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18/09/2024

L’Amérique en guerre (37) : Arbre de fumée de Denis Johnson, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Ethan Swope (AP).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre.






«Le fatidique anathème flambera sur ta cryptique face,
Et d’ores et déjà tu trembles comme un basset que l’on bat.»
Percy B. Shelley, Adonaïs.


«Le poison du Viêtnam, les larmes du Viêtnam, le sang du Viêtnam.»
Paul Auster, Invisible.


«Robots : voilà le confort, que d’aucuns, déjà, préconisent; n’être plus qu’une viande forte, c’est l’idéal des grandes nations.»
Armel Guerne, préface au Tao Tê King.


«Alors, le cochon fait-il la porcherie ou bien est-ce la porcherie qui fait le cochon ?»
Theodore Dalrymple, Zone et châtiment.



Ce qui a lieu avant les lieux du Vietnam

GXVlXNyWEAAXm3q.jpgC’est d’abord en périphérie de la guerre du Vietnam que le roman de Denis Johnson choisit de se situer, un peu en retrait du soupirail de l’Enfer pourrait-on dire, mais cette volonté narrative, loin de produire une soustraction par rapport à son sujet, ne fait que le sublimer en nous proposant pour commencer la sensation ou l’expérience d’un malheur vietnamien ubiquitaire. L’horreur ne se limite donc pas aux frontières géographiques d’un pays divisé entre l’idéologie communiste et une espèce d’incertitude existentielle métissée d’occidentalisme, elle s’étend plutôt, elle semble déferler sur le monde entier comme un irrésistible mascaret. Ainsi le premier tiers de cet Arbre de fumée (1) se tient hors des territoires du Vietnam, à l’exception d’une brève incursion dans l’épicentre du conflit, relatant des actes et des manières de réfléchir intrinsèques au calendrier de l’année 1964 (cf. pp. 29-44). On y apprend que des moines se sont immolés par le feu afin de s’opposer au rampant «chaos» (p. 30) de la guerre et qu’ils ont consommé ces suicides simultanés sur les axes principaux de Saïgon. Se trouve également notifiée l’histoire dramatique d’un jeune homme prénommé Thu, âgé de vingt ans, sensible et hardi paratonnerre des foudres politiques, historiques, psychologiques, conducteur malgré lui des plus violents courants électriques s’abattant sur cette sino-praxique terre de cimes et de hauts plateaux, jeune homme décédé en solitaire d’une même idée pyromane et monacale de l’holocauste (à moins que de secrets agissements l’aient contraint à se brûler vif tant le récit de la longue guerre du Vietnam a été l’objet d’un malhonnête palimpseste où l’Amérique a exagérément contribué de sa plume anthracite). Il était – ce défunt garçon réduit en cendres – le neveu de Kim Hao, elle-même femme de Nguyen Hao, lui-même enfant de ces domaines bouleversés, de ces espaces profanés, hésitant sur le comportement à tenir, sur le camp qu’il faudrait soutenir, toutefois lucide quant au fait que «les Américains vont devenir actifs» et exponentiellement «destructeurs» (p. 31) au cours des temps imminents. Cela implique le passage d’une philosophie à une autre, le grand saut méditatif qui va de Confucius à Bouddha, l’élan qui se propulse vers une faculté de se soumettre aux destinées douloureuses, vers un stoïcisme de bonze, après avoir suivi les préceptes confucéens de l’action privilégiée en période pacifique (cf. p. 33). En d’autres termes, plus le Vietnam se déchire dans la guerre, plus il se doit de tenter sa conversion à l’impassible tempérament de Bouddha, et, serait-il un jour en mesure de revenir à la paix, plus il se devrait alors d’adopter derechef les enseignements de Confucius. Mais pour le moment, à l’aube approchante du parfait mitan des années 1960, ce que les Vietnamiens savent en leur âme et conscience, ce qui les préoccupe, c’est que les troupes des États-Unis incarnent «une nouvelle horde de marionnettistes» (p. 38) – le rideau du théâtre des opérations est tombé «sur les Français» et voilà désormais qu’il se relève pour consacrer «le théâtre de marionnettes américain» (p. 38), un théâtre de la cruauté n’aurait pas manqué de signifier Antonin Artaud, un théâtre où se creuse une fatale tranchée asiatique en tant que «Moloch brûlant qui lentement réduit en scories la jeunesse des peuples» (2).
Il importe néanmoins de remonter à l’assassinat de John F. Kennedy pour saisir à la racine – ou sur un fragment de cette racine qui détectera dans l’épilogue le complément de son tubercule de mandragore – l’argument romanesque de Denis Johnson. Tel est, semble-t-il, l’archimédienne et sinistre bascule de l’Histoire américaine au XXe siècle, le néfaste levier qui permettra aux équipes de Lyndon B. Johnson de radicaliser non seulement les fourbes scolies politiciennes concernant le rôle des États-Unis au Vietnam, mais aussi le suspect matricule de l’Occident pendant la Guerre Froide. Et l’on ne peut se retenir d’échafauder un parallèle entre le geste fou de Lee Harvey Oswald et la démente posture du matelot William Houston Jr., dix-huit ans tout juste, braconnier du dimanche désaxé dans une sylve épaisse des Philippines, pointant son arme sur un petit singe et l’exécutant sans rime ni raison (cf. pp. 13-5). Ainsi va la jeunesse américaine ou une part non accessoire de ce maudit vivier. Elle est à la merci des recruteurs cyniques et des systèmes d’embrigadement, elle change au gré d’un flagrant délit de décadence morale, au gré du malheur qui serait comme l’idée neuve de l’Amérique par manière de volte-face du bel aphorisme de Saint-Just. Quelle est donc la destination de ces promesses de vie sinon les abattoirs où l’on décapite la chair à canon après avoir bourré sa tête des plus nuisibles doctrines ? Car nous ne devons jamais oublier que les monstres – même les micro-démons qui s’amusent à tuer des animaux simiesques – sont moins des apparitions sporadiques, moins des éléments contingents de la société, que des manifestations nécessitées par une certain état d’esprit national. On ne naît pas tueur de singe, de président des États-Unis d’Amérique ou de paysan vietnamien, on le devient plutôt et on le devient d’autant plus que notre patrie d’origine nous fournit à la fois le matériel nettement balistique et vaguement intellectuel pour correctement terminer le processus de mutation génétique. Il s’agit par conséquent d’admettre que la force nationale de l’enseignement américain – ou de n’importe quelle autre influence formatrice d’une âme – s’entend moins à former des êtres pacifiques et cultivés qu’un régulier pourcentage d’êtres belliqueux et illettrés, enrôlés par des institutions qui détournent sciemment l’identité d’une aristocratie du savoir en une ploutocratie de la guerre. Différemment exprimé, cela revient à dire que des poignées de diplômés de haut niveau acceptent de participer au reniement de leurs études pour manipuler des générations de non-diplômés ou de sous-diplômés. On obtient là une trahison oligarchique du «Nous» constitutionnel et préliminaire du peuple américain tel qu’il fut envisagé en 1787 par la Convention de Philadelphie. Il était en outre difficile d’imaginer qu’un beau jour les graines semées jadis seraient si désespérément modifiées, si démentiellement trahies, que l’on en viendrait à considérer une quantité donnée du sang neuf américain comme une quantité négligeable – comme un liquide vital fit for the war.
