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21/02/2022

Sur la route de Jack Kerouac : pourquoi les hommes partent à l’aventure, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Gary Hershorn (Getty Images).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.


«Je régnais sur le ruban de bitume velouté par l’été.»
Jacques Laurent, Histoire égoïste.


«Il nous faut, nous qui n’avons que ce que nous avons, qui ne savons que ce que nous savons et qui ne sommes que ce que nous sommes, trouver notre Amérique.»
Thomas Wolfe, L’Histoire d’un roman.


«Probable que je suis son idée du héros de feuilleton.»
William Burroughs, Le festin nu.



Initiation aux vastitudes, aux affranchissements tous azimuts et aux caprices d’une jeunesse insolemment extatique

Kerouac2.JPGNé il y a un siècle et mort misérablement – comme tous les saints de ce bas monde – en 1969 au même âge que Malcolm Lowry, plus ou moins des mêmes sinistres causes, Jack Kerouac ne fera perdre de temps à personne le lisant ou le relisant, à condition bien sûr d’appartenir à une phalange spécifique de l’humanité. En effet, au-delà des raisons populaires qui ont fait du nom de Kerouac le commode label de tous les désaxés officiels et le miteux talisman des voyageurs de première classe en manque de vertige (souvent des lecteurs frivoles en l’occurrence), au-delà des fondements très relatifs d’un engouement proverbial qui n’intéresse que les journalistes, l’écrivain des Clochards célestes et de Satori à Paris, en dépit de ses inopportunes clowneries qui ont pu le desservir (1), n’a vécu absolument que de littérature, de mystique et de liberté, trois choses inconnues de beaucoup de mortels quand elles sont des absolus. Il s’est dévoué à ces trois apothéoses sans toutefois déclarer forfait devant les épreuves qui font l’homme, devant ce que l’on appelle banalement les réalités de la vie, les trivialités de l’existence, toute cette visqueuse médiocrité vivante qui constitue les raisons privées – voire impopulaires – d’une œuvre que peu d’entre nous malheureusement savent apprécier selon ses vraies valeurs, faute d’avoir du vécu ou faute d’avoir accumulé une suffisante expérience de l’adversité.
À l’inverse donc de tant de ses admirateurs bourgeois, de tant de romanciers de boudoir, de tant de poètes conformistes vite consacrés ou de faux-monnayeurs de la persécution qui le citent abondamment, Jack Kerouac, déjà, ne fut pas étranger à la démoniaque anomalie du champ d’honneur, ni, d’autre part, aux luttes plus communes mais plus longues, presque plus tragiques encore que la guerre, que sont la pauvreté, l’enchaînement des petits boulots, la charité des amis vagabonds et la furieuse attraction de l’alcool. C’est sans doute cette tétrarchie de l’indigence, associée de surcroît à la biographie d’un soldat de vingt ans, qui justifie la présence d’un écrivain, d’un véritable créateur, d’un homme ayant quelque chose à dire et qui à cet égard n’emprunte pas les voies détournées du maniérisme ou les pentes insupportables des lamentations à vocation lacrymale, autant de défauts, reconnaissons-le, plus nombreux en France que de l’autre côté de l’Atlantique. Par conséquent la littérature, avec Kerouac, ne s’en trouve jamais dévoyée, trahie, salie, instrumentalisée, mais toujours exhaussée à son plus haut sommet, là où se confondent finalement les livres et la vie, les mots et le réel, le langage et le divin. C’est du reste à ce point de jonction si particulier que peuvent s’unir des éléments aussi disparates que Dieu et l’Antéchrist, que l’immaculé et la malpropreté, toute l’œuvre de Kerouac n’étant peut-être que la libre et spirituelle recherche de la beauté en plein cœur de la laideur, essentiellement l’épicentre de la laideur morale touchant à l’irrésistible expansion de la société néolibérale. De là naît en toute logique le désir de prendre fictivement et authentiquement le large, de «[voguer] toutes voiles dehors dans la nuit de la liberté» (p. 365), de fuir une époque de plus en plus malade, de critiquer une civilisation américaine partie à la dérive sur les ineffables affluents des fleuves infernaux, première de cordée sur les avilissantes parois du capitalisme et des pactes faustiens. Aux grimaces et aux monstruosités de son temps, aux ténèbres envahissantes, Jack Kerouac, inlassablement, leur oppose les soleils printaniers de l’Évangile, les paysages infinis et les forçats de la souveraine aventure, les métèques de tous les horizons, tous prophètes à leur manière, tous impliqués dans la pulsion de vie qui caractérise à gros traits la Beat Generation d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Ce préambule non dénué de partialité assumée nous amène alors précisément aux arguments et aux situations qui jalonnent Sur la route (2), ce fameux roman de 1957, à moins qu’il ne faille d’emblée parler d’une confession à peine romancée, des aveux spontanés d’un saint Augustin moderne dont la conversion progressive se réaliserait tout au long des milliers de kilomètres avalés en autobus, en camion, en voiture et même on foot, parmi les prodigieux et incalculables espaces d’un pays possédant trois fuseaux horaires, sur l’infinité bitumeuse qui sépare et qui relie, mais qui, fondamentalement et corrélativement à l’atmosphère sacrée dominante du livre, rassemble les désorbités ou plutôt les inadaptés des quatre coins de la nation, formant peu à peu les bases d’une nouvelle Jérusalem très ample. Si bien que ce potentiel confiteor évolue chaque fois du côté de ceux qui ont une prédilection pour le walk on the wild side, pour l’Amérique des bas-fonds où la solide vertu se décèle comme nulle part ailleurs, enfuie des vicieuses allées des beaux quartiers, sauvée des centres municipaux où les tours du pouvoir financier se dressent en une obscène et insoutenable érection.
Ce qui se dessine nettement au gré de ces pages vagabondes est une remarquable fraternité des outsiders où culmine la relation du narrateur Sal Paradise (Jack Kerouac) avec l’étincelant Dean Moriarty (Neal Cassady). Né exactement sur la route un hiver de 1926 tandis que la voiture de ses parents fendait la dévote Salt Lake City en direction de Los Angeles (cf. p. 15), l’ambulant et fulgurant Moriarty incarne le symbole parfait de l’homme libre, le vent de folie qui desserre tous les étaux de la raison pure, le tempérament hit-the-road qui transmet à tous ceux qui le rencontrent la démangeaison du départ ou l’élan du périple. Et il est probable que la croissante volonté de Sal de quitter New York pour l’extrême Ouest ne soit qu’une subtile incubation de ses fréquentations de Dean, ce dernier étant venu au monde dans un exode qui allait d’Est en Ouest, going westward, un exode tout entier polarisé par les promesses californiennes et par les puissants rouleaux du Pacifique rédempteur. À l’instar de ces paysans de l’Oklahoma qui dans Les raisins de la colère de Steinbeck se sentaient portés à vaincre la dépression sociale en pariant sur l’euphorie des terres de Californie, Sal Paradise entrevoit de plus verts pâturages loin de chez lui, là où le soleil physique se couche pendant que le soleil métaphysique perdure. Mais avant ce déplacement magnétisé par les rayons d’un astre singulier, avant de se laisser galvaniser par l’espoir, le jeune Sal essuie d’abord le choc des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le choc du combat sanglant redistribué dans le combat hypocrite et ambigu du capitalisme, le scandale d’être égaré dans une sorte d’Oklahoma psychique et d’être le captif d’une prison urbaine assoiffée d’argent facile, à l’extrême Orient de sa patrie vampirisée, sous les eaux marécageuses d’une dédaignable Atlantide. Il est en manque de perspectives au milieu de ces lignes droites existentielles peu encourageantes pour un individu en quête de sinuosités en tout genre. Il voudrait partir afin de ne plus souffrir de l’ordre corrompu de l’argent (suscitant une entropie de civilisation) et afin de se rassasier d’un apparent désordre qui dissimule en réalité un ordre incorruptible (la néguentropie de ceux qui ne croient pas au modèle des classes supérieures). Il aimerait se rapprocher intuitivement d’un terreau fertile et antédiluvien, du sol d’une immarcescible nativité, d’une origine plus archaïque (l’Archè), cela dans le but de conjurer une société outrageusement développée qui se présente comme le résultat favorable d’une succession de décennies misarchiques.
Le renouveau de Sal Paradise débute concrètement lorsque Dean Moriarty entre dans sa vie à dessein de lui ravir quelques conseils d’écriture (cf. p. 18). Ce sera l’occasion d’un échange du vues créatrices, l’aubaine d’une décisive combinaison des faisceaux créateurs : l’un possède déjà ses habitudes littéraires, il traduit intelligiblement les motifs de sa sensibilité en récession depuis son retour du front de guerre, et l’autre, par contraste, évoque une espèce de personnage vivant, héros d’une fresque débordante, à la recherche de techniques affûtées pour déférer dans l’intelligible de la narration le haut débit de son activité sensible. Autrement dit, à ce moment-là de leurs existences respectives, l’un crée davantage dans l’esprit et l’autre davantage dans le cœur, et la conjonction des deux va induire un mouvement alternatif grâce auquel la raison de Sal s’initiera à l’instinct et l’instinct de Dean à la raison. Cette courte période de transaction des qualités paraît plus probante pour Dean, mais, nous l’avons rappelé, la révolution primitive du caractère de Sal dépend d’un phénomène d’incubation proprement invisible. Ceci explique en outre que Dean soit beaucoup plus que ses camarades un agent de transformation intérieure pour celles et ceux qui le côtoient, un vecteur dans l’essentiel, alors que Sal, sans rien négliger de ses mérites, se découvre sous les traits du disciple dont le rôle vis-à-vis du maître (qui fut au préalable un élève supposé) a surtout consisté à remanier l’accidentel.
