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25/02/2013

Magma de Lionel-Édouard Martin

Crédits photographiques : Fernando Vergara (Associated Press).

En public, Lionel-Édouard Martin jouit de l'enviable réputation de parvenir à se faire comprendre en moins de trois mots.
Ce taiseux qui, comme il l'écrit, s'en tient «au froid mutisme [...] craignant de mordre dans le fiel, tant les mots, comme les villes, se ressemblent et s'emploient si communément que l'un surgit sans crier garde ou sans qu'on y prête attention» (1), ce muet par choix que les savants procédés de la défunte Sainte Inquisition, s'ils étaient utilement remis à jour, ne parviendraient pas à rendre moins taciturne qu'un dolmen, est un polygraphe incontinent qui répond, au fiel justement, celui de méchants critiques (qu'il compare sans doute, s'attribuant le beau rôle, «à certains moucherons qui vont déposer leurs œufs dans le derrière des plus beaux chevaux : cela ne les empêche pas de courir», la phrase, vertébrée, étant de Voltaire, pas de Martin, bien sûr), par du miel, une glu ultra-puissante avec laquelle il ajointe uniment notre ennui et sa déconfiture verbeuse.
Lionel-Édouard Martin a écrit plusieurs livres, ce qui n'est que la partie visible de son œuvre. La partie submergée, de loin la plus importante et qui risquerait, s'il y persévérait et en réalisait un manuscrit, de lui faire connaître la gloire, la vraie, est constituée d'une bonne centaine d'interventions quotidiennes sur sa page Facebook (2) (mais pas seulement sur celle-ci, la lumière, comme la confiture, jouissant de la propriété de s'étaler uniformément sur toute surface) où, à coups de jeux de mots d'une finesse inouïe, ce savant connaisseur de la littérature latine d'origine périgourdine de la seconde moitié du 9e siècle, fait découvrir à ses lecteurs, médusés, les beautés grammaticales délicatement zeugmatiques d'Asperus Maximus Lassitudinus ou bien traduit, de sa plus belle plume dorée à l'or fin 64 carats, quelque ténébreux poème de Georg Trakl dont il édulcore les vers au moyen de sa poudre de Perlimpinpin poïétique qui transforme la rudesse en languide pâleur, la terreur en frisson délicat, la noirceur en pénombre lénitive et discrètement rubescente, le Mal en digestion malcommode, la pourriture des charniers en exquise brise matutinale et un banal clair de lune au-dessus d'un cimetière en versicolore obombration pourvoyeuse (giboyeuse, voire gibbeuse, comme la Lune ?) de lénitives ondées calmant les cadavres, pardon, les gisants.
En quelques mots, Lionel-Édouard Martin est à Luis de Góngora ce qu'un chat est à un tigre : une version aimable, délicate, parfumée, nous pourrions dire de compagnie ou, puisque nous sommes entre lettrés, de poche, qui ronronne mais jamais ne rugit et, en guise de pelote de laine, s'amuse à poursuivre la quintessentielle diaprure de mots plus fins qu'une bulle de savon qui, lorsqu'elle explose, nous donne une idée, certes imprécise, de ce que pourrait être le paradis de ce poète-né, ou nez, allez savoir, je me martinise. Les chats, oui, ont de ces jeux, inutiles comme tous les jeux, et qui ne servent qu'à exercer leurs petites griffes, avec lesquelles ils s'amusent à torturer les oisillons tombés de leur nid. Lionel-Édouard Martin, lui, n'aura torturé rien de plus que ma patience, volatile d'assez belle voilure tout de même.
Je suis du reste injuste avec le grand poète, Góngora bien sûr, un des rares écrivains dont le fantôme tout cliquetant de vers, avec ceux de Kafka ou Borges, peut s'enorgueillir d'avoir laissé à la postérité un nom devenu adjectif. Une poésie sera ainsi qualifiée de gongoriste lorsque, tournant sans cesse en rond, elle ne parviendra jamais à se mordre la queue de l'étymon. À cette aune, l'écriture de Lionel-Édouard Martin est pourtant moins que gongoriste, et d'une double façon : d'abord parce que les petits maîtres ne copient jamais leurs modèles que pour en extraire l'écume et non le distillat, ensuite parce qu'il y avait chez le précieux Andalou salué par Cervantès en personne, sous la foisonnante diaprure de l'écriture plus capiteuse qu'un parfum d'Arabie, une inquiétude métaphysique que nous pourrions rapprocher de celle d'un John Donne. Lionel-Édouard Martin est donc un petit gongoriste, d'autant plus singulier qu'il ne sait rien, je crois, de cet écrivain.
