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20/07/2023
La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd'hui de Frédéric Joly
Photographie (détail) de Juan Asensio.


Avant même que de me procurer l'ouvrage que Frédéric Joly a consacré à la LTI telle qu'elle a été méticuleusement analysée par Victor Klemperer, je décidai de lui écrire pour me lamenter du fait qu'à ce jour, il n'existât aucune traduction dans notre langue du Dictionnaire de l'inhumain de Dolf Sternberger, un auteur du reste assez peu connu du lectorat français, qui ne dispose, d'un auteur pourtant assez prolifique dans sa langue maternelle, que d'un curieux mais pas moins excellent ouvrage intitulé Panoramas du XXe siècle pour se faire une idée de l'empan intellectuel de cet essayiste.
C'est Jacques Dewitte qui m'apprit l'existence de ce dictionnaire peu commun, tout entier placé sous l'un des propos de l'auteur («celui qui hurle avec les loups devient un loup»), et donna donc, pour les besoins de sa démonstration passionnante, la traduction de passages significatifs dudit Dictionnaire de l'inhumain. Naïvement, j'avais pu espérer que le chapitre de son beau livre évoquant Sternberger, ou encore le fait que je me sois désolé, sur mon compte Twitter et à plusieurs reprises, de l'absence d'une traduction de cet ouvrage, attireraient l'attention d'un éditeur digne de ce nom, cette espèce devenue encore plus rare qu'un journaliste ne parlant pas à tort et à travers, ou même qui aurait au moins une fois au cours de sa carrière entendu ou vu écrit le nom de Karl Kraus. Je crois bien que je suis, sous des dehors atrabilaires, d'un optimisme indécrottable, car il y a fort parier que je serai un petit vieux perclus de rhumatisme avant que je glisse sous mes lunettes de vue un exemplaire du Dictionnaire de l'inhumain traduit en français.
Quoi qu'il en soit, la réponse de notre spécialiste ne se fit pas attendre puisque, deux ou trois heures à peine après que je lui ai envoyé quelques lignes déplorant l'impossibilité, pour qui ne maîtrisait pas un allemand pour le moins riche et complexe, de prendre connaissance de l'ouvrage énigmatique de Dolf Sternberger, celui-ci m'envoya un message dont je puis assez
Dont acte, merci cher Monsieur le germaniste érudit, je n'en demandais pas tant ! Je réécrivis toutefois à l'intéressé un second courriel, non seulement fort poli (comme le premier) mais assez enthousiaste (décidément), ce qui, je vous l'accorde, me demanda un effort conséquent, second courriel resté cette fois-ci sans réponse, pour indiquer au savant Frédéric Joly plus versé dans l'allemand que Faust dans l'art d'invoquer les mauvais esprits, que j'étais ravi de retrouver dans son ouvrage, que j'avais entre-temps pu commencer à lire, des noms comme ceux de Gustaw Herling mais aussi du regretté Jean-Luc Evard qui fit paraître plus d'une belle note pour la Zone, tout érudit germaniste, mais esprit libre et fier avant tout, qu'il était.

C'est ainsi que je me maudis deux fois, d'abord parce que je ne sais pas un traître mot d'allemand, ensuite parce que l'ouvrage de Dolf Sternberger, mais aussi une de ses suites, intitulée Aus dem neuem Wörterbuch des Unmenschen, me restent et me resteront parfaitement illisibles.
Non, tout de même, car j'oublie que je me fis traduire quelques lignes, en 2012, preuve comme on dit que mon intérêt pour ce livre ne date pas d'hier, qui étaient consacrées à cet auteur, et dont je ne me souviens plus la provenance bien qu'elles citassent à l'évidence notre fameux dictionnaire intraduisible selon Frédéric Joly, que voici : «Nous avions longtemps pensé que cette dure construction de phrases, que cette grammaire tout à fait dépassée, que ce champ lexical à la fois monstrueux et

Comme, ce point est bien connu, j'ai la critique large et aussi facile que l'avaient les exécrateurs Léon Bloy ou Karl Kraus, ces maîtres du langage, je vais par commodité confondre l'auteur et son livre (après tout, je n'en ai pas lu d'autre de ce dernier), et me venger

