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08/10/2021

L'Arme la plus meurtrière ou Francesca Gee, pas vraiment ivre du vin tiré

Photographie (détail) de Juan Asensio.

3991312439.jpgGabriel Matzneff dans la Zone.

«Dès mon plus jeune âge, j’ai su faire une arme. Une arme et une armure. C’est cette armure qui, j’en ai la certitude, a fait de moi l’écrivain que je suis, l’homme libre qui n’a peur de rien, y compris d’être traité par les médias tel un paria, un lépreux.»
Gabriel Matzneff.



Gee.jpgIl n'y aurait pas grand intérêt à comparer Le Consentement de Vanessa Springora, très piètre livre que j'ai longuement évoqué dans la Zone, et qui, comme il se doit, a reçu des montagnes de compliments journalistiques assimilables à des tombereaux de purin, et L'Arme la plus meurtrière que Francesca Gee (1) a été contrainte d'éditer par ses propres moyens.
Lorsque je l'ai rencontrée au bar de l'hôtel où elle résidait quelques jours pour lancer son livre, Francesca Gee a eu l'amabilité de m'écrire une dédicace; je l'ai vu hésiter, car elle jamais n'avait fait ce geste tout simple auparavant comme elle me l'a dit spontanément, alors que Gabriel Matzneff se donnant de l'ampoule de cyanure ambulante lorsqu'il parle de son double, l'esthète de papier Nil Kolytcheff, Matzneff que j'ai surnommé, certes moins plaisamment, le mirliflor rasant et qui n'est pas grand-chose de plus qu'un moitrinaire ridicule, alors que ce clown malfaisant qui finira par atteindre cent ans à surveiller le moindre gramme pris, le crâne et la plume aussi glabres depuis des lustres que le Mont chauve, ne s'est, lui, jamais gêné pour faire de Francesca Gee une créature de papier hantant bien plus que les seules pages d'Ivre du vin perdu, onctueusement dédicacé, ainsi que tant d'autres ouvrages dont tel (Le carnet arabe) en ma possession, à ses plus fidèles lecteurs, et même à ses lecteurs les plus féroces !
Il y a, chez Gabriel Matzneff, bien plus inquiétant que son nombrilisme outrancier, pourtant passablement ridicule, perpétuellement gonflé comme un vit qui jamais ne connaîtrait le repos : il y a son fétichisme maladif ayant transformé la moindre goutte de son très-précieux foutre en saint-chrême lacrymal et, pour les idoles de chair, certes nombreuses, qui seront parvenues à le faire jouir, une attention maladive que l'on dirait être celle du tueur en série pour sa proie, ou pour celle dont il conservera peut-être bien plus qu'un banal souvenir, une mèche de cheveux ensanglantés, quelque colifichet plus sordide encore. Il est vrai que le tueur en série a la tripe sensible, et qu'il se souviendra ainsi avec une tendre nostalgie de telle de ses victimes qu'il aura, par amour, démembré méticuleusement; lui aussi, d'ailleurs, comme Gabriel Matzneff contraint de contrôler les trémolos de sa voix de farfadet, parlera souvent d'une passion qu'il est le seul à avoir éprouvée.
Puisque j'évoque Ivre du vin perdu, l'un des textes les plus connus de son auteur, ne nous embarrassons point à méticuleusement montrer que Gabriel Matzneff n'est pas un grand écrivain mais qu'il est bel et bien, tout au plus, un tout petit maître connaissant ses gammes mais étant parfaitement incapable, à la différence de nombre des grands modèles dont il se réclame inlassablement, de faire œuvre d'imagination. Ce qui, chez lui, ressemble à des romans, ce qui du moins porte ce terme inscrit pompeusement en première de couverture, n'en est point, puisque ce sont en l'espèce de monotones journaux qu'il se sera contenté de réagencer en paragraphes distillant une ironie convenue et dont il aura tenté d'égayer l'affreuse monotonie pornographique par quelques coquilles vides censées être, je le suppose, des personnages dignes de ce nom, tenant des propos supposés être, quant à eux, de véritables dialogues, des êtres fictifs acquérant, comme chez Bernanos ou Dostoïevski, comme chez n'importe quel bon romancier, une mystérieuse puissance d'envoûtement, alors qu'elles ne sont, chez Matzneff, que de commodes marionnettes qu'il agitera à sa convenance et auxquelles il donnera une inclination inamovible à se courber devant sa céleste personne, et même à tendre sa croupe pour y accueillir son dard surnuméraire.
