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20/09/2024

En route pour la gloire de Woody Guthrie, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Daniel Becerril.

«Ainsi lorsque l’esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu, il connaît et possède Dieu en quelque manière.»
Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité.


«Quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous.»
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible.


Portrait du vouloir de Woody Guthrie en être qui ne voulait aucun avoir

GXVlXN3WkAAjst9.jpgLa courte vie de Woody Guthrie ne se confond pas le moins du monde avec les ricaneurs de toutes les espèces, les sardoniques du Premier Psaume, mais plutôt avec ceux qui savaient rire de leurs malheurs ou qui savaient pleurer du malheur des autres. Ainsi pourrait se ramasser en une phrase ce glorieux parcours, cette belle «route pour la gloire» (1) faisant office d’autobiographie, non pas au sens d’une recherche de réputation, bien sûr, mais au sens d’une pénétration graduelle des plus hautes vérités, d’une participation croissante à l’idée de Dieu, d’une amélioration constante de soi-même dans la puissance d’agir parfaitement ou dignement malgré la série noire des fardeaux. C’est-à-dire que Woody Guthrie possédait une âme enracinée dans les profondeurs sacrées d’une terre sainte, une intériorité qui voulait acquiescer aux meilleures parts de l’humanité, en sorte que, par un effet logique de contraste ou de prix à payer, les bénéfices qui étaient les siens dans la vie intérieure ne pouvaient éviter d’affronter les déficits de la vie extérieure car tout homme dont l’âme a dit «oui» à la vertu est un homme auquel on dira presque toujours «non» dans une société principalement régie par le vice et ses commanditaires en ricanements. Or c’est ce temps de refus, de verrou, peut-être même ce temps de forclusion que nous raconte Woody Guthrie, ce temps, donc, où le délai du droit de vivre une libre existence paraît chaque fois expirer trop vite à cause d’un malheur, d’une malchance, d’une malédiction qui s’abat quand tout commence pourtant à ressembler à la joie et à la liberté. On sait du reste que le lot des hommes bons est de vivre mal et Woody Guthrie n’a pas été une exception parmi les âmes de justice : il a traversé un peu plus d’un demi-siècle de rude vie à retisser ce qui était détissé pour les uns et pour les autres, à trimbaler sa guitare, sa «boîte à musique» aimait-il écrire, en vue de recréer l’harmonie du dedans perdue dans la disharmonie du dehors, tout cela en accumulant les difficultés picaresques d’un vibrant baroudeur et en souffrant d’une fatale chorée de Huntington qui devait le ravir aux vivants le 3 octobre 1967, à New York, à l’âge de cinquante-cinq ans.
D’ailleurs, aussitôt son âme délivrée d’un corps dysfonctionnel, d’un corps miniature ayant cependant souffert en majuscule, celui-ci, ce corpus doloris, comme par mesure inconsciente d’une revanche posthume sur la trame de l’organique, comme par souci de précipiter la dissolution d’une matière malade qui aura tant fait souffrir son locataire, a été incinéré au crématorium du cimetière de Green-Wood, à Brooklyn, ce que Paul Auster, subrepticement mais sensiblement, rappelle au détour d’un chapitre de Sunset Park, un roman se préoccupant des imperceptibles sismologies de la relégation sociale, un livre au sein duquel l’évocation – ou la rapide incantation – de l’un des plus canoniques et imprévisibles chanteurs de folksong ne peut que retenir l’attention du lecteur selon cette interprétation qui nous paraît absolument décisive : la faillite des personnages de Paul Auster, leur brutal délogement d’une maison qu’ils squattaient aux abords du cimetière de Green-Wood, leur totale sidération, à ce moment-là de ce drame du substandard housing, ne peuvent provenir que d’une stricte impossibilité d’habiter un quartier où l’on a autrefois brûlé le corps d’un être qui était pour eux à l’image d’un nouveau Christ (car la crémation de Woody Guthrie, la rituelle combustion du ménestrel auteur de This land is your land, par-delà toute considération psychologique sur un corps qui fut douloureux et dont il aurait fallu se débarrasser quickly and efficiently après la mort, tout ce cérémonial de la littérale