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06/04/2010

Vies de Richard Savage et de Samuel Johnson


51qbj2WccjL._SS500_.jpg412hzmnMX-L._SS500_.jpgÀ propos de Samuel Johnson, Vie de Richard Savage [1744] (Gallimard, coll. Le Promeneur, traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, 2010) et de Vie de Samuel Johnson de Giorgio Manganelli [2008] (Gallimard, coll. Le Promeneur, traduit de l'italien par Dominique Férault, édition établie et présentée par Salvatore Silvano Nigro, 2010).
LRSP (livres reçus en service de presse).


Rappel
Sur le heurt à la porte dans Macbeth de Thomas De Quincey (Gallimard, coll. Le Promeneur).

Curieuse biographie que celle de Samuel Johnson sur son ami Richard Savage, graphomane, mythomane et probable arsouille, dont l'histoire littéraire n'a pratiquement retenu que le haut fait d'avoir servi de personnage à l'illustre écrivain, considéré comme l'un des plus grands critiques littéraires de langue anglaise. De ce personnage étrange et haut en couleurs, Savage, nous pourrions écrire ce que Carlyle, qui évoqua le grand Johnson dans ses Héros affirma des livres : «Un livre est comme un accident qui se produit dans la société. Il erre comme un ismaélite à travers le désert, dans un monde dont il doit pourtant être la lumière spirituelle et dont il est le bon ou mauvais guide» (1). Richard Savage a, toute sa vie, erré, comme Johnson le rappelle, et je ne suis pas certain que le fait qu'il ne doive sa survie qu'à un livre ne soit pas une forme d'errance, la plus radicale peut-être. Pourquoi, selon Giorgio Manganelli, Richard Savage a-t-il sombré dans les tréfonds de l'histoire ? La réponse est surprenante et fort intéressante et concerne le biographe de Savage, Samuel Johnson : «Johnson est le premier exemple incontestable d’un héros de masse : apprécié des hommes et des femmes de toutes les couches sociales, objet d’amusement, d’admiration, de dévotion, d’amour, il a engendré autour de lui une infinie prolifération de mythes apocryphes, de façons de parler, de penser, de vivre, qui se réclament de son autorité, parfois tout à fait prétextée». Or, ajoute Manganelli, peut-être d'ailleurs en se trompant sur ce point, «Un héros malheureux présente une infranchissable défense contre un destin éminemment collectif» (2). Richard Savage, voyou et homme à l'évidence malheureux si l'on songe au comportement à son égard de celle qu'il prétendit être sa mère, ne pouvait donc point devenir, selon Manganelli, une figure nationale accédant au statut de mythe.
Curieuse et belle à la fois que cette biographie, tant les lignes de Johnson sont imprégnées d'une mélancolie évidente (3) qu'a remarquée parfaitement Giorgio Manganelli dans sa propre vie de Samuel Johnson (4), mélancolie qui est un poison de l'âme semblable à celui que le prince d'Abyssinie, Rasselas, l'anti-Candide par excellence, rapporte de son voyage en Égypte. Dans ce texte pressé de parvenir aux toutes dernières paroles, surprenantes (5), que Richard Savage a prononcées, Samuel Johnson n'a pas évoqué la notion de wit qu'il avait analysée dans une de ses autres fameuses biographies, peut-être parce que, à lui tout seul, Richard Savage symbolise la figure de toutes les discordances, difficilement tenues en laisse par un homme qui semble céder à toutes les tentations, parfaitement maîtrisées par l'écrivain et ami qui écrit la vie du frippon à prétentions littéraires. Samuel Johnson, dans La Vie de Cowley, écrit : «Wit [...] may be [...] considered as a kind of discordia concors, a combination of dissimilar images, or discovery of occult resemblances in things apparently unlike.» «L'esprit (ou l'acuité de l'esprit) [...] peut être [...] considéré comme une espèce de discordia concors, une combinaison d'images dissemblables ou la découverte de ressemblances occultes dans des choses apparemment différentes.» Plutôt que des rapprochements surprenants qui sont le sel de la grande littérature (que l'on songe aux bizarres trouvailles de Thomas De Quincey ou à celles de Borges, qui l'admira), Johnson nous livre une confondante morale finale, qu'à vrai dire le reste de son livre s'est quelque peu ingénié à battre en brèche : «Cette histoire n’aura pas été tout à fait inutile si ceux qui endurent l’une quelconque des peines que Savage eut à souffrir y puisent de quoi se fortifier dans l’adversité, en réfléchissant que tous les talents de Savage ne l’ont pas exempté des mêmes maux; ou bien encore si ceux-là, qui croient leur mérite assez au-dessus du commun pour dédaigner les maximes ordinaires de la vie, se voient rappeler qu’on ne méprise jamais impunément la prudence, et qu’un genre de vie négligé et irrégulier rend à la fin la science vaine, l’esprit ridicule, et le génie méprisable» (pp. 110-1).
Gallimard a eu l'heureuse idée, dans cette belle et intéressante collection qu'est Le Promeneur, d'éditer deux ouvrages évoquant le même écrivain, Samuel Jonhson (6) comme Le Bruit du Temps, récemment, a lui aussi fait un remarquable travail de publications de livres autour de Robert Browning, que j'évoquerai prochainement.

