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« Deux années passées dans la Zone... et puis ? | Page d'accueil | Madrid, 11 mars 2004. Deux ans et deux jours plus tard : tout va bien ! »

10/03/2006

Résurrection du cadavre de la littérature : Olivier Larizza et William Marx en médecins légistes

Scott Olson (Getty Images).

«Nous sommes désormais un certain nombre à ne plus accepter de voir la critique se laisser pervertir par des pratiques démonstratives et hyper-rationalisantes en pleine vigueur, héritées de modes de pensée tels que le structuralisme.»
Olivier Larizza, Le Reliquat scintillant (Librairie Nizet, 2005), p. 70.


Quelques frémissements, rien de plus, semblent parcourir le cadavre apparemment imputrescible de la littérature française. C'est déjà beaucoup, me dira-t-on, alors que la nouvelle est tombée depuis des années : mort clinique du patient, que l'on s'acharne pourtant à maintenir vivant sous une forme à peine plus réactive que celle qui caractérise le cerveau prébiotique d'Arnaud Viviant. Cette vie végétative produit toutefois un précieux distillat que s'arrachent les tristes ménagères esseulées : Christine Angot, Catherine Millet, Alina Reyes et, léchant à quatre pattes la goutte ultime de l'élixir incolore, Philippe Sollers, cicérone increvable chargé de faire découvrir à ces écrivaines délaissées les contrées les plus rares du lieu commun. Pourtant, quelque infirmière surmenée, à une heure toutefois bien tardive qui rend son témoignage peu digne de foi, raconte avoir vu l'électroencéphalogramme bizarrement réagir, comme si, une dernière fois, le cerveau tentait de ranimer le cadavre qui ne demande, sans doute, qu'à s'endormir définitivement. De fait, l'increvable Valdemar ne se résout point à rentrer sous terre et, comme dans la tragédie de Sophocle, sa charogne empuantit l'air des environs qu'il souille de son incommodante présence, même si, à la différence de ce qui se produit dans Antigone, nul devin ne peut prétendre que c'est la pourriture qui a provoqué la colère des dieux. Ceux-ci, depuis des siècles, paraissent avoir répudié un monde qui de toute façon ne les honore plus et semblent ne guère s'inquiéter du colossal cadavre échoué sur la grève, comme une immense baleine qui aurait subitement perdu tout repère, unique trace, au monde redevenu plat en un éclair, d'une mystérieuse Présence, depuis introuvable.
Olivier Larizza, Le Reliquat scintillantLe dernier de ces frémissements, à vrai dire, ne saurait nous tromper par la toute récente date de publication du remarquable ouvrage de Vladimir Weidlé, Les Abeilles d'Aristée (chez Ad Solem). Le livre, en effet, a d'abord paru à la fin des années 30 chez Gallimard puis a été remanié dans les années 50 pour tomber dans un injuste oubli jusqu'à sa récente réédition, impeccablement présentée par Bernard Marchadier, dont il faut lire les belles et coruscantes Notes claires pour une époque fumeuse (Ad Solem). Il y a eu encore, paru il y a quelques semaines cette fois-ci, Le Reliquat scintillant