De tels effectifs préposés à tous les sacrifices et à toutes les crédulités ne peuvent que tendre l’oreille aux rumeurs portant sur les champs de bataille. Les on-dit de la guerre du Vietnam font rage aux Philippines et aux abords de ses zones à risques. Les troufions en transit sont impressionnés par l’extravagante opinion selon laquelle des arbres de la jungle vietnamienne riposteraient aussitôt qu’on leur tirerait sur l’écorce (cf. p. 20). Il n’en faut pas davantage pour exciter de très excitables personnes et les préparer à s’incliner devant des huiles comme William Sands, membre de la CIA, outillé d’une trentaine d’années passées dans une famille où l’on a su se placer assez rapidement, s’accomplir dans les hiérarchies fondamentales et parfois mourir pour la nation (le père – Michael Sands – étant tombé de toute sa masse autoritaire à Pearl Harbor). Et si ce n’est pas directement que les troupiers courbent l’échine aux ordres ou aux décisions de ces barons du secret, cela se réalise indirectement, presque toujours de cette façon à vrai dire, les premiers ne subsistant qu’à titre de pions manœuvrables à l’envi pour le bon plaisir des indiscernables mains des seconds. On ne saurait d’ailleurs mieux le comprendre dès lors que l’on découvre que William Sands révère un panthéon confidentiel où sont glorifiés le Kennedy assassiné à Dallas, l’emblématique Abraham Lincoln vainqueur de la guerre civile, le maïeuticien Socrate et l’ascétique Marc Aurèle qui sut aussi bien gouverner que se gouverner (cf. p. 61). Se vérifie là une considérable plasticité cérébrale, une capacité d’adaptation hors pair, et, consécutivement, une disposition à s’ajuster aux pires entreprises pour autant qu’une subite state policy l’exigerait. La docilité académique et institutionnelle de William (Skip pour les intimes) Sands ne serait du reste point complète si elle n’était assidûment dépendante de son oncle Francis Sands, typique big shot de l’Agence susmentionnée, toutefois tard venu dans ce temple du trompe-l’œil (cf. pp. 495-501), sommité pourvue d’un non moins typique tropisme de direction de conscience et encline aux digressions insolemment métaphysiques – encline en ce sens à «intellectualiser» (p. 546). Dont acte : alors que ces malfaisants personnages (escortés par des alliés en malfaisance) se voient réunis aux Philippines en fonction de troubles motifs, le colonel Francis Sands, comme à l’accoutumée, palabre sur le potentiel d’une large palette de sujets divers, et, par la force des choses, out of necessity, son attentif et servile auditoire ne peut éviter une grande leçon de guerre – un cours magistral sur les moyens de gagner la guerre lorsqu’on est engagé contre un ennemi qui serait notre total opposé (cf. p. 69). La théorie pratique de Sands consiste en une rhizomique imprégnation des mythologies locales de sorte à en connaître les divinités associées mieux que ne les connaîtraient les indigènes, et, partant de là, il serait possible d’inquiéter les combattants du camp adverse en représentant à leurs yeux un éther magique plus puissant que leurs énergies folkloriques habituelles. S’agissant du cas des Philippines, concrètement parlant, le colonel préconiserait de se métamorphoser en une very off-putting form of life, de coïncider avec un style d’existence plus terrible encore que celui du redoutable et redouté aswang, en l’occurrence un aspect de la vie plus dangereux que celui de cette présence vampirique multi-formelle et suprêmement spectrale. Et l’un dans l’autre la CIA y parvient tant elle se justifie à l’instar d’une insaisissable Goule du Monde – d’un aswang d’envergure planétaire – à laquelle aucun sang du répertoire humain et non-humain ne serait en mesure d’échapper. On le suggérait tantôt : s’il existe une société disposée à immoler une lourde ration de son sang, c’est que, assurément, elle est prête à sucer le sang étranger de la Terre entière avec une voracité inégalée. Même l’aswang des plus hantés recoins du pittoresque archipel philippin émet un mouvement de recul au contact des insondables édits de la CIA.
Naturellement il va de soi que les méfaits orchestrés aux Philippines se jouent sur un air de prélude aux méfaits qui seront bientôt manigancés au Vietnam (cf. pp. 79-137). Sur cette profusion d’îles appontées par les navires administratifs de Manille et l’incontournable Palais de Malacañan, les services secrets américains se déploient, tentaculaires et discrets, la main tendue pour d’autres bureaux maçonniques issus de toute la surface internationale. S’organisent des missions d’épuration quasi officieuses et de plus officielles ambassades – quoique similairement aberrantes – où il est par exemple question de traquer le religieux Thomas Carignan, un prêtre anglo-canadien né aux États-Unis, indûment soupçonné de trafic d’armes avec des musulmans. Le dossier de cet aumônier, par délirante capillarité, nous transporte aux dossiers afférents de Timothy Jones et de Kathy Jones, mari et femme canadiens, vaillant missionnaire et coordinatrice des évangélistes en leurs grades et qualités respectifs, avec, pour elle, un surplus de polyvalence. Celui-là sera porté disparu et enfin retrouvé en tant que misérable monticule d’ossements, et celle-ci, déboussolée, sera rongée d’interrogations tristement aporétiques et partagera de temps en temps son lit – puis des lettres substantielles – en compagnie du bariolé William Sands. Autant l’avouer d’emblée au vu et au su de cet effarant pullulement de conjonctions démoniaques : le discours hyperbolique prétendant que l’instabilité régionale des Philippines serait une affaire tout à fait normale ne tient pas la distance quand on sait comment la CIA manœuvre et comment elle manufacture le chaos. Le meurtre de Carignan au moyen d’une sarbacane ne sera que l’insupportable supplément de coefficient chaotique au sein de ces univers suppliciés. Quant aux commentaires ou gloses du colonel Sands (cf. pp. 129-130), ils sont symptomatiques d’un dynamisme anti-christique étant donné que ce chef de section apprécie, sans y être fidèle, la dimension oraculaire d’un passage de la Première Épître aux Corinthiens, un passage où se signale un Dieu ou un Esprit ou un Seigneur unique, mais lesté d’une «diversité de ministères» (3). Il est évident que ce n’est pas la trinité sainte qui intéresse le colonel Sands, mais, tout au contraire, l’affreuse croix inversée de l’idole du Renseignement – lui-même de préférence – et ses innumérables articulations occupées par d’innumérables factotums.
