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Au régal des Vermines ou les poisons inoffensifs de Marc-Édouard Nabe
08/03/2006 | Lien permanent
Dreuse de Louis Jeanne
Qu'est-ce donc que Dreuse, le premier roman de Louis Jeanne ?
À cette question, Michel Marmin répond, dans un entretien avec Rémi Soulié (paru dans le numéro 144 de la revue Éléments), en affirmant qu'il s'agit d'un «admirable premier roman» «où, par delà les décombres de la cité et la déchéance de ceux qui la peuplent, le réenchantement de la langue est consubstantiel au retour du mythe».
Cette langue ainsi réenchantée, il est vrai que la quatrième de couverture dudit roman nous la présente comme étant faulknérienne puisqu'il suffit sans doute, dans l'esprit de celui qui l'a rédigée, de dépasser l'empan d'une phrase composée d'un sujet, d'un verbe et d'un complément, pour mériter ce qualificatif glorieux et intimidant.
Je serai beaucoup moins élogieux que Michel Marmin (avec quelques autres, tout pressés de saluer un livre meilleur que bien d'autres qui ont paru durant cette rentrée dite littéraire, pas nécessairement bon pour autant) qui, sans doute, a oublié de vraiment lire ce premier roman pour ce qu'il est, non pas un roman après tout plaisant à lire, dont certaines pages sont belles qui le nierait, et même intéressant mais la mort de tout roman, c'est-à-dire : une œuvre à thèse.
Celle de Louis Jeanne est simple, précise, nette, aussi simple et précise que ses phrases sont longues et, souvent, peu nettes, en tous les cas jamais vraiment faulknériennes, en cette qualité qui paraît les avoir rendues primitives, instinctives, toutes préoccupées d'avancer et de dire et non d'expliquer ou plutôt, d'expliciter, d'illustrer : la France (un certain art de vivre, une certaine façon de se tenir dans et par la langue, une certaine façon de bien vivre, cuisiner, parler, se vêtir, prendre sa douche, faire l'amour, se moucher, etc.) n'existe plus ailleurs que dans tel coin reculé de sa campagne la moins exposée aux ravages d'une époque honnie.
Il se pourrait, à dire vrai, qu'une autre thèse, plus discrète, moins directement appuyée, infuse les pages du texte de Louis Jeanne : Hadrien Dreuse seul maintient la pureté de la langue, qui parle peu et, surtout, qui publie des textes qui jamais ne paraîtront. Nous savons l'époque obsédée par la figure mystérieuse de Bartleby le scribe, plus pathétique et digne de commisération, par exemple lorsqu'elle est exposée en des centaines de lettres déchirantes, par un Vincent La Soudière, que sujette à un culte qui pourrait s'apparenter à celui de l'impuissance.
Lisant ce roman, j'ai songé à plusieurs images susceptibles de le décrire : tout d'abord, s'impose, avec Dreuse, le personnage principal, quelque lointain descendant du Durtal de Huysmans, l'inquiétude métaphysique en moins, la curiosité insatiable aussi, un Durtal qui se serait égaré, plutôt que dans le logis bienfaisant du sonneur de cloches Carhaix de Là-bas, dans la maison d'En rade, au milieu de paysans qui, contrairement à la vision cauchemardesque développée par Huysmans, représenteraient le dernier reste d'humanité digne d'éloge.
D'autres influences, beaucoup moins littéraires, peuvent être suggérées, puisque de nombreuses pages contre la laideur des banlieues (cf. p. 153), la mode immonde des graffitis (cf. p. 155), celle des baladeurs et des téléphones portables, l'atrocité infernale que constitue un déplacement en métro dans une grande ville (Paris, bien sûr), la faillite de l'enseignement tel qu'il est dispensé dans des établissements qui ne méritent plus le nom d'école, etc., ne peuvent que nous faire songer à un Richard Millet éructant contre la décadence de sa chère patrie, blanche et chrétienne, ou à un Renaud Camus pestant, en laborieuses circonlocutions bien incapables de nous cacher la trouille et la haine qui constituent les tripes transparentes de ce tout petit monsieur, contre ce qu'il nomme le Grand Remplacement ou encore enfin, et c'est peut-être la référence la plus littéraire de notre sainte trinité de gardiens de la pureté française, à Alain Finkielkraut analysant la déconfiture morale, intellectuelle et même spirituelle de notre cher pays, naguère phare de l'humanité, devenu à présent son cloaque.