D’autre part, assez rapidement, il s’est avéré que Dean était plus autonome qu’il n’en avait l’air et que ses demandes esthétiques auprès de Sal n’ont été possiblement que des prétextes, des opportunités habilement déployées pour se lier avec un garçon qui avait un cruel besoin d’embardée, un impérieux besoin de reprendre contact avec un accent aigu de la vie. Sa curiosité à l’égard de la philosophie et son désir d’apprendre à manipuler des concepts sous l’autorité de Sal se sont plus ou moins condensés en un simulacre, et, mutatis mutandis, Dean a été assigné au statut de «mélancolique et poétique truqueur» (p. 20). Au premier regard, si Dean Moriarty a pu refléter une allure de Martin Eden, si son attitude a pu trahir l’aspirant écrivain à l’état incertain de diamant brut, il a adroitement rectifié le tir par la suite. Il est soudainement apparu comme un individu en pleine maîtrise de ses moyens d’écriture tout en prétendant pourtant le contraire. Au fond il n’a sûrement jamais été miscible avec la redoutable perfectibilité d’un Martin Eden car il était déjà presque parfait à ce niveau-là, mais, en revanche, il a toujours appartenu à cette région des âmes dionysiaques où se recrute l’immémoriale intensité d’un Alexis Zorba : «C’était un gosse furieusement excité par la vie et s’il était un truqueur, s’il roulait le monde, c’est seulement parce qu’il voulait vivre de toutes ses forces et se mêler aux autres qui, autrement, n’auraient fait aucun cas de lui» (p. 19). En résumé, s’il est acceptable de conclure hâtivement quoi que ce soit sur le compte de Dean Moriarty, l’on dira de lui qu’il fut un éducateur spécialisé pour les indécis, les sceptiques et les apolliniens. L’on dira encore de cet acrobate de la subjectivité qu’il fut un semeur d’aventures au sein d’un univers dramatiquement exposé aux mésaventures grandissantes du néolibéralisme. Et n’omettons pas de signaler non plus que Dean Moriarty eut souvent les mains dans le cambouis comme du reste bon nombre de poètes, d’écrivains et même de philosophes américains. Quoique sa trinité destinale au cours de sa jeunesse dans l’Ouest émancipateur se composât déraisonnablement de «salles de jeux», de «prison» et de «bibliothèques publiques» (p. 20), il n’y eut sur cette trajectoire loufoque aucune propension à reculer devant les nécessités du travail et les besognes les moins reluisantes. Il est d’ailleurs quasiment certain que ce sont ces assortiments de capacités à la fois mercenaires et inspirantes qui ont séduit Sal Paradise en alimentant son attirance pour «ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés», pour «ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles» (p. 21). Les représentants et les adorateurs d’une telle confrérie bénissent inconsciemment l’héritage teutonique du Sturm und Drang (cf. p. 21). Ils empruntent par là même les chemins d’un romantisme réformé où l’action artistique ne se déprend pas de l’action de survivre en gagnant des salaires de va-nu-pieds. Ainsi devait-il en être de Dean Moriarty et de ses épigones.
Nous sommes alors en 1947 lorsque Sal Paradise prend conscience qu’il va basculer dans une forme de vie tout à fait inédite : «J’étais un jeune écrivain et je me sentais des ailes» (p. 25). Il a été touché par une intraduisible grâce et Dean lui a d’une certaine manière administré l’onction des baroudeurs. Se fiant à un savoir animal plus qu’à un savoir classique, Sal est convaincu des ouvertures qui l’attendent, des tournants qui vont chambarder la ligne droite de son assoupissement, et donc, «quelque part sur le chemin [il savait] qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi» (p. 25). Il était sûr que les lendemains chanteraient après avoir tellement soupiré et que «la perle rare» (p. 25) lui serait tendue par les mains allégoriques qui avaient dûment serré celles de Dean. Il s’agit ni plus ni moins d’un baptême du feu, d’une immersion dans le combustible héraclitéen qui sanctifie les âmes pyriques. Rien d’étonnant à ce que le maître de cérémonie de cette flamboyante métamorphose soit de la «race solaire» (p. 25), du gabarit de ceux qui véhiculent un «appel de la vie neuve» et «un horizon neuf» (p. 25), de l’envergure de ces aéronautes qui sont l’incarnation d’une «sauvage explosion de la joie américaine» (p. 24). De là se déduit la «criminalité» de Dean (p. 24), sa responsabilité pénale au cœur d’un système national de moins en moins disposé à tolérer les épiphanies de la liberté, sa culpabilité d’être «l’Ouest» et même «le vent de l’Ouest» (p. 24), son péché d’être un souffle purificateur à une époque essoufflée ou sur le point de le devenir durablement.
On mesure ainsi tout le potentiel d’attraction positive de Dean Moriarty pour les mendiants qui ont pu partager avec lui des moments fondateurs ou ne serait-ce que des instants cruciaux. On ne saurait du reste remettre en cause la crédibilité de ce trimardeur clairvoyant dont l’enfance a connu «les rues légendaires et ardentes de Denver» (p. 90), probablement celles qui ont engendré un peu plus tard les volontés romanesques d’un Benjamin Whitmer. Le parcours initial de Dean le légitime en tant que personnalité charismatique et en tant que redresseur des libertés bafouées. Celui qui fut voleur de voitures par nécessité et par goût de la route protectrice, celui qui vécut la plupart de son temps en maisons de correction de onze à dix-sept ans, celui-là ne peut pas être un mystificateur ou un envoyé spécial du capitalisme (cf. pp. 63-4). Il ne peut être que la table d’orientation des brebis égarées dans le marasme du paradigme philistin. Et bien que l’impulsion du voyage soit contre-intuitive en un siècle – et en un pays aussi – où le confort de l’installation bourgeoise profite d’un maximum de ralliements, Sal Paradise ne se sent pas menacé de poursuivre la tentation de l’Ouest, de prêter le flanc au risque enivrant de la clochardisation nimbée d’un soleil biblique et justicier (cf. p. 26). D’un château l’autre, du château hanté de l’Est jusqu’au château enchanté de l’Ouest, Sal Paradise veut reconquérir sa destinée, s’élançant depuis «l’Est de [sa] jeunesse» pour atteindre hypothétiquement «l’Ouest de [son] avenir» (p. 35). Il voudrait en quelque sorte couper le cordon avec les cités inconsolables d’Edward Hopper afin de rejoindre les foudroyantes plénitudes de Georgia O’Keeffe, les déserts mirifiques où affleurent paradoxalement toutes les présences et où l’on se guérit de la fausse animation du centre-ville ultramoderne.
Dès lors se précise la promesse de la route, la fascination de l’asphalte, l’insaisissable vaudou des twisting ramps par lesquelles on se rapproche des villes ou par lesquelles nous les abandonnons. Il faut avoir vu et pratiqué ces réseaux tentaculaires de voies bétonnées pour en apprécier le quotient chamanique, tant dans une direction que dans l’autre, tant pour s’acheminer vers les falaises vitrées des gratte-ciels que pour s’en défaire et s’embarquer dans les infinis de la plaine ou des reliefs. Dans le cas de Sal Paradise, la préférence va aux insondables espaces, aux lointains anamorphosés parmi les secrets ondoiements de la nature, aux contradictions de toutes les verticalités artificielles de New York. Pour lui les frénésies de New York ne sont que des échos de la scélérate Babylone et son esprit contredit cette morale du vice en se forgeant la représentation d’une Jérusalem innovante qui serait localisée à San Francisco. Bien évidemment cette affinité élective pour San Francisco n’est pas dépourvue de fantasme, et, d’ailleurs, elle l’est d’autant plus qu’elle provient de l’influence magique de Dean Moriarty. À ce stade de ses résolutions, le tribunal psychologique de Sal ne pourrait accorder aucun bénéfice du doute à la métropole new-yorkaise. L’Est en général et New York en particulier se sont mués en opérateurs ontologiques du ralentissement voire de la stagnation. Il n’y a donc plus d’autre choix que celui de prendre la clé des champs, d’entretenir les espérances de la Californie, de vider les lieux de la Grosse Pomme et d’envisager un changement radical de méthode existentielle. Les virages de la route à venir proclament la réfutation catégorique du cadastre urbain et de sa géométrie orthogonale. Or c’est littéralement ce formalisme de la chaussée profane que Sal Paradise aspire à quitter afin de mieux se séparer des conséquences figurées de cette organisation euclidienne des flux : à savoir une profanation du principe dynamique de la vie au profit d’une sacralisation blasphématoire du code statique de la bourgeoisie. C’est pourquoi s’attarder à New York reviendrait à supprimer en soi-même toutes les semences de la sainteté car on ne ferait que donner du grain à moudre aux fixations sociales des classes dominantes. Et s’il n’est en outre pas du tout admis que la ville de San Francisco soit une herbe plus verte que celle de New York, il n’en demeure pas moins que le chemin à parcourir jusqu’à elle suggère des détours, des surprises, des improvisations qui permettront d’arriver là-bas dans un état d’esprit complètement différent, peut-être dans une humeur qui nous permettra de faire des concessions ou de réévaluer le degré de notre idéalisme. Mais objectivement parlant, pour être drastiquement fidèle aux opinions novices de Sal, New York souffre d’un genre de tendance Vieux Continent, d’une ombre épaisse de l’Histoire qui a pétrifié la souplesse de l’odyssée humaine et qui a médusé quantité de vocations, tandis que San Francisco, par dissonance, respire un air de Nouveau Monde, une atmosphère d’indépendance – parfois d’irrévérence – qui offre à cette ville une réputation certes mythique mais pas vraiment usurpée. De ce point de vue nous pouvons plus facilement comprendre les passions de Sal Paradise, ses empressements, ses tropismes de néo-migrateur et la façon dont il perçoit dans l’entrelacs des routes américaines tous les serments d’une liberté à conquérir, tout un faisceau de possibilités pour exorciser le démon de la fatalité sociale, comme Thomas Wolfe avait pu les pressentir naguère en digressant mystiquement sur le réseau ferroviaire américain (3).
