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08/04/2018

L'Abîme se repeuple de Jaime Semprun

Photographie (détail) de Juan Asensio.

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L'Abîme se repeuple n'a pas l'ambition analytique de la Défense et illustration de la langue française, bien que ce soit le même puits que ces deux textes explorent. Le premier de ces textes pourtant, qui ne mentionne qu'une seule fois la dégradation du langage par la technique (cf. p. 36), nous paraît encore plus radical que le second, puisqu'il n'admet aucune échappatoire à cette évidence : les Barbares, ce ne sont pas celles et ceux qui menacent de nous envahir, obsession de ce vieux faune radotant et maniéré qu'est Renaud Camus, mais nous-mêmes, comme s'en ouvre Jaime Semprun dès la toute première ligne, crâne et implacable à souhait, de son livre : «Parler du monde actuel comme d'un cadavre en décomposition n'est pas simple facilité rhétorique» (1), comme il le détaille ensuite dans ce long passage, où il montre, comme l'avait fait Jean Raspail dans son Camp des Saints, que nous sommes en fait déjà infectés par un mal qu'aucune population étrangère n'a eu besoin de nous inoculer, car c'est même probablement nous, du moins nos ancêtres explorateurs au bon pied et à la gâchette facile, qui avons inoculé aux mères et pères de ces nouveaux envahisseurs le poison du nihilisme : «L'abîme se repeuple donc : dans un lointain brouillé de reportages télévisés, des pays entiers y sont précipités par la modernisation qu'exige la fuite en avant économique; et ici même ce sont des foules stupéfaites qu'on pousse avec de moins en moins de ménagement rejoindre tous ceux qui y croupissent déjà» (p. 77). Cet extrait pourrait sans doute faire plaisir au pseudo-intellectuel gersois inventeur de ce bon mot destiné à effrayer les puceaux de la Réaction, Grand Remplacement, mais nous ne devons pas oublier par quels propos Jaime Semprun le complète et en infléchit délicatement la portée identitaire : «De toute façon, le problème de savoir s'il faut ou non défendre l'Europe, ou la France, comme une forteresse assiégée, va être réglé autrement, ainsi qu'il est habituel pour ce genre de faux problèmes : cette forteresse étant déjà prise de l'intérieur, disloquée par le même cours accéléré des choses sur lequel personne ne peut rien, mais que tout le monde pressent désastreux» (pp. 77-8). Finalement, je n'ai jamais écrit autre chose que Jaime Semprun, tout en le développant, lorsque j'affirme que Renaud Camus n'est qu'un moitrinaire perclus de trouille à l'idée que des hordes barbares le privent de sa petite vie d'esthète suffisant et, comme tel, qu'il est justement et en premier lieu un de ces barbares, certes plus cultivé que la moyenne, dont Jaime Semprun radiographie le vide absolu, l'enchaînement volontaire à la tyrannie moderne d'une société tout entière dévouée à la consommation effrénée des marchandises et des corps (c'est d'ailleurs, rigoureusement, la même chose, et Renaud Camus le premier l'a su, à l'époque de où il accumulait ses amours achriennes) et à l'accumulation des richesses.
Quand bien même, nous dit explicitement Jaime Semprun, l'Europe serait assiégée par les Barbares, quand bien même nous devrions prendre contre l'ennemi selon Carl Schmitt les décisions les plus volontaires voire extrêmes (2) pour défendre notre continent, la partie serait d'ores et déjà perdue, puisqu'à vrai dire elle l'est, perdue, et cela depuis longtemps ! Tel passage de L'abîme se repeuple est saisissant qui nous montre qu'un au-delà même de l'effondrement n'a aucun sens, car quelque chose s'est brisé au sein même de l'être humain, qui lui ôte toute possibilité de seconde fondation et même, l'attente confiante que nos pères plaçaient dans l'irruption, fût-elle particulièrement brutale, d'une renaissance politique et spirituelle, autrement dit le surgissement d'un royaume rédimé : «Dans l’idée d’une catastrophe enfin totale, d’une «grande implosion», se réfugie l’espoir qu’un événement décisif, irrévocable, et qu’il n’y aurait qu’à attendre, nous fasse sortir de la décomposition de tout, de ses combinaisons imprévisibles, de ses effets omniprésents et insaisissables : que chacun soit contraint de se déterminer, de réinventer la vie à partir des nécessités premières, des besoins élémentaires ainsi venus au premier plan.
Attendre d’un seuil franchi dans la dégradation de la vie qu’il brise l’adhésion collective et la dépendance vis-à-vis de la domination en obligeant les hommes à l’autonomie, c’est méconnaître que pour simplement percevoir qu’un seuil a été franchi, sans même parler d’y voir une obligation de se libérer, il faudrait ne pas avoir été corrompu par tout ce qui a mené là; c’est ne pas vouloir admettre que l’accoutumance aux conditions catastrophiques est un processus commencé de longtemps, qui permet en quelque sorte sur la lancée, quand un seuil est un peu brutalement franchi dans le délabrement, de s’en accommoder vaille que vaille (on l’a bien vu après Tchernobyl, c’est-à-dire qu’on n’a rien vu)» (p. 82, l'auteur souligne). Je répète ces deux membres de phrase, pivots de l'argumentation de Jaime Semprun : «Attendre d’un seuil franchi dans la dégradation de la vie qu’il brise l’adhésion collective», c'est donc «ce pas vouloir admettre que l’accoutumance aux conditions catastrophiques est un processus commencé de longtemps». C'est affirmer que l'homme est perdu, puisque Jaime Semprun va même jusqu'à déclarer non pas impossible mais sans le moindre effet réel toute surrection d'un événement apocalyptique ! Finalement, la traduction romanesque des thèses de Jaime Semprun n'est pas à chercher dans la production romanesque française, de toute façon sans portée ni ambition métaphysique, mais chez ce Hongrois génial qu'est László Krasznahorkai : une Apocalypse sans cesse différée, à moins qu'elle ne soit constamment présente sous les yeux de quelques malheureux que personne ne se donne la peine d'écouter et, comme telle, évacuée dans un rire moqueur et méprisant.
