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03/11/2009

Les Europes d’Ernst Jünger et Georges Corm


182195852.jpg51yRaw6Iv3L._SS400_.jpgÀ propos de Ernst Jünger. Un autre destin européen de Dominique Venner (Éditions du Rocher, 2009) et L’Europe et le mythe de l’Occident. La construction d’une histoire de Georges Corm (Éditions La Découverte, 2009).
LRSP (livres reçus en service de presse).


Le livre de Dominique Venner, s’il se lit sans réel déplaisir malgré un assez faible travail de correction du manuscrit et, donc, pas mal de fautes déparant le texte publié, ne répond que dans ses toutes dernières pages à son sous-titre. Cette réponse est elle-même paradoxale puisqu’elle se sert de la thèse exposée dans Le nœud gordien de Jünger pour développer une hypothèse qui ressemble, davantage qu’à une thèse dûment étayée, à un rajout, aussi précipité qu’artificiel, d’éditeur : «Homme d’action et de méditation, homme de haute culture et de haute sensibilité, par son amitié constante pour la France, il a réconcilié en lui les deux peuples frères, parfois opposés, issus du monde carolingien, qui dessina les contours visibles du corps européen. Traçant comme un arc solaire à travers le temps, il a fait vibrer dans la perfection de ses écrits de guerre et de jeunesse un écho vivant à l’Iliade, poème fondateur de notre présence au monde, de notre surpassement et de notre esthétique. Il incarne aussi la plupart des traits en lesquels les Européens de bonne lignée se reconnaissaient au temps de leur splendeur» (1).
Fort bien, même si, après la lecture de cet extrait, nous ne savons pas vraiment en quoi le grand Jünger aurait représenté le type idéal d’un «autre destin européen», titre aussi imprécis que finalement idiot, puisque des auteurs tels que Joseph Roth, Thomas Mann, Hermann Broch, Elias Canetti, W. G. Sebald, Claudio Magris et d'autres dignes représentants de la tradition de la Mitteleuropa pourraient, à bon compte, avancer leurs propres lettres de créance pour bénéficier de pareille distinction, jamais vraiment explicitée par Venner.
Tout au plus parvenons-nous à comprendre que Dominique Venner, historien bien plus que critique littéraire, paraît fasciné par la plongée dans le passé le plus lointain (celui des temps préhistoriques !) réalisée par Jünger dans son Nœud gordien, lorsqu’il évoque l’Europe, dont la civilisation à ses yeux est vieille de bien plus de quelques siècles. Du reste, cette hypothèse concernant la permanence, au travers des millénaires, d’un modèle socio-culturel européen, quoi que minorée, a pu être reçue par un historien tel que Pierre Chaunu évoquant dans La Civilisation de l’Europe des Lumières un passé européen trouvant ses racines dans le berceau mésopotamien (2).
Si l’ouvrage de Dominique Venner, sur les brisées des travaux d’Armin Mohler, ne vaut que par quelques-unes de ses pages consacrées à la fascinante période de la révolution conservatrice allemande, quelques lignes d’Ernst Jünger, toujours extraites du Nœud gordien, évoquant le très ancien génie de l’Europe, valent, elles, infiniment plus que les constantes et laborieuses redites que Georges Corm assemble, comme un mauvais étudiant en première année de Sciences po pressé de rendre sa copie, en guise de livre (intitulé L’Europe et le mythe de l’Occident).
Résumée en quelques mots, la thèse de l’auteur, délayée en amphigouriques paragraphes témoignant d’un esprit pour le moins… oriental dans sa complication (et non point complexité), est fort simple : l’Europe et surtout l’Occident n’existent pas vraiment, en tous les cas pas tels que nous les connaissons, depuis des siècles, sous ces deux mots qui ne sont que des constructions idéologiques, de purs mythes censés ériger une cohérence et une unité illusoires en face de l’Autre (Arabe, Indien, Chinois) accusé de tous les maux. Ces quelques lignes, déclinées une bonne trentaine de fois au cours de notre ouvrage, serviront de résumé au livre de Georges Corm : «Plus les grandes nations européennes conquièrent le monde, brisent les frontières géographiques, linguistiques et humaines qui séparent les continents et leurs peuples, plus les frontières de l’esprit vont être solidifiées dans un imaginaire mythologique et émotionnel dénommé «Occident». Dénomination à laquelle sont attribués des valeurs permanentes, spécifiques et irréductibles, des besoins de sécurité totale et globale, car la prospérité de l’Occident serait toujours menacée, sa supériorité fragile pouvant devenir décadence remettant en cause toutes ses conquêtes. L’Occident devient ainsi dans les imaginaires européens un être vivant d’os et de chair, qui aurait existé au moins depuis le haut Moyen Âge et qui connaît le destin exceptionnel de transformer le monde en affrontant tous les dangers et les obstacles au développement de la civilisation et au bonheur du reste de la planète» (3).
Pour sauver le monde de la conflagration généralisée qui est annoncée par une multitude de signes, Georges Corm nous livre sa solution, pour le moins convenue : «Dé-occidentaliser les sciences humaines, dans le sens de les libérer de l’axiome si contraignant de l’imaginaire d’une unité compacte et homogène de la pensée de l’Occident depuis deux mille ans, ouvrira sans aucun doute la porte à des horizons nouveaux, politiques et intellectuels» (p. 303). Ce qui revient, en effet, à «[b]riser les canons des discours occidentalistes» pour espérer pouvoir parier sur le «retour fructueux à la pensée critique et créatrice [qui] pourrait alors se manifester contre toutes les langues de bois et problématiques étriquées dans les sciences humaines !» (p. 306).

Notes
(1) Dominique Venner, Ernst Jünger. Un autre destin européen (Éditions du Rocher, 2009), p. 213.
(2) Flammarion, 1982, pp. 63-4 : «Quoi qu’il en soit, une chose est à peu près sûre : l’homme européen possède, au début du XVIIIe siècle, un moteur par tête, en moyenne cinq fois plus puissant que celui que possède l’homme chinois et dix ou quinze fois supérieur à celui dont disposent les hommes des autres civilisations et des cultures. L’Europe possède à elle seule un peu plus de moyens que le reste du monde. Au moment où commence le temps des Lumières, les structures monde développé/tiers monde sont déjà en place. Sans doute depuis le XIIIe siècle, et peut-être avant. L’inégalité que les Lumières vont faire éclater puise ses racines et ses raisons dans la très longue durée. L’émergence que les hommes du bassin de la Méditerranée réalisent en Égypte et en Mésopotamie, aux alentours des années 3500-300 avant J.-C., se situe en Chine quinze siècles plus tard. L’Inde, l’Amérique, le reste léger du monde viennent après. Ce qui manque le plus aux autres civilisations et a fortiori aux cultures, c’est le temps, Vieille Europe et jeune Chine, Vieille Europe et jeunes cultures. On ne rachète pas le temps».
(3) Georges Corm, op. cit. (éditions La Découverte, 2009), pp. 26-7.