Kerouac3.JPGAu cours de cette première excursion (il y en aura trois malgré le fait que Sal se voyait partir pour l’éternité aussitôt le dos tourné aux donjons endiablés de New York), une constante apparaît (cf. pp. 15-154) : une immense majorité des bohémiens a pris la route moins par souci de satisfaire à une éthique de la liberté que par impératif de fuir «les rigueurs de la loi». Cette récurrence des fugitifs de la légalité ouvre la porte d’un monde parallèle où s’affirme une communion des hommes légitimes. Ce ne sont pas tant des hors-la-loi que des individus criminalisés par un appareil normatif rigide et arbitraire. Illégaux selon les jugements ordinaires, ces hommes et ces femmes font miroiter un sauve-qui-peut salvateur. Ils sont forcément justes aux yeux de Dieu puisqu’ils sont injustes aux yeux d’une civilisation qui ne s’aperçoit même pas qu’elle est en train de s’effondrer moralement. Leurs échecs dans l’univers des hommes traduisent par conséquent leurs triomphes dans l’univers divin. Abaissés ici-bas, humiliés sur la Terre, ils sont relevés tout en haut de la voûte céleste, dans les firmaments d’une invincible théodicée. Tels sont ces itinérants tour à tour abordés sur l’exubérant trajet de Sal. En eux s’esquisse le véritable mât de misaine, l’authentique droiture, le vivant reflet de ces montagnes Rocheuses qui impressionnent tant Sal Paradise durant son passage dans le Colorado (cf. pp. 59-60). Eu eux se devine aussi la réelle vastitude qui destitue les douteuses grandeurs de New York. Et c’est à travers ce halo de nomades que se profile l’idée d’une génération battue, d’une branche bannie de la généalogie américaine, épouvantails et zombies d’une nation vendue au capitalisme, fantômes des catacombes où reposent les squelettes des proscrits, les carcasses des «épaves des bas-fonds de l’Amérique», membres émérites d’une «nouvelle génération foutue» (pp. 83-4) pour lesquels les bras de Sal Paradise sont fougueusement et princièrement accueillants. On a là une occurrence très nette de la Beat Generation et de ses «[spectres brisés]» menant «une existence libre et folle» (p. 151). C’est aussi une synthèse accomplie du sensuel dérèglement rimbaldien auquel Sal va graduellement se vouer corps et âme.
Mais il importe de ne pas réduire ce mouvement générationnel à un stéréotype ou à une didactique affectée de la calamité. Que ces jeunes personnes aient été broyées par la logique libérale ascendante est une évidence. Qu’elles aient été encouragées à inventer des alternatives en est une autre. Mais sont-elles pour autant condamnées au registre du naufrage ou aux terminologies réductrices de la paupérisation ? On oublie ainsi trop souvent que les hérauts de la Beat Generation furent les symboles des invaincus, des immortels, des élus de l’éternité, en cela que leurs maximes officieuses étaient solidaires du beat cosmique, du rythme le plus sain qui puisse exister, de l’harmonie la plus harmonieuse. Ils étaient tous – et sont encore – des cœurs battants au milieu de la poitrine oppressée des États-Unis (et au milieu d’un monde asphyxié par l’impitoyable législation du marché). Ils continuent à sauver leur pays et assurément la planète entière d’un arrêt cardiaque métaphorique, et, ce faisant, ils nous protègent des langages de la pulsion de mort et de toutes les suprématies ténébreuses qui essaient d’abolir le droit de vivre en poète ou en flâneur magnifique.
L’arrivée à San Francisco entérine par ailleurs toutes les représentations de Sal Paradise. Il y savoure le panorama d’une baie séraphique et il ne tarde pas à rattacher cette ville à un miracle urbain digne d’une callipolis. Non loin de San Francisco, en effet, s’est érigé le prodige de Mill City, «un ramassis de baraques dans une vallée, une cité ouvrière que l’on avait bâtie pour les travailleurs», mais, par-delà ces aspects sordides, il s’agit de la «seule communauté d’Amérique où les blancs et les nègres vivaient ensemble de plein gré» (p. 92). Il se dégage de cette observation la preuve d’un inclassable syncrétisme. Dans cet endroit de la profonde et laborieuse Amérique, un idéal politique a pu naître, un idéal aussi indéniablement lisible et rassurant que la «ligne blanche de la route sacrée» (p. 195) tant de fois vénérée par Sal. Des palanquées d’énergumènes ont réussi là où des professionnels de la gouvernance ont lamentablement échoué. À ciel ouvert, Mill City exhibe ses bagnards et ses vauriens, ses fous et ses sorciers, ses improbables alliances où se sont constituées des vérités du cœur à l’encontre des mensonges démocratiques d’une litigieuse raison d’État. On ressent parmi ces baraquements de fortune la recevabilité des êtres humains qui résistent délibérément ou instinctivement à l’irrecevabilité des better-off districts. Il s’ensuit que les ponctuels et ostensibles écarts de conduite de ces gens de Mill City sont pardonnés tandis que les irréprochables comportements des citoyens intégrés aux plus flambantes zones résidentielles du pays sont inculpés à un niveau surnaturel pour leurs profits engrangés au moyen d’une crypto-corruption endémique. En ces lieux de pauvreté où règnent des arrangements avec la loi mais où la Loi de Dieu persévère d’une façon directe ou indirecte, à rebours des lieux saturés de lois et purgés de la Loi, le brave Sal Paradise expérimente une catharsis opportune. Il ressaisit la valeur des petits boulots et leur hybridation avec l’alcool, les concubines éphémères et la rage d’écrire. Il réhabilite également les appâts occasionnels de la kleptomanie car cette pratique diminue certaines dépenses et permet de surcroît de se reposer de l’emprise néolibérale. En Californie, en ces «fantastiques confins de l’Amérique» (p. 121), toute stratégie de contournement du modèle hégémonique est la bienvenue, ne serait-ce déjà que pour éviter «le relent putassier d’une grande ville» (p. 121) comme Los Angeles, sorte de parabole tumorale qui compromet la monumentale aura thérapeutique de San Francisco. Et là, perché sur une colline du Golden State à l’instar d’un grandiloquent contemplateur issu de l’œuvre de Caspar David Friedrich, Sal Paradise avise «l’immense panse sauvage et la masse brute de [son] continent américain», avec la sensation d’avoir mis une distance providentielle entre lui et New York, entre lui et cette Sodome «sinistre, loufoque, [vomissant] son nuage de poussière et de vapeur brune» (p. 116).
Il va de soi qu’il ne faut pas faire abstraction non plus de l’espèce d’hypnose suscitée par la Californie et son large éventail de terres promises, mais qu’on le veuille ou non, sur ce terrain mythologique de son pays, Sal souffre moins de louvoyer avec le fric et le flou de ses perspectives. La Californie lui procure des «nuits brutales», des «nuits toutes remplies du gémissement des sirènes» (p. 125), d’étranges symphonies nocturnes où les tourments du jour disparaissent par exemple dans le giron d’une môme mexicaine qui l’admet définitivement à la gamme de l’instant présent. Dans les bras de cette amante ostracisée qui va par monts et par vaux afin d’échapper aux cyniques variétés de la ségrégation, dans le sillage de cette fiancée intempestive aux airs de temple maya, l’instabilité de Sal se convertit en stabilité temporaire. Avec elle, ce garçon à la poursuite de lui-même se corrige volontiers, adoucissant la table parfois binaire de ses catégories, nuançant des rapports de force qu’il avait jusqu’ici arbitrés avec fanatisme, s’apercevant notamment que Los Angeles, en sus d’être une garce, est aussi une «jungle», une folle Babel «foisonnante en solitude et en brutalité», alors que New York, malgré ses hivers sibériens, possède «une exaltation chaleureuse dans certaines de ses rues» (p. 126). C’est comme si l’amour venait rééquilibrer les idées quelquefois extravagantes de Sal, héritées des conceptions encore plus extravagantes de Dean, l’incitant à séparer le bon grain de l’ivraie et à ne pas être piégé par d’insidieux mécanismes de subordination amicale. D’ailleurs l’absence physique de Dean lors de ce premier trip est significative : Sal ne fait que courir après un Dean qui le devance à telle ou telle étape de leurs vœux de locomotion perpétuelle, Dean, ici, n’étant pour l’heure qu’une étoile filante que Sal s’évertue à traquer tout en procédant à des ajustements intéressants parmi les flots déchaînés de ses émotions. Ce que l’on augure en ce sens de la psyché de Sal, c’est, à coup sûr, un sérieux désir de sortir de ses gonds en vue de collectionner une somme d’expériences uniques, mais, d’un autre côté, il sait qu’il a un livre à écrire et que ce travail ne pourra pas s’accorder au diapason d’une épopée permanente et casse-cou. Autrement dit la lucidité de Sal compense l’aberration cérébrale de Dean et bien des fois durant les croisades affolantes de ce binôme, si celui-ci a pu fournir à celui-là les matériaux faramineux d’un livre gigantesque, celui-là aura tendu à celui-ci les perches pour ne pas qu’il sombre tout à fait dans les précipices de la mort prématurée (4). Ainsi faut-il probablement parler d’une amitié à la vie à la mort entre Kerouac et Cassady, d’une amitié aussi bien édificatrice que destructrice, d’un lien formidable vécu sur la surface ténue d’une corde raide où la moindre secousse pouvait provoquer le sommeil sans rêves ou le rêve d’une existence constamment sublimée.