Notre-Dame (photo par Arnaud Baumann).gifEn faisant preuve d'une bonté dont je ne suis pas exactement coutumier, j'admettrais que les textes les plus réussis de Gabriel Matzneff sont des œuvres à thèse, certes poussive et répétitive jusqu'à la nausée bien avant que d'être choquante, et rien que cela, ce qui certes suffit à faire se pâmer le polygraphe germanopratin.
Voyons ainsi, dans Ivre du vin perdu que j'ai péniblement relu en lisant L'Arme la plus meurtrière, l'exemple pathétique que nous donne une de ces coquilles vides, non point tant Alphonse Dulaurier (déjà présent dans Nous n'irons plus au Luxembourg paru en 1972), que Rodin, derrière lequel nous ne serions point étonnés de retrouver la vieille face de crapaud pédophile d'un des plus grands amis de Gabriel Matzneff, mélangée à ses propres souvenirs (2), comme, derrière la défroque de Cristobald Cahuzac nous trouvons Christian Cambuzat comme, derrière le personnage d'Anne-Geneviève, nous trouvons telle jeune fille photographiée à Notre-Dame, comme, derrière celui d'Angiolina/Diabolina (quel inepte surnom !), nous retrouvons donc telle autre jeune fille, Francesca Gee en l'occurrence qui finit par obtenir que l'une des photographies la montrant cache, à tout le moins, son visage. Quel animiste invétéré que ce Gabriel Matzneff, lui qui ne cesse pourtant de clamer et réclamer la plus sourcilleuse orthodoxie, résolument persuadé qu'il est que conserver une photographie d'une ancienne (qui pour lui jamais ne le sera) maîtresse, pire, l'exposer publiquement sur son site, c'est en somme voler non point tant ce que, un temps donné, elle a été pour vous, que prétendre la figer pour une éternité de remords dans ce que vous avez voulu qu'elle soit, l'amante indéfectible, belle et fidèle, vouant un amour immarcescible, du moins une tendresse bien réelle quoique feutrée pour son initiateur hélas apparemment imputrescible.

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Gabriel Matzneff se vantant de n'avoir aucune imagination, Rodin doit certainement être le masque d'une personne bien réelle et même plus : un intime de Matzneff, mais peu importe, puisque nous intéresse avant tout, je le disais, la thèse qu'il est censé exprimer.
Matzneff.jpgThèse peu originale à vrai dire, puisqu'elle tient dans l'exposition, plusieurs fois répétée, d'une fascination du personnage pour les anus (ou sentiers des épices, selon un bon mot poétique de Christian Giudicelli rapporté dans La Prunelle de mes yeux) des gamins avec lesquels il couche. Je laisse mes lecteurs juger de la qualité si remarquablement littéraire, qui a fait se pâmer tant d'imbéciles, des passages qui suivent : «Enculage ou touche-pipi, le principal, aux yeux de Nil, quand deux êtres se trouvent dans le même lit, c'est qu'il y fassent des choses qui leur soient agréables, à l'un et à l'autre. Telle n'était pas la philosophie de Rodin, qui se mit à dérouler, dans les moindres détails, les mérites du trou du cul» puisqu'il possède «son sujet à fond, et que s'il en avait fait une thèse de doctorat de troisième cycle, il aurait sans nul doute (et non, chers typos, sans cul boute) reçu les félicitations du jury» (3).
Poursuivant la présentation de sa thèse roborative, Rodin demande au héros de notre livre s'il sodomise «Jean-Marc, qui a douze ans», ajoutant cette parole de connaisseur : «J'aime qu'un garçon m'offre ses fesses, car c'est le signe d'une nature généreuse». Il est bien clair, en effet que «ce jour-là, au Vip's du Harrison Plaza (Manille, Philippines, océan Pacifique)» Rodin et son ami n'ont pas parlé d'Heidegger, vous pouvez les croire ! : «Hélas ! ils n'ont pas causé Heidegger, ils ont causé trou du cul», le narrateur, ce porc se donnant figure byronienne, concluant son docte propos par cette sentence inscrite sur la pierre tombale sous laquelle il pourra je crois, une fois sa charogne en train de finir de se décomposer, ramasser ce qui aura été son seul génie, celui du truisme : «Pourquoi maquillerais-je la vérité, pourquoi inventerais-je des choses qui ne sont pas ? Le génie, c'est la réalité» (p. 35, je souligne). Hélas, comme tel personnage, fût-il absolument falot, celui de Gabriel Matzneff est immortel, et c'est bien sur la tombe de ce dernier qu'il faudra ne pas craindre de graver ces mots figeant ce qui aura été son obsession maladive, non pas la vérité que son absolue incapacité à la forer par son talent d'écrivain, mots idiots certes eux-mêmes moins pulvérulents que les lambeaux du cadavre de leur auteur.