réduction en cendres d’un cadavre s’apparente quasiment à un bûcher des temps présents, à une reconfiguration du Golgotha, au cœur d’un pays qui n’a plus guère de cœur et dont le quotidien immobilier est devenu pour la plupart des gens une violente révocation de la moindre promesse de bonheur). Autrement dit le corps spiritualisé de Woody Guthrie était peut-être comme un genre de réalité eucharistique pour les sans-logis de Paul Auster, et même pour les sans-abris de l’Amérique tout entière, mais l’Amérique, on dirait, a brûlé jusqu’aux ustensiles de cette liturgie, elle a déspiritualisé ce qui était encore en mesure de sauver son esprit de nation à la dérive, et, finalement, elle s’est affirmée comme un pays gouverné par des forces déifuges en s’abîmant d’abord dans son propre enfer du Vietnam. Toutefois il est important non pas de spéculer sur les proches et sur les lointains lendemains de la disparition de Woody Guthrie, mais, à l’inverse, il importe de revenir sur les étapes essentielles de sa vie, et d’en faire, si tant est que cela soit faisable, des aliments et des inspirations indestructibles pour ceux qui voudraient encore croire qu’il y a des sièges visibles parmi les discrètes travées d’une Amérique charitable – parce que manifestement, de toute façon, il n’y a plus de places vacantes parmi les rangées pléthoriques d’une vilaine Amérique de l’égoïsme.
En cela Woody Guthrie s’assoit parmi ceux qui ne sont pas les Assis d’une société en voie de radicalisation dans l’injustice. Il trouve sa place dans les wagons des trains de marchandises où les «ouvriers itinérants» (p. 296) et les clochards se ménagent des solidarités qui n’existent nulle part ailleurs que moyennant ces conditions précaires. Ce n’est pas un hasard, en outre, si le portrait de ces nomades reçoit les honneurs du premier chapitre de ce récit (cf. pp. 19-42). En précurseur des mouvements vibratiles et propulsifs de la Génération Brisée des amis de Jack Kerouac, en fondateur d’un avant-poste des chantantes béatitudes afin de sentir l’endroit et non pas l’envers de l’Amérique, afin de valoriser Main Street et de tourner le dos à Wall Street, le dynamique Woody Guthrie confesse qu’il est «né sur la route» (p. 302) et qu’il entend bien ne pas trahir la fraternité des migrateurs déguenillés. Sans doute faudrait-il essayer de percevoir ici une volonté de sauver l’universelle figure du nomadisme biblique d’Abel (qui était pasteur) contre le paradigme tout aussi révélateur du sédentarisme de Caïn (qui était cultivateur et jaloux). Par conséquent les déplacements de Woody Guthrie au milieu d’une retentissante masse de personnes déplacées sont autant de preuves apologistes d’une certaine conception de la mobilité qui engendre à son corps défendant la haine provenant d’une certaine conception de l’immobilité. L’Amérique fixée dans les métropoles voit d’un mauvais œil l’Amérique des trimardeurs qui n’a pas vraiment d’autre choix que d’emprunter à la sauvette d’immenses convois ferroviaires nocturnes. Ce sont toujours les mêmes «assis» du poème éponyme de Rimbaud qui se permettent de juger, en fonctionnaires de la paralysie ou en méchants rentiers de l’ordre établi, les grands aventuriers ou les voyants des vaillants horizons où se recrutent depuis des millénaires les «horribles travailleurs» (2) dont nous avons besoin pour ne pas périr des professeurs de paraplégie. Et si ce recrutement venait à disparaître, ce qui est, de nos jours, une menace aussi pesante que la menace qui plane sur les espèces animales raréfiées, nous ne pourrions plus défendre une éthique du héros, un code de moralité de l’homme qui sait beaucoup donner de sa personne, parce que, en substitution de cet héroïsme d’un divin labeur, nous aurions à subir l’une des plus épouvantables désincarnations de l’humanité qui puissent être – à savoir : le fanatisme du marchand qui sera parvenu à vendre son modèle de sclérose en plaques monétaires où l’argent précède les hommes, où le marché est une loi qui fait sa loi, et où ne peuvent désormais se déplacer que les maîtres et les possesseurs de l’argent (assis sur les banquettes surnaturelles de leurs victoires maudites) qui ont cruellement sédentarisé les pauvres dans des bidonvilles, des mouroirs ou des banlieues prévues pour les bannis. Il nous semble donc que c’est là l’un des aspects fondamentaux de la personnalité de Woody Guthrie, c’est-à-dire l’incarnation d’une tentative de perpétuer quelque chose comme une homélie ambulante, l’incarnation d’un Abel moderne confronté aux nombreux désirs problématiques d’un Caïn moderne, l’imprévisible surgissement d’un musicien sauveur du peuple auquel échoit la lourde tâche de renverser à la force du poignet – sur les cordes de la guitare – tout ce qui souhaite détruire les énergies de la magnanimité.