Il est donc important de se figurer que la CIA s’apparente à un genre de vache sacrée dont «le centre est partout [et] la circonférence nulle part» (4) et que sa disproportion énonce à peu près toutes les proportions des mouvements des uns ou des autres. La volonté générale de cette Agence de l’Irrévélé préside aux volontés particulières qui croient déterminer les actes et les pensées de ceux qui agissent et qui pensent sous les latitudes mondiales les plus tendues. Dès lors même l’escale de William Houston – le gabier massacreur intempestif de macaque – sur le rivage d’Honolulu nous semble connoter quelque chose de plus significatif que la banalité mazoutée d’un refuelling stop (cf. pp. 141-161). Là-bas il fait la nerveuse connaissance d’un mendiant révoqué du Vietnam pour des raisons psychiatriques. Et ce nécessiteux se livre à propos de certaines abominations de guerre où il fallait se méfier de plusieurs femmes ravissantes – des prototypiques beautés d’Asie (5) – qui avaient comme trait de caractère distinctif une propension à balancer des grenades. Cette sorte de récit d’une épave mentale qui pourrait très bien être d’ailleurs un agent double à la solde des puissances d’enrôlement ne peut que fasciner des individus en manque d’héroïsme ou d’immatriculation d’un point de vue social. L’enjeu de ces récits singuliers (peut-être générés sur commande) et appelés à fonder un récit national du mérite se définit d’une part telle une capacité à sidérer les imaginations adolescentes, puis, d’autre part, telle une capacité à souder sur une même chaîne de respectabilité l’ensemble des anciens combattants comme autant de maillons forts de la patrie reconnaissante. Et au bout de ce collier de perles en toc ou de ce chapelet d’influences calamiteuses, on rencontre, en guise d’illustration d’une duperie mastodonte, le cas de l’impressionnable imaginaire appartenant à l’un des frères de William – James Houston. Il est à peine sorti du parcours de l’enseignement secondaire qu’il est déjà surmotivé pour s’engager dans l’infanterie afin d’aller démolir des vies de l’autre côté du globe. Ce néophyte des intérêts d’État ignore de façon patente que «les jours craignos» (p. 156) du Vietnam sont en approche et que toute affectation pour ces lointains tréteaux montagneux équivaut à une «condamnation à mort» et à «un avenir truffé de pièges diaboliques et de mines antipersonnel» (p. 163). Il ignore encore ce que l’intuitive Kathy Jones – modèle contrarié de l’esprit de finesse – pressent et qu’elle adresse à William Sands à la faveur d’un moment décisif de la version épistolaire de leur relation : elle stipule que l’Amérique mène cette guerre par choix et que les populations vietnamiennes n’ont pas le luxe du choix (cf. p. 177). Cet argument présume la duplicité de Sands en le faisant apparaître de biais comme un théoricien dogmatique des protocoles militaires décrétés en haut lieu. À travers la vue perçante de Kathy Jones, le réservé Bill Sands est subrepticement sommé de sortir de sa réserve et de se révéler un tant soit peu à la manière d’un «soldat de l’idée» (6) de guerre. Mais cette idée ou cette axiomatique de la guerre n’est pas vraiment brillante car elle repose sur un crédo caricatural davantage que sur un savoir élaboré. Elle n’est que le reflet du surréaliste mot d’ordre du gouvernement américain dont la consigne élémentaire – the very deep watchword – se restreint à «la défaite du communisme» (p. 188) sous la forme prévisible d’une capitulation inconditionnée.

Sur les lieux proprement dits : la scène de crime de guerre au Vietnam

Le déplacement de la trame romanesque au Vietnam est synonyme de déplacement d’une partie non négligeable des convictions locales. Pour ne prendre qu’un exemple de ce renversement des consciences, pendant quelques années, l’hésitation (voire l’hostilité) a constitué le substrat cognitif de Nguyen Hao à l’endroit des Américains, mais, tandis que se durcissent les antagonismes entre le Nord et le Sud du pays, ce primo-sceptique tend à devenir un intrépide enthousiaste des soldats yankees. Sa croyance est fortifiée par une conception du Viêt-Cong entendu comme un amoncellement de communistes qui «rempliront l’avenir de néant» (p. 199). Ce retournement doxographique individuel traduit le retournement de nombreuses fractions autochtones et montre à quel point la CIA s’est infiltrée dans les esprits en remportant de cruciales batailles de propagande. La malignité du procédé se vérifie en cela que la CIA aime à être fallacieusement ostentatoire dans la lumière afin de mieux contrôler ce qui se passe dans l’ombre, ou, pour décrire plus adroitement les méthodes inhérentes à cette bureaucratie de l’aménagement des arcanes, il faudrait affirmer que la méthodologie des bâtiments de Langley (en Virginie) ressemble à la ferme résolution d’un spectateur (ou d’un aficionado) voulant rejoindre les bivalents gradins baptisés sol y sombra et que l’on attribue traditionnellement lors des corridas (7), en l’occurrence une place qui profite d’abord du soleil avant peu à peu de terminer à l’abri des rayons obstinés d’une fin d’après-midi de virile chaleur espagnole. Autrement dit la CIA feint de s’asseoir sur les sièges les plus visibles parce qu’elle sait que les portions du monde où elle prend ses assises sont les portions qui finiront dans la protection d’un complexe réseau de pénombres, et, de cette façon-là, on s’expose illusoirement à l’œil manipulable de la concurrence tout en sachant bientôt que cet œil n’apercevra plus rien de nos stratégies. Ainsi se fomentent les victoires qui comptent, les lignes directrices des arrière-pensées propagandistes, les suréminentes prescriptions de l’arrière qui se trouvaient il y a encore un instant sur les trompeurs emplacements de l’avant.
Aussi, quelles que soient les circonstances, quelles que soient les insolites configurations des échiquiers, il est indispensable que la CIA possède des coups d’avance ou qu’elle fasse semblant de les posséder, qu’elle affecte de savoir même quand elle ne sait pas. Or le Vietnam est un plateau de jeu déconcertant parce que les cycles d’ensoleillement et d’obscurité dépendent, à en croire le colonel Sands, d’un «monde différent avec un Dieu différent» (p. 213) et ce différentiel a tendance à démoraliser les troupes. C’est pourquoi ce différentiel de civilisation doit être réduit à son plus mince écart possible car il est tacitement avéré qu’on ne pourra pas le résorber en totalité. Le pari de cette tentative de résorption s’appuie pour l’essentiel sur la déstabilisation psychologique et sur la collecte massive d’informations. La guerre se joue alors moins sur le terrain que dans les têtes, ou, plus exactement, elle se réajuste constamment dans la ductile neurologie des agents secrets au mépris des conséquences parfois désastreuses que ces arbitrages mentaux pourront avoir sur un plan strictement empirique. Pour ce faire, l’arrogance n’est pas en reste, et, en ce qui concerne une personnalité aussi despotique et extravagante que Francis Sands, cette arrogance au carré ne peut admettre la probabilité d’une faillite car tout doit être faillible sous l’infaillible férule des sécrétions du secret américain. En résumé, le colonel Sands est une acmé de justesse et de justice, une sorte de césarisme autoproclamé dans une organisation qui l’aurait hissé tout en haut de son attractif organigramme, un maître du jeu et des langages afférents à ces ludiques maniements de la substance internationale. Il est la cause des causes et ses causalités contraindraient ses ennemis cependant qu’elles obligeraient ses associés, si bien que, à lui concéder autant de crédit, cet homme serait à la fois capable de peser sur les épaules du Vietnam hostile et de fléchir les cœurs de ses homologues d’Amérique. Qu’on ne s’étonne donc nullement d’observer des caniches à sa botte en train de se démener en vue de ramasser toutes les promesses de petit sucre qui sera lancé par lui (ou qui ne sera pas). C’est relativement le cas de son neveu William Sands, bien sûr, mais c’est encore plus vrai pour Jimmy Storm, monté en grade aux côtés du colonel, chargé d’une mission déstabilisatrice codifiée sous le nom d’opération Labyrinthe. L’objectif cardinal est d’infiltrer le dédaléen sous-sol du Vietnam, d’effectuer une catabase parmi les boyaux socialistes de ce pays vérolé de rouges dispositions, de diligemment «pénétrer le mythe de la terre» (p. 240) vietnamienne à dessein d’en démystifier toutes les déclinaisons. Pour y parvenir, il est hors de question de lésiner sur les budgets (cf. pp. 222 et 447) : c’est la raison pour laquelle, depuis le fourmillant nombril de Saïgon, il est primordial que l’on entende le charivari des bombes d’une demie-tonne larguées à des dizaines de kilomètres du périmètre urbain, tout comme il est requis de s’arrêter un peu pour contempler nuitamment le ciel rayé de balles traçantes pareilles à de rapides lampyres assassins. Le son et lumière de la guerre américanisée – c’est-à-dire gigantesque – doit insinuer une compétence d’occupation de toutes les atmosphères (les cieux comme les abîmes : les hauteurs où chaque nuage a l’air de dessiner le visage d’Hô Chi Minh et les profondeurs infestées de vermine bolchévique). Ainsi va le représentatif gigantisme de l’attirail guerroyant des États-Unis, ainsi vont pesamment ces «avions-cargos gros comme des montagnes vomissant des armements lourds [et] gros comme des maisons» (p. 222).