Nous nous éloignons quelque peu du personnage d'Angiolina, qualifiée par une des connaissances du narrateur de «dévoreuse» (p. 96) qui finira bien par consumer (et consommer) son amant, pour mieux tenter d'appréhender ce que tant d'imbéciles ne sachant pas lire ont prétendu être le talent proprement littéraire de Gabriel Matzneff, jamais mieux illustré que lorsqu'il nous répète sa petite chanson, bien sûr pédophile : «Un des charmes des petits garçons, c'est que lorsqu'ils jouissent, cela se voit : nous sommes certains du plaisir que nous leur donnons. Tandis qu'avec les femmes, on ne sait pas à quoi s'en tenir : ça gémit, ça se trémousse, ça vous griffe, ça flatte la présomption masculine, mais qu'est-ce que ça ressent véritablement ?» (p. 121). Je crois que dans la besace de ce «ça», il serait assez facile de puiser, et sans même le vider, des hectolitres de mépris et de haine que nous pourrions non seulement lancer sur la face stupide des féministes, ce qui ne serait pas pour nous déplaire bien sûr, mais sur tous les visages, beaux ou laids, de femmes, dont l'une d'entre elle a dû au moins être utile à la marche du génie, selon Matzneff, puisqu'elle a eu l'insigne honneur de le mettre au monde.
C'est à ce moment-là que Rodin arrive tout content, puisque, nous dit-il, il a fait ses comptes : soixante-treize ! s'exclame-t-il, triomphant. Soixante-treize quoi ? lui demande Nil : «Soixante-treize mômes, pardi ! Depuis deux semaines que nous sommes ici, j'en ai fabriqué soixante-treize. Plus de cinq par jour, et mon érection est par-faite. C'est encore mieux que mon rythme tangérois. Oh ! je suis content, très-con-tent». C'est moi qui souligne le terme «fabriqué», car j'ose à peine imaginer ce qu'il laisse entendre, mais nous n'en avons pas fini avec le diabolisme de Rodin qui poursuit, goguenard : «Vous avez vos carnets noirs. Moi aussi, j'ai les miens. Regardez ce journal de bord. Voilà plus de trente ans que j'y consigne mes aventures. Tout est noté : le prénom, l'âge, le lieu de la rencontre, la façon dont la jeune personne a été draguée. Observez, il y a un barème : moins un, moins un et demi, plus un demi, plus un, selon la qualité de la prestation : sucette, ou branlette, ou sodomisation. Sodomisation avec éjaculation, sodomisation sans éjaculation. Avec mes soixante-treize, j'arrive au chiffre total de deux mille trois cent quatre-vingt-quatre garçons, dont plus de mille sodomisés» (je souligne). Il est bien clair que Nil ne peut feuilleter ce catalogue qu'avec le respect du connaisseur : certes, parmi cette masse de garçons, figurent certains qu'il a «furtivement tripotés dans une piscine ou sur la plate-forme d'un autobus, des garçons qui avaient été moins des amours que des simulacres, mais ce chiffre demeurait considérable», Nil se déclarant surtout impressionné par «le caractère méticuleux, statistique, de l'entreprise» (p. 122).
Mais ce cahier réserve d'autres surprises puisque, «comme presque tous les philopèdes, le banquier [Rodin, donc] est passionné de photographie : par avidité à fixer l'instant (la grâce volage de l'enfance), et par soif inavouée du martyr (fournir au juge les pièces à conviction). La spécialité de Rodin, ce sont les anus. Il ordonne aux gosses de s'agenouiller sur le lit, la tête dans l'oreiller, les fesses relevées, les jambes écartées, et c'est ainsi qu'il les filme. Les visages ne l'intéressent pas; seuls les trous du cul le captivent» (p. 123), «ce grand bourgeois humaniste» qu'est Rodin recelant, selon son ami, «un fond de sadisme» puisqu'il déclare, devant l'une des photographies : «Celui-ci, je l'ai fait saigner» (p. 124). C'est dans le même livre que le narrateur évoque «l'orifice garçonnier» puisqu'il y a, «grâce en soit rendue à Vénus, bien des façons, dans un lit, de donner du plaisir, et d'en recevoir», orifice bien commode lorsque les jeunes maîtresses risquent de tomber enceintes car, «pour ne parler que des huit dernières années, Nil ne comptait plus les adolescentes de quatorze, de quinze, de seize, et même de dix-sept ans, appartenant à des familles de la bourgeoisie aisée, qu'il avait dû, puisque c'est là «son côté nurse» comme il en plaisante, «conduire chez une gynécologue» (p. 352) dont quelques indiscrétions, au moment de l'Affaire Matzneff, nous ont donné la chiraquienne identité.