Mais voyez comme les choses ne sont jamais simples car, petit gongoriste melliflu et écrivain pour midinettes (selon ses propres termes), Lionel-Édouard Martin n'en est pas moins un homme inquiet, petitement inquiet, et nous pourrions, si nous avions le temps (mais je suis certain qu'une midinette ou une demi-mondaine pourront se charger de cette utile tâche), nous amuser à rapprocher tel passage de son Magma d'un beau poème où le Maître, évoquant la brièveté trompeuse de la vie, écrit :

«¿ Confiésalo Cartago, y tú lo ignoras ?
Peligro corres, Licio, si porfías
en seguir sombras y abrazar engaños.

Mal te perdonarán a ti las horas :
las horas que limando están los días,
los días que royendo están los años.»


ce dernier beau tercet pouvant être littéralement traduit par :

Les heures te pardonneront mal,
les heures qui sont en train de limer les jours,
les jours qui sont en train de rogner les années.


Je suis absolument certain que Lionel-Édouard nous proposera une traduction très martinienne, supra-délicate et arabisante dans son maniérisme, de ce poème, à tel point que nous ne le reconnaîtrons plus sous les couches de stuc et de babioles sonores, s'il ne passe toutefois pas trop de temps à conter fleurette, en tétramètres isochrones anapestiques, et se remet à écrire pour de bon, et pas pour charmer des hypokhâgneuses (à moins qu'il ne s'agisse de leurs mères, elles-mêmes poétesses à leurs heures bleues), en exécutant quelques acrobaties verbales dignes de celles qu'un caniche soyeux réalise devant un public par avance conquis, quoique mollement.
Peu importe car, au milieu de tant de pages vaines, Lionel-Édouard Martin se souvient parfois qu'il sait écrire, laissant alors échapper, parmi des rivières de bibelots langagiers, une pépite qui va fendre le torrent plutôt que faire le dos rond, et remplit donc sa tâche, écrire, comme dans les belles pages de son livre où, visitant un cimetière dont la terre est pleine de ses ancêtres, il comprend qu'il ne peut s'adresser à eux, puisque ses mots ne sont plus les siens mais sont ceux que sa maîtresse perdue a contaminés. C'est d'ailleurs ce passage qui contient une phrase, certes grandiloquente et mal métaphorisée (être exempt... d'une paume !) qui suffit toutefois à racheter à mes yeux l'incontinence pseudo-mallarméenne de Magma, sa fausse sensualité gommeuse, sa petite musique pour universitaire pongien : «résumant en quelques minutes ce qui t'a concerné de leur existence, rapportant les faits et gestes à l'homme que tu es et qu'ils ont façonné, parce qu'on n'est jamais exempt des paumes de nos prédécesseurs, étant la glaise qu'ils ont pétrie» (je souligne, pour une fois).
Si l'inquiétude de ne pouvoir être maître de la langue, donc de son corps et, partant, de celui de la maîtresse perdue, est pour qui sait lire le sujet véritable du livre (ainsi que, par voie de conséquence, la tentative, sous l'écorce terrestre salie du langage, de retrouver sa sève et son magma le plus intime, y compris celui de ses propres viscères), nous ne pouvons que constater le hiatus comique ou grotesque c'est selon, entre la quête de l'auteur et les moyens dont il dispose pour y parvenir.
Certes, la petite musique de Lionel-Édouard Martin est souvent fort agréable, comme je l'ai moi-même écrit à propos d'Anaïs ou les Gravières, mais elle finit par lasser tout de même, dès le quinzième livre lu de cet auteur prolixe et qui écrit comme un chat ronronne, en tenant une seule note monodique qui n'impressionne plus grand monde, pas même la plus minuscule souris du voisinage, à laquelle il ne manque pas de réciter, la main en visière sur l'horizon sacré des Anciens, ces vers bien connus, qui sont d'Ésope en sa douzième fable intitulée De duobus muribus : «Rusticus urbanum mus murem suscipit ede, / Commodat ad mensam, mensaque mente minor», et qu'il pourrait sans doute traduire par Quelque muridé campanicole fut à sa table reçu par son commensal citadin qui lui offrit délectable manne nourricière et imaginative, cette dernière de loin plus stratosphériquement digestive que la primesautière...