Dans une perspective philosophique, ce penchant à l’énormité des moyens de combattre induit la Forme platonicienne de la guerre pour l’Amérique, tel un archétype acromégalique ou un dérèglement des morphologies du Concept de guerre (8), et, par contraste, la Forme platonicienne de la guerre, au Vietnam, mobiliserait des qualités beaucoup plus modestes, beaucoup plus saines en somme, telles ces pluies agressives interminables, tels ces pléthoriques véhicules bigarrés allant de la voiture difforme aux cyclopousses insoupçonnables, telles ces jungles impénétrables ou encore ces ambulants buffles d’eau facialement débonnaires (cf. pp. 225-6). Mais lorsque l’Idée américaine de la guerre se met à recouvrir exagérément l’Idée vietnamienne de la guerre, on assiste à une espèce de fécondation métaphysique contre-nature, à un impossible accouplement des idéaux platoniciens (pour ne pas dire un viol), et, là, surgissent avec davantage d’outrecuidance les mauvais linéaments du Vietnam, comme, par exemple, la recrudescence du marché du sexe avec sa déferlante de putains dans toutes les boîtes à cul improvisées de la contrée (cf. pp. 265-8).
L’occasion est par ailleurs trop belle pour James Houston et ses camarades, pour eux qui ont besoin d’un délassant septième ciel avant d’entrer dans les limbes du huitième ciel hypothétique de la mort. Il n’empêche néanmoins que le plaisir des uns – dans toute zone infernale – ne peut se réaliser qu’au prix du déplaisir des autres. Pour que le low-ranked soldier Houston obtienne sa récompense génitale dans un coin de ce pandémonium, il faut, dans un autre coin de la luciférienne machinerie de la guerre, que s’accroisse la misère (cf. pp. 268-271). Et cette indigence frappe de plein fouet l’âme sensible de Kathy Jones qui se démultiplie afin de sauver les meubles d’un orphelinat où agonisent des centaines d’enfants amassés à l’instar d’un troupeau de misérables affamés – de rachitiques déshérités. Elle n’en devient que plus critique, plus mystique, même, dans les proximités de ces petits martyrs auxquels ne sera garantie aucune colonne dans un quelconque martyrologe. C’est ce qui scelle en outre son éloignement définitif, quoique involontaire, de l’immédiat voisinage psychique et corporel d’un homme tel que William Sands. Parce que Kathy est une sainte ou un être pur au milieu des impuretés, ce n’est pas tant qu’elle quitte les uns et les autres, mais les uns et les autres prennent leurs distances avec elle, les choses la quittent d’elles-mêmes, le bon grain ne pouvant perdurer dans les alentours de l’ivraie. Elle est à ce titre une approximative descendante de l’extatique Ventouse de Léon Bloy dans Le Désespéré, une assez convaincante héritière de cette femme prédestinée aux plus sommitales compassions et qui s’arracha les dents pour s’unir aux douleurs des grands Douloureux, qui révulsa presque tout le monde sauf les plus absolues des créatures de Dieu, et, finalement, plus nous suivons la trace de Kathy Jones, plus nous consignons sur elle et en elle les empreintes d’une fatigue charitable, les signes progressifs d’un magnanime délabrement qui fonctionne mimétiquement avec la ruine tragique des pauvres gens et qui ne les délaisse pas malgré les épreuves. On reconnaît ainsi la vertu à ce qu’elle est incapable d’aller bien en temps de vice, à ce qu’elle insiste aussi pour affronter la difficulté en perfectionnant ses ultimes vigueurs (9), et, forcément, on reconnaît le vice à la facilité démesurée d’être hyperactif dans les époques de grande détresse. Il n’y a rien que Kathy Jones accomplisse avec aisance, tout est lourdeur et défaveur pour elle, tout est pesanteur, alors que tous les émissaires de la CIA ou des organismes affiliés sont prolixes en gestes et en paroles, concurrentiels et acharnés dans ces eaux superlativement troublées.
La dissemblance n’est pas des moindres avec la situation de William Sands, camouflé dans une villa protégée des dangereuses métropoles et des jungles ensorcelées, ancienne propriété d’un certain docteur Claude Bouquet, défunt spécialiste français en oto-rhino-laryngologie. La maison et ses contenus hétéroclites ne manquent pas de fasciner celui qui a été assigné dans cette résidence allégoriquement comparable à une luxueuse oreille de Denys à travers laquelle toutes les rumeurs de la guerre seraient perçues. La symbolique des savoirs auriculaires du docteur Bouquet aura sûrement séduit la CIA. Mais il existe probablement bien davantage qu’un goût notoire des symboles : Claude Bouquet a trouvé la mort dans un tunnel du Vietnam communiste et il n’est pas inenvisageable que son rôle se soit divisé entre ses propres folies troglodytiques et les intérêts restreints des services américains du renseignement (voire : il est encore moins inenvisageable que les passions du docteur Bouquet à l’égard des mondes engloutis aient été intégralement scénarisées par la CIA). Mais quoi qu’il puisse en être de cette étourdissante biographie, ce médecin du nez, de la gorge et des oreilles, cet explorateur des galeries crâniennes a explosé dans les abysses telluriques du Vietnam, trucidé ou suicidé, peut-être également victime d’un accident de détonateur – nous ne le saurons jamais. En revanche les livres et les documents de Bouquet attestent d’une ahurissante masse de données au sujet des grottes et de tous les aspects d’une cavité qui eût été creusée par des doigts humains. Ce qui l’attirait par-dessus tout élément connaissable, c’était le pressentiment d’une matrice enfouie, la présomption qu’il pouvait être légitime de postuler «un secret au centre des choses» (p. 276) de la terre ensevelie. En un mot rédigé de la main de Claude Bouquet en personne, on apprend que, pour ce polymathique docteur en médecine, il est irréfutable qu’une vie se doit de circuler dans les putatives artères de «l’abîme» principiel (p. 398) où quelque chose comme une énergie infinie – comme un dynamisme Informel – concède éventuellement une Forme finie à toute la vie que les yeux d’un homme sont susceptibles de percevoir. Reste que le docteur Bouquet désirait voir au-delà du fini et il supputait que l’infini gisait dans les entrailles du Vietnam. Avouons que c’était amplement suffisant pour fédérer les cargaisons mégalomaniaques de l’exubérant colonel Sands et faire de Claude Bouquet un conjectural auxiliaire au compte des présumés meilleurs agents du renseignement mondial. En tous les cas, pour Francis Sands, pour cet obsédé de la suprématie pédante et son arithmétique des labyrinthes pilotés par le Viêt-Cong, une grosse tête de la trempe de Bouquet ne pouvait être qu’un atout majeur dans sa manche de magicien de l’espionnage.