Que l'on comprenne bien mon propos : ces lignes ne sont pas révoltantes et abjectes, surtout dans ce qu'elles laissent deviner de cette joyeuse entreprise touristique que nos deux lascars, bras dessus bras dessous, mènent, ont eu l'habitude de mener dans quelques destinations choisies ni aussi, parce que, comme Gabriel Matzneff s'en est tant et tant vanté, il n'invente rien; ces lignes sont pathétiques parce que jamais nous ne pourrons les confondre avec de la littérature, fût-elle, moisie, digne de terminer, petit tas dégoûtant et malodorant, dans une pissotière de gare, avec les pages de revues ou de livres ayant célébré de tels écrits. Voilà ce qui est choquant : non point tant la paillardise, le vice plutôt, que nous pourrions deviner hilare (je n'oublie évidemment pas que cette goguenardise abuse d'enfants, payés ou pas), à l'image de celle qu'évoquent Rebatet et Cousteau dans leur dialogue de vaincus (4), que la couverture si habile derrière laquelle Matzneff et sa cohorte de lecteurs, devenue ces derniers temps assez passablement clairsemée, cachent son absence de véritable talent littéraire (5). Que n'ai-je dû moi-même, plus d'une fois, rappeler ce qu'était avant tout Gabriel Matzneff, non pas un satrape manucuré mais un plumitif d'arrière-alcôve n'ayant, pour tout art littéraire, que celui de se contempler dans un miroir qui jamais ne lui renverra sa hideur ?
Qu'est-ce que la littérature ? L'art de la suggestion bien sûr, entre autres choses : voyez Laclos, voyez Proust, dont les euphémismes masquent des gouffres de vices et des Himalayas de haine mille fois recuite sous une pression formidable, voyez comment Huysmans suggère, dans son texte le plus fameux, que son personnage principal, le misanthrope Des Esseintes, pourrait bien se laisser aller à quelque coupable tentation, homosexuelle voire criminelle, voyez encore l'art consommé de Barbey en matière de suggestion, remarques également valables, moyennant bien sûr quelques écarts plus ou moins francs, pour Le Portrait de Dorian Gray de Wilde et Monsieur de Phocas de celui qui n'hésita pourtant pas à se surnommer, mais peut-être était-ce encore un éuphémisme, l'enfilanthrope !
Quelque aperçu du satanisme de tel ou tel personnage eût pu être possible, si Gabriel Matzneff avait été ce qu'il n'a peut-être été que dans une ou deux lignes où il parvenait à oublier l'Orient tentateur de sa ridicule figure, un écrivain ou, comme Georges Bernanos dans Monsieur Ouine, s'il se fût contenté, dans une scène à la moiteur pénible, de rapprocher la moustache de quelque vieux pervers de la joue d'un enfant mais, las, il faut à Gabriel Matzneff de la pornographie et même, de la proctologie, du carnet très méticuleusement annoté, tare nous montrant que notre libertin, notre perpétuel jouisseur se disant parfaitement libre, est enchaîné à ses petits comptes d'apothicaire pédomaniaque.
Chacun ses obsessions me rétorquera-t-on, car il est vrai que Gabriel Matzneff a toujours subi, bien davantage que l'idée du suicide (6) qu'il procrastinera même devenu fantôme, l'attrait des orifices, le plus délectable d'entre eux, foin de jalousie, restant son propre nombril aux continents égotistes largement inexplorés. Il ne se suicidera probablement jamais, ce vieux lubrique, car, si son masque de papier, Nil, est un nihiliste, c'est toutefois «un nihiliste sceptique», alors que «la rupture, le monastère, le suicide, étaient, chacun à sa manière, des solutions d'homme convaincu» (p. 357), et de quoi diable Gabriel Matzneff serait-il convaincu, sinon de son indissoluble génie ?