Ma mauvaise humeur est sans doute accentuée par cette imposture organisée (3), par exemple par le cacographe François Bon, pour nous faire croire qu'un texte lu sur un écran sera, il nous en donne sa parole de Mathusalem de la littérature électronique, une réalité plus belle, moins sotte, plus pratique, bref, bien plus moderne que la lecture d'un livre, et même d'un livre dont la lecture est, justement, harassante parce que terriblement ennuyeuse mais que l'on peut, à tout le moins, annoter voire, tout simplement, refermer et même jeter à la poubelle. Les petits robots en fer blanc qui louent leur Moloch en toc m'assurent toutefois qu'il est possible d'annoter un texte dématérialisé (à condition de posséder le grille-pain qui nous permet de nous amuser à ces distractions) et qu'une version imprimée existe du livre de Martin, qu'il faut tout de même commander auprès des plus grandes librairies mondiales répertoriées sur cette page, comme la librairie de Saint-Brieuc et celle de Bulot-sur-Mer ou bien sur le site de la Fnac qui, renseignement pris, ne nous propose qu'un texte téléchargeable, soit 90 pages à l'écran, un peu moins en réalité, à imprimer par nos propres soins, mes chers lecteurs.
Ce texte martinien, je l'ai donc victorieusement lu, puis imprimé et non moins victorieusement relu, crayon en main, énervement en carquois, bien décidé à percer ceux qui nous prennent pour des pigeons d'un méchant trait trempé dans le curare létal de mon fiel (encore lui, il nous poisse comme du miel) légendaire.
Qui osera donc affirmer que je n'ai pas déployé tous les efforts possibles pour lire un assemblage de paragraphes sertis de bouts-rimés, fût-il vendu par François Bon qui, en matière d'objets hétéroclites, est un expert, lui qui écrit comme une casserole ? Quelle belle chose, tout de même, que le progrès ! Quelle belle chose, aussi, que ses thuriféraires, à l'instar de François Bon qui, n'ayant jamais su écrire un livre, se propose de nous dégoûter de la lecture de textes passables, voire nuls.
Revenons à Magma, un texte moins incandescent que tiède et qui présenterait plutôt, s'il nous fallait en étudier la matière, la consistance de la confiture, qui poisse, est très sucrée et dont raffolent les petits vieux, entre deux remplissages homériques de grilles de mots croisés.
Magma qu'il est assez difficile de définir bien sûr, comme toute entreprise artistique contemporaine, selon l'aveu même de celui qui l'a écrit dans son Avant-texte, difficulté de définition qui nous vaut quelques parfaits exemples de platitudes bellement enrobées (l'enrobage étant la marque de fabrique, si je puis dire, de l'écriture qui se déploie dans ce livre) : «Poème en prose ? peut-être, si le poème peut s'accommoder de la narration –; mais poème symphonique – au moins pour la longueur du texte –, je dirais plutôt, ou préférerais qu'on dise, transposé dans la langue : qu'on n'y voie pas d'autre intention que celle qui s'enracine dans une forme mise en œuvre – un peu comme, dans les îles volcaniques, le magma craché par l'éruption marche à pas lents, brûlants, vers la mer, pour s'y solidifier en orgues basaltiques» (p. 6).
Ces quelques lignes mériteraient, à elles seules, une longue dissertation qui nous permettrait de dégager les principales caractéristiques de ce que Julien Benda décortiqua, avec une méchanceté jubilatoire, sous l’appellation de littérature byzantine ou littérature pure, deux épithètes que nous pourrions remplacer par le terme creuse, plus expéditif mais bien plus clair pour notre propos. Nous apprenons ainsi, par le biais de Martin, qu'un poème en prose s'accommode fort mal de narration, surtout s'il n'est pas symphoniquement long ou, bien mieux, s'il n'est pas transposé dans la langue, lui qui n'est, après tout, que forme mise en œuvre, à l'instar des orgues de basalte en quoi s'est solidifié le magma au contact de la mer.