Du reste, au soir de cette primo-virée californienne, au moment de repartir pour New York et de refermer la parenthèse de cette expédition inoubliable, Sal Paradise aura connu sur cet angle de l’échiquier national des cosmopolitismes ébouriffants, ceci au sein des villes et des vignobles qui ont imprégné l’imaginaire d’innombrables artistes. Il aura entre autres choses ruminé la philosophie du mañana (cf. p. 137), la doctrine qui s’appuie sur le soleil qu’il fera nécessairement demain, et il l’aura d’autant mieux ruminée qu’il l’aura méditée dans la chaleur amoureuse de sa dulcinée hispanique. Il aura peu à peu assimilé une confiance à l’égard du futur proche en dépit des difficultés du jour même, et, par voie de conséquence, il aura aussi appris à refondre les instances du proverbial et galvaudé Carpe Diem. Tout cela se sera incroyablement ordonné en synchronisant d’une part un quotidien de durs labeurs, d’autre part un quotidien de filles et de cuisine épicée, l’ensemble illustrant une sorte d’aménagement de projections paradisiaques et réprouvant toutes les circonstances malvenues d’un pessimisme de la faiblesse. C’est la raison pour laquelle Sal n’a jamais succombé au désespoir de la privation pendant ses scabreux itinéraires californiens. Il aura chaque fois surmonté la mélancolie et de la même manière évité le point de non-retour des disetteux toxicomaniaques. Et lorsque la bouche de l’abysse n’était pas loin de l’engloutir, un invisible levier se sera manifesté, une subvention divine aura surgi, comme ces grappes de raisin tombées d’un camion trop vivement passé sur un dos-d’âne et offrant à la terrible équation de la famine une admirable solution (cf. p. 138). Au fond, contrairement au touchant M. Micawber de Dickens qui ne cesse de croire qu’une opportunité finira par se présenter tout en accumulant des déconvenues avant de connaître ultimement un relatif succès (5), Sal Paradise ne parie pas vraiment sur la sollicitude de son époque, ni sur les dispositifs concrets d’insertion. Il mise plutôt sur les flexibles décrets d’un royaume où le trône suprême se verrait attitré à un dieu qui serait la combinaison de tous les dieux référencés ou merveilleusement extravagués. C’est là son bouclier, sa digue mentale, son réservoir d’infinité tandis qu’il est revenu à la ville dont on dit qu’elle ignore l’acte de dormir, prise continuellement dans les rets maléfiques d’un rush hour. À New York se produit «la démence absolue» et une «fantastique fanfaronnade», avec la complicité de «ses millions et ses millions de types se chamaillant pour un dollar, le cauchemar démentiel : empoigner, prendre, céder, soupirer, mourir, tout cela pour finir dans les ignobles cités funéraires qui se trouvent derrière Long Island City» (p. 153). Ici même gisent les dangereuses axiologies de l’argent, les préceptes de l’infâme bourgeoisie de l’usure, les bruyantes stridulations du libéralisme découlant du maudit clairon fêlé de l’Amérique prostituée.

La fureur de vivre avant que tout ne meure

Plus d’un an après que Sal a été pris d’assaut par l’inextinguible étincelle de la «route tutélaire» (p. 317), Dean réapparaît subitement, comme toujours ou presque, débarquant d’un point cardinal imprécis tel un astre du jour qui revendiquerait la turbulente anomalie de sa trajectoire. Lesté de «ses muscles crispés», Dean est «tendu vers la vie» (p. 163), typique de ces anciens taulards «implorant au seuil de la source de volupté, [affolés] par une lucidité absolument physique des origines de la béatitude vitale» (p. 187). On peut lire sur le corps de cet homme les stigmates d’une fontaine de jouvence depuis laquelle s’écoule des eaux d’une insondable antiquité, des eaux qui, une fois bues, décernent au buveur l’éternité spirituelle tout en l’astreignant à une inévitable brièveté temporelle. Il ne fait aucun doute que Dean Moriarty s’est immodérément abreuvé au bassin euphorique de la sempiternelle jeunesse, qu’il s’est soûlé de ces épanchements d’allégresse, et, dans cette lignée abusive, Sal Paradise a été un acolyte légèrement plus prudent mais pas moins transfiguré par ces breuvages exclusifs. L’un et l’autre ont bu de telles quantités de joie qu’ils ont dû précipitamment passer l’arme à gauche, mourir du monde de la prolifique tristesse pour se relever dans le monde des esprits, mourir des aboutissements profanateurs pour supposément retourner aux origines sacrées. Ce n’est pas un éloge de l’autodestruction ou du suicide, mais, si l’on veut, c’est l’évidence d’un échantillon rarissime d’hommes et de femmes dont la configuration intime s’avère incompatible avec un contexte humain où l’inhumanité progresse au détriment des radieux pilastres de l’humanité telle qu’elle a pu sortir de l’imagination de Dieu. On ne saurait en effet esquiver la pression de la nécessité libérale pendant plus de trois ou quatre décennies, et, en cela, Neal Cassady et Jack Kerouac ont été les parangons d’une profonde divergence avec l’identité d’une société qui s’est mise à faire une guerre acharnée au mystère primordial et à ses indomptables prospecteurs. Par la fulgurance de leurs orbites respectives, par la fugitivité de leur vie incarnée, ils ont été à des échelles inconcevables de l’intensité, du secret et de l’extase, outrepassant les explorations de leurs condisciples qui se nomment pourtant Allen Ginsberg (6), Gregory Corso, William Burroughs ou encore Lawrence Ferlinghetti. Aussi, lorsqu’on se demande ce qui a pu différencier Cassady et Kerouac de leurs homologues en vitalité, on aurait tort d’inspecter des hypothèses autres que le fait brut des épitaphes chiffrées et l’indiscutable netteté de leur témoignage. Il n’y a guère que Sal Paradise qui pouvait ressentir avec autant d’urgence les exhortations de Dean Moriarty, les immesurables implications de ses impératifs bitumeux, de sorte qu’au moment où Dean rapplique, de sorte que dès l’instant où cette «mouche» anthropomorphe le pique, il «[est] bon pour un nouveau galop sur la route» (p. 164), une nouvelle et indocile chevauchée, un nouvel élan de folie que beaucoup eussent refusé par crainte de ne pas en revenir. Les fièvres du voyage sont parfois répulsives et le départ imminent des deux compères ne sera pas exonéré de «la bruine» et de «la brume» (p. 189) qui rappellent symboliquement ô combien les rançons de l’aventure peuvent être hors de prix ou comminatoires.
À la faveur de cette excitation qui étreint ceux qui sont en partance, Dean signifie à Sal que «Dieu existe» et qu’ils ont «l’intuition du temps» (p. 171). Il se livre à une récusation des penchants rationalistes et il souscrit au fait que toutes les formes de prescience, tous les épisodes d’attouchement de la grâce, tous les vecteurs d’une perception transcendantale du Sauveur sont hermétiques aux pouvoirs de l’explication. Ici et maintenant, donc, par suite d’une indémêlable causalité, lui et Sal sont enveloppés d’une force colossale qui les justifie. Et en complément de ses péroraisons survoltées, Dean ajoute que ce sont les contrariétés de la vie qui creusent le sillon des saints, des sages, des favoris de la gloire véridique (cf. p. 172). Il défend un radical renversement des hiérarchies ordinaires pour leur substituer les hiérarchies extraordinaires où les damnés de la Terre se trouvent glorifiés. Ce discours n’a pas grand-chose d’original, avouons-le, mais il a le mérite de souligner l’adhésion de plus en plus flagrante de Dean au «mysticisme», sa participation accrue à une spiritualité hyperbolique «qui devait l’amener plus tard jusqu’à une étrange sainteté déguenillée à la W. C. Fields» (p. 172). Quant aux allusions concernant le temps et son intuition, elles sont multiples (cf. pp. 248 et 295) et elles se rapportent d’une façon sibylline à une dimension du temps éternel, à une modulation de la durée pure, à quelque chose qui défie la mesure et que les Grecs de jadis ont baptisé aiôn.
Kerouac1.JPGEn dépit toutefois de ces belles promesses et de cet arsenal de beaux enseignements, Sal connaît un passage à vide, une phase d’égarement, se faufilant parmi les débris de telle ou telle étoile, parmi les décombres galactiques de son ami Dean ou de sa petite amie Lucille, ne sachant plus où donner de la tête (cf. p. 178). Doit-il reprendre le taureau de la route par les cornes ou doit-il se cristalliser dans les repères tranquillisants du quotidien amoureux ? Son attitude vis-à-vis de Dean et de Lucille est celle d’un homme transitoirement perdu : «Je n’avais rien à offrir à personne que ma propre confusion» (p. 179). Il est émerveillé par l’idée de recommencer un long voyage vers l’Ouest, mais, simultanément, il est contraint d’attendre le versement de sa pension d’ancien combattant (cf. p. 183). Cela constitue un amas de pensées aigres-douces au sein duquel s’affrontent l’idéalisme de l’insoumission et le réalisme brutal des conditions matérielles requises pour se permettre d’escalader un pic d’indépendance effrontée. Sal n’est pas non plus insensible au jusqu’au-boutisme de Dean, aux risques encourus, et, par conséquent, nous sommes presque sûrs que les mots d’avertissement de leur copain Carlo Marx ont méchamment retenti dans son esprit tracassé : «Vous vous envolerez tous vers la Côte Ouest et reviendrez, titubant, à la recherche de votre tombeau» (p. 184). À vrai dire les frontières de la pulsion de vie sont poreuses et les excès de la vitalité sont toujours adjacents aux sombres territoires de la pulsion de mort. D’où les imprudences commises par Dean, toutes accomplies au nom de la liberté, toutes minimisées par la certitude que Dieu est là et qu’il prémunit ses cavaliers imprévoyants des obstacles qui pourraient les désarçonner à jamais. D’où ce paratonnerre que Dean semble personnifier à outrance, impavide et fier, persuadé que les foudres les plus violentes seront domestiquées par son aplomb. C’est d’ailleurs cette hardiesse pharaonique et ce sentiment d’invulnérabilité qui finiront par remporter les suffrages de Sal et qui le remettront en selle pour l’Ouest, cette fois en compagnie de Dean et non en suivant son ombre emblématique, afin de poursuivre l’inlassable investigation du dynamisme et la réfutation tout aussi inlassable de l’inertie. Ils ont pour projet de se dérober de New York, de se soustraire à cette «pédale glaciale» selon le lexique offensif de Dean (p. 189), avec, en ligne de mire, la brûlante Nouvelle-Orléans, icône de la «pure connaissance» (p. 190), matrice du jazz, torse bombé de la Louisiane où ils ont l’intention de retrouver l’inénarrable Old Bull Lee (7).
Aussitôt engagé sur la route qui descend au Sud, ce tandem d’enfants terribles «[voit] soudain tout le pays s’ouvrir pour [lui] comme une huître» et à l’intérieur de ce mollusque géographique séjourne la «perle» de l’Amérique (p. 195). Cette vision accentue l’impression de l’omniprésence divine ainsi que l’impression que toutes ces choses vues conspirent pour former un tableau à la fois sublime et structuré. La toute-puissance palpable de ces paysages induit un emballement de la sensation au même titre qu’elle sidère l’intelligence en lui faisant extrapoler une parfaite organisation des éléments à l’arrière-plan de ce spectacle naturel inouï. Puis La Nouvelle-Orléans joue un rôle de ponctuation cohérente au cœur de cette époustouflante mélodie. L’air de cette ville méridionale est comparé à des «foulards soyeux» (p. 198). On ose même lui octroyer des propriétés curatives en cela que Dean et Sal «[peuvent] humer le fleuve et réellement humer les gens et la vase et la mélasse et toutes sortes d’effluves tropicaux, les narines dépaysées en débarquant des glaces arides de l’hiver nordique» (p. 198). Là, en plein centre de ce chaudron subjuguant, ils jettent l’ancre dans le saugrenu ménage d’Old Bull Lee, professeur camé, druide insolite, martyr fascinant, homme aux mille vies et créateur patraque, cicérone rocambolesque sur les sentiers peu carrossables de la littérature, un genre d’éclaireur pour tous les futurs poètes et fauteurs de troubles qui émergeront du cerveau halluciné de Roberto Bolaño. Auprès donc de l’invraisemblable Old Bull Lee, Dean et Sal, enfin, goûtent à «l’étude des choses elles-mêmes dans les rues de la vie et dans la nuit» (p. 204). L’escale en Louisiane les inscrit d’office à l’académie de la singularité bien que le savant Old Bull Lee se questionne sur leur inclination à fendre les routes des États-Unis en long et en large (cf. p. 204). Même la patente bizarrerie de cet homme ne parvient pas tout à fait à se figurer les tenants et les aboutissants de ces courses démentes sur le macadam américain. Même le haut degré de poésie de ce marabout sudiste ne saurait comprendre l’étendue de ce qui frappe Dean et Sal lorsqu’ils arpentent «l’immensité de la vieille et sainte Amérique menacée de ruine» (p. 211). Eux seuls entraperçoivent la catastrophe en gestation, l’ampleur des crises qui succéderont à la crise de 1929, la date de péremption de la liberté (ne serait-ce que la liberté d’aller et venir), et eux seuls, en fin de compte, ont envie de tester un maximum de possibilités avant que l’impossibilité ne devienne lugubrement le daily lot de leurs compatriotes.
Aussi sont-ils sensibles voire hypersensibles à toutes les vues pittoresques surgissant au hasard de leurs pérégrinations, tel cet horizon de «citernes et de raffineries», par exemple, «se [profilant] comme [une ville] parmi les relents puants du pétrole» (p. 222). Ils accostent ici les berges mazoutées du Texas industriel qui ne sont pas sans nous remémorer les sanctions littéraires d’Upton Sinclair (8). Mais au-delà d’une critique légitime et sous-jacente de l’industrie qui colonise la richesse primitive du sol américain, ce qui attire Dean et Sal, ce qui les captive au premier chef, du moins éventuellement, ce sont les empreintes d’une polémologie énorme entre la royauté de la nature et le gouvernement des hommes, le signe d’une lutte entre deux grandeurs dont la concurrence millénaire produit un effet ahurissant sur ceux qui en prennent l’inexprimable mesure. C’est la collision de la roche et de l’acier, c’est une gigantomachie opposant le minéral séculaire à l’épée de la technique, c’est l’or noir sous sa gangue de pierre se voyant harcelé par les machines, c’est tout cela, peut-être à leur insu, qui stupéfie les nerfs les plus énigmatiques de nos deux pèlerins du mystère. Ce n’est donc pas tant le furoncle massif des puits de pétrole qui les émeut que la manière dont ces exploitations endossent un coefficient de majesté lorsqu’elles s’attaquent à la surhumaine majesté de la nature. La silhouette métallurgique des titanesques derricks, exaspérée par les éclaboussures de l’aube ou par les envoûtants aplats du crépuscule, rivalise de profondeur avec les arcanes de l’indicible création. Ce sont les dieux de métal des hommes qui veulent en remontrer au panthéon des vraies divinités. Sous ce rapport particulier, il est permis d’éluder provisoirement la barbarie des intentions commerciales, la navrante raison d’être du pétrole, pour discerner à la place de cela quelque chose de plus noble. Une fois n’est pas coutume, plutôt que de s’appesantir sur le versant irréprochablement capitaliste des machines qui ponctionnent la Terre avec une horrible efficacité, Dean et Sal, à l’orée du Texas pétrolifère, semblent formuler une interprétation différente de ces machines, préférant leur versant imparfait, dérisoire, tragique. C’est-à-dire que les machines perforatrices du Texas, si puissantes soient-elles au premier abord, n’en seront pas moins vaincues à brève échéance par les impénétrables machinations d’un démiurge qui préside au maintien de tous les espaces naturels. Or la bataille forcenée à laquelle l’espèce humaine s’adonne pour essayer de subsister un tant soit peu parmi ses fantasmes de domination, cette bataille-là, incontestablement, revêt une épaisseur dramatique qu’il est important de subodorer.
La plupart du temps, néanmoins, la dyade articulée par Dean Moriarty et Sal Paradise n’est pas aussi ambivalente qu’elle ne l’a laissé transparaître avec le charme équivoque des raffineries texanes. N’oublions pas qu’ils ont fui l’enfer du capitalisme archétypal et qu’ils ont fait de la route yankee une sorte de catharsis, comme si, à chacun des États visités, à chaque frontière administrative dépassée, ils progressaient d’une marche supplémentaire sur l’escalier du Purgatoire nord-américain. En outre, le Texas les pourvoit derechef d’une révélation éminente, lorsque, parvenus dans la partie la plus occidentale du Lone Star State, ils distinguent «les lointaines lumières d’El Paso et de Juarez, émaillant une immense vallée, si grande qu’on pouvait voir au même instant plusieurs trains haletant dans toutes les directions, comme si c’était la Vallée du Monde» (p. 227). Il y a là un point névralgique, une intersection de forces majeures, et la mise en exergue des trains, comme autant de globules circulant dans les veines du pays, renouvelle une image ferroviaire dont la paternité remonte à l’incontournable Thomas Wolfe (9). La proximité du Mexique infère aussi un souffle grandiose, une activité pneumatique venue de Juarez et de tout l’hallucinant Chihuahua, et même de tous les segments de cette ancestrale nation où ont été conservés les mondes d’antan, les prototypes de la vie nue, les sécrétions originelles de l’entendement de Dieu. Il n’existe pas meilleure courroie de transmission pour un tel jubilé automobile que cet entracte bariolé où le Mexique et les États-Unis s’enchevêtrent. Nourris par la meilleure part de l’Ancien et du Moderne, Dean et Sal sont ainsi parés aux prochaines étapes de leur odyssée, relancés à la fois par La Nouvelle-Orléans et par le Texas bigarré, prêts à se ruer sur la Californie dans une ambiance ressuscitée de ruée vers l’or.
Les derniers trésors de l’endurance leur ont été concédés pour empoigner les combes de San Joaquin, «rez-de-chaussée de la Californie en quelque sorte», «verdoyant et fascinant», aperçu depuis un «observatoire céleste» (p. 236) qui fait office de nid d’aigle pour ces nietzschéens-nés. Et ici commence «la Californie de Dean, pays délirant et suant, pays d’importance capitale», refuge des «amants solitaires, exilés et bizarres, [venant] se rassembler comme des oiseaux», patrie zénithale «où tout le monde, d’une manière ou d’une autre, ressemble aux acteurs de cinéma détraqués, beaux et décadents» (p. 237). Les fantasmagories d’Hollywood ne sont qu’à quelques encablures de cette faille spatio-temporelle que le véhicule de Dean et de Sal vient d’atteindre. Ces fantasmagories sont là-bas, dans la chaudière de Los Angeles où les tragédiens et les tragédiennes défoncés à la benzédrine sont en maraude, en quête de rôles pivots, et où les scénaristes mégalomanes se rêvent en duplicatas d’Herman Mankiewicz. Dès que l’on pose un pied en Californie, on est comme révoqué de tout le reste de l’Amérique, jeté dans un univers de cinéma, de chimères et de passions décuplées. Or que pourrait le cinéma pour Dean et Sal ? Est-ce que le mouvement cinématographique en tant que tel est une suffisante dunamis pour ce couple d’amis enragés ? Ils sont à eux-mêmes une cinétique plus vive que n’importe quel assortiment d’images énergiquement projetées sur une toile blanche. C’est pourquoi ils n’ont que faire des propositions aguichantes de la Cité des Anges. Ils bifurquent tout de suite vers San Francisco, et, subito, l’apparition de la ville les ensorcèle, telle une apparition flaubertienne opérant une éducation sentimentale. Ils sont transis par «la fabuleuse ville blanche de San Francisco sur ses onze collines mystiques et le Pacifique bleu» (p. 238), semblable à une Rome accentuée du Nouveau Monde. La rétine et le cœur de Sal sont davantage commotionnés par cette redécouverte de San Francisco eu égard à la présence de Dean. La charge spirituelle est doublée en comparaison de ce qu’elle était lors de la toute première irruption de Sal dans les rues et les avenues bosselées de cette inimitable métropole.
Mais la lune de miel n’est que de courte durée si l’on ose dire, car Dean, repris par son «insociable sociabilité» (10), fausse égoïstement compagnie à Sal pour aller retrouver Camille, l’une des femmes que son affection névrosée a élues (cf. pp. 239-241). En rade avec Marylou, une autre muse de Dean, le malheureux Sal doit écumer les contrées interlopes de la City by the Bay pour dénicher sans délai de quoi dormir. Tout à coup le caractère de Dean lui saute aux yeux et anéantit la confiance qu’il avait en cet oracle de l’exultation (cf. p. 241). Le climat est aux désillusions et la neurasthénie s’empare de Sal. De mauvais présages l’oppressent. Son vague à l’âme accouche d’une lourde pénombre cauchemardesque où Satan s’est transformé en serpent cryptique, en reptile qui attend son heure, résolu à faire surface pour annihiler la vie sous toutes ses coutures (cf. p. 242). Mais ce spectre ophidien est assez vite tempéré par l’avènement du vénérable «docteur Sax» (11), par l’intervention de ce messie qui viendra à bout de l’affreuse créature «grâce à des herbes secrètes qu’il est en train de cuisiner en ce moment même, dans sa tanière souterraine, quelque part en Amérique» (p. 242). Il précise encore à Marylou, son interlocutrice effarée, «que le serpent n’est qu’une baudruche remplie de colombes» et qu’à la seconde où il «mourra, de grands nuages de semences de colombes grises voltigeront dans l’air et porteront des nouvelles de paix au monde entier» (p. 242). Ce n’est pas là un optimisme malingre qui se serait extirpé d’un banal individu rentré d’une mission de reconnaissance sous le tropique des tautologies. Ce sont plutôt les linéaments d’une imminente expérience de l’Appartenance, d’une syncope d’exception (cf. pp. 243-4), d’un indescriptible ravissement pendant lequel Sal Paradise va traverser «des fluctuations de naissances et de morts», dévalant «une béatitude douce» (p. 244), ajointé au rythme quasiment indéchiffrable de la musique des dieux. Seule une cognizione del dolore aussi intense que celle de Gadda pouvait l’acheminer à l’antagonique cognizione della delizia. Seul un putatif coup de poignard dans le dos asséné par Dean pouvait l’aiguiller vers cette unique solitude où s’est dévoilée une plénitude à nulle autre pareille. On est en 1949, le deuxième road trip de Sal touche à sa fin, son âme est pleine de sa récente lévitation, trop pleine peut-être, et quoique Dean revienne comme une fleur en pronostiquant de nouvelles ivresses, il est décidé à se retirer du démentiel entrecuisse de la Californie pour réintégrer la modération de New York et son soi-disant puritanisme. L’interlude sera bref toutefois car les paroxysmes connus avec et grâce à Dean Moriarty ne peuvent être longtemps répudiés.

Franchir le Rio Grande et voir ce que les hommes – parfois – ont cru voir

Plusieurs mois d’un silence indifférent ou inamical s’enchaînent, des mois durant lesquels Sal Paradise aura travaillé et postulé victorieusement puisqu’un éditeur a accepté l’un de ses manuscrits (cf. p. 265). Sal a renoué avec la rationalisation de son écriture, avec le calme inhérent à toute entreprise créatrice louchant sur un avenir substantiel, pour autant bien sûr que l’on sache nuancer les notions de planification et de tranquillité à l’égard d’un profil aussi versatile, aussi dipsomane, aussi enclin à la rupture d’un quelconque continuum. De retour au bercail et nonobstant la précarité de son jeune âge, il a probablement bénéficié des conditions réitérées de sérénité pour améliorer son texte tout en ruminant l’objet de ses fantaisies avec Dean. On peut même se demander si rétrospectivement il n’a pas réagi avec un excès cabotin aux pseudo-trahisons de Dean. Cela pose l’hypothèse d’un alibi que son inconscient aurait fomenté pour mettre un terme à sa deuxième épopée sur la route et pour amorcer un avantageux repli à New York. Prolonger le séjour avec Dean eût été contre-productif artistiquement. Non pas que nous souhaitions faire ici un procès malvenu à Sal Paradise en lui reprochant ce qu’il semblait reprocher à Dean Moriarty, à savoir une conception boiteuse de l’amitié, mais il suffit de comparer les bibliographies respectives de Jack Kerouac et de Neal Cassady pour se rendre compte que l’un des deux était potentiellement plus introduit que l’autre dans la carrière de la littérature. On ne peut du reste faire l’économie de la caricature que Jack Kerouac était parfois devenu, de cette parodie d’écrivain populaire qu’il pouvait incarner à son corps défendant, tiraillé entre son génie propre et les tentations d’une époque qui nuisaient à sa génialité intrinsèque. De telle sorte que l’éparpillement manifeste de Dean Moriarty renfermait peut-être une architectonique très unifiée tandis que Sal Paradise, souvent considéré comme le garde-fou de Dean, cachait possiblement une arrière-boutique très dérangée, surpeuplée de monstres et de démons, de doubles maléfiques et angéliques, d’entités aussi copieusement nébuleuses que le fameux docteur Sax.
Cela étant dit, Sal, de lui-même, remet les voiles après cet intermède new-yorkais et rejoint Denver, la délurée Denver où Dean a thésaurisé tant de faits d’armes. Isolé au pied des Rocheuses impassibles, il s’apitoie sur son sort, il se dénigre, s’estimant incongru dans cette ville qui regorge de bons vivants (cf. p. 256). Il est accablé par ces «parages de misère» (p. 256) qu’il n’arrive pas à rendre réversibles comme les autres le font si aisément. Naturellement Dean lui manque, Marylou aussi, et son errance se poursuit dans «la Nuit de Denver» (p. 257), dans l’abyssale déréliction de ce Colorado sans pitié. Puis, sans prévenir, «la joie de vivre» (p. 257) lui apparaît brusquement par le biais de tous ces farfelus, de tous ces nègres et de tous ces marginaux qui ont atterri à Denver comme les déjections préhistoriques d’un glacier limitrophe, et la joie, la trépidante et féroce joie, s’affirme à l’instar d’une abolition du «désenchantement», des «angoisses blanches» des cadres supérieurs et de «toute la séquelle» (p. 257) supportée par les Atlas et les Sisyphe du déclassement. Cette électrisante apocalypse le rétablit de son spleen et le transporte illico à San Francisco, «[au bout] du continent et à la fin de l’angoisse» (p. 286), dans le double-fond d’un chapeau de magicien où même «la bouffonnerie» (p. 286) d’un écrivain qui sustente la bête de sa morosité disparaît. Et inévitablement les liens amicaux de Dean et de Sal rebondissent et se fortifient, d’autant que Sal ne peut nier que Dean n’a cessé de penser à lui (cf. p. 269), ce qui, soit dit en passant, confirme la thèse d’un Sal Paradise moins innocent qu’il n’en a l’air à côté d’un trop commode bouc-émissaire. D’ailleurs Sal ne rechigne pas à s’avouer «lamentable» (p. 269), à rougir également, à sentir la marée montante d’une «sollicitude soudaine pour cet homme [Dean] qui avait des années de moins que [lui], cinq ans, et dont le destin s’était emmêlé au [sien] au cours des récentes années» (p. 269).
Moyennant ce rabibochage qui assurément n’en est un que pour Sal, les deux complices de la route ne peuvent résister à la perspective de rouler de nouveau. Ils envisagent de rebrousser chemin jusqu’à New York (cf. p. 291), de boucler la boucle en somme, d’amender leurs vieilles rengaines en tombant d’accord sur le fait qu’un eldorado est susceptible d’éclore même en mettant le cap à l’Est (going eastward). La rampe de lancement de ce rapatriement à l’Est s’inscrit de surcroît dans l’enthousiasme des musiciens de jazz. Dean et Sal vont s’enivrer de cette musique où la virtuosité ne bourgeonne que dans les sauts périlleux de l’impromptu, lorsque les jazzmen, déjà bien convulsifs, se hasardent à chercher ou à braver le it, la «chose» (p. 280), cette espèce de sonorité totémique de la transe qui non seulement détend tous les nœuds coulants de nos vies, mais, aussi, paraît nous faire entendre une paraphrase des symphonies divines à l’écoute desquelles nous nous approchons de l’énigme de la naissance du monde. Ce sont ces concerts édifiants qui préparent la réhabilitation de l’Est (cf. pp. 292-3 et 292), qui suppriment les dualités illégitimes, qui réconcilient Dean et Sal avec l’unité approfondie des États-Unis. Le jazz les informe d’un beat suréminent qui va parachever les commandements plastiques de la Beat Generation et les hisser du beaten de la déconfiture à la beatitudeness des invaincus. La tutelle sacrée de ces orchestres leur fait voir la route comme une extension de ces folles et inspirantes partitions. Et la route est elle-même tellement extensible qu’elle doit pouvoir «mener dans le monde entier» (p. 326), dans toutes les anfractuosités du Secret, dans toutes les Intrigues du vivant, peut-être jusqu’aux lions d’Éthiopie dont les yeux eurent la chance de voir le vaticinant Rimbaud. Nul ne doute en outre que cette conquête de l’extériorité fonctionne par analogie avec une conquête de l’intériorité : plus la route défile, plus le monde extérieur grandit, plus notre monde intérieur grandit aussi, plus il s’engage sur des sentiers qui nous aident à mieux saisir le γνῶθι σεαυτόν du temple d’Apollon à Delphes («Connais-toi toi-même»).
Reste que ce parcours de transparence à soi-même se réalise à la façon de Dean, en l’occurrence à tombeau ouvert, avec un sens inné de la vitesse et avec une résilience qui lui permet de rouler tant et plus, jour et nuit (cf. pp. 297-9, 331-2, 334-5). Dean est une âme pour toutes les voitures, un esprit directeur pour toutes les matières roulantes et fusantes. Il donne l’impression aux passagers de ses bolides ou de ses tacots que rien ne peut leur arriver du moment qu’il est assis au volant. Avec lui, on chavire vivement d’un paysage à un autre, et, partant, sur ce trajet digéré à fond de train, l’Ouest s’évanouit le temps d’avoir cligné de l’œil, puis l’Est se ranime tout aussi abruptement en dictant ses spécificités : «l’Ouest grandiose et sec était consommé et révolu», à savoir que les choses «commençaient à ressembler aux douces lignes molles des paysages de l’Est» (p. 334). Puis en un instant New York est là, véhémente et altière, «grandiose cité terminus de l’Amérique» où à l’aube, à Manhattan, «des ouvriers [défoncent] le macadam car New York ne se repose jamais» (p. 348). Dans cette cité anti-dortoir, Dean «[est] tout aussi agité, extatique et véloce que jamais» (p. 350), la cadence new-yorkaise étant possiblement plus adéquate pour cet insomniaque et ce galérien, pour cet homme encore très jeune, fauché, en quarantaine de toute société normale, sécessionniste de toutes les unions profanes, rebelle et paternel de «quatre rejetons» (p. 350) conçus avec des femmes disséminées sur tout le territoire américain. En cela, il est plus que tout fidèle aux titubations existentielles de son père, aux oscillations de ce clochard précurseur, aux circuits stochastiques de cet homme introuvable que Dean se plaît de temps en temps à pourchasser comme on pourchasserait une créature de légende, une créature errante, aberrante même, dormant dans des gouffres inaccessibles ou sous des lunes qui incitent à la lycanthropie.
Il n’empêche que la force de New York freine la force de Dean car celui-ci a fini par emménager avec une certaine Inez de laquelle il attend son cinquième enfant. Dans l’intervalle Sal a gagné un peu d’argent avec son roman et c’est lui qui mûrit le projet de retourner sur la route. Et Dean ne rate pas l’occasion de clarifier cette initiative d’oiseau migrateur invétéré : «Quelle est ta route, mon pote ? C’est la route du saint, la route du fou, la route d’arc-en-ciel, la route idiote, n’importe quelle route» (p. 356). Parlant aussi bien de lui que de son ami, Dean établit à brûle-pourpoint la consécration du «poème incessant» (p. 362) de la route, l’étourdissement d’une Chaussée des Géants goudronnée fendant un espace interminable et qui confère au sentiment océanique exprimé par Romain Rolland. Il n’est d’ailleurs guère surprenant que cette rhapsodie du trimard se fixe cette fois-ci la stupéfiante Mexico pour ligne d’arrivée. Ce que Sal Paradise présume en choisissant cette destination, ce sont les flux d’une respiration cosmique encore plus prononcée, les occultes tremblements pneumatiques émanant de l’abîme – ou des confins – où toute vie commence, les signes annonciateurs d’un éden tantôt présupposé, les symptômes d’un sanctuaire olympien qui se situerait par-delà les bornes méridionales du Texas, par-delà les remous du Rio Grande. Ce qu’il présume ainsi, ce sont, par surcroît, les illuminés poétiques du Mexico DF de Roberto Bolaño et les cryptes bouleversantes de Malcolm Lowry, les dédales souterrains mais paradoxalement aériens au fond desquels le Consul de Sous le volcan est allé puiser une épineuse rédemption en même temps que les traces du mystère. Là-bas, au Mexique miraculeux, une magie blanche semble être en mesure d’atténuer les conséquences de la magie noire qui s’est emparée pour une large partie des États-Unis. Derrière la pesante matière du capitalisme sorti de la cuisse gangrenée de l’Occident, le Mexique fait figure de promoteur d’une antimatière inexploitable, d’une amplitude éthérique où peuvent baguenauder tous les rêveurs de ce monde presque perdu.
Mais avant d’aller au-devant de cette percée mexicaine qui promet la catabase et l’anabase tout à la fois, une halte à Denver s’impose, Denver étant la compulsory figure de toutes les virées exorbitantes de Sal Paradise (cf. p. 364). Il y remet le couvert du délire bachique et il apprend que Dean va finalement se radiner dans la Mile-High City. Sal comprend alors que «Dean [est] de nouveau saisi de folie», qu’il s’est recomposé en «Ange de Feu, frissonnant, effroyable», lancé sur le goudron «comme un nuage, à une vitesse énorme» (p. 366). Il sait que Dean va «fondre sur [lui]» comme un «Voyageur au Suaire» et qu’il a laissé dans son dos de père et de fiancé intermittent des «ruines carbonisées» (p. 366). Décidément «tout [est] cuit, les carottes et le reste», les vœux d’installation, les amours assagies, les gages de discipline, tout a volé en éclats dès que les plans sur la comète de Sal ont pris forme et ont réveillé les prédispositions migratrices de Dean. Désormais la survenue de ce «Gargantua» (p. 367) devient inexorable et il faudra consentir à ce que le voyage au Mexique se dote d’une exceptionnelle et téméraire vigueur. Telles sont les suffocantes clauses d’une amitié qui surpasse les clauses exigeantes de l’amour (12). Un avant-goût en est fourni à l’hôtel Windsor de Denver où Dean tombe dans d’inégalables pâmoisons éthyliques, «[enlaçant] des repris de justice et [criant] avec eux au milieu du vacarme» (p. 373). D’autres prémices de ce voyage monstrueux sont apportées quand un hanneton innommé de toute entomologie pique le bras de Stan Shephard, le troisième larron embarqué dans la cavale hystérique de Dean (cf. p. 379). Ce sont «de sinistres et funestes auspices» (p. 379), des amalgames de vie et de mort provenant d’un «étrange insecte exotique et malsain [surgi] de secrètes putréfactions et [dardant] la peur» (p. 379) dans les âmes de ces chevaliers donquichottesques. On se rappelle donc qu’il existe des voyages sans retour et que les moments of madness de Dean sont autant de provocations à l’égard de la finitude, des sortes de «ni avec toi, ni sans toi» adressés impudemment à la Fossoyeuse.