d'Olivier Larizza (chez Nizet). Ce livre attaque avec drôlerie (il suffit, pour cela, de reproduire tels quels certains textes de critique, comme ceux de cette savante imbécile, heureusement inconnue, que paraît être Béatrice Bonhomme) les postulats les plus ridicules de la Critique (sa pente narratologique savonnée de déconstructionnisme et d'une érection loufoque pour la vieille putain psychanalytique) telle qu'elle règne en France depuis maintenant quelques lustres peu flamboyants. Certes, cet ouvrage modeste ne se veut rien de plus qu'un manuel méthodique prônant, à l'évidente intention des universitaires plutôt que des journalistes voire des critiques professionnels, quelques utiles conseils formels afin de déjouer les pièges, l'auteur souligne, de l'imposture explicative. De ces conseils, en voici deux, d'ailleurs les seuls sur lesquels s'attarde Larizza : la simplicité et le mimétisme, censés promouvoir l'exercice d'une «critique littéraire conçue comme un art à la fois référentiel et autonome» (p. 127).
Une telle intention, qui somme toute honore Larizza par sa modestie pleine de bon sens, est-elle toutefois bien sérieuse ? A-t-elle quelque force à exercer pour tenter de ralentir l'immense marée montante de médiocrité bavarde, de jargonnesque fatuité, ces milliers de pages patiemment écrites par le démon, assurément bavard, de la théorie, qu'importe qu'elle soit fumeuse ? Car enfin, de ce que doit ou plutôt devrait être la Critique, pas une ligne sous la plume de Larizza, si ce n'est, peut-être, et encore de façon détournée, en pointant les propres tracasseries que l'Alma mater fit subir aux premiers travaux de Walter Benjamin (cf. son Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand) désireux de proposer une critique rien de moins qu'ésotérique, complexe, refusant les plats sentiers de la Thèse universelle (pendant, en somme, du Reportage universel). Je ne partage pas l'enthousiasme de Larizza qui ne semble guère, quoi qu'il en dise et malgré le fait qu'il a, dans son propre ouvrage, filé la métaphore du cadavre, avoir mesuré l'ampleur de la crise épistémologique qui affecte la Critique. En fait et pour donner mon sentiment le plus profond sur cet ouvrage, contrairement au désir même manifesté par l'auteur (qui écrit p. 87, reprenant Pascal : «S'il est plaisant de rencontrer un homme lorsqu'on lit un auteur, il n'est pas malheureux non plus d'en trouver un lorsqu'on lit un critique»), je n'ai pas rencontré l'homme qui illustrerait son ambitieux programme en nous livrant une critique personnelle, en actes, pas simplement quelques pieuses sottises (Bourdieu, déclaré «grand intellectuel», p. 59) et trop rapides recettes qui jamais ne dissuaderont tel étudiant en Lettres modernes de nous seriner son petit Genette.
Le cadavre, madame, vous a-t-il paru bouger ? Oui me répondez-vous ? Comme cela est étrange, car nos machines n'ont pas enregistré la plus petite trace d'activité mentale. Oui, c'est bien cela, l'électroencéphalogramme est toujours absolument plat...