Cette très plate biographie qui ne dit pas son nom ne nous économise même pas les répétitions consternées, on le devine, déplorant l'ensauvagement (cf. p. 21 et bien d'autres) de la langue nazie constituant une «phraséologie nouvelle [reprise] sans réflexion aucune, avec une facilité déconcertante, par des personnes qui non seulement abhorrent et méprisent le nouveau régime, mais ont aussi tout à craindre de lui" (p. 45), ainsi que celui de notre propre langue, sans que les conséquences herméneutiques ou philosophiques ne soient tirées de ce rapprochement, conséquences que nous pourrions livrer en provoquant, on s'en doute, l'étonnement des imbéciles : seule une différence de surface existe entre le régime nazi et celui, froid et indifférent, qui gouverne notre époque, conséquemment entre leurs langages respectifs, l'un et l'autre pratiquant une réification plus ou moins subtile, plus ou moins massive de l'humain, ce qui veut tout simplement dire que notre époque, comme celle qui vit les cendres de millions de Juifs être dispersées par les hautes cheminées des camps d'extermination, est tout à fait capable, elle aussi, de procéder au parcage ou au confinement et même, n'en doutons pas car nous y viendrons tôt ou tard, à la destruction industrielle de quantités elles-mêmes considérables d'individus.
Tout l'intérêt de l'ouvrage de Frédéric Joly nous est donné dès ses premières pages, lorsqu'il affirme que «l'ensauvagement des mots semble plutôt être la conséquence prévisible», et même, précise l'auteur, «l'inévitable revers», du règne d'un langage de la fonctionnalité, composé de vocables issus pour beaucoup des sphères de l'économie et du «management», et qui vient régulièrement contredire cette langue commune» (p. 19), constat ma foi fort juste répété deux pages plus loin, avec «la double violence aujourd'hui infligée aux mots que représentent leur ensauvagement et ce règne presque sans partage d'un langage de la fonctionnalité [qui] se voit en outre aggravée par une hégémonie de l'opinion, du verbalisme, de la répétition sans fin des discours au détriment de la vérité». Citant, alors, «l’œuvre aujourd'hui presque totalement oubliée de Brice

Quelques pages avant la fin, Frédéric Joly répète, une dernière fois (encore que) ce qu'il n'a cessé de nous répéter sur tous les tons, et à l'entrée même de son ouvrage (cf., plus haut, la référence à la page 19) : «l'ensauvagement des mots paraît être l'inévitable revers d'une culture de la fonctionnalité devenu[e] hégémonique» (p. 271), un propos qui ne peut qu'être mis en rapport avec ce qu'affirmait Dolf Sterberger lui-même, mais que nous ne pourrons pas connaître, hélas, plus avant, sauf bien sûr si nous nous armions de courage et traduisions, ici ou là, quelques passages bien frappés de l'auteur, comme celui-ci : «L’on conquiert les choses, le monde et la nature qui se rapportent à la langue que l’on parle, quels que soient la langue et le nombre de langues que l’on parle. Et chaque mot prononcé transforme le monde dans lequel on se meut... C’est pourquoi dans le langage rien n’est insignifiant... La perversion du langage est la perversion de l’homme».
Si rien n'est insignifiant dans le langage, ce que, mieux que d'autres, n'ont cessé de nous répété un Karl Kraus, un Victor Klemperer, un George Orwell ou encore un Jaime Semprun, vais-je exagérer, Frédéric Joly, en affirmant que l'absence du Dictionnaire de l'inhumain en français est plus que signifiante, et qu'elle nous empêche de comprendre les métamorphoses de la LQI (ou Lingua Quarti Imperii) ou même, qui sait, LSI (2) ?
Notes
(2) J'utilise l'acronyme LQI au sens que Victor Klemperer lui-même lui donnait en évoquant le Quatrième Reich, soviétique, né sur les ruines encore fumantes de l'empire nazi effondré; je sais par ailleurs que ce même acronyme a été utilisé par Diener Yann comme titre d'un ouvrage, Notre Langue Quotidienne Informatisée.