Et pour ne pas se méprendre sur le gabarit des ambitions du colonel, il est obligatoire de s’arrêter un moment sur son expression «arbre de fumée» (laquelle offre d’ailleurs l’intitulé sibyllin du roman que nous étudions). Selon la variante avunculaire de la famille Sands, les armoiries de la toute-puissance du Renseignement ne pourraient pas être mieux représentées que par l’image d’une fumée arborescente. Le colonel entend par là qu’il doit être cette fumée, ou, plus spécifiquement, qu’il doit être cet arbre qui brûle en dégageant de la fumée, qu’il doit être une flamme inspiratrice pour lui-même tout en émettant pour tous les autres une exhalaison opacifiante. Autrement dit le maladif colonel Sands souhaite incarner l’άλφα et l’ωμέγα d’un lumineux et volumineux Dossier Planétaire de l’Investigation Exhaustive en s’arrangeant pour que nul autre que lui – ou presque – n’ait accès à ces encyclopédiques trésors à propos de tel ou tel quidam suspecté de communisme ou de n’importe quelle autre déviance jugée répréhensible par le gouvernement des États-Unis. Le pire étant certainement le cynisme qui découle de cette pathologique thésaurisation de data : le vaniteux colonel Sands estime que la sémiotique de l’arbre de fumée renvoie à la sémiologie du traumatisant champignon atomique d’Oppenheimer (cf. p. 284), et, par ce truchement, il estime à coup sûr qu’il est une sorte de bombe humaine plus efficace que le napalm car ce qu’il pulvérise n’est pas la nature sauvage ni même la nature des corps ennemis, mais la nature subtile de l’esprit synthétique, la nature même de l’intelligence aménageant l’unité de la diversité des choses, et, ce faisant, le colonel abolit toute la logique de réception du réel en se superposant à toutes les intelligences et en leur imposant son écriture exclusive de la réalité. Il est alors inutile de mentionner que le colonel, en Asie, se prend pour un pythique cyclope assis sur ce vaste continent (cf. p. 384) et qu’il a l’intention de revendiquer une expertise de décrypteur des cryptes (qu’elles soient tangibles ou intangibles).
Compte tenu de ces hallucinantes prétentions qui submergent le Vietnam, on est quasiment rassuré d’être averti que William Houston vient d’être mis à pied de la marine pour bagarre et que les débuts de l’année 1968, pour lui, concordent avec un emploi précaire dans une usine à béton de Phoenix (Arizona). Mais il n’en va pas de même s’agissant de son frère : James Houston se retrouve encerclé par l’Offensive du Têt en tant que ce déploiement de la résistance marxiste fut interprété, du côté américain, comme une «offensive globale [qui] était stupéfiante de synchronisme et de soudaineté, de sauvagerie et de grandeur» (p. 338). C’est un tournant pour nombre de soldats de l’Amérique parce qu’ils expérimentent leur premier véritable combat sur le champ d’honneur (cf. pp. 308-317). C’est aussi et surtout un tournant pour le livre de Denis Johnson parce qu’il amorce le funeste et lancinant descriptif des cadavres. Cette brutale déportation du out of range de la guerre au suprême foreground de la guerre est donc l’équivalent d’une brisante récurrence des macchabées (que ce soit en milieu naturel ou en milieu urbain – sous une feuille géante de la jungle ou en bas d’un immeuble de Saïgon). L’invisible de la mort devient subitement et outrageusement visible (cf. pp. 332-335). Et cette mortifiante visibilité traduit une série d’abstractions cruellement concrétisées, un magasin de spéculations meurtrières vendues en solde sur l’espace du champ de bataille. D’une part les décideurs se gargarisent de leurs décisions, d’autre part les exécutants les endurent, et, entre les deux pôles antagonistes (plus antagonistes à vrai dire que les haines qui animent les troufions de l’Oncle Sam et les kamikazes de l’Oncle Hô), se solidifie le conduit de dérivation dont les problématiques matières ne vont jamais que dans un sens : du haut vers le bas, du cerveau vers les muscles, des propriétaires des moyens de la guerre aux forçats de la guerre. Cette fatalité d’un état-major éclairé censé guider une populace ignorante amène James Houston jusqu’aux extrémités de la peur de mourir, jusqu’au vœu que ne devrait jamais avoir à faire un jeune homme – le vœu de ne pas «tomber raide mort» (p. 317). Et cette fatalité d’une perversion délibérée des consciences dites prestigieuses (parce que brevetées d’un diplôme de troisième cycle universitaire) nourrit tout en bas la perte de conscience qui conduit au fanatisme de la guerre, à des énoncés aussi violents et navrants que «bouger et tuer» (p. 364), c’est-à-dire se mouvoir pour ne pas être liquidé, se mouvoir pour liquider par surcroît de mouvement, puis, par association de pratiques dévoyées de la guerre, se mouvoir pour forniquer avec une putain et la liquider par la suite.

D’un Vietnam l’autre – d’un château hanté l’autre

L’enlisement de l’Amérique au Vietnam suscite des doutes et des ragots justifiables parmi les instances décisionnaires. Tant et si bien que si la CIA est parvenue à travestir certaines mentalités indigènes durant quelques années, elle n’est pas pour autant immunisée elle-même contre le gênant revirement de son aplomb légendaire. Cela se confirme avec les pressions qui dégringolent sur la tête fébrile de Nguyen Hao, des pressions de type diplomatique, à savoir des intimidations qui contiennent un réservoir d’authentiques menaces. Il est ainsi compliqué d’être un Vietnamien et de bénéficier de la confiance totale des Américains. Dans le détail de ce terrorisme de l’esprit, ce que l’on reproche à Nguyen Hao, c’est son statut d’ami d’enfance avec l’agent double Trung – un infiltré du Viêt-Cong en charge de délation continuelle pour l’Amérique. Et puisque la CIA doute de sa doublure, elle doute également des psychés composites qui gravitent dans la sphère intime de son indicateur. Elle voudrait que l’espion Trung s’en tienne aux allégeances prévues par William Sands, elle préfèrerait somme toute que cet étranger délégué au larvatus prodeo puisse convenir au projet d’utilisation de ses talents de simulateur «contre son peuple» (p. 432) et qu’il se contente si possible d’être «deux âmes dans un seul corps» (p. 441). Mais l’on est en droit de se demander, fort licitement du reste, combien d’âmes se disputent une identité dans le corps de Sands. Par extension, c’est tout le prétendu fondement molaire de la CIA qui doit être remis en question, car, évidemment, il ne paraît pas exister un ordre de surveillance aussi multiple que cette chimérique communauté de vues. D’ailleurs si la CIA était fondée en raison sur les vertus de l’Un, elle ne serait pas tracassée par les vices de la multiplicité. En d’autres termes, si elle était unifiée dans ses décrets, elle ne craindrait pas la désunion et toutes les versatilités qui en résultent. Il y a donc d’une part l’invariable idéal d’une agence qui suit d’une façon rectiligne les narrations fédératrices, et, d’autre part, il y a la réalité d’une trajectoire sinueuse où chacun joue son jeu, son idéologie, où chacun, comme le colonel Sands, espère bâtir sa légende, où chacun désire consolider sa réputation de vainqueur même dans les moments où les bonnes cartes ne sont pas dans sa main. Aussi peut-on s’attendre à toutes les nuisances, à toutes les dérégulations, à tous les mauvais effets de surprise, attendu que ces catégories de l’inattendu sont moins à redouter du côté de l’ennemi désigné que du côté de la pseudo-union atlantiste. Le ver est toujours dans le fruit de la CIA et les fumées qui enfument ce titan du renseignement ne sont pas dépourvues de feux.
