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30/01/2008

Synesthésies, 2

Crédits photographiques : Courtesy of Nikon Small World.

Synesthésies.

Il y a, recueilli dans ses belles Réflexions sur la littérature, un texte très étrange d'Albert Thibaudet intitulé Le centenaire d'Herbert Spencer dont le ton placide, le style que l'on croirait absolument absent, la tranquille assurance, une pointe de nostalgie érudite, l'inimitable ironie annoncent, avant la lettre bien sûr, les étranges portraits d'inconnus célèbres qu'affectionnait de peindre W. G. Sebald. L'une des toutes premières lignes de ce texte sans autre intérêt que celui de pointer subtilement l'intérêt d'un penseur qui, selon Thibaudet lui-même, n'en a absolument aucun, me fait même songer à la manière d'un Borges qui affirmait que les grands écrivains créaient leurs prédécesseurs : «Plus d'un lecteur, pensant ici à Spencer, est peut-être déjà surpris. Spencer a dérogé à la coutume qui veut que la plupart des philosophes aient été de médiocres écrivains, car il en fut, lui, un tout à fait mauvais» (1). C'est dans un texte sur Nathaniel Hawthorne (2) que le génial écrivain sud-américain évoquait cette réversibilité du temps, sinon des mérites littéraires, Hawthorne dont je découvrai, au même moment que je lisais le texte de Thibaudet sur Spencer, un étrange petit conte (3) intitulé L'Esprit hanté qui évoque cet état si particulier dont l'extrême banalité ne peut toutefois nous faire oublier la fascinante bizarrerie : non pas tant le réveil que l'état intermédiaire qui précède ce dernier, alors que s'effilochent inéluctablement les derniers lambeaux du rêve dont nous ne nous souvenons déjà plus qu'avec grande difficulté. Peine perdue : notre esprit n'est pas parvenu à en conserver les caractéristiques. N'en persiste que l'impression d'inquiétante ondulation, de confuse réminiscence qui inscrira, dans la trame du jour nouveau, ses volatiles arabesques, qui entourera nos faits, gestes et paroles, pensées même d'un halo de subtilité évanescente dont nous ne parvenons plus à définir la nature, ni même le léger flou qu'il provoque dans notre vision.
Pourtant, cet entre-deux éminemment proustien qui, comme Julien Benda le regrette, est devenu la pince-monseigneur en fer blanc de toute une catégorie de littérateurs désireux de s'affranchir de la seule rationalité, comme Breton, ce révolutionnaire de salon écrivant qu'il souhaitait que le surréalisme ne passât «pour avoir tenté rien de mieux que de jeter un fil conducteur entre les mondes par trop dissociés de la veille et du sommeil, de la réalité extérieure et intérieure, de la raison et de la folie, du calme de la connaissance et de l'amour, de la vie et de la révolution» (4), cet entre-deux tant vanté par nos sourciers d'un verbe délavé peut caractériser un très beau passage d'un critique aujourd'hui oublié, Émile Thouverez qui, relatant ses impressions devant une page de Paul Claudel écrit : «Sans doute devons-nous penser à je ne sais quel tableau cubiste, impressionniste ou futuriste. Je suis devant la toile et je ne vois que quelques taches hétérogènes, des amas disparates. Je m'éloigne et le tableau s'illumine, devient un village, un clocher, une lumière, de la même manière que quand je m'éveille dans une gare inconnue, au petit jour, quelques portières qui battent, quelques ombres qui passent, quelques montagnes à l'horizon, concourent à l'instauration d'une forme dans laquelle s'harmonisent l'étrangeté de mon être, ma lassitude, mes aspirations infinies» (5).
Ces quelques lignes, nées d'un effort rationnel je crois, hantées par des souvenirs confus de visages, de gestes et de mots, sont un échec, elles qui ne sont pas parvenues à donner consistance à l'informe pressentiment ayant alourdi toute une journée remplie de phrases inutiles. Elles illustrent cependant la plus banale des redites, qu'il est donc bon de répéter en ce lieu : la littérature, même si, par aventure, était connu l'ensemble des livres ayant été écrits voire rêvés, aujourd'hui perdus ou pas encore publiés, est infinie. De même que son ombre portée, qui ne devrait toutefois pas nous empêcher de nous brûler, solitaire et déterminé, au grand midi du silence conquis.

Notes
(1) Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature (Gallimard, 1938), p. 93. Le texte sur Herbert Spencer a été écrit en 1920.
(2) Jorge Luis Borges, Enquêtes suivi de Entretiens (Gallimard, coll. Folio Essais, 1992), p. 92. La phrase exacte est : «Un grand écrivain crée ses précurseurs.»
(3) Nathaniel Hawthorne, Contes et récits (présentation et postface de Pierre-Yves Pétillon, Actes Sud, coll. Babel, 2007). Cet ouvrage est l'édition de poche du beau volume précédemment édité par l'Imprimerie nationale en 1996.
(4) Julien Benda citant le Manifeste du surréalisme de 1924 dans sa France byzantine ou le triomphe de la littérature pure [1945] (Gallimard, 1981), p. 62.
(5) Julien Benda, op. cit., p. 99.