Andres Serrano, photographie extraite de la série intitulée The Morgue


«En toute logique, la crise de l’écriture littéraire ne pouvait déboucher que sur une crise du savoir critique, dont l’utilité n’apparut plus évidente. Une science positive de la littérature, telle qu’elle avait été conçue au XIXe siècle, n’était plus possible désormais, à l’exception toutefois de celle qui affirmerait l’impossibilité même de cette science positive : autrement dit, là où passa la théorie littéraire, la critique des œuvres particulières trépassa.»
William Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle (Les éditions de Minuit, 2005), p. 161.


William Marx, L'Adieu à la littérature aux éditions de MinuitPour moi, je le dis tout net, la Critique, que je m'obstine à majusculer par une sotte habitude, songeant à sa grandeur passée, est morte ou plutôt mourante, morte ou mourante depuis que la littérature, comme l'analyse avec beaucoup de talent William Marx (L'Adieu à la littérature aux éditions de Minuit), est elle-même, s'est elle-même déclaré morte ou mourante de son interminable agonie. Maître de conférences de littérature comparée à l'Université Jean Moulin Lyon 3, William Marx est un spécialiste de Paul Valéry dont il a étudié, en la rapprochant de celle de T. S. Eliot, l'influence sur la Critique dans un ouvrage intitulé Naissance de la critique moderne (Artois Presses Université, 2002). Contrairement à la thèse de Vladimir Weidlé affirmant (bien évidemment, je simplifie à outrance) que l'épuisement des arts est strictement parallèle à l'effacement de la sphère religieuse, la littérature, selon Marx, se serait suicidée. Devenue, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe, hyperconsciente comme le Monsieur Teste de Valéry, elle aurait, à l'instar de Rimbaud, dit adieu à ses rinçures, à ses propres prestiges, jamais plus grandioses, selon l'auteur, qu'au XVIIIe siècle, l'époque de la religion de la littérature. En quelques lignes par l'auteur résumée, voici donc la thèse du livre (pp. 167-8) : «[…] à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, l’importance attribuée à la littérature augmenta de façon démesurée : ce fut la religion de la littérature; au milieu du XIXe siècle, emportée par son mépris pour une société qui la plaçait plus haut que tout, la littérature provoqua la rupture et s’enferma dans le culte de la forme : ce fut le temps de l’art pour l’art; à partir de la fin du XIXe siècle, souffrant de la situation marginale dans laquelle ils s’étaient eux-mêmes placés, les écrivains se mirent à dénigrer leur art : ce fut l’adieu à la littérature. Il y eut donc trois phases : expansion, autonomisation, dévalorisation.»
Cette déchéance est donc un suicide volontaire, le culte de l'art pour l'art ayant mené la littérature au souci de la forme qui, altièrement dédouané de toute préoccupation et responsabilité morales, provoqua un irrémédiable autisme des écrivains puis leur auto-dénigrement, enfin leur disparition plus ou moins consciente d'elle-même. La thèse n'est point nouvelle mais, systématisée avec clarté et de nombreux exemples pertinents (ceux de Rimbaud, Valéry je l'ai dit, mais aussi Hofmannsthal, Bazlen, Celan, Beckett, etc.), elle prend dans ce livre un nouveau relief. Un point me choque toutefois qui, comme au sujet de l'essai de Larizza, concerne la fin du livre, en bref les remèdes proposés par Marx pour sortir, si cette préoccupation a encore quelque sens (et nous allons voir que non), de cette longue crise : remède double comme il en allait aussi chez Larizza, qui tient d'abord aux audacieuses expérimentations menées par le nouveau roman d'un côté et, plus récemment, aux auteurs que nous pourrions appeler pudiques ou bien rougissants de leur propre art, pratiquant une écriture blanche (c'était naguère son nom), minimaliste tels que Jean-Philippe Toussaint, Bret Easton Ellis ou encore Banana Yoshimoto.
Pourtant, pas un mot de Marx n'est consacré aux tentatives romanesques, aussi divergentes qu'on le voudra l'une de l'autre, diversement abouties également et encore en devenir, mais néanmoins toutes deux passionnantes, menées en France par Maurice G. Dantec et Michel Houellebecq qui, le pauvre Nabe paraît ne point devoir s'en remettre si l'on en juge par la préface faussement larmoyante qu'il a donnée à la réédition d'Au régal des Vermines, est lu, sont lus parce qu'il a, parce qu'ils ont, tout simplement, quelque chose à nous dire sans que ce reliquat littéraire ne soit dévoré par le seul prestige, d'ailleurs vite éventé selon Marx, des expérimentations formelles.