En tout cas, si Gabriel Matzneff se suicidait, Francesca Gee le tiendrait enfin, son «scoop super», selon le bon mot que l'auteur prête à sa conquête, et que Philippe Sollers, l'increvable paladin de la non-littérature française, le pape du truisme pontifiant, rappelle dans une critique louangeuse d'Ivre du vin perdu, où le ridicule le dispute à la plus parfaite connerie, mélange typiquement sollersien dans lequel ce Sphinx de bazar turc est passé maître, y faisant surnager des croûtons de creuses réflexions (7) ! C'est comme si, durant toutes ces années pendant lesquelles Gabriel Matzneff n'a cessé de tisser, non pas des liens véritables, mais une toile gluante, autour de celle qui fut son ancienne maîtresse, cette dernière les avait passées à tenter d'immobiliser l'homme de lettres, puisque, décidément, ce n'est qu'à ce vague statut qu'il peut prétendre, non à celui d'écrivain. La première scène de son livre, d'ailleurs, confirme son saisissement lorsque, se promenant avec une de ses amies et arrivant devant la vitrine d'une librairie parisienne, elle voit qu'une moitié de son visage (la même qui orne la première de couverture des Douze poèmes pour Francesca publiés par Alfred Eibel l'illettré en 1977 à Lausanne) compose, avec une moitié de celui d'une poupée, une créature censée exprimer, du moins je le suppose, la vision que l'auteur nourrit des femmes, surtout quand elles ont été ses maîtresses, puis, trajectoire convenue, ses traîtresses, ses renégates, selon un mot qu'il affectionne tant.
En témoigne la multitude des désignations, point toutes très agréables pour l'intéressé, que Francesca Gee utilise pour tenter de figer l'éternel rusé qui sait parfaitement, comme la pieuvre, lâcher un nuage d'encre pour dissimuler sa disparition : ainsi Gabriel Matzneff est-il tout à tour désigné comme un «chroniqueur de l'ombilic» (p. 60), un «obsédé» et un «esclave de ses envies» (p. 72), un «suborneur» (p. 77), un «prédateur» (p. 81), un amusant «soleil chauve» (p. 107) ou bien un «astre décati» (p. 109), un «graphopédomane» (p. 114), une appellation que je me promets d'utiliser pour le mentionner à l'avenir, un «violeur d'enfants professionnel auquel son vice sert de raison sociale et de gagne-pain» (p. 117)», sans oublier quelque ironique «libérateur des enfants», «bon sophiste» qui, «comme Prodicos», a «choisi d'enseigner au lit» (p. 121), ou encore un «apologiste de son bas-ventre» (p. 134), un «pervers notoire» (p. 142), un «double persécuteur, animé d'une haine assassine» (p. 175) et bien d'autres termes versicolores comme «démon chauve» (p. 191) ou «pédopornographe en chef» (p. 199). Après tout, pourquoi diable la multitude de masques derrière lesquels Gabriel Matzneff a caché sa laideur ne pourrait-ils pas recevoir, chacun, un ou plusieurs crachats ?
francesca3.jpgLas ! Francesca Gee pourrait écrire un texte qui ne contiendrait que des insultes (toutes méritées par l'intéressé) que, jamais je le crains, elle ne parviendrait à immobiliser sa reptilienne cible, comme Gabriel Matzneff, lui, l'immobilisa, tel un insecte punaisé à côté de ses semblables, par des photographies ou même un dessin de son cru : monomaniaquement attaché à ses proies, cet homme semble être démangé par le prurit du fichage.
Certes, Francesca Gee semble penser, peut-être a-t-elle raison bien sûr comme l'a montré l'appui discret d'un Christophe Girard, ex-adjoint au maire de Paris et «bras droit» du «richissime Pierre Bergé» (p. 189), Christophe Gérard qui s'est fait judicieusement discret ces derniers mois, que l'homme, qui aujourd'hui loge (à quels frais ?) dans un bel hôtel italien a systématiquement bénéficié de complicités et d'appuis, parfois au plus haut niveau de l’État (un Mitterrand par exemple, admirateur de l'écrivain, auquel il écrivit une lettre que celui-ci jamais n'hésita à utiliser comme passe-droit), mais c'est là, après tout, un écran de fumée, une parade qui ne peut détourner que le regard des sots et des habituels dénicheurs de conspirations et de réseaux supposés.
Car l'arme de Gabriel Matzneff est bien plus puissante et surtout : meurtrière, que sa seule capacité, en cas de pépin, à décrocher son téléphone et à s'entourer d'un solide réseau de propagateurs, d'hystériques, de petits séides putassiers, et point n'est même besoin de supposer, comme le fait Francesca Gee dans la seconde partie de son livre, l'existence d'une entente commune, pour rester dans l'euphémisme, entre le faune dégarni et «cette famille toujours occupée à promouvoir les idéologies du moment, violence et pornographie en tête» (p. 226), ou comme le montrent tant et tant d'exemples de journalistes, d'éditeurs qui l'ont publié avant, minablement, de le lâcher en rase campagne toscane, éditeurs que Francesca Gee traite de «proxénètes de papier», sans oublier de mentionner «ceux qui l'ovationnent; ceux qui le subventionnent et ceux qui lui évitent d'aller en prison» (p. 173), ceux encore, si nombreux, ayant des années durant servi la soupe, à grandes louchées, à l'intrépide défenseur de Jacques Dugué !
Cette arme n'est pas davantage sa capacité à faire écrire les sots, tels, nous l'avons vu, Philippe Sollers (qui, à vrai dire, serait plutôt le Prince des imbéciles) qui saluent l'érotisme remarquable de l'écriture de Matzneff (8), lui qui n'a pourtant aucun don pour érotiser un récit, comme je l'ai montré dans une de mes notes.
Cette arme, de camouflage donc, tactique en somme, n'est même pas celle qui a réussi à faire croire, à bien des personnes qui, parfois, même, savaient lire (9), qu'il était autre chose qu'un érotomane poursuivant, de livre en livre, son propre désir et fuyant, de livre en livre aussi, sa fin qui, suicide ou pas, sera inéluctable : Gabriel Matzneff, s'il n'est pas complètement oublié d'ici quelques années, sera, tout au plus, considéré comme un de ces angelots immondes que Félicien Rops faisait voleter au-dessus de porcs lascifs ou de charognes perchées sur des escarpins.
Cette arme est la capacité dont il a fait bien des fois preuve de figer ses anciennes conquêtes dans une position où, aisément, il peut les retenir prisonnières, à vie, de son prétendu charme, du prétendu grand amour et même : de la passion qu'il leur a fait vivre. Francesca Gee, revoyant celui dont elle n'est heureusement plus l'une des innombrables maîtresses, l'écoute lui confier que lui et elle n'ont jamais vraiment rompu, il veut dire bien sûr «au-delà de [leur] rupture apparente» (p. 195) car, et c'est une évidence aussi, «comme toujours, il nie le présent pour imposer un passé où je serais à jamais son otage» (p. 196), sans oublier l'odieux chantage dont il s'est rendu coupable, le pillage de la correspondance de la jeune femme auquel il s'est livré sans la plus petite vergogne pour alimenter ses rinçures.
Francesca Gee nous explique qu'elle a fini par récupérer ses lettres, mais Matzneff y a bien sûr, au préalable, fait le tri : «la liasse est purgée de tout reproche comme de tout grief», ce qui lui fait écrire, pleine de colère : «C'est moi qui ai écrit ces paroles chargées d'incompréhension et de souffrance, c'est ma main qui les a tracées sur le papier. Mais ce moi-là est un zombie, une coquille colonisée par un bernard-l'hermite, et dans la dépossession langagière je retrouve la gamine apeurée, incapable de se défendre, qui boutonnait son chemisier bleu jusqu'au cou» (pp. 191-2).
Finalement, le livre de Francesca Gee publié le 28 septembre, à la date à laquelle aurait dû se tenir le procès de celui qui clama dans trois de ses livres sa passion immortelle, que dis-je, le livre ! : Francesca Gee elle-même qui, contrairement à l'écrivante Vanessa Springora qui n'aura pas dirigé Julliard plus de deux années, n'a trouvé aucun éditeur pour son propre témoignage pourtant bien plus convaincant que celui de l'écrivassière du Consentement, Francesca Gee elle-même, son histoire personnelle depuis sa rencontre avec Gabriel Matzneff, son histoire après la rupture, son histoire pendant toutes ces années où elle s'est tue, illustre la position tragiquement invisible de la personne qui a été abusée, au sens figuré (et/ou propre, d'ailleurs) par un suborneur qui a façonné, pour elle, mais en fait contre elle, une réalité spéculaire, fantasmatique, mensongère, alors que «celle d'avant», la vraie, sa «vie ordinaire, pâlit de plus en plus et s'estompe, comme dans un fondu-enchaîné» (p. 47) perpétuel auquel s'adonnerait un très mauvais réalisateur, usant jusqu'à la corde des procédés du reste passablement éculés.