Notes
(1) Thomas Carlyle, Les Héros (Maisonneuve et Larose, 1997), p. 214.
(2) Giorgio Manganelli, Vie de Samuel Johnson, op. cit., pp. 64 et 91. Salvatore Silvano Nigro, dans sa postface intitulée La rouille de l'âme, a pu écrire, sur cette mélancolie qui est une nostalgie, au moins pour Manganelli : «Manganelli s’intéressait à la «mort» de l’«héroïque, noble et ecclésiastique saison des métaphores, des symboles, des splendides péroraisons; et à la naissance du roman moderne : «produit d’une expérience plus morale et pratique que littéraire», op. cit., pp. 125-6.
(3) «Les héros de l’histoire littéraire comme ceux de l’histoire civile sont souvent passés à la postérité autant par ce qu’ils ont pâti et souffert que par les lauriers qu’ils ont conquis, et l’on n’en finirait pas de dénombrer les volumes composés pour énumérer les misères des savants, relater leurs vies malheureuses et leurs morts prématurées», op. cit., pp. 9-10.
(4) «Il y a dans les pages sur Richard Savage la description d’une maladie de l’âme; description d’une lucidité très profonde, et d’une conscience qui n’a peut-être pas d’exemple dans la littérature anglaise de l’époque. La maladie de Savage, faite d’irresponsabilité, d’infantilisme, de mythomanie, et d’une secrète vocation à la ruine, ne parvient pas à le rendre odieux, quelle que soit la vilenie, ou le dérèglement, de ses agissements : mais au contraire digne de pitié, d’une pitié désespérée et inutile», in Giorgio Manganelli, Vie de Samuel Johnson, op. cit., pp. 43-4.
(5) «Le gardien le vit pour la dernière fois le 31 juillet 1743; quand Savage le découvrit à son chevet, il lui annonça, avec une gravité inaccoutumée : «Monsieur, j’ai quelque chose à vous dire»; il se tut un instant, parut faire un effort pour se rappeler ce qu’il s’apprêtait à lui communiquer, esquissa un geste désolé de la main, et dut se contenter de ce mot : «Envolé !» Le geôlier le laissa; le lendemain au matin, il était mort. On l’enterra dans le cimetière de l’église St Peter, aux frais du gardien», op. cit., p. 106.
(6) Le livre incontournable sur Johnson reste bien évidemment celui qu'écrivit son confident et biographe, John Boswell, un fort volume publié par L'Âge d'homme.

Les deux ouvrages évoqués, Vie de Richard Savage puis Vie de Samuel Johnson, à la Fnac.


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