C'est beaucoup mais, hélas, très peu, d'un point de vue strictement littéraire, pour un premier roman, et un premier roman, je le disais, qui n'en est pas vraiment un puisque la moindre de ses phrases (il s'agit là d'un euphémisme, les phrases de Jeanne s'étendant souvent sur des pages entières; son faulknérisme, je suppose...) nous martèle l'antienne convenue que tout est fichu mon bon monsieur : «[ces récits venus tout droit du XIXe siècle] et dans lesquels ils étaient plusieurs, pauvres bougres, à se mirer la nostalgie, non pas regrettant une époque qui n'était pas non plus radieuse, mais regrettant celle dans laquelle ils étaient plongés comme des survivants, ce qui leur faisait presque dire que la justice sociale n'avait été qu'un attrape-nigaud avec lequel on avait brisé les foules pour mieux les supplicier, invoquant la crise pour rendre tolérables des privations qui ne l'étaient pas, tolérables, aimant ce temps parce que se sentant ficelés dans le leur, prêts, sans l'ombre d'un doute, à être définitivement sacrifiés comme des mémoires trouées, bientôt jetés aux oubliettes de l'Histoire et irrémédiablement, sans que l'époque, la leur, en eût aucun remords, charriés qu'ils seraient bientôt, avait fini par lâcher encore Le Bret, comme des alluvions insignifiantes, tous mués bientôt, sitôt sous terre, en déchets organiques et informes de l'Histoire» (1).
De fait, si certaines pages sont assez belles, surtout celles où Louis Jeanne oublie de stigmatiser les transports en commun (cf. pp. 159-60) et l'incurie de l'École (cf. pp. 169 ou 256) pour s'élever à la déploration du temps passé et perdu (2), si certaines pages, comme celles qui décrivent la rencontre entre Dreuse et son éditrice qu'il aimera durant une seule nuit ou bien celles qui décrivent la stature réelle de Dreuse (3), écrivain dont les textes ont été refusés par cette éditrice qu'il aimera (4), bref, si certaines pages sont belles lorsque Louis Jeanne se contente d'écrire, ce qu'il sait à l'évidence faire, force est de constater que la grande majorité d'entre elles est poussive, ridicule, involontairement comiques, comme d'un Proust ou d'un Claude Simon décrivant en de longues périodes un battement de cil amibien (5), comme celles qui commencent à la page 87 et qui évoquent un Des Esseintes (toujours Dreuse) qui serait à l'aise dans la bucolique maison champêtre de Kerpantric où il ferait son miel du temps qui passe méticuleusement, comme les toutes dernières, d'un grotesque fini (6) et qui signent, à mon sens, la facile capitulation devant la modernité, par le recours au mythe et amalgament, à la mode bretonne si reconnaissable depuis Tristan et Yseult, Barbey et Gracq, comme celles (pp. 105-6) encore qui nous peignent par le menu, c'est le cas de le dire, la recette d'un délicieux lapin bien évidemment préparé à l'ancienne, cette expression nous paraissant constituer le sésame ouvre-toi de la pensée et de l'écriture de Louis Jeanne, telles que celles évoquant les ablutions matinales du personnage principal (cf. pp. 138-9) et, je l'ai dit, toutes celles enfin qui n'en finissent pas de pester contre les laideurs et les promiscuités de la vie moderne, comme si Renaud Camus, enfin, avait acquis un certain souffle littéraire en décollant son nez de son nombril et nous livrait le roman faulknérien du Gers, dernier refuge de la culture et de l'humanisme (voire de l'humanité), face aux hordes déchaînées de la Laideur et de la Nocence universelles.
Notes
(1) Louis Jeanne, Dreuse (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012), pp. 38-9.
(2) «Repoussant le journal, il avait soudain ressenti la rouillure du monde, l'égarement de l'époque, et celle-ci, l'époque, reconduite en lui depuis de nombreuses années avec cette fissure s'accroissant, et ressentant cela bien que n'étant pas, à proprement parler, un passéiste ou un nostalgique invétéré, juste un homme flottant sur des mémoires trouées, cet homme-là, le maire, n'ayant pu comprendre cela qui l'occupait, ce frêle équilibre de la superposition de deux paysages, de deux temps se supportant, quand l'image qui vous a porté et poussé à être ce que vous êtes en grande part s'incline déjà dans les traits mêlés de l'autre, la plus contemporaine, chaque ligne s'évaporant peu à peu, déjà s'effaçant, comme dans les fondus enchaînés du cinéma, cette mort programmée depuis trop longtemps n'ayant rien à voir avec le regret d'une période bénie et disparue, vraiment, côtoyant juste l'effroi de la perdition radicale, en passe de devenir, lui, une victime collatérale d'une histoire sans fond, sans déterminant historique fort, sans événement fondateur, et lui, bien que demeuré en dehors de la vanité, touchant pour prix de cette humilité, construite sur l'évidence du temps, le nom d'une mémoire bientôt épuisée» (pp. 79-80).
