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21/06/2011

Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger

Photographie (détail) de Juan Asensio.

2701818044.jpgErnst Jünger dans la Zone.





«On ne peut se contenter de connaître à l’étage supérieur le vrai et le bon, tandis que dans les caves on écorche vifs vos frères humains.»
Ernst Jünger, Traité du rebelle (Seuil, coll. Points, 1986), p. 56.

«Les formes sont signatures, témoignages, le style est la surface de l’existence. Quand nous examinons une algue, un papillon, quand nous contemplons une nageoire, une aile, un œil, ce sont là les marques des profondeurs créatrices sur l’épiderme du monde. Il a sous lui des abîmes.»
Ernst Jünger, Le contemplateur solitaire (Grasset, coll. Les Cahiers rouges, 1999, texte intitulé La tour aux Sarrasins), p. 221.


21399216404_5ca800f29a_o.jpgCe qui est le plus magnifiquement décrit dans le livre le plus connu de Jünger, Les falaises de marbre ayant influencé Buzzati, Gracq et Coetzee, ce n'est point la nature entourant l'Ermitage, ses plantes et ses insectes surtout qu'il s'agit de nommer pour garder la trace de leur éphémère existence, ni même la quête exigeante du savoir ou, pour le dire précisément, de toute véritable nomination qui donne un sens et un chiffre, qu'il importera de ne point perdre, à l'univers, au monde entier des choses comme dit le poète, mais la lente progression de tout ce qui menace : ruine, dévastation, anarchie, pillages et meurtres barbares, l'ordre patiemment élaboré par les travaux et les jours où l'homme se penche, minutieusement, sur ses herbiers et ses livres anciens, vacille, comme l'écrit William Butler Yeats dans un fameux poème, The Second Coming, dont Jünger semble s'être souvenu. Il n'est ainsi «personne à qui le déclin de l'ordre ne soit funeste» (p. 96) affirme Jünger et nombre des lecteurs des Falaises de marbre, tirant pourtant de cette parabole un enseignement limité et si peu littéraire qu'il devient décryptage socio-politique, ont été frappés par l'universalité de ce texte qui à mes yeux décrit moins telle ou telle avancée, sur une terre orde et dévastée, de Hitler ou de Staline que la déhiscence du Mal accompagnée de son grouillement de larves et de lémures. Et encore, il est sans doute exagéré de focaliser exclusivement notre attention sur la naissance de la contagion, qui, une fois son paroxysme atteint avec la destruction de l'Ermitage, semble ne plus laisser la moindre trace de même que, si le Grand Forestier nous est indirectement présenté, par exemple par son rire, jamais nous ne le voyons. En évoquant de magistrale façon la lente mais inéluctable progression de la gangrène par les routes de tout un pays, Jünger semble finalement servir une autre idée, plus haute, que celle de la représentation du démoniaque qui, fidèle à une longue tradition aussi bien littéraire que picturale, est toujours plus menaçant lorsqu'il n'est que suggéré.
Quoi qu'il en soit, cette description de l'irrésistible progression des hordes de lémures s'accompagne d'une réflexion sur la grandeur et, lorsqu'il est mal utilisé, la hideur du langage. D'une certaine façon, la ruine approche à mesure même que les mots révèlent leur incapacité à dire la réalité du monde car, lorsque l'on a, comme un des personnages du livre, «surpris un lambeau du voile d'Isis de ce monde», le langage ne peut qu'être un «imparfait serviteur» (p. 31), comme Jünger le redira dans son Contemplateur solitaire (op. cit., p. 26 : «Le langage ne nous a que trop enseigné à mépriser les choses. Les grands mots sont semblables au quadrillage qui tend son réseau à travers une carte. Mais une seule poignée de terre n’est-elle pas plus qu’un monde entier sur une carte déployée ?»
De fait, Jünger caractérise la langue utilisée par les séides du Grand Forestier comme «une sorte de sabir où s'était mêlé ce que toutes les langues ont de pire et qui semblait pétri de fange sanglante» (p. 61), alors que les mercenaires, célébrant leurs atroces faits d'armes, font appel «aux ïambes ignobles de la haine et de la vengeance qui dardaient dans la poussière leur venin» (p. 58), le langage des maraudeurs et des meurtriers, qui «s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance qu'on doit extirper, détruire et passer par le feu» (p. 57) ou bien le récit d'un personnage obscur nommé Nilüfer où l'on «voyait [...] l’histoire du monde se refléter comme en de troubles marais aux bords desquels nichent les rats» (p. 65), étant les vecteurs, dirait-on, de l'épidémie du Mal.
La Harpe avec son hélas si peu connu Du fanatisme dans la langue révolutionnaire, Karl Kraus dans presque tous ses livres, Victor Klemperer dans sa magistrale étude intitulée LTI, la langue du Troisième Reich, Georges Bernanos parlant des mots pipés de l'Arrière, Max Picard et son Homme du néant, Armand Robin et sa Fausse parole ou encore George Steiner plus récemment (dans son Transport de A. H.) et enfin Marcel Beyer avec sa Voix de la nuit ont, tous, insisté sur cette dimension finalement peu explorée dans le déclenchement du chaos. Pour Jünger, cette déchéance du langage, l'un des thèmes évidents de l'ensemble de son œuvre (1), a peut-être son origine la plus profonde dans le tarissement de sa source : «Les vocables se meuvent avec le navire; le lieu du Verbe, c’est la forêt. Le Verbe repose sous les vocables comme le fond d’or sous le tableau d’un primitif. Si donc le Verbe n’anime plus les vocables, leur flux recouvre un silence terrible, qui s’étale – tout d’abord dans les temples, qui se changent en tombeaux pompeux, puis dans leurs parvis» (in Traité du rebelle, op. cit., p. 142). Or, il est assez facile de constater que Sur les falaises de marbre témoigne d'une invincible nostalgie d'un ordre supérieur, un âge d'or où les maîtres enseignaient à leurs élèves, où le monde semblait plus parfaitement qu'il ne l'est aujourd'hui enserré dans la nasse d'un savoir qui ne s'était pas coupé de la nature conçue comme le livre du monde.

La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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