L’élément perturbateur venu du dedans – the troublemaker coming from the interior – se profile sous les traits d’un tueur à gages allemand détaché au Vietnam par quelque sournois diverticule de la CIA (cf. pp. 442-454). Le hitman s’appelle Dietrich Fest et ses ascendants ont mangé aux mêmes tables que les dignitaires du nazisme. On a là un écoulement du fascisme dans les cuves actuelles du néofascisme des puissances démocratiques, et, à ce titre, il n’est pas anodin de se souvenir du mot de Brecht qui avait compris que le fascisme et la démocratie n’étaient pas des antonymes, mais que la démocratie, aussitôt qu’elle traverse une crise, tend à régresser vers le fascisme. Au fond les médiocrités qui rivalisent tant et plus à l’intérieur de la CIA sont les pièces à conviction prouvant l’objectivité d’une crise occidentale et les faciles arrangements de l’Occident avec la plus maléfique essence de sa temporalité présente. On a par conséquent beau jeu de s’en prendre publiquement à l’hydre communiste alors que les coulisses de cette entreprise transpirent de molécules néo-fascisantes. Et Dietrich Fest n’est pas dépaysé par les recommandations de ses employeurs dès l’instant où il débarque conquérant au Vietnam. Il suit à la lettre le mode d’emploi de l’impudence afin de se confondre aux terminaisons du chaos volontairement ourdies. Cela se manifeste par une arrivée «en prédateur» avec une intention de «violer la terre» et de «fondre sur les habitants» comme un corbeau de cimetière, à quoi devrait même s’adjoindre la résolution de «commettre un délit mineur pour se concilier les dieux des ténèbres» (p. 454). Qu’est-ce à dire sinon qu’il est à mots couverts conseillé de s’accorder les services d’une accorte putain que l’on fera mourir de mort violente, ou, c’est du pareil au même, qu’il est opportun de peser de toute l’enclume du monde dominant sur le sol meuble du monde dominé ?
Entre-temps – dans les plis d’un ourlet mélancolique de l’année 1969 – le colonel Francis Sands confie solennellement que la guerre est une affaire perdue pour les États-Unis (cf. p. 475). Cet aveu met fin aux opérations liées aux activités de l’agent double Trung (celui-là même par ailleurs que l’inqualifiable Dietrich Fest est venu supprimer pour les jouissances d’une dissidente succursale de la CIA au sein de laquelle chaque fauteur de troubles recherche un gros supplément de magnétisme). Les terminologies de Sands se veulent en outre grandiloquentes et d’une tonalité approchant les tons d’un pécheur tout à fait justifié : «Je crois que nous allons errer dans l’obscurité pendant un bon bout de temps, qu’une partie de ce que nous faisons ne sera jamais rectifiée, mais nous serons pardonnés» (p. 476). Il s’agit ni plus ni moins d’une parole apologiste des ténèbres qui s’accommode à moindres frais avec les issues du Jugement Dernier. La faute avouée dans la bouche ophidienne du colonel doit déboucher sur un acquittement complet plutôt que de faire droit à la mention proverbiale d’une faute à demi-pardonnée. Elle pourrait même passer pour une parole de sagesse sur un lit de mort étant donné que le colonel, peu après, se voit déclaré comme résidant six pieds sous terre (cf. pp. 480-1). Mais il ne faudrait pas tirer de conclusions hâtives à l’égard de l’homme qui a lustré le lustre métaphorique de l’arbre de fumée. Son soudain décès peut relever d’une dramaturgie retorse. Et les hypothèses vont bon train au sujet de ce douteux trépassé dont certains racontent qu’il a été tué par le Viêt-Cong, quand d’autres, moins pompeux, convoquent la monotonie d’un anévrisme (cf. p. 547). Cela dit tous ces spéculateurs en causa mortis possèdent dans un angle de leurs connexions neuronales une vision de Francis Sands à l’état de céphalopode lâchant son encre sur la horde sidérée de ses poursuivants. S’il devait exister un seul diable d’homme capable de mettre sa mort en scène, ce serait indubitablement cette pieuvre de Francis Sands, ce crotale, cette créature amphibie en mesure de résister à tous les conflits consubstantiels à la CIA, à toutes ces «lutte[s] interne[s] entre seigneurs de la guerre rivaux» (p. 504). On irait même jusqu’à imaginer que Sands a pu avoir une quelconque influence concernant le fiasco de Dietrich Fest (et Sands souhaite précisément que l’on imagine un maximum de choses à son propos) : du fait même que le tueur allemand n’a pas réussi à rayer Trung de la carte, du fait même que son échec l’a relégué au rang d’un amateur victime d’un concours de circonstances, il n’est pas incongru de sentir là-derrière l’obscure présence du colonel. Que l’on puisse croire à la potentialité de son fantôme agissant de game master sonne déjà comme un triomphe sorti d’outre-tombe (cf. p. 541). Et William Sands dans tout cela ? Il se transforme en fugitif fuyant les ultra-barbouzes de la CIA qui aimeraient le cuisiner quant à ses basses besognes vietnamiennes et quant à ses notions de première main vis-à-vis du colonel (cf. pp. 512-3).