Que nous reste-t-il ? Un affreux vieillard à face luisante de poupin réfugié depuis des mois dans un palace italien, duquel ses anciens soutiens (tout ce pullulement d'éditeurs-proxénètes, de journalistes tour à tour catins et maquereaux et de demi-mondaines composant le microcosme germanopratin où Matzneff a toujours eu son rond de serviette) se sont détournés, le plus amène d'entre eux avec une moue de dégoût d'une sincérité comme il se doit au-dessus de tout soupçon. Que reste-t-il encore ? Un livre d'une sincérité évidente mais refusant comme un ridicule effet de manche toute mièvrerie, L'Arme la plus meurtrière qui, si on compare sa réception médiatique avec celle qui acclama Le Consentement, semble assez dérisoire. Que reste-t-il enfin ? Une femme, Francesca Gee, suffisamment lucide ou bien passablement désabusée pour avoir écrit en quatrième de couverture de son témoignage ces mots : «L'Affaire Matzneff, énorme scandale il y a peu, a pour finir accouché de... rien».
Oui, décidément, «quelque chose doit être pourri au royaume de France» (p. 28) pour que Gabriel Matzneff finisse, d'ici peu, par revenir comme si de rien n'était à la table de la si célèbre brasserie Lipp qui naguère fêta son habitué et où on lui a peut-être (sûrement ?) conservé son rond de serviette.

Notes
(1) Francesca Gee, L'Arme la plus meurtrière (La bocca della verità, 2021). Saluons le soin apporté à la relecture du texte, soin qui n'est pas exactement l'absente de tout bouquet des seuls livres auto-édités puisque, désormais, c'est la plus grande majorité des livres publiés qui ne sont absolument plus relus et, s'ils le sont, point corrigés.
(2) Certes, je n'oublie pas que ce sont les violentes crises de coliques néphrétiques dont Gabriel Matzneff lui-même a souffert, lesquelles se poursuivront pendant plusieurs semaines, qui en 1972 lui permettront de décrire les souffrances d'Alphonse Dulaurier dans Nous n'irons plus au Luxembourg.
(3) Gabriel Matzneff, Ivre du vin perdu (Gallimard, coll. Folio, 1985; La Table Ronde, 1981), p. 34.
(4) C'est Lucien Rebatet qui s'exprime : «Quand on pense qu'il y avait, avant leur Jésus, des mystères où la première communion des petits gars c'était leur dépucelage en musique par des pin-up prêtresses qui, non seulement étaient belles, mais aimaient ça, prenaient leur pied. Ah ! malheur !», in Dialogues de vaincus (Omnia Veritas, dialogue n°6, sans date), p. 99. Truffé de fautes et d'erreurs typographiques, cet ouvrage n'est que la photocopie pas même améliorée et débarrassée de la préface de Robert Belot, de ce même texte entre les deux proscrits donné par Berg International en 1999.
(5) Les circonvolutions d'un certain Louis Bance, du café dit littéraire L'Eurydice auquel le vieux faune libidineux se rendit, sont à pleurer de rire car, outre l'énumération de grands noms qui écrasent celui de Matzneff, l'armature de sa prudente démonstration ne repose que sur un pilotis friable planté dans de la vase : Gabriel Matzneff est ou serait un écrivain !
(6) Roland Jaccard, en digne fils et petit-fils d'un père et d'un grand-père qui se sont suicidés, a lui-même montré l'exemple à celui qui fut son grand ami, dont il moque toutefois la lâcheté dans ce cruel billet où nous pouvons lire : «La France n’aura pas son Mishima. Matzneff aurait pu jouer ce rôle. Son allure l’y prédisposait. Sa morgue également. Avec un peu plus cran, il nous aurait offert avec son ami Giudicelli le spectacle d’une mort glorieuse, indifférente aux calomnies et bassesses de toutes sortes. Un seppuku qui lui aurait assuré une gloire durable, celle-là même à laquelle il a toujours aspiré. Faute de panache, il geint dans un palace de la Riviera italienne, souffre d’être lâché par les mondains qu’il fréquentait et humilié par la «prunelle de ses yeux», Vanessa Springora, qui lui a donné le coup de grâce en étalant sur la place publique ses caprices sexuels qui, il y a bien longtemps le rendaient enviables et qui aujourd’hui le déshonorent. «O tempora ! O mores»… Supposer un suicide de Gabriel Matzneff serait prendre au sérieux un homme ayant peur de son propre reflet, alors que dire de supposer celui du compagnon de tournée, ou plutôt, comme il se nomme lui-même, du fidèle complice de Gab la rafale (dont on peut entendre ici la voix de fausset), Christian Giudicelli le si discret mais toujours juré du prix Renaudot !