Paraphrase que la mienne, me direz-vous, et vous aurez bien raison ! Paraphrase qui, mettant toutefois à plat la structure, fort simple mais apparemment compliquée, de la phrase martinienne toujours pressée de se confondre en précisions et en rétractations comme on se confond en excuses, possède la vertu roborative de nous indiquer que cette dernière est égale à du vent, impossible à matérialiser et qui ne se distingue que par son action sur les choses et les êtres. Sur moi, ce léger vent fat égal à du bavardage m'a rappelé telle saillie de Julien Benda sur Valéry : «Les propos de Valéry, que je rencontrai à la ville plus souvent qu’à la revue, présentaient ce double aspect de la fusée d’artifice : l’étonnant du départ et la chute immédiate, l’impuissance à se soutenir» (4). Je précise qu'il n'y a, dans ce premier extrait du texte de Lionel-Édouard Martin, aucun «étonnant du départ» mais une chute procrastinée ou plutôt, le mol étirement, par la vertu sustentatrice et ostentatoire d'incises inutiles, d'une chute devenue écriture.
En d'autres termes, nous pourrions dire de Lionel-Édouard Martin qu'il est un cacographe par excès, là où d'autres, moins doués que lui, ne le sont que par défaut. Il est d'ailleurs tellement doué que, de peur de nous révéler son étonnante maîtrise du langage, Lionel-Édouard Martin, je l'ai dit, économise ses paroles comme un stylite, du moins lors de ses interventions publiques, ce Sardanapale de la phrase, ce Gengis Khan du jeu de mots jouant à ses lecteurs, lorsqu'il les rencontre, le coup pour le moins éventé de l'auteur qui ne se paie pas de mots, et pourtant les englue dans une formidable marmite de fête foraine où mitonne une barbe à papa rose.
Nul, d'ailleurs, surtout pas moi je vous prie de me croire (ou de vérifier ce que j'ai écrit dans deux de mes anciennes notes), nul ne pourrait affirmer que Lionel-Édouard Martin ne sait pas écrire : il sait au contraire trop bien, bien trop écrire, le mot appelant le mot, puis le jeu de mots, comme je l'avais noté à propos d'Anaïs ou les Gravières, si bien que le mot joué, mâché et remâché, répété, concassé («on muse, s'amuse», «te démange et te mange», le «sonnet de Paul [Verlaine]» devenant «Saint Paul sur le chemin de Damas», «plus neuf que le pont Neuf», etc.) mais jamais vraiment entièrement digéré, ne débouche sur rien de plus que sur du mot, du mot lui-même mâché et remâché, ruminé même, essoré à cause de l'action de la bile étymologique dont l'auteur possède de pleines barriques millésimées, et que le jeu de mots martinien, à la différence de celui des enfants, ne nous fait pressentir aucun domaine invisible, mais se consomme et se consume lui-même en jeu, en spéculaire amusement pour érudits se tenant la barbichette et se claquant gentiment la face au moindre boustrophédon de travers : «les rastas locaux mais sans reggae» (à propos de «bourriques à dread locks»).
Nous pourrions citer, au bas mot, plusieurs dizaines de ces jeux de mots plus ou moins réussis, où les sonorités appellent d'autres sonorités (qui ne «broie pas le corps, ni boa ni python», «parce qu'aimer c'est la durée comme les macarons»), où les mots s'entrechoquent qui sont liés par une matière sonore voisine («cheval de trait – les mots traîtres», «Très cliché... Clichy», «facture, et la fracture») ou reliés par le seul bon plaisir de notre démiurge amateur de mots rares («survenance», «crespelée», «apostume», etc.), de néologismes (le verbe, d'ailleurs réussi, «barbeler»), d'amusants effets de télescopages et d'attelages grandiloquents entre niveaux de langue et registres de vocabulaire («le marcheur [...] doit porter [...] la valise à roulettes qu'il tire, attelé du bras gauche au timon télescopique»), de petites leçons étymologiques saupoudrées comme si de rien n'était («parvis bien plus beau, découlant de paradis») ou encore (et jamais : enfin) de métaphores filées s'appuyant elles-mêmes sur la consultation intempestive de plusieurs dictionnaires («d'ailleurs on appelle aussi têtards ces arbres étêtés, décapités par les hommes [...] et qui sans doute, écervelés, ne pensent plus [...] et ce serait grand calme dans ta tête et dans ton corps si t'écimait quelque homme armé d'une serpe»).