Pas un mot encore de l'essayiste sur les romans superbement classiques (en apparence tout du moins) d'un Paul Gadenne qui relèguent aux oubliettes tant d'expériences purement formelles qui n'intéressent plus, de nos jours, que quelques étudiants désireux d'ajouter une thèse, une de plus finissant oubliée dans une armoire d'Université, cadavre prétentieux et pulvérulent devisant doctement avec d'autres cadavres tout aussi bavards.
Monde de cadavres.
Achevant tout juste l'ouvrage de Marx, je comprends à présent pourquoi l'auteur a évacué ces auteurs (sans doute, je m'en avise subitement, jugés réactionnaires par Marx) et, par la même occasion, mes coupables préoccupations. Lisons : «Qu’il soit donc dit ici une fois pour toutes qu’il n’y a pas de relation obligée entre la valeur et la qualité : la dévalorisation de la littérature va de pair avec son accomplissement – ou sa fin» (p. 173). Ce n'était donc que cela : quelques gros grumeaux de prétention post-moderniste mal résorbés dans le potage blanchotien habilement mouliné pendant plusieurs dizaines de pages ? Ce n'était rien que cela : l'habituel goût du Néant duquel, paraît-il, va naître ce qui sauve, rien ou plutôt, le Rien ? Et, relisant mes notes, je constate que, non, vraiment, j'ai été bien sot de penser que Marx n'avait pas averti son lecteur, et ce dès le début de son ouvrage (p. 15), donnant une introduction intitulée, aussi clairement que possible, Pour en finir avec l’essence de la littérature, où il est écrit : «Ainsi, quand il est ici question de l’adieu à la littérature, c’est par commodité d’expression : il s’agit en fait de l’adieu à un certain état de la littérature que les écrivains concernés considèrent à tort comme la littérature par excellence.» Voici donc venu, selon William Marx, l'époque où va, comme une Vénus anadyomène, émerger des flots de l'insignifiance qu'il a bien tort de confondre avec une réduction des pouvoirs de la littérature, la littérature réduite, ni fière ni honteuse, ni sous- ni hyper-consciente, simplement, enfin, elle-même.
La littérature nue, primordiale en somme ? Mais qu'est-ce donc que cet étrange animal qui n'a pas de nom et que, seul au monde, monsieur William Marx paraît avoir déniché pour l'exposer, honteux encore, sous les regards des spectateurs venus en nombre contempler le très spectacle étrange ? D'ailleurs le bon dompteur ne nous sert-il pas la métaphore du renard bien dressé ? Mais si, voyez : «de la même manière que le Petit Prince de Saint-Exupéry apprivoise le renard par une politique des petits pas, on ne restaurera la confiance dans la littérature que de façon progressive, en montrant d’abord son efficacité dans les petites choses, puis en s’élevant peu à peu dans l’échelle des réalités. Ad augusta per angusta : si l’orgueil causa la déchéance des lettres, l’humilité pourrait aussi bien leur offrir le salut. L’évolution de la littérature prendrait ainsi la forme d’une révolution, au sens propre, c’est-à-dire d’un retour au point zéro, susceptible d’enclencher un nouveau cycle de transformations» (pp. 180-1).
Rien de bien nouveau, donc, sous le soleil blafard, qu'un cadavre impudique vidé de son sang, et pas la moindre thérapie de choc, dans ce livre-ci et dans l'autre, capable de réveiller la charogne qui n'en finit pas de ne pas crever. Seule précision apportée par le médecin légiste : le cadavre est devenu modeste, sobre, inoffensif, en tout cas il la ferme; il risque même de se ratatiner comme une momie inca si l'on ne décide, d'urgence, d'en sustenter les chairs pourries au moyen de quelque vieille technique d'embaumement. Il est vrai que Marx réussit aussi le prodige habituel de ne point évoquer une seule fois les exemples d'auteurs qui, eux, pardon monsieur le professeur légiste, donnèrent à la littérature sa dimension vivante, vitale, sacrée : T.S. Eliot, Frank Kafka, Joseph Conrad, William Faulkner, Hermann Broch, Elias Canetti, Ernst Jünger pour ne citer que quelques grands noms étrangers qui, apparemment, ne sont point encore parvenus sous les yeux de notre fameux myope universitaire. Même cécité, je l'ai dit, quant aux écrivains de langue française.
Madame, non, je vous assure, cette charogne est morte, bien morte, tout ce qu'il y a de morte. Voyons, votre entêtement me semble bizarre et doit témoigner, sans doute, d'une étrange déviation, peut-être même d'un vice absolument abominable, la nécro... Madame, je vous en prie, ne me compliquez point la tâche et restez bien tranquille pendant que ces messieurs vont vous conduire chez mon collègue Lombroso qui je l'espère établira un diagnostic précis, irréfutable, de votre forme de démence... Messieurs, elle est à vous...
Mort, pauvre mort, retourne donc à ton sommeil de catin repue, continue de puer, j'ai cru un instant, honte à moi, qu'une voix de quelque autorité allait te commander, après tant de fausses rumeurs colportées par les prophètes d'un jour, de te lever.
Il n'en est, heureusement, absolument rien.