Le voici qui poursuit, à la page suivante, et je cite de nouveau un long extrait tant le propos de cet auteur n'a pas besoin de glose pour en révéler la terrifiante lucidité : «En fait l’effondrement intérieur des hommes conditionnés par la société industrielle de masse a pris de telles proportions qu’on ne peut faire aucune hypothèse sérieuse sur leurs réactions à venir : une conscience, ou une néo-conscience, si l’on veut, privée de la dimension du temps (sans pour autant cesser d’être tenue pour normale, puisqu’elle est adaptée, on ne peut mieux, à la vie imposée, et qu’en quelque sorte tout lui donne raison) est par nature imprévisible. On ne peut raisonner sur le déraisonnable. L’attente d’une catastrophe, d’un auto-effondrement libérateur du système technique pour faire venir positivement la possibilité d’une émancipation : dans l’un et l’autre cas, on se dissimule le fait qu’ont justement disparu sous l’action du conditionnement technique les individus qui auraient l’usage de cette possibilité, ou de cette occasion; on s’épargne donc à soi-même l’effort d’en être un. Ceux qui ne veulent la liberté pour rien manifestent qu’ils ne la méritent
pas» (pp. 83-4). Comment dire plus clairement que nous assistons en fait à une véritable fin de partie, puisque nous y sommes à dire vrai plongés jusqu'à la racine des cheveux et que l'irruption même dans nos mornes vies de quelque événement incommensurable qui rebattrait les cartes de radicale façon ne nous servirait à rien ?
Il est dès lors frappant de constater de quelle façon Jaime Semprun rabat les prétentions que pourrait nourrir tel reste envisagé par les vieux textes prophétiques, unique et fragile poignée d'élus censés triompher des pires tribulations et, surtout, être capables d'instaurer un nouveau royaume, pourquoi pas messianique, qui apporterait la paix sur toute la surface de la Terre et la sauverait de la dévastation et de l'arraisonnement techniques. En fait, si l'abîme se repeuple, c'est donc tout simplement que le mal, ce grouillement que la si fine pellicule de civilisation parvenait vaille que vaille à contenir dans ses caves (3), est de nouveau parvenu à s'échapper de son in pace noir et puant, c'est que de nouveau les hordes sont toutes prêtes à déferler, qu'elles déferlent déjà sans que nous en soyons plus que cela surpris ou plutôt, pour enfoncer le clou du nihilisme le plus radical, c'est parce que ces hordes et nous-mêmes sommes exactement contaminés de la même façon et au même degré par la peste écarlate de l'anomie qu'il ne sert à rien de se croire élus, miraculeusement épargnés par le ravage : «Tel est bien le discours des apologistes du développement technique infini, avec cette circonstance aggravante qu’ils le tiennent devant un tas de décombres : la maison devenue tour insensée s’est déjà écroulée. Et tout ce qu’il y avait de ténébreux dans cet abri, les réalités obscures sur lesquelles étaient fondés les identifications collectives et le chantage social, les peurs, les répressions et les cruautés, toute la part de barbarie enfouie sous l’édifice de la civilisation, tout cela est remonté des caves et des fondations, et vient maintenant à l’air libre» (p. 85, l'auteur souligne).
Les raisons de cette identification entre les Barbares présumés des cités, ceux, maintenant, venus de l'extérieur de notre pays par vagues entières de migrants, et les barbares que sont tous les Occidentaux et même, très probablement, tous les hommes, sont assez simples, et qui a lu cet auteur bien moins poseur que Philippe Muray, et finalement plus radical dans ses analyses et ses constats, sait qu'elles tiennent au triomphe planétaire de la technique, dont le capitalisme est à la fois le surgeon et le vecteur de propagation. Notons, au passage, une critique pour le moins acerbe du gauchisme compassionnel (4) dans les lignes qui suivent : «Il faut donc cesser de croire qu’existerait encore quelque chose comme une société civilisée, à laquelle on n’aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s’intégrer. Il faut donc voir en quoi les déshérités le sont effectivement, et plus cruellement que ceux du passé, en étant expropriés de la raison, enfermés dans leur novlangue au moins autant que dans leur ghettos, et ne pouvant même plus fonder leur droit à hériter du monde sur leur capacité à le reconstruire. Et donc, enfin, plutôt que de verser des larmes de crocodiles sur les «exclus» et autres «inutiles au monde», il conviendrait d’examiner sérieusement en quoi le monde du salariat et de la marchandise est utile à quiconque n’en tire pas de profits, et si l’on peut s’y inclure sans renier son humanité» (p. 43).
Nous savons ainsi pourquoi nous sommes tous des Barbares qui non seulement vivons dans la décadence et, pour les plus chanceux d'entre nous, profitons de ses bienfaits, mais qui méritons de disparaître sans qu'aucun reste ne soit sauvé : c'est parce que nous avons renié notre humanité au profit d'une pseudo-humanité, d'un ersatz ou d'une chimère d'humanité que nous sommes condamnés. Nous ne vivons pas, nous survivons, réduits que nous sommes à être les esclaves d'un mauvais rêve ou, pour le dire avec Jaime Semprun, les myriades d'ouvriers consentants ayant déclenché le «basculement du monde dans la falsification» (p. 29) que l'auteur date précisément, du moins pour la France, des années soixante à soixante-dix. Plus profondément encore, c'est parce que nous avons renié la vie en y faisant entrer un principe de mