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11/07/2023
Là-bas de Joris-Karl Huysmans

«Et les litanies du rut s'élevèrent dans le vent salé des abattoirs.»
Point n'est donc besoin de préciser que le premier de ces mouvements était d'ores et déjà fort bien engagé au moment où Huysmans fit paraître son enquête sur le satanisme au travers des âges, car les romantiques, Victor Hugo avec l'énergie de bœuf plus que de taureau républicain qu'on lui connaît, mais aussi Edgar Quinet dans ses poèmes en prose ou encore le Hongrois Emeric Madach dans l'oubliée Tragédie de l'Homme, affirmèrent, sans contestation possible puisque cela eût équivalu à critiquer, voire rejeter la doctrine triomphaliste du Progrès, la fin de Satan.
Je ne sais d'ailleurs pas si l'on a suffisamment remarqué que l'étiolement de la figure majestueuse du Satan miltonien s'accompagnait, dans Là-bas, de la dégénérescence de l'art, mais aussi des mœurs, Huysmans ne cessant jamais véritablement de critiquer la bêtise, à front de mufle ou de veau, de la lamentable «queue de siècle» (p. 46) où il a vécu, une époque déjà très démocratiquement sotte et creuse, obsédée par l'Argent ayant pris la place de Dieu (cf. p. 43), plus rien ne restant debout, par exemple, «dans les lettres en désarroi» (p. 37), et puisque, décidément, «nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que j'appellerais volontiers le cloportisme» (p. 34). Durtal ira même jusqu'à affirmer, tournant résolument le dos au masque grimaçant du perfectionnement technique portée aux nues urbi et orbi, que «la société n'a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent du Moyen Âge» (p. 128), la race elle-même s'étant modifiée puisqu'elle a «réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, [et] les a remplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre» (p. 129). Nul doute que, s'il avait désiré gonfler un peu plus à l'hélium son interminable essai sur les antimodernes, Antoine Compagnon eût songé à y intégrer Huysmans et qui sait, ainsi, gagner quelques mois
Il serait bien évidemment possible de montrer que Là-bas ne se réfugie dans le satanisme, et encore, celui, viril et impie, mais surtout criminel, tel que le pratiqua Gilles de Rais jusqu'à l'épuisement qu'à seule fin, dirait-on, de montrer à l'époque où vit Durtal ses extraordinaires mépris et haine, que rien ne semble devoir apaiser ni rédimer, y compris l'attente, apocalyptique, d'un Âge d'or, d'un Royaume aussi élevé que le monde moderne est boueux et dévoré par le prurit insupportable de la névrose, Durtal détestant son présent, mais, surtout, annonçant notre époque aux toutes dernières lignes du roman, lorsqu'il éructe, pour couvrir les «longs cris» saluant la victoire de Boulanger (cf. p. 281), «Mon Dieu ! quelles trombes d'ordures soufflent à l'horizon !» (p. 282).
Cette détestation du siècle imprègne de sa bile tout le roman, s'il s'agit de vouer aux gémonies les Français contemporains, tout entiers absorbés, dirait-on, par le culte du Progrès, que Huysmans, honnissant la IIIe République qui «lui apparaît comme une médiocratie bourgeoise qui met à mal la transcendance religieuse et conforte un peu plus la victoire avancée du matérialisme et du mercantilisme» selon Jérôme Solal (in Gilles de Rais. La sorcellerie en Poitou, Jérôme Millon, Grenoble, 2019, p. 7), caractérise d'un mot puissant, lorsqu'il écrit de lui qu'il est «l'hypocrisie qui raffine les vices !» (p. 264), alors que «le vieux Ciel divague sur une terre épuisée et qui radote» (p. 265) et que, puisque la fin de la France peut être datée du «jour où les grandes sciences du Moyen Âge ont sombré dans l'indifférence systématique et hostile d'un peuple impie», «il ne nous reste plus maintenant qu'à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d'une Société qui, tour à tour, rigole et grogne» (p. 280).


Dans notre roman, le personnage de Gilles de Rais est bien évidemment indissociable de celui de la Pucelle, l'un et l'autre représentant des «tendances extrêmes» (p. 123), moins contraires que secrètement complémentaires à moins, nous disent les hérésiarques et les demi-mondaines comme Hyacinthe Chantelouve qui suivent leurs pratiques visant, somme toute, à une «spiritualisation du péché» (5), ainsi, bien sûr, que Huysmans lui-même qui bien trop de fois pour qu'on ne puisse pas le soupçonner d'être profondément fasciné par ces matières (6), leur donne la parole, à moins donc qu'il ne s'agisse de la même réalité invisible se donnant sous des dehors profondément antagonistes mais irrécusablement, paradoxalement, monstrueusement indissociables.
Car c'est une évidence : tout, dans Là-bas, est réversibilité ou plutôt, circulation, «transmission» (p. 226) permanente des sorts et des contre-sorts, illustrant aussi bien «la loi des contresignes» (p. 253) qui suppose, on s'en doute, des signes, chaque pierre correspondant ainsi à «une espèce de maladie et aussi à un genre de péché» (p. 273), que le «sacrifice de gloire de Melchissédec» (p. 254), gémellité profonde des mystiques de Satan et des mystiques de Dieu : «Le culte du Démon n'est pas plus insane que celui de Dieu; l'un purule et l'autre resplendit, voilà tout» et «les affiliés du Satanisme sont des mystiques d'un ordre immonde, mais ce sont des mystiques» (p. 237). De la même manière, le satanisme moderne poursuit les efforts, du moins tente de le faire car il n'a plus de force réelle, du satanisme, le vrai, le fort, le sublime dans son âpreté fanatique même, du Moyen Âge, Durtal comprenant qu'il a dû s'occuper de Gilles de Rais et du «Diabolisme au Moyen Âge, pour que le Diabolisme contemporain [lui] fût montré» (p. 236), même si, nous l'avons dit, Satan n'opère plus en personne (cf. p. 237) lorsqu'il s'agit de célébrer une messe noire ! Nous ne sommes même pas étonnés, à un tel degré de mise en abyme et de réseau de correspondances, de constater cette perpétuelle circulation entre les signes contraires au sein du même personnage, Gilles de Rais bien sûr qui est, nous dit Huysmans, «tout en volte-face d'excès, celui-là !» puisque l'on découvre, «à contempler le panorama de sa vie», «en face de chacun de ses vices une vertu qui le contredit», même si, se désole Durtal pour des raisons que l'on devine, avant tout, être d'ordre littéraire, qu'«aucune route visible ne les rejoint» (p. 210), petite déception qui nous donne non seulement la clé de ce roman mais celle, plus certainement, de l'ensemble ou peu s'en faut des textes qu'a écrit Huysmans (7).

J'ai parlé, plus haut, d'un mouvement de spiritualisation du Démon, dont la grande figure, pourtant absente, constitue comme le disque d'accrétion attirant les différents personnages de Là-bas; nous pourrions une fois encore rapprocher Huysmans de Bernanos en faisant remarquer la modernité du personnage de Gilles de Rais, qui ne parvient pas à toucher l'au-delà du Mal, comme Monsieur Ouine mais qui pourtant, à la différence de l'ancien professeur de langues vivantes, sera rédimé : «Mais si l'au-delà du Bien, si le là-bas de l'Amour est accessible à certaines âmes, l'au-delà du Mal ne s'atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le Maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c'en était fait; les limites de l'imagination humaine prenaient fin; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le Malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui» (p. 169), enseignement que Bernanos ramassera en une phrase en déclarant que le diable est l'ami qui jamais ne reste jusqu'à la fin, comme si l'élu du Mal, ne cessant de descendre «la spirale du péché jusqu'à sa dernière marche» (p. 165) et même, précise Durtal, «entra[nt] de plain-pied dans la dernière ténèbre du Mal» (p. 169), ne pouvait qu'être condamné à la déception, voir et entendre, comme le héros du Démon de Hubert Selby Jr, l'affreux ricanement lui signifiant l'ultime duperie.
S'il est décidément impossible d'atteindre l'au-delà du Mal, s'il est tout de même assez paradoxal de voir en Gille de Rais un contre-Christ (9), il va tout de même falloir lui préférer celui du Bien, en inversant le sens de la progression, non plus vers le bas mais vers le haut; c'est évidemment ce que fera Huysmans avec Là-haut où Durtal, encore lui, entreprendra des recherches sur Lydwine de Schiedam comme il les avait entreprises sur le compagnon de Jeanne d'Arc, Gilles et Lydwine, ainsi que l'écrit Jérôme Solal, formant une «unité jusqu'au-boutiste de la douleur» (10).
Notes
(2) Marcel Thomas, L'abbé Boullan et l'Œuvre de la Réparation, in revue La Tour Saint-Jacques, mai-juin 1957, numéro spécial sur J.-K. Huysmans, pp. 72-90.

(4) Marcel Thomas écrit, dans l'article cité que, «lorsqu'elle est comprise de façon normale, c'est là une pratique tout à fait orthodoxe et qu'encouragèrent maintes fois les hautes autorités ecclésiastiques : elle trouve en effet sa justification théologique dans les grands dogmes de la Rédemption et de la Communion des saints, puisqu'il s'agit, pour les fidèles qui s'y consacrent, d'offrir à Dieu, à titre de «satisfaction» ou de «réparation», soit des prières spéciales, soit des souffrances physiques ou morales chrétiennement acceptées, ou même sollicitées, de manière à compenser ainsi dans une certaine mesure les offenses continuellement faites à la majesté divine par les pécheurs non repentis» (p. 76). La citation de Boullan est extraite de la page 85 de ce même article. Cette pseudo-doctrine s'inspire très probablement du dogme de la «réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables» tel que Joseph de Maistre l'a popularisé dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, plus particulièrement au neuvième entretien, où il écrit que : «Les hommes n'ont jamais douté que l'innocence ne pût satisfaire pour le crime; et ils ont cru qu'il y avait dans le sang une force expiatrice; de manière que la vie, qui est le sang, pouvait racheter une autre vie» (l'auteur souligne). On sait quel usage fit Louis Massignon de cette grande idée paradoxale.
(5) L'expression est de Richard Griffiths, dans l'article cité plus haut (p. 224).
(6) Nous pourrions évoquer encore, sur les brisées de la discussion suivant l'exposé de Richard Griffiths mentionné plus haut, évoquer L'Annonce faite à Marie de Paul Claudel, ou encore Le Paria, une pièce de Graham Greene que je n'ai pas lu, sans oublier telle mémorable scène de substitution opérée par l'abbé Donissan sur un enfant mort dans le premier roman de Georges Bernanos.
(8) Nous connaissons le goût qu'avait Bernanos d'écrire dans les cafés, afin de ne jamais perdre de vue la réalité la plus humble. Serons-nous surpris d'apprendre que Huysmans pensait dans la rue, «et non dans son bureau, assis à sa table de travail», et qu'«un visage entrevu par hasard, une voiture qui passait, attiraient son attention», in op. cit., p. 109. Dans le même ouvrage si riche d'anecdotes et de perspectives, Eugène Dabit peut encore assurer que le style de Huysmans, «c'est le langage populaire transporté dans la langue écrite» (p. 171).
(9) Vincent Petitjean parle même d'un «Christ à rebours [qui] ne prend pas sur lui les péchés du monde à travers la douleur qu'il subit [mais] rédime un mal humain à travers la douleur qu'il inflige», in Vincent Petitjean, Vies de Gilles de Rais (Classiques Garnier, coll. Perspectives comparatistes, 2015), p. 259.
(10) Gilles de Rais. La sorcellerie en Poitou, op. cit., p. 43.
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