(7) «Mais le roman va beaucoup plus loin que ce qui pourrait rester, somme toute, un reportage amélioré sur une particularité, une marge. En effet, le libertin principal et «sentimental», Nil Kolytcheff, Gabriel Matzneff par lui-même, a une prédilection pour la «jeune débutante» (entre ici la voix de Leporello chez Mozart). La voici. Quinze ou seize ans, dix-sept au plus, lycéenne, entrant dans la circulation de l'immense théâtre pervers qu'est la société. Je crois que c'est la première fois, en littérature, qu'une telle somme d'observations, de sensations, de notations nouvelles sont accumulées sur un sujet, c'est pour une fois le cas de le dire vraiment, vierge. Matzneff est le premier chroniqueur précis de cette situation. C'est étonnant, détonnant, superbe. Mères de tous bords, mère féministes, surtout, tremblez désormais pour vos filles ! Il y a là un portrait étourdissant, Angiolina, grand premier rôle d'une distribution étincelante (on ne les compte plus, le catalogue s'enflamme). La performance devient simultanément une prouesse de langage, la débutante en question ayant un don épistolaire particulier, sur qui nous vaut des échantillons dignes de La Religieuse portugaise en plus frais. Elles défilent, elles s'emballent, elles deviennent des femmes en cours de route (c'est-à-dire, assez vite, des «drogues dures», des calculatrices de ressentiments). La courbe par laquelle Angiolina, par exemple, passe du lyrisme érotique le plus échevelé, confondant les tu et les vous, à la froideur agressive est magistralement dessinée. Et d'une vérité glaçante. C'est la même bouche qui gémit ou qui hurle (excellent éclairage sur la crise paranoïaque féminine) et qui, plus tard, laisse calmement tomber au séducteur transi : Quand vous vous suiciderez, prévenez-moi, ça fera un scoop super», dans un article intitulé Le libertin métaphysique (Le Monde, 25 septembre 1981).
(8) «Il faut s'accaparer des écrits de Matzneff comme d'un corps désirable. Les prendre sans réflexions, comme une caresse inavouable causant des plaisirs délicieux. La sensualité vibre et éclate à chaque mot. Les êtres et les lieux, qui figurent dans le paysage matzneffien apparaissent dans leur limite et pourtant explosent pour prendre place dans nos sentiments confus. L'érotisme de la plume de Matzneff fait frémir séducteur, lecteur et jeune fille en herbe», selon un article intitulé Francesca, une passion de Gabriel Matzneff de Jean-Luc Toula-Breysse (in Paris Ce Soir, 25 janvier 1985).
(9) Il faudrait à ce titre remettre le premier prix de la palinodie à tel lamentable lecteur, Antoine Perraud dont on se demandera, à la lecture de son affligeant papier contorsionniste pour Mediapart, s'il possède une colonne vertébrale, puisque cette baudruche n'ayant pas manqué d'apporter, par le passé, son soutien à Gabriel Matzneff, déclare, une fois la curée lancée contre ce dernier, avoir ouvert ses yeux après les avoir tenu fermés pendant... quatre décennies !
Amusons-nous du fait que ce faux brave, dont on ne s'étonne même pas qu'il officie dans le plus cotonneux des torchons français, La Croix bien sûr, qui fut si empressé par le passé de recevoir Gabriel Matzneff dans l'émission radiophonique qu'il produit (Tire ta langue sur France Culture), ne souhaite apparemment pas le rejoindre sur le bûcher; heureusement, il a reçu une volée de bois vert sur la plateforme précédemment citée, sous la plume d'un certain Olivier Hammam qui le traite de stalinien repenti, ce qui est encore lui supposer le prodigieux courage qui lui eût été nécessaire ne serait-ce que pour croiser le regard du terrifiant Petit père des peuples.

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