(3) «[...] seul le tenant encore son salut particulier, ce qui ne le faisait pas déchoir à ses yeux, sa façon de vivre étant devenue à elle seule une manière de langue morte, un détour prolongé dans la mémoire, dans une lisière persistante, échappant à la grande nuit totale et lumineuse du spectacle» (p. 233).
(4) Pour Dreuse, le texte est «devenu absent parce que plus nécessaire à dire ce qu'il vivait, son retrait, ses émotions, la langue uniquement vouée à la lecture, l'écriture enserrée en lui comme un mystère inavouable, comme on conserve en soi, profondément, la mémoire d'un paysage que l'on sait ne plus devoir traverser» (p. 218).
(5) À force de trop en faire, la structuration implicite de notre langue a vite fait de reprendre le dessus sur le lyrisme, témoin cette drôle de phrase, point incorrecte d'un point de vue grammatical mais assez laide et tortue, marquant un pénible bégaiement : «[...] il ne regrettait pas Kerpantric, devenue terre d'adoption dans laquelle s'était mêlée son autre terre, celle de ses origines, qui le verrait, dans quelques jours, faire halte du côté de ces tombes qui étaient aussi sa vie, la mort étant le second cœur de son existence, cette part de mémoire assimilée qui faisait de lui cet homme terriblement présent au monde, contrairement à ce que sa vie aurait pu laisser croire, les basses évidences étant devenues la fosse commune des idées reçues et qui, avec la bien-pensance, cette morale des bons sentiments fluctuants, étaient devenues les deux cancers les plus purulents de ce bas-monde, devenu bas par manque de clarté et excès d'artifices et de gesticulations» (pp. 163-4).
(6) Dreuse se laisse mourir de froid après avoir fait l'amour à une femme mystérieuse qui aura écrit (et publié, à titre posthume, puisqu'elle se laisse mourir avec son amant) un texte salué par la critique et que par son propre métier (celui de lecteur), Dreuse aura qualifié de remarquable dans une note adressée à son éditrice, celle-là même qui a refusé tous les textes que lui a envoyés Dreuse et avec lequel elle aura pourtant couché, qu'elle finira même par aimer follement et à qui, mais un peu tard, elle reconnaîtra la qualité d'écrivain, vous me suivez ? À ce propos, Claire Vajou Le Tallec (pour le n°27, remarquable au demeurant, de la revue Nunc, juin 2012, p. 157), affirme qu'il n'y a «Rien de passéiste pourtant chez Louis Jeanne, qui possède l’oreille absolue et des moyens littéraires extrêmement sophistiqués, mais qui n’en fait pas une manière, une virtuosité d’apparat». Si un tel livre n'est point passéiste, je me demande bien quel texte, dans ce cas, pourrait être taxé de passéiste aux yeux de Claire Vajou Le Tallec qui me semble également n'avoir point insisté sur cette dimension d'apparat, la prose de Louis Jeanne n'étant, pour l'heure, qu'un moyen d'enrober ses idées.
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Au-delà de l'effondrement, 58 : La Vérité avant-dernière de Philip K. Dick
Qu'il est plaisant de relire, après plus de 30 années, l'un des meilleurs romans de Philip K. Dick, initialement paru en 1966, dans une édition qui, si elle n'a absolument pas été débarrassée de ses fautes (trop nombreuses, dûment relevées sur mon exemplaire), bénéficie au moins d'une belle première de couverture, effort graphique notable concernant d'ailleurs tous les romans de l'Américain édités par J'Ai Lu. Enfin, quelque éditeur français s'avise, à l'instar des éditeurs anglo-saxons qui le savent depuis des lustres, qu'un livre est beaucoup de choses mais, en premier lieu, un objet !
S'il n'est pas aussi maîtrisé que le remarquable Maître du Haut Château, ce roman n'en est pas moins intéressant, tant il condense les interrogations habituelles de l'auteur, autour de trois thématiques principales que sont les distorsions temporelles, la perception d'une réalité truquée et mensongère, grand classique dickien, et enfin la révolte contre le règne de l'imposture généralisée.