Les coulisses du Mexique se redécouvrent lors de la traversée nord-sud de l’État du Texas, qui n’est, à la clarté lunaire, qu’un océan d’épis (cf. p. 381), et qui, au soleil, étale ses «déserts abyssaux» (p. 381). Une sensation d’implacabilité submerge quiconque s’enhardit à sillonner le Texas car «le Texas est irréfutable» (p. 382), souverain, prépondérant. C’est un argument d’autorité des US of A et le centre mystérieux d’une tectonique où afflue le Rio Grande, «fleuve capiteux» (p. 386) dérivant des Rocheuses et coulant placidement jusqu’au Golfe du Mexique, non sans «creuser d’immenses vallées pour aller mêler ses ardeurs aux boues du Mississippi» (p. 386). Ce carrefour de puissances en dit long sur les particularités de cet endroit, sur les attributs si sauvages du Texas et de ses environs, sur l’intuition de vivre ici une archaïsation de tous les sens, d’entrer dans un régime totalement neuf de la perception. Les espérances pour le Mexique ne peuvent alors que damer le pion à celles de la Californie, et, d’ailleurs, aussitôt le premier pueblo atteint, les trois baroudeurs américains se croient délocalisés à «Lhassa la Sainte» (p. 387). Ce qui contraste en outre avec les États-Unis, c’est que le pays de Pancho Villa ne contient aucune fraction de bureaucratie (cf. p. 389), aucune chance de négocier avec des méthodologies de fonctionnaires dévitalisés. Le Mexique ne pratique pas non plus les modalités de la «suspicion» (p. 393) parce qu’il est lui-même au-dessus de tout soupçon (du moins dans l’œil ébahi de Sal Paradise). Il règne dans ce secteur du monde une sidérante version de l’innocence, une vertu d’autrefois, une manière de fonder un peuple indépendant tout en valorisant chez tous les individus ce qu’ils ont de plus aristocratique. Alors que l’Amérique du Nord se dégrade dans le capitalisme où les vicieux sont en haut et où les vertueux sont en bas, le Mexique, a contrario, engendre des vieux qui ont des allures «de drogués et de mages d’Orient» (p. 393). Dans ce Mexique idéalisé à satiété, les gens n’en demeurent pas moins beaucoup plus autochtones qu’aux États-Unis, en ce sens qu’ils sont davantage enracinés, davantage accordés aux filiations fondamentales (cf. p. 390). Aussi leur mambo ne peut-il être qu’un aïeul du jazz, une musique exaltante, «la musique même qu’on imagine entendre au dernier jour du monde et à la Résurrection» (p. 405).
Et plus le triumvirat régenté par Dean se dirige vers Mexico, plus il obtient les solides garanties de ses premières impressions. Sur cette route diablement mythique où Antonin Artaud a dû ourdir des vers mirifiques, ils passent par des hauteurs captivantes, et, depuis leurs promontoires privilégiés, ils embrassent d’un seul regard «le Moctezuma», cette eau purificatrice, «fil d’or ténu sur le tapis vert de la jungle» (p. 422). Ici la vie «[est] dense, sombre, ancienne» (p. 422), superlativement archaïsée, à contre-courant des volontés contemporaines et des cultes du progrès. Au détour d’un énième col de montagne, le jaillissement de Mexico ne brise pas la cohérence de cette vie si proche du centre de gravité définitif où le magnétisme du divin se ressent avec une rare intensité. La ciudad gigantesca, plus bas, «[s’étale] dans son cratère volcanique» (p. 422) et se pare d’une myriade de connotations archaïsantes. Elle est «grandiose», «ultime», «sauvage et sans inhibitions» (p. 425-6). Elle est un mode de donation de la vie qui renverse l’ordre capitaliste artificialisant et qui restaure un ordre juste sanctificateur. Elle suscite un tel ébranlement de l’existence que Sal en est vite malade et que le voyage s’interrompt brutalement. On en déduit que Sal ne pouvait pas stationner trop longtemps dans ce noyau palpitant du Mexique. Un américanisme résiduel l’a peut-être détrôné de ce lieu où il n’aurait pas pu survivre aux démentis de la nature mexicaine. Tant et si bien que Sal a diligemment regagné New York, qu’il s’est rangé avec une fille prénommée Laura (cf. pp. 436-7), mûr pour continuer son labeur d’écrivain et pour transcrire dans son œuvre les illuminations recueillies au Mexique. Quant à son camarade Dean Moriarty, il l’a suivi dans son auto-extradition du Mexique, revenu aux États-Unis afin de «retrouver ses épouses et ses peines», afin de ravitailler «la complication impossible de sa vie» (p. 427). Aurait-il pu rallonger ses cavalcades à Mexico sachant qu’il n’était pas malade ? Un élément de réponse nous est donné par la mort étrange de Neal Cassady en 1968, à San Miguel de Allende, au cœur du Mexique imbattable. Il se pourrait donc que le Mexique fût à la fois la bénédiction et la malédiction de Sal Paradise et de Dean Moriarty, l’aveu et le désaveu d’une génération américaine qui voulait tellement s’émanciper qu’elle n’a pas toujours su admettre qu’il y avait en elle d’invincibles attaches, d’indénouable nodosités qui la ramenaient d’un côté du Rio Grande plutôt que d’un autre. Mais quoi qu’il en soit de ces limites, Dean et Sal auront été les dignes héritiers des pionniers, les audacieux terrassiers des remparts de l’idéologie bourgeoise et les infatigables assaillants de la liberté.

Notes
(1) La médiatisation n’a pas toujours été favorable pour l’image de Jack Kerouac. Il s’est quelquefois donné en spectacle et cela a pu entretenir certaines versions caricaturales de ce qu’il pouvait être ab ovo.
(2) Jack Kerouac, Sur la route (Gallimard, coll. Folio, 2021). Traduction (parfois audacieuse) de Jacques Houbart pour l’édition française originale de 1960. Cette traduction a fait l’objet de nombreux commentaires péjoratifs mais il n’en reste pas moins qu’elle s’efforce de restituer la poésie particulière de Kerouac. Enfin le traducteur lui-même n’a jamais cherché à esquiver les critiques puisqu’il s’est défini comme un «entremetteur poétique» du texte et non comme un interprète parfait, ce qui justifie bon nombre de ses licences. Sa liberté avec la langue libre de Kerouac nous paraît en ce sens parfaitement recevable.
(3) On pense notamment à quelques passages mémorables du Temps et le Fleuve.
(4) Toutes proportions gardées puisque Neal Cassady vivra quarante-deux ans (1926-1968) et Jack Kerouac guère plus (1922-1969).
(5) Cf. Charles Dickens, David Copperfield.
(6) Notons que Ginsberg est appelé Carlo Marx dans le roman. Et notons encore que Carlo se montre assez réservé – pour ne pas dire sévère – à propos des fuites en avant de Dean et de tous ceux qui sont prêts à le suivre aveuglément (cf. pp. 184-5).
(7) Qui n’est autre que William Burroughs.
(8) Cf. Upton Sinclair, Pétrole !
(9) Les historiens de la littérature n’ont d’ailleurs pas manqué de tracer des équivalences entre le style de Wolfe et le style de Kerouac dès la publication de son premier roman en 1950 (The Town and the CityAvant la route en publication française dans une belle traduction de Daniel Poliquin).
(10) Cf. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique.
(11) On peut considérer que le docteur Sax, dans l’œuvre de Kerouac, tient lieu d’un alter ego fictif de l’auteur, d’un alliage d’automédication fantasque, de peurs refoulées et de saxophone interne ayant la capacité d’engendrer les sons précieux de la béatitude.
(12) On pourrait faire un détour (peu utile en vérité) sur les ambiguïtés sexuelles qui ont été recensées pour évaluer les relations de Jack Kerouac avec Neal Cassady. On se contentera seulement de noter que Dean n’est pas l’ami superficiel que Sal a quelquefois été tenté de condamner. En effet, on se souvient que Sal, lors de son premier voyage, n’a pas rejoint Dean alors qu’il savait plus ou moins où le trouver. Certes Dean est un individu frénétique et imprévisible, mais il n’est pas introuvable comme peut l’être son propre père (cf. p. 437). Aussi faut-il créditer l’amitié phénoménale de Dean lorsqu’il prend la route depuis New York et qu’il traverse plus de la moitié du pays pour rallier Denver. Quelque chose dans son geste n’a pas laissé planer le moindre doute dans l’esprit de Sal. Ce dernier était certain que Dean allait venir à Denver en un temps record. Or, à l’inverse, Dean aurait-il pu être aussi convaincu si Sal lui avait notifié un rendez-vous du même acabit ?