certes, ce ne sera pas la seule fois où le commentateur abusera des tics langagiers propres à tous les amateurs d'un corpus derridien, où il s'agit toujours, en somme, de montrer que l'indécision creuse la moindre ligne de l’œuvre commentée, la moisson critique pouvant du coup être plus ou moins riche, voire assez banalement paraphrastique, comme c'est ici le cas : «En d'autres termes, le récit de Marlow ne fait pas que répéter [les clichés primitivistes de l'époque victorienne], il les soumet à un travail imaginatif qui les ouvre à de nombreuses questions. La vision primitiviste ou atavique, qui s'exprime en particulier dans la symbolique animiste du narrateur, n'est pas à confondre avec le concept ethnologique, ou l'idéologie qui en tient lieu, mais tient d'une réponse imaginative, fantasmatique, à ce qui dépasse et désoriente l'observateur, lorsqu'il se voit, à tort ou à raison, confronté à la question de l'origine ou encore à la question de l'autre» (p. 49). Tout de même, rendons grâce à Richard Pedot de battre en brèche telle ou telle lecture accusatrice de Cœur des ténèbres comme celle, à mon sens aussi grotesque que connue, de Chinua Achebe, même si cette distanciation est le fait d'un commentaire utilisant la grille rhizomique de la déconstruction derridienne qui, après tout, d'un strict point de vue de la cohérence de ses prédicats, n'a en aucun cas le devoir, ni même le droit, de s'insurger contre telle ou telle lecture puisque toutes se valent selon ce type d'analyse : «Le paradoxe est que l'ethnocentrisme, synonyme d'une fermeture de l'imagination, d'une incapacité à épouser la vision de l'autre, est ce qui mène au cœur des apories dans lesquelles se débat le narrateur et, du même coup, met en relief la part jouée par l'imagination face à toutes ces énigmes» (p. 50).Ce ne sont là toutefois que des paradoxes, qui d'ailleurs, cela est parfaitement juste, façonnent, tissent je l'ai dit, le texte de Joseph Conrad, paradoxes qui plus d'une fois touchent la pure et simple aporie, le récit apparaissant bien souvent «comme une forme de navigation aux limites de la navigation, un commentaire paradoxal sur sa difficulté de parvenir à l'existence, ou de remonter à sa source» (p. 91). Je ne sache pas, cependant, que les lunettes derridiennes, le plus souvent grossissantes, donc à champ réduit, soient plus utiles que d'autres, de plus classiques voire banales, pour affirmer qu'un texte est d'autant plus riche qu'il met en tension des nœuds de paradoxe, sans jamais chercher, à tout prix, à les dénouer.
Nous approchons maintenant du point essentiel, bien mis en relief par un commentateur, Michael Greaney (dans Conrad, Language, and Narrative, Cambridge, 2002), que cite Richard Pedot et qui écrit que la fiction de Conrad «is haunted by the dream of a community of speakers sharing a language of transparent referentiality and self-present meaning, such as an intimate circle of story-tellers or the close-knit crew of a merchant vessel» (p. 107), Pedot remarquant alors que le savant «dispositif d'emboîtage» imaginé par Conrad dans son texte «met ainsi en relief le fait que le récit de Marlow est doublement fantomatique : il concerne une histoire de fantôme», Kurtz «dont on entend la voix sans le voir» et, dans le même temps, «est lui-même une histoire de fantôme», Marlow narrateur étant à peine, «tout comme Kurtz», «une voix pour ses interlocuteurs» (p. 108); ce sont là autant de décentrements qui expliquent le génie du roman conradien qui, selon Richard Pedot, réside dans le fait que «les éléments gothiques y contribuent moins à rendre l'histoire palpitante qu'à souligner les mouvements tectoniques qui agitent un texte en devenir». Et l'auteur de poursuivre, significativement : «Le sursaut incongru de Marlow qui offre sa présence visible comme garantie de ses dires alors que l'obscurité l'a déjà pratiquement dérobé à la vue témoigne d'une autorité qui ne veut pas tout à fait mourir et désirerait une dernière fois attester une vérité, mais ne peut faire mieux que de hanter une scène d'où elle est (toujours) déjà absente, la scène illusoire d'une communication parfaite entre locuteurs» (p. 109).
En effet, «l'effondrement linguistique, selon lui, serait en dernière analyse le véritable cœur de ténèbres : «What stands a the heart of darkness» est tout bonnement «unsayable, extralinguistic», puisque le cri de Kurtz, selon Brooks commenté par Pedot, «se rapprocherait du cri primal, autant qu'un énoncé peut le faire; peut s'approcher d'une émotion inassignable»; il s'en déduirait donc que «faire de ces derniers mots l'énoncé d'une vérité ultime» serait une parodie, «a mockery of storytelling and ethics» (p. 130). Richard Pedot, bien au contraire, fait, lui, «l'hypothèse qu'avec le dernier cri de Kurtz on n'assiste pas à l'effondrement du langage et de l'éthique mais plutôt, selon un angle à préciser, à leur naissance» puisque, selon ses dires, «the horror ! the horror !», soit le cri final bien connu de Kurtz, «fonctionne comme un condensé du langage incompréhensible des ténèbres, à ce détail près
Dès lors, l'une des principales énigmes du texte de Joseph Conrad n'est pas tant la nature du pouvoir animant la voix de Kurtz, sur laquelle Richard Pedot ne soufflera mot alors qu'il n'a pas manqué de la relever, que la symbolique fin de l'aventurier infernal, pris en charge, porté par le témoin Kurtz (3), lui-même passablement ambigu : «Kurtz parvient à renaître, avant de disparaître complètement, au langage et à la conscience morale» (p. 138). Voilà une pétition de principe à laquelle l'auteur lui-même, commençant son exploration minutieuse du texte de Joseph Conrad, ne s'était peut-être pas attendu à découvrir.
Notes
(1) Le texte a été convenablement relu. Signalons tout de même l'absence d'un oùS'il et non «Il devient plus difficile» (p. 66); un appel et non «en appel» (p. 99). Il manque une virgule entre «à l'horreur» et «au cœur des ténèbres» (p. 128).
(2) Peter Brooks, Reading for the Plot : Design and Intention in Narrative (Cambridge, 1984), avec An Unreadable Report spécifiquement consacré au texte de Joseph Conrad. Cette étude figure dans la Norton Critical Edition de Heart of Darkness dont la quatrième réédition date de 2006, pp. 376-86). Dans cette même édition figure également l'article de Chinua Achebe plus haut évoqué (cf. pp. 336-49).
(3) George Steiner concrétisera cette métaphore du portage dans son Transport de A. H. qui, comme je l'ai montré, s'inspire librement du texte de Conrad.




























































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