Nicolas Saint-James est le président de «l'abri souterrain communautaire antimicrobien Tom Mix, ouvert en l'an 1 de la Troisième Guerre mondiale, soit en juin 2010, de longues, longues années auparavant» (1) et, comme des millions d'autres réfugiés terrés sous terre, il est persuadé que la surface de la planète n'est qu'un immense champ de ruines, balayées par de pestilentielles maladies qu'il s'agit d'éviter à tout prix. Le seul lien unissant ces populations à ce qu'elles pensent être le monde dévasté par la guerre tient aux nouvelles télévisées que Talbot Yancy, leur dirigeant, surnommé le Protecteur, leur fournit régulièrement : nous sommes toujours en guerre, leur dit-il, contre les ennemis de l'Est, la surface de la Terre est encore plus polluée, par les maladies et les radiations, qu'elle ne l'était voici quelques années, et nous avons besoin que vous continuiez, dans vos abris, à travailler d'arrache-pied pour nous fournir les robots-soldats dont nous avons besoin pour continuer de livrer bataille à un ennemi, le Pacif-Pop, qui n'hésite pas à raser des villes entières de la carte, images à l'appui, que je vous invite du reste à regarder.
Nos réfugiés, parqués comme des rats, ne savent pas que ces images sont fausses, tout comme les discours de leur dirigeant, le Protecteur Talbot Yancy qui n'est qu'un robot (mais aussi, complication quelque peu inutile, l'un des personnages réels du roman, par le biais d'un artifice temporel peu convaincant), et que la surface terrestre a eu le temps de reverdir, et qu'elle est désormais partagée en d'immenses propriétés (cf. p. 148) où une toute petite poignée de privilégiés vivent à l'abri du besoin, protégés par ces mêmes robots que fabriquent sans relâche les habitants du sous-sol.
Ajoutons qu'un certain Louis Runcible, l'homme qui loge les arrivants des abris souterrains «montés en surface en croyant y trouver la guerre, pour découvrir que celle-ci avait pris fin des années auparavant et que la superficie de la planète n'était qu'un immense parc» (p. 68), est en lutte ouverte contre le tout-puissant Stanton Brose, disposant pour sa solde personnelle d'une armée de robots et puisant sans aucun scrupule dans le stock rarissime d'organes de synthèse dont il se sert afin de prolonger son existence ventripotente et maléfique.
C'est sur cette trame d'irréalité ou de simulacres, assez classique chez Dick, et dont l'imposture semble toujours indiquée par quelque mystérieux élément extérieur venant perturber la quiétude d'une vie en apparence banale et tranquille (2), que se greffera la thématique des paradoxes temporels, à vrai dire superfétatoires dans ce roman, comme je l'ai dit, et qui ne saurait nous intéresser.
Il s'agira donc, bien sûr, une fois de plus, de tenter de dissiper les apparences, en sortant de la caverne où sont projetées de grandes ombres déformées de l'inaccessible réalité, en s'extrayant des souterrains, et en se dirigeant vers la surface, comme le fera Nicolas Saint-James, à la recherche d'une greffe organique pour l'un de ses amis qui se meurt. Ces apparences et faux-semblants ne peuvent qu'être assez clairement indiqués par la mention, dès les premières pages du roman, d'Alice au pays des merveilles, un livre devenu rarissime dans ces temps de guerre, mais moins rare quand même qu'un animal, pourquoi pas un écureuil, comme a cru en voir un Joseph Adams (cf. p. 12), alors que tous les animaux ont été exterminés.
Ces jeux entre la réalité et ce qui la double, à tous les sens de ce terme, sont directement mentionnés par ce syllogisme : «Tout ce que je dis est un mensonge. Donc je mens en prétendant mentir. Donc je dis bien la vérité en affirmant que je mens. Donc...» (p. 53), et ainsi de suite à l'infini, tandis que dans ce que nous pourrions appeler, goûtant le paradoxe de l'expression, «l'or factice véritable» (p. 54) se niche comme en un miroir déformant un univers labyrinthique sans commencement ni fin : «Et cet univers, réfléchissait-il, dont on pourrait croire qu'une fois la porte d'entrée franchie on puisse le traverser en deux minutes avant d'atteindre la sortie... cet univers, comme les monceaux d'accessoires dans les studios d'Eisenbludt [chargés de falsifier la réalité] à Moscou, était sans fin, il était composé d'une enfilade infinie de pièces : la sortie de chacun n'était que l'entrée de la suivante» (p. 55).