Parfois, assez souvent même, notre incollable du Gaffiot s'emmêle les pinceaux et les étymons et nous barbouille une logorrhée peu recommandable, où les mots engendrent des mots plus ou moins verts, sans autre but, dirait-on, que celui de jouir de leur propre pouvoir infini de division multicellulaire, chienne convoquant «aboyeuse», «aboyeuse» appelant «jappeuse», «jappeuse» aboyant «jaspineuse», «jaspineuse» nous foutant «pine» en travers du regard, «pine» engendrant «pileuse» et «pelouse», alors que «biroute» louche vers «déroute», l'ensemble du passage devant provoquer à mon sens la plus évidente déconfiture du vit, fût-il le plus fier, plutôt que l'entrée en eau de quelques sexes de midinettes, celles pour qui écrit l'auteur, selon ses propres dires qui reprennent ceux de ses détracteurs les plus farouches ou bien lucides : «Toi, c'est ta valise, ton chien, l'aboyeur bien en voix, certes, ta laisse, ta corde, ta chaîne, ton chien ou ta chienne – ta chienne, plutôt, d'ailleurs, de celles qui pissent à croupetons, sans lever la patte contre l'obstacle; ta valise féminine, l'aboyeuse, jappeuse, jaspineuse – et tu souris médiocrement, jaune, à ce terme, cynique, parce que pine, oui, la sienne, il y a eu, forcément pine en elle il y a eu, sa biroute et ta déroute et ton dégoût, pileuse, pelouse, beurk, comment a-t-elle pu quand tu t'épiles avec le plus grand soin comme elle s'épile aussi pour la douceur de votre amour et de vos corps à corps, accords de peaux débarrassés (sic) de poils» (l'auteur souligne).
Peut-être va-t-on m'accuser de focaliser mon attention sur des détails, bref, de pinailler l'auteur, plutôt que de dégager les grands mouvements, de faire souffler les grandes orgues de sa prose symphonique pour caverne basaltique (magma oblige). Hélas, l'histoire et son intérêt tiennent en quelques mots, que même un Éric Chevillard trouverait insipides et qui, mis bout à bout, composeraient une phrase qui donnerait à notre Saint Benoît Labre du verbe la nausée par son extrême pauvreté : un homme prend un TGV pour se rendre à Poitiers. Est-ce tout ? Absolument pas : il doit, pour ce faire, se rendre à la gare Montparnasse, ce périple digne de quelque Ulysse contemporain nous valant une très intéressante pensée qui, pour le coup, ressemble à celle d'un Chevillard en pleine possession de ses dons les plus fastueux : «Donc hier tu as pris à Montparnasse le TGV», une phrase dont l'inversion est bouleversante et qui, écrite d'une autre façon (par exemple : «Donc hier tu as pris le TGV à Montparnasse»), eût probablement changé le cours du monde, et qui se poursuit par : «parce que c'est, Montparnasse, la gare qui dessert l'Ouest et qu'à Paris tu n'as pas d'autre moyen de locomotion que le train dès que tu quittes la capitale».
J'oubliais, car ce détail a bien évidemment son importance : notre personnage souffre, et, bien sûr, à cause d'une femme. La description de leur amour passé, déchu, est à la fois impudique et ridicule, malgré quelques belles saillies, comme la description des instants suivant le coït, décrits comme une nouvelle naissance où il s'agit d'apprendre à parler : «lallations, puis syllabes, puis mots, puis phrases», cette belle description étant presque immédiatement gâchée par ce qui semble être le péché mignon de Lionel-Édouard Martin, son petit plaisir public, le jeu de mots inepte, à tout prix, incontinent, jaculatoire, histoire de montrer qu'on est savant, musicien du langage, acrobate du vieux et moins vieux latin, même là où s'enkystent les couacs : «Ton Tout, oui, et désormais toutou que tu traînes à la laisse», cette sentence ridicule produisant, à la chaîne dirait-on, son lot avarié de nouveaux jeux de mots : «tu fuis seul vers tes repères et ton repaire où furent tes père et mère qui n'y sont plus, mais où tu gardes cette demeure que jamais tu n'as eu le cœur de vendre et qui t'est ventre, à l'occasion», cette monotone enfilade de perles dont l'orient est dirait-on un dictionnaire des rimes enchâssant un solitaire de l'eau la moins limpide : «aval, amont; et c'est avale, amant» qui se mire en tel «édiles, autant que de ton idylle», ritournelle indigne d'un refrain pour une chanson de Vanessa Paradis. Et je ne mentionne même pas les discussions entre ces deux lettrés, censés éveiller leurs papilles et faire lever leurs érectiles épanadiploses et qui, en guise d'érotisme, ne nous proposent que de consternants échanges comme :
«C'est quoi donc, une vie de libertine ?