Un autre aspect de ce tempérament apostolique dérive naturellement du précédent. Nous empruntons ses terminologies à René Guénon à la faveur de sa distinction entre une humanité de type sphérique et une humanité de type cubique (3). Nous associons Woody Guthrie à la forme de la sphère parce que celle-ci est la moins spécifiée de toutes les formes en tant que sa rotondité contient le potentiel d’une infinité d’autres formes. Cela signifie que la sphéricité se découvre sous les attributs d’une puissance à partir de laquelle une infinité de mondes pourraient s’actualiser, et, concernant Woody Guthrie, l’ensemble de son répertoire, pour ne pas dire son intégralité, relève d’une ode à la faculté de faire monde tout en promettant des mondes synonymes de terres promises. Écouter Woody Guthrie, c’est arrondir le monde, c’est émousser les pointes de la géométrie sociale à dessein d’apaiser telle ou telle douleur de vivre. L’écouter, c’est encore se réunir, constituer un cercle d’auditeurs et se rappeler que chacun se situe à égale distance des sources vivantes. À rebours de cette tendance à la rondeur, on se heurte à la tendance du cube, à la forme la plus spécifique et la plus spécifiée, la forme exclusive qui produit l’ostracisation de ce qui n’est pas conforme. Il est intéressant de souligner que ce que René Guénon écrit du cube se rapporte en toute rigueur à ce que l’on nomme square society dans l’univers anglo-saxon, en l’occurrence la société quadrillée, aseptisée, bourgeoise, celle, précisément, qui s’avère incompatible avec Woody Guthrie du fait même de son affûtage de tout ce qui est de forme convexe, celle, en outre, que fuiront plus tard les explorateurs de la route émancipatrice comme Jack Kerouac et Neal Cassady. On ne peut que ressentir un effroi devant les clartés du monde cubique, devant ses univocités, et les chansons de Woody Guthrie, de même que les littératures ultérieures qui se réclameront de lui, qui apparaîtront comme son héritage direct ou indirect, seront l’occasion de contester le diktat de l’univocité en lui opposant les mystères de l’équivocité. Il s’agit de conserver le point d’interrogation de l’humanité, la question ouverte de la vie, plutôt que de sommer le monde d’appartenir à une réponse définitive qui serait élaborée par ses élites présumées. À ce titre particulier de dissidence et de délivrance, Woody Guthrie s’affirme comme une puissance de différenciation, une puissance de faire différer, dressée contre les pouvoirs d’homogénéisation qui sont indifférents ou hostiles aux nécessaires sécrétions de l’hétérogène. D’où tant d’insistance dès les pages inaugurales de ces mémoires à travers lesquelles défilent «des gens désorientés, opprimés» au fond d’un «wagon fou» (p. 27), non pas en raison d’une incapacité individuelle, d’un déficit d’intelligence ou d’habileté qui se traduirait par un sort de clochardisation, mais en raison – hélas ! – d’une redoutable croissance des esprits cubiques devenus système de tyrannie à l’égard des esprit sphériques. D’autant que certains des travailleurs de ce wagon délirant sont tombés dans le ruisseau de la société à cause de la guerre, de la Seconde Guerre mondiale, parce que l’intensification de l’activité industrielle belliqueuse a mis sur le carreau d’autres secteurs de l’entreprise, des secteurs délaissés compte tenu de l’urgence de productivité des matériaux de la guerre. Aussi plusieurs de ces hommes sont assujettis à un impératif de relance, de redressement, à une expérience contrainte de paupérisation, et ils n’ont que l’espoir d’un train qui les conduira le plus souvent en Californie, en direction d’un Ouest édénique, de sorte à travailler en «[laminant] de l’acier pour mettre une raclée à la bande à Hitler» (p. 30).

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.