Comme toujours chez Dick, un mensonge en cache un autre, un enfer s'emboîte dans un autre, qui semblait pourtant paradisiaque, mais à bien y regarder, finalement... Ainsi, bien que la vie des réfugiés, dans leurs clapiers souterrains, soit immonde et abjecte, Philip K. Dick se garde bien d'affirmer que celle qui attend ceux qui parviennent à gagner la surface serait meilleure. Rien n'est moins sûr ! Ils sont en effet parqués dans les conapts, sortes d'immenses immeubles tout de même confortables, construits par Runcible : «les «hôtes» de Runcible sont en fait des prisonniers, et les conapts constituent des réserves» ou, ajoute immédiatement l'un des personnages, «pour employer un mot plus moderne, des camps de concentration» (p. 68, l'auteur souligne).
Nous savons quelle fascination le nazisme a exercé, en tant que romancier, sur Dick qui, quelques pages plus loin, évoque le fait que les nazis «n'avaient pas d'ordres écrits concernant la solution finale, le génocide des juifs. Tout se passait oralement, de supérieur à subordonné, de bouche à oreille» (p. 73), alors que les principaux personnages sont en train de mettre au point un plan machiavélique destiné à perdre Runcible, cet idéaliste qui veut faire remonter à la surface de la planète des centaines de millions de femmes et d'hommes enfermés durant des années sous terre. C'est une perspective tout à fait impossible pour Stanton Brose, l'un de ceux qui jouit du pouvoir : «Qu'est-ce qui se passerait si la terre s'entrouvrait pour laisser sortir ces millions d'humains emprisonnés quinze ans sous la surface, jusqu'alors persuadés qu'une guerre faisait rage à l'air libre, que la planète entière était un champ de bataille couvert de décombres, ravagé par les missiles et les bactéries ? Le système des domaines subirait un coup mortel, et l'immense parc qu'il survolait deux fois par jour redeviendrait une zone densément habitée, pas tout à fait autant qu'avant-guerre, mais il s'en faudrait de peu. Les routes referaient leur apparition. Ainsi que les villes. Et, en fin de compte, une autre guerre éclaterait» (p. 75, l'auteur souligne).
Décrire la situation des habitants privés de surface amène Dick à évoquer les «Nibelungen, les nains au fond des mines» mais aussi, via un discours de Talbot Yancy, une parabole (cf. p. 91 pour ces deux références) censée apporter quelque consolation à celles et ceux qui écoutent la «matière verbale» du Protecteur, unique lien avec la surface censée être dévastée. Il est à noter que c'est Lantano qui a composé le discours que le robot Yancy sera chargé de prononcer, ce même Lantano qui assume le rôle de l'auteur de La Sauterelle pèse lourd dans Le Maître du Haut Château, même si le pouvoir qu'il détient semble infiniment plus dangereux et trouble voire mortel (cf. p. 113) que celui du tout-puissant Stanton Brose : c'est lui qui dit la vérité aux captifs, qui leur apprend que l'univers dans lequel ils vivent depuis des années est truqué, mais il possède pourtant la faculté de se déplacer dans le temps, et est même la source de plus d'une distorsion dans la réalité historique, ayant assumé plusieurs fois, comme il l'apprendra à l'un des personnages, des rôles de chefs et de dirigeants, apparaissant sur des films de propagande où Dick s'amuse, à partir d'une situation bien réelle, à la saturer de mensonges (cf. p. 108). En d'autres termes, David Lantano est le représentant d'une puissance occulte, que Dick a toujours figurée avec crainte, et qui n'est autre que le temps, ou bien, alors, la volonté insoupçonnable, mystérieuse, qui s'y cache et s'amuse avec les hommes. Nous apprendrons même que la marionnette Talbot Yancy n'est autre que... le double de Lantano, ce dernier lui ayant prêté ses traits, puisqu'il était l'acteur d'un des films de propagande qui a éduqué des millions de réfugiés ! De fait, il est clair qu'un «personnage supplémentaire, que ni moi [Foote], ni Runcible ni Brose n'envisageons, est descendu dans l'arène afin de s'immiscer dans la lutte pour le pouvoir» (p. 185, l'auteur souligne), et ce personnage n'est autre que Lantano.
Dick résume ces jeux constants avec la réalité historique et la vérité, qui n'est jamais celle que l'on croit, par cette formule ironique mais probablement, en réalité, désespérée : «Quand nous passons notre temps à fabriquer des mensonges, nous sommes fatalement voués, un jour ou l'autre, à faire des bourdes» (p. 112), tout comme Dick lui-même d'ailleurs, lorsqu'il semble par exemple oublier que l'un de ses personnages, Joseph Adams, est marié, alors qu'il ne manifeste qu'une seule hâte : se réfugier, mais sans sa femme, dans un abri souterrain pour échapper à la menace qui pèse sur lui, ou bien lorsqu'il greffe, sur l'habituelle trame d'une réalité fausse, des distorsions temporelles et des jeux improbables d'identités, qui embrouillent le récit, sans réelle ni profonde utilité.