– C'est, mon Chéri, une vie de libertine, du latin «liber» qui veut dire libre.?
– Qui veut dire livre, aussi.
– Mais c'est quoi l'ivre, non, l'ivre de moi ?
– Mais c'est moi l'ivre, oui, l'ivre de toi. Mais raconte, j'en ferai peut-être un livre».
Oui, ce livre a été déjà fait en effet, comme l'affirme l'auteur, car, appelons-la ainsi, une Charlotte d'Hautepine, libertine, et ses sœurs sont légions qui, après avoir terminé une thèse, dont la qualité a été unanimement saluée par un conclave d'huiles universitaires, consacrée au motif du panda en peluche dans la poésie wahhabite de la région d'Ad-Diriyah, se lancent dans la production de poèmes érotico-maniéristes, publiés sur les blogs féminolâtres de Sylvie Brassons ou d'Adèle Onenrit qui en louent la chlorotique verdeur, et viennent exercer leurs petites dents translucides sur les chouquettes martiniennes. C'est d'ailleurs sans doute pour se moquer de ce type d'éprise d'absolu à cyprine anacoluthique que Lionel-Édouard Martin a pastiché (vraiment ?) la lettre virtuelle que Charlotte (ou sa sœur, sa tante, sa mère, son amie, peu importe) lui a envoyée, et qui se concluait par un énigmatique vers libre : Je me dirigeais vers Wiscques, lorsque, du homard la bisque dont je venais de me régaler me fit penser à ton vis [pour visage, NdJA] moins expressif que ton vit, dont je vissais l'ardeur dans ma vasque visqueuse. Cette œuvre inventée mais probable, hélas, pourrait être rattachée au sous-genre homéotéleutique de la poésie licencieuse et savante à fin tropisme lesbo-catullien.
Délaissant ces petits jeux, nous pourrions, à vrai dire, le constituer nous-même, ce dictionnaire farfelu des rimes et autres mignardises du langage qui aurait son franc succès chez les cruciverbistes et les aliénés affligés par quelque étrange maladie asyndétique devenu moins enfantin qu'infantile (car l'âge adulte, quelles que soient ses prétentions au retour de plus en plus difficile, à vrai dire strictement impossible à mesure que les années passent, ne peut que singer l'innocence), ouvrage au succès public certain qui pourrait dignement s'ouvrir par tel incipit martinien : «ça berce, valise-landau, do, l'enfant do, les mots dorment, apaisés, sucent leur pouce».
Avant la petite enfance, le grand mystère du silence, auquel aspire Lionel-Édouard Martin, lui qui ne cesse d'écrire, et pas seulement des livres, ce qui serait après tout respectable, mais son lot de «pensées du jour, affects en litanies monstrueuses d'inanité pas même sonore». Ces sempiternels bavards qui ne semblent jouir que d'une retraite définitive à la Trappe (dont ils ne supporteraient les rigueurs pas plus d'une matinée), comme Martin ou Matzneff, me font doucement rigoler, écrivant et écrivant, écrivant encore et toujours histoire de repousser, aux calendes grecques et même persanes, leur immarcescible volonté de se taire, d'écrire «sans le souci du retour, dans l'anonymat. Que nul jamais ne puisse mettre un visage sur le livre, que le livre n'ait de lèvres ni d'yeux. Comme ceux du haut Moyen Âge dont on ignore les rédacteurs : et leurs livres leur ont survécu, des livres pleins de mots, de chant, mais taiseux des corps qui les ont écrits», tandis que là, comme l'écrit l'auteur lui-même, de la phrase, de la phrase, de la phrase, ça coule comme du jus d'une charogne exposée au soleil, en fin ruisselet qui jamais ne rejoindra une flache, alors la mer puissante, pensez donc...
Tandis que là, donc, dans Magma, nous tombons de Charybde prosodique en Scylla parodique, de «fief» en «fiel», d'«Albert Samain» en «Sa main», l'auteur souligne) et de «Sa main dans la tienne, et à la tienne Étienne» en «Mais cruelle. Mais tu as cru en elle. Et crû, même», de «Ce n'est pas un placard mais une armoire, homme mur certes, mais pas mural. – Mon armoire à glace», de «Roi détrôné. Mon royaume pour un bourrin. Car bourrin, forcément, l'étalon, carne, bourrique» en «La garce, la garce, la garce. La gare, la gare, la gare», de «bien assez de Poivre, Gingembre, Cardamone, de tous ces quarts d'amants» en «Catulle n'avait pas à sortir pour aller chercher Banette. Tu es Catulle et tu n'es pas Catulle : la baguette, pas de Fabullus pour te la porter à domicile», et encore, et encore, et encore, à en faire vomir les pixels de mon écran.
Les dernières pages (enfin, comme il s'agit d'un texte électronique, disons plutôt : les dernières feuilles imprimées par mes soins) deviennent moins ridicules que grotesques dans leur évocation d'une sensualité dévoratrice à complexion religieuse, l'écrivain remâchant les mots de la maîtresse haïe (mais, évidemment, encore aimée) pour les faire siens et, ainsi, se libérer de l'emprise vampirique : «Va, la messe est dite. Tu n'auras plus faim. Ni faim ni soif, tu n'auras plus, puisque tu es désormais gros de toute source de nourriture, enceint du boire et du manger», ce qui ne l'empêche pas de lui écrire, attendant fébrilement la réponse de la garce graciée, qui, une fois donnée, devient, allez savoir pourquoi, le «Verbe : «Le Verbe, elle est. La chair. La tienne dilatée : ses mots. Le désir est une expansion : l'univers» (l'auteur souligne), l'auteur donc, retour de Poitiers où il s'en ennuyé solidement sans oublier de nous faire partager son ennui, parlant à son amoureuse reconquise par la grâce des mots-turelures : «Je parle, je parle à mon amoureuse, ce que vous appelez fumée, ce sont des mots qui me sortent de la bouche. Des mots silencieux, des mots blancs. On voit ça sur les fresques, dans les églises, et dans les bandes dessinées : des mots blancs qui sortent de la bouche des personnages», les noces hyperboliques, désormais magnifiées puisqu'elles ont été consommées par les mots et dans le langage, aboutissant à «Non pas disant «je» et «elle», mais disant «tu» et «elle». Pour ne pas avoir à dire ce «nous» qui est comme l'écho déformé de «nœud», l'abréviation de «noué»», les aventures de l'auteur et de sa garce (si proche, aurait-il pu écrire, du moins phonétiquement, de la grâce) finissant non pas dans un lit ni même dans les plus hautes sphères de l'empyrée où Dante est parvenu sans Béatrice, mais devant le miroir, alpha et oméga de tous les petits maîtres et écrivains pour midinettes : «Vous allez mêler vos corps. Tu l'aimes, elle t'aime. Vous vous aimez, réflexifs» (l'auteur souligne, au cas où nous n'aurions pas compris le propos de cet énième sous-Narcisse).
Bref, beaucoup de magma pour rien.

Notes
(1) Ne possédant pas la version imprimée, sinon par mes propres soins, du texte critiqué, et me voyant mal être obligé d'aller rechercher les références sur mon écran, où ledit texte téléchargé s'affiche avec la mention des pages, puis de revenir, ici, vous les donner, cette petite manœuvre devant au surplus être répétée tout au long de 90 pages, je me passerai donc de l'indication de toute pagination.
(2) Facebook, où tout commence, comme le rapporte le narrateur de Magma, ce réseau social étant assez bien décrit comme lieu de la fausse parole, de l'ennui petit-bourgeois qui ne peut s'empêcher de passer à confesse, donc de parler pour ne rien dire, alors que l'auteur, lui, bien sûr, n'aspire qu'au silence : «Ne jamais faire écho, s'abstenir : la Trappe. Vœu de silence, à l'écart».
(3) Imposture organisée, en ce sens qu'elle veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Imposture organisée de l'édition électronique, d'aucune utilité, à l'exception des articles de l'universel reportage journalistique, des publications scientifiques et des textes universitaires, si peu intéressants dans bien des cas qu'ils ne méritent pas d'être publiés en livres, et dont nous pouvons raisonnablement penser qu'une édition strictement électronique nous débarrassera fort utilement.
(4) Julien Benda, Exercice d’un enterré vif (Gallimard, 1946), p. 46.