Entre-temps aussi, James Houston a commis des forfaits de guerre, probablement sous l’emprise d’une espèce d’amok (cf. pp. 569-574). Il a d’abord voulu attaquer les bérets verts, après quoi, toujours plus «loin des frontières de la santé mentale» (p. 577), il a brûlé la cervelle d’une femme qu’il a jugé appartenir aux effectifs du Viêt-Cong. Cette malheureuse juxtaposition de jeux interdits le réexpédie dans ses pénates américains selon les désignations de la folie. L’erreur serait de penser qu’il est sauvé, mais le retour au pays signifie le début d’une autre guerre à mener. Car le bidasse Houston dépend d’une Amérique marginalisée, et, pour tous les marginaux des États-Unis, la vie quotidienne n’est rien d’autre qu’un autre Vietnam à traverser (cf. pp. 583-6). La péremption a tôt fait de s’inviter dans ces vies sacrifiées aux projets de guerre ou aux exposés atténuants de la sociologie mondaine. Les inadaptés comme James Houston sont pris dans un étau dont les deux mâchoires servent de logement aux faiseurs de guerre et aux universitaires qui feignent de compatir pour les cobayes des faiseurs de guerre tout en expliquant la nécessité de ces derniers. Le même sort est conventionnellement réservé à Bill Houston. Le frère aîné de James a d’ailleurs purgé un an de prison pour de menus larcins. Son itinéraire de hors-la-loi se saisit à l’instar d’une méthodique désintégration au cœur d’une société désintégrant tout ce qui chercherait à s’intégrer d’une manière honnête. On rencontre ici l’idée provocatrice de Thoreau qui supposait que les bons étaient en prison pendant que les méchants s’évertuaient à criminaliser la loi morale universelle à l’air libre (10). Et s’il est tellement ardu de trouver sa juste place en Amérique quand on s’appelle William ou James Houston, c’est que, peut-être, la société américaine a fait descendre dans son espace public le vilain produit de ses refoulements, comme si l’inconscient était entré par effraction dans le quotidien des États-Unis, comme si, en définitive, l’instance du Ça était devenue la parole instituante. Il faut alors tomber d’accord sur le fait qu’il est presque impensable de prétendre avoir une destinée viable aux États-Unis lorsque nous avons encore à cœur de privilégier l’usage de la conscience morale (cf. pp. 566-9).

L’élargissement et la perpétuation des ténèbres (péroraison)

De quoi la guerre accouche en nous ? Quel seuil d’aberrante fertilité a-t-on atteint pour la guerre ? Ce sont les interrogations qui structurent l’épilogue de ce roman et qui vident les placards mentaux des piliers de la tragédie vietnamienne écrite par Denis Johnson. Nous sommes une décennie tout rond après les Accords de Paix de Paris signés en 1973 et qui ont inauguré – entre autres pseudo-négociations – le retrait des troupes américaines (principalement pour contourner les accusations de défaite). Mais la défaite de l’Amérique est suintante à tous les niveaux de ses implications au Vietnam. Elle l’est d’autant plus au niveau moral parce qu’en offrant par exemple à Nguyen Hao les moyens d’une sinécure à Kuala Lumpur, elle ne l’a fait que par combinaison de bassesses : parce que l’Amérique a été basse au Vietnam, parce qu’elle était à vrai dire déjà basse avant le Vietnam, il a fallu qu’elle récompense la bassesse de Nguyen Hao parce que celui-ci a fini par trahir son ami Trung (cf. pp. 601-2). Et la trahison individuelle de Nguyen Hao n’est dans le fond de ce sombre râtelier que le reflet d’une très haute trahison collective qui exprime les suspects accommodements de la plupart des nations économiquement puissantes (ou aspirant à l’être) avec les États-Unis. Moralité de l’immoralité : le monde devrait-il en périr tôt ou tard qu’il est tout de même toujours bon de choisir le camp de l’argent quand on court après des intérêts d’argent étant donné que l’on se moque de concourir à l’œuvre de l’intérêt général – after us, the flood. Quels que soient les époques et les conflits où les États-Unis ont eu maille à partir avec certains segments du monde, la morale, pour ne pas dire la moraline, a vite fait de promulguer ses faveurs à l’adresse de tel ou tel locataire de la Maison-Blanche (qui apparaît d’un point de vue stéréométrique comme une crépusculaire solidification des ténèbres logée à bonne enseigne de la fausse blancheur). Ces trahisons, du reste, ne peuvent exister que par l’addition des trahisons individuelles et finalement se déduit du portrait d’un État le portrait générique de ses administrés béats ainsi que le canevas de ses admirateurs étrangers.
Que veut l’Amérique et ses alliés internes ou externes ? Ils veulent les ténèbres parce qu’ils sont ténébreux. Et le Vietnam a été l’opportunité non pas d’entrer dans les ténèbres, mais de les poursuivre, de les renforcer, de les officialiser comme anti-ténèbres. Là-bas les plus gradés dans l’étant étaient les plus dégradés dans l’être, comme ce fut le cas de William Sands, le propulsé puis désarçonné neveu du colonel, le recruté pour raisons sociales plutôt que pour raisons intellectuelles (car il n’a jamais approché d’un centimètre de vertu les figures tutélaires qu’il a prétendu faire siennes), l’énième respectable membre du clan des Sands, la famille par laquelle le népotisme advient, la famille qui sait hypertrophier son héroïsme fortuit afin de mieux dissimuler l’essentielle atrophie de sa moralité. Pour ces rats le naufrage du navire n’est pas un problème : ils rebondissent non pas tant parce qu’ils sont habiles, mais parce que l’extension des ténèbres dans le monde les réintègre rapidement dans les officines de la désintégration. La fuite de Williams Sands l’aura promu au grade de trafiquant d’armes illégales dans la mesure où il était pour la CIA ce que l’on pourrait appeler un trafiquant légalisé d’armes considérées comme légalement échangées. De la sorte William Sands s’est mué en ce qu’il n’a jamais cessé d’être en tant que cotisant généalogique des Sands : les dommages collatéraux du Vietnam l’ont amené à passer de sa version latérale à sa version frontale, et, par voie de conséquence dans ce parachèvement identitaire de William Sands, il avoue être le paradigme de «l’Enfoiré Américain» au détour d’une longue lettre simili-repentante à destination de Kathy Jones (cf. pp. 668-675), missive où il confesse encore, sous le coup émotionnel de sa condamnation à mort par un tribunal de Kuala Lumpur, qu’il a personnifié à peu près toutes les silhouettes de Judas au cours de sa vie d’abâtardissement des impératifs moraux. On en vient d’ailleurs à louer l’intransigeance de ce juge de Malaisie qui prononce la sentence de mort en caractérisant au cordeau de la sémantique ce qu’est en réalité un être aussi vil que William Sands, à savoir «un fléau de nos existences», une «malédiction infiltrée» dans le sang pur de la Malaisie, un «imposteur» et un «psychopathe» (p. 612). Comme un nouvel Eichmann à Jérusalem, comme une âme opposée à celle de Roger Casement écrouée parmi les geôles de la prison de Pentonville à Londres, l’ignoble William Sands, le félon neveu, sera pendu et le sera empoisonné de son poison familial et du poison du Vietnam, infecté par une cigüe dissolvante qui correspond à «une mixture plus nocive que n’importe quel poison» (p. 606). Sur l’échafaud il n’est plus qu’un pâle moustachu dénutri qui ressemble à un Nietzsche catatonique (cf. p. 611).