La force de ce roman n'en est pas moins réelle, ne serait-ce que par sa description d'une vie réduite, parquée, cachée, coupée de la réalité prétendûment luxuriante et qui n'est qu'un leurre, une vie falsifiée par le seul pouvoir d'une immense et constante manipulation médiatique. La critique est imparable et, plus d'un demi-siècle après la parution de ce roman, nous ne pouvons que saluer le génie visionnaire de l'auteur qui, stigmatisant les travers de notre époque, semble avoir vu la nôtre bien mieux que tant de romanciers contemporains qui, après tout, profitent de l'imposture bien davantage qu'ils ne la dénoncent. En effet, en quelques mots résumée, l'histoire de L'avant-dernière vérité est d'une simplicité biblique (la Bible, souvent citée dans ce roman, notons-le) et rejoint celle d'Ubik dans sa dessillante violence (Je suis vivant et vous êtes morts) : Nul homme n'est jamais libre, et le moins libre de tous les hommes est encore celui qui à tout prix veut briser ses chaînes, et ce ne sont pas les derniers mots, inquiétants, du roman qui pourraient nous laisser espérer quelque libération définitive.
Notes
Philip K. Dick, La Vérité avant-dernière (traduction d'Alain Dorémieux, éditions Robert Laffont, 1974, puis J'ai Lu, 2014), p. 46.
(2) C'est Louis Runcible qui sera soupçonné, un temps, d'envoyer aux réfugiés souterrains d'étranges messages les avertissant que la réalité à laquelle ils croient depuis des années est en réalité une immense mascarade (cf. pp. 69 et 74), avant que nous n'apprenions que c'est en fait l'un des personnages centraux, David Lantano, qui est l'auteur de ces messages. Quoi qu'il en soit, ce dernier joue le rôle assumé, dans Le Maître du Haut Château, par l'auteur de La Sauterelle pèse lourd, qui révèle aux différents personnages que le monde dans lequel ils vivent n'est pas le vrai.
27/09/2015 | Lien permanent
Qu’avons-nous fait de Marc-Édouard Nabe ?, par Guillaume Sire
Aux rats des pâquerettes : quand Netchaïev voit rouge, Marc-Édouard Nabe rit jaune.
Nabe est un écrivain majeur. Au régal des vermines, son premier livre, publié en 1985 aux éditions Barrault, a donné le ton à une œuvre magistrale. Et puis celle-ci a été gâchée, piétinée, j’expliquerai ici pourquoi et comment.
Clarifions tout de suite les idées de ceux d’entre vous qui en seraient restés au «Nabe antisémite» après avoir vu (et mal regardé) son fameux passage sur le plateau de l’émission Apostrophe. Si le Régal a été mal compris c’est parce qu’en 1985 on ne savait déjà presque plus lire. La manière dont les critiques s’y prennent pour juger ce livre reviendrait à traiter de salaud un réalisateur qui se serait attribué le rôle d’Hitler dans son propre film. En écrivant le Régal, Nabe avait pourtant un projet artistique clair et, somme toute, assez facile à comprendre. Son idée consistait à pousser la subjectivité sadique jusqu’au bout (le sadisme étant la part d’ombre des Lumières et, donc, de la modernité), pour emmener «je» aux confins de la haine des autres, et voir si là-bas, au bout du délire existentialiste, il serait encore un autre, ou si enfin «je» serait devenu «moi-même». Et dans ce cas, ange ou bête ? Cette idée géniale aurait dû rassembler autour d’elle tous les lecteurs dotés d’un peu de jugeote. Hélas, en 1985, ils commençaient à manquer cruellement.
Constatant à quel point ce projet, si simple à comprendre, était incompris, Nabe aurait pu s’arrêter là. Il aurait pu s’en tenir à ses portraits, ses dessins humoristiques et sa guitare, et ne plus jamais écrire un livre. Il en a écrit, pourtant, et avec quel talent, et avec quelle générosité ! Qui n’a pas lu Le Bonheur, L’âge du Christ, Lucette, Je suis Mort, les quatre tomes du journal intime et Alain Zannini, ne peut savoir de quoi je parle. Quant à ceux qui les ont lus il leur sera difficile d’attaquer d’une part le style de chacun de ces ouvrages, d’autre part la cohérence de ces publications successives, sans avouer, au moins du bout des lèvres, qu’il y a là un projet artistique, une œuvre véritable, comme on en compte peu dans un siècle.
Nabe est également un lecteur, dont l’œuvre hagiographique et exégétique a projeté une lumière nouvelle sur le mystère de plusieurs grands artistes du vingtième siècle. Quel lecteur, quel universitaire, quel lettré pourra nier le fait que ce qui est écrit dans le recueil Oui à propos de Lautréamont, de Bernanos, de Claudel, de Suarès, etc., est d’une justesse rare et d’une originalité édifiante ? Ceux qui ne l’ont jamais fait n’auront qu’à écouter Nabe évoquer Artaud ou Céline pour se demander comment il est possible aujourd’hui dans nos universités de faire l’économie de tels commentaires !
Pour conclure ce rapide panorama, quelques mots à propos du jazz. Quel écrivain a réussi à intégrer le jazz dans la littérature contemporaine, sinon Marc-Édouard Nabe ? Quand ils s’y risquent les autres à part lui écrivent à côté du jazz, ils sont sages, ils sont verbeux, ils sont anti-swing. Leur littérature a l’air de dire : «vous voyez, les livres, c’est de la merde, parce que les livres sont moralisateurs, condamnés au commentaire, à la pédagogie, à la grammaire chiante et à la fiction débile, ils n’ont aucun pouvoir magique, alors un petit conseil : écoutez de la musique au lieu de perdre votre temps». On dirait des livres écrits pour qu’on les referme. Un aveu d’impuissance. Nabe est le seul poète, à ma connaissance, à avoir évoqué le jazz sans aussitôt l’avoir trahi. Il fallait écrire cru, craquant, claquant, en paquets d’eau et de sable balancés sur la charlest ! Idem pour la boxe : Nabe a inventé la phrase uppercut, réussissant grâce à elle à dire la sueur, le jeu de jambes et les gros yeux noirs au beurre sans tout de suite avoir l’air d’un vendeur de tickets ou d’un journaliste sportif.
Nabe est un artiste, donc, cela ne fait aucun doute. Mais qu’est-ce au juste qu’un artiste ? Un artiste n’est ni un chef ni un saint. Il est l’inverse à la fois du chef et du saint. Le chef conduit, c’est pour cela qu’il est chef. Le saint se conduit, c’est pour cela qu’il est saint. L’artiste quant à lui ne conduit ni les autres ni lui-même. Au contraire, il est conduit, il se laisse conduire. Il se laisse emporter vers la forge intersidérale. Il est sur le siège arrière d’une bagnole lancée à vive allure ; et au lieu de regarder devant lui pour savoir qui conduit (le chef ? le saint ? personne ?) et s’il y a ou non un ravin mortel, il regarde, peinard, le paysage par la fenêtre à côté. Au lieu d’essayer de changer son époque (comme le chef) ou de la sauver (comme le saint) l’artiste a décidé de la boire par grandes lampées. Il la boit par les yeux, les oreilles, la bouche, les mains. Il couche avec elle, il se corrompt dans ses draps. Il l’implore, il y retourne, elle le maltraite et le trompe mais il y revient encore, chez son amante ivrogne, dans la machine à claques du potier. Ce n’est pas l’artiste qui choisit ce qu’il devient, c’est son époque qui le transforme en ceci ou cela. Elle fait de lui ce qu’elle veut. Elle en dispose; elle le dépose ou l’élève.
Une nouvelle époque a commencé en 2001. Cette année-là, nous avons eu coup sur coup deux émissions de téléréalité atroces, deux hymnes à la laideur, deux grandes tatanes dans la gueule de l’altérité. Il y a eu d’abord, d’avril à juillet, la première émission Loft Story. Puis en septembre, l’attentat des tours jumelles. Ces deux événements présentaient une triple similitude troublante : 1/ on n’avait encore jamais rien vu de semblable en direct à la télévision, 2/ beaucoup ont douté que ce qu’ils étaient en train de voir était vrai (on imaginait que c’était scénarisé, préparé de l’intérieur, etc.), 3/ chacun avait l’impression d’avoir déjà vu exactement les mêmes images que celles qui étaient diffusées depuis New York ou le Loft. Un nouveau type de rapport au réel, appelé «complotisme», est né. Et une nouvelle époque a commencé. Ce serait celle de Wikipédia (arrivé en 1999), de Matrix (1999), des réseaux sociaux (2004), des Daft Punk (Premier album 1997 – Deuxième album 2001), de Youporn (2006), des guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003) et d’un président français réélu avec un score de roi africain (82%) contre Jean-Marie Le Pen (2002).
Si l’art de Marc-Édouard Nabe n’avait pas changé, s’il avait écrit après 2001 le même genre de phrases qu’avant il n’aurait pas été un artiste véritable, mais un malin, un finaud, un type qui sait y faire, un marchand, un animateur. Je le clame haut et fort : tous les créateurs qui n’ont pas changé de style en 2001 étaient soit des vieillards soit des imposteurs. Après 2001 comme avant, Nabe a assumé le réel. Hélas son verbe s’est affadi, et son propos est devenu de plus en plus inintéressant, mais parce que le réel s’est affadi (qu’est-ce que c’est Daft Punk devant Thelonious Monk ?) et parce qu’il est devenu inintéressant (qu’est-ce que c’est Jeff Koons ?). Le dernier grand texte de Nabe fut son roman L’homme qui arrêta d’écrire auto-publié («antipublié» comme il dit) en 2007, et pourtant il était beaucoup plus fade et inintéressant que tout ce que Nabe avait écrit jusque-là. Et L’homme qui arrêta d’écrire ne porte pas son nom par hasard. Après celui-là en effet, Nabe s’est arrêté d’écrire. Il a couché des phrases sur le papier, mais il n’écrivait plus, elles n’étaient pas écrites. Fini le langage. Finie la phrase. Le problème de L’enculé ou des Porcs n’est pas la haine mais la fadeur et l’absence d’intérêt.
Je pense sincèrement que ce n’est pas de la faute de Marc-Édouard Nabe si son site internet est irregardable. Pas plus que ce n’est de sa faute si les vidéos de la rue Sauton dévoilent un orateur à mille lieues en-dessous des sommets d’autrefois. Nabe obéit à la voix du Temps, à son ordre cosmique, comme seuls les artistes sont capables d’y obéir, de s’y abandonner. Ce temps aurait été à l’héroïsme, Nabe aurait été héroïque. Mais ce temps est lamentable, donc Nabe est devenu lamentable. Il publie dans le dernier opus de sa revue Patience 150 photos pornographiques de lui et sa «meuf», nous dit-il, en réaction au mouvement #metoo et #balancetonporc. Il se convertit au protestantisme, et vit en Suisse. On en est là. Voilà ce que notre époque a fait «à» et surtout «de» ce grand écrivain. Voilà ce qu’est devenu celui qui s’était voué corps et âme, dès l’adolescence, à la beauté. Nabe il y a trente ans aurait été prêt à coucher avec Iphigénie sur l’autel devant les Achéens médusés, pourtant le voilà devenu boutiquier rue Sauton, parpaillot chez les horlogers, et «performeur». Ce n’est pas une honte pour lui mais pour nous. Honte à nous, car Nabe nous appartenait. Nous en étions responsables : nous en répondions, il nous répondait.
L’art c’est la forme. Le fond entre dans l’art, il est partout dans l’art, mais n’est pas du ressort de l’artiste. L’artiste ne produit pas, autrement dit, la pensée de son époque. Il n’est pas responsable du système politique, marchand et moral de l’époque dans laquelle il vit. Il le subit, comme tout le monde (à part le chef, responsable, et le saint, rescapé). L’artiste doit donner à son époque la forme qu’elle mérite; aussi Nabe a-t-il donné ce qu’elle méritait à cette époque. Cette époque qui, faut-il le rappeler, a humilié son cher professeur Choron, adoubé l’écrivassier minable qui n’était autre que son ancien voisin de palier, remplacé le jazz par le rock puis la techno, et fini par tuer des gens au hasard dans des concerts de rock et aux terrasses des cafés.
Dans ses écrits récents, Nabe ne fait rien d’autre que d’encourager toute l’immondice et toute l’immonde fatalité de notre Temps. Ce qui nous choque à leur lecture est moins leur violence je crois que l’amor fati. Nabe ose prétendre que tout ce que nous vivons n’est rien d’autre que ce que nous vivons, et que c’est très bien, et que ce sera très bien quoi qu’il arrive. Lorsque je lis ses dernières œuvres, bien sûr il m’arrive d’être amusé ou intéressé, Nabe n’est pas devenu idiot, il ne le sera jamais, il y a encore des éclairs dans la cacabouillasse, mais je ne peux m’empêcher de ressentir d’amers regrets à l’idée que je vis dans un siècle capable de troquer l’auteur du Régal et du Bonheur pour celui de L’enculé et des Porcs.
03/04/2020 | Lien permanent