À contre-courant de cette déchéance mais à l’avenant de ces primales sources de ténèbres, se tient, sur son piédestal de sottise, le fétichiste Jimmy Storm, fanatique du colonel Sands (cf. pp. 620-1). Il est donc l’inverse d’un parfait dubitatif en cela qu’il est un systématicien du colonel, un absolutiste de ce parcours de perfidie, et, à ce propos, il croirait vivant le colonel même lorsque tout irait à l’encontre d’une telle affirmation. Pour Jimmy Storm, le colonel Francis Sands, mort ou vif, procède d’un lugubre pôle d’attraction, comme le personnage de Kurtz fascine à son corps défendant le très sensé Marlow (11). Mais tout est insensé dans les modiques circuits d’intelligence de Jimmy Storm, tout est, tel que son nom l’indique, tempête sous un crâne. Son idolâtrie pour Francis Sands est proportionnelle à son exécration de William Sands, et tandis qu’on l’observe se réjouir de la pendaison de celui-ci, on l’observe aussi s’égarer dans le pistage forcené de celui-là. En effet Jimmy Storm s’embarque au plus épais de l’épaisseur des ténèbres des jungles malaisiennes et thaïlandaises en vue de retrouver la vivante et conditionnelle trace du colonel. Il se lance dans cette investigation comme si le colonel était pour lui quelque chose comme une divinité bienfaitrice agissant dans l’ombre et régissant les ombres. Il évolue (ou régresse) ni plus ni moins «dans la province du dieu inconnu qui le tenait sous sa coupe» (p. 646) et qui vient confirmer sa pathétique condition d’hétéronomie. Pour la vie pas même avérée d’un homme qui serait prêt à sacrifier père et mère afin de se maintenir au sommet de son mythe, Storm, d’une façon irrationnelle, se donne en holocauste aux scorpions et aux scolopendres en maraude (cf. pp. 637-8), s’enfonçant toujours plus dans les sidéralités de la jungle, en quête d’une légende qui pourrait n’être qu’un écran de fumée moins rejetée par un séquoia que par un arbuste. Ce qu’il désire, c’est faire vivre la légende et faire mourir la finitude, et, nécessairement, il ne peut accepter de s’agenouiller devant une tombe qu’un ancien camarade du colonel – petit frère de Kurtz englouti dans les mangroves – lui désigne comme étant la dernière demeure du maître des abîmes (cf. p. 653). Il a en outre toutes les raisons d’en douter sachant ô combien les ruses se transmettent parmi les vétérans du secret. Sans compter que, dans son épître à la gloire de ses adieux, William Sands a positivement soutenu que son oncle se conjuguait désormais au passé et qu’il était enterré sous une dalle du Massachusetts. Cependant le mensonge est susceptible de concerner autant le tumulus de la jungle que la fosse creusée aux États-Unis, et, en roublard instituteur des souterrains, il paraît vraisemblable que le colonel ait voulu se creuser une galerie anthume de ténèbres en laissant imaginer à ses fidèles comme à ses infidèles qu’il n’est plus que le gisant posthume des précipices de la Terre. Que reste-t-il alors à espérer pour Jimmy Storm ? Faut-il qu’il continue ou qu’il mette un terme à son terrible extrémisme de la traque d’un fou ? Peut-il même se guérir de ce fou ? Une cérémonie tribale semble lui promettre de sélectives et efficientes purgations (cf. pp. 656-662), mais est-ce réaliste de briguer une purification quand on a tant de temps respiré les vapeurs ammoniacales du colonel Sands ? Il est des malheurs qui n’ont pas de réversibilité. Il est des innocences qui ne reviennent point parce qu’elles n'ont jamais eu la moindre valeur d’existence.
Celle qui sort de ce lot infernal n’est pas une Américaine des États-Unis, une enracinée des ténèbres, mais une Canadienne, une volontariste de l’action bonne – Kathy Jones évidemment. Elle est celle qui par ses vertus théologales, par son exemple valeureux, réfute l’innocence américaine d’emprunt (l’innocence des natifs des États-Unis politiquement constitués) vantée par Henry James et qui selon l’écrivain aurait été chaque fois corrompue par les douves du château hanté de la vieille Europe (12), alors même que, en remontant le cours du fleuve de l’Histoire et en ne ratant aucun de ses affluents jusqu’à la Déclaration d’Indépendance de 1776, il est plus probable que la corruption fût américaine dès le départ, dès la fondation de ce pays (13), et que, dans la suite des initiatives de cette nation, cette Amérique-là n’ait fait que sortir de ses frontières pour aller faire des guerres non pas libératrices, mais ravitailleuses d’un surcroît de ténèbres là où il se trouvait déjà beaucoup de ténèbres. Autrement dit le Canada de Kathy Jones, à travers l’éclatante Kathy Jones, nous révèle une action politique plus modérée, de même qu’une graine d’innocence à semer (mais aux récoltes compromises par l’étendue des culpabilités américaines). Cela explique incidemment la fragilisation de la foi de Kathy Jones et la reformulation de ses crédulités (cf. p. 665). Elle n’est pas non plus à l’abri de chutes morales du fait de sa nouvelle fixation professionnelle à Minneapolis (certes non loin du Canada rédempteur). Aussi se raccroche-t-elle aux généreux et douloureux souvenirs des vies minuscules qu’elle a sauvées du Vietnam, à l’infaillible secours qu’elle a porté à ces vies orphelines de toutes les espèces de la parenté, aux vies qui ont survécu à l’accident d’avion ayant tué la moitié des enfants qui voyageaient là pour leur fuite organisée, pour leur miraculeuse extraction, comme si les ténèbres étaient si abondantes qu’il avait été impossible d’agir sans leur concéder un lourd tribut (cf. pp. 676-680). Kathy était également du voyage et elle doit vivre à présent avec la culpabilité de la survivante, une culpabilité qui a l’air d’un ricochet des culpabilités américaines centrales, une culpabilité qui énonce que les libres enfants de Dieu, peut-être, ne seront dorénavant jamais tout à fait sauvés par quiconque est né sur le sol fatal de l’Amérique du Nord.

Notes
(1) Denis Johnson, Arbre de fumée (Éditions Christian Bourgois – 2008). Traduction de Brice Matthieussent.
(2) Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure.
(3) Première Épître aux Corinthiens (12, 5-6).
(4) Blaise Pascal, Pensées (B – 72).
(5) Semblables à ces «pute[s] menteuse[s] et psychotique[s]» (p. 340).
(6) Ernst Jünger, op. cit.
(7) Cf. Ernest Hemingway, Mort dans l’après-midi.
(8) C’est sans doute ce que Kathy Jones appellerait le «cortex surrénal hypertrophié de l’Amérique et son mensonge sacramentel» (p. 558).
(9) Il est en ce sens formidable de la voir assister un chirurgien lors d’une périlleuse amputation (cf. pp. 587-590).
(10) Cf. Henry David Thoreau, La Désobéissance civile.
(11) Cf. Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres.
(12) Le thème est récurrent dans l’œuvre d’Henry James et il apparaît nettement dans Les ailes de la colombe.
(13) La longue captation des terres indiennes a commis un acte de violence qui interroge l’acte fondateur des États-Unis et ses prétentions à la fraternité. Aussi est-il intéressant de comprendre avec Henry James que la fondation des États-Unis a pu agir comme une divine transformation des hommes autrefois venus d’Europe : ils ont été acquittés de tout leur passé, de tous leurs ancêtres, et, mutatis mutandis, leur a été attribué une espèce d’innocence innée (comme un retour des symboles christiques de Christophe Colomb) qui s’est ensuite altérée lors des reprises de contact avec le Vieux Continent vidé de ses meilleurs potentiels de vie bonne. Notre thèse, alors, soutient que l’Amérique qui commence en 1776 accouche du nouvel homme américain et que ce nouvel homme est trop souvent un plein silo de ténèbres qui va trahir la cause spirituelle associée aux promesses du nouveau Nouveau Monde. Sans quoi la Guerre de Sécession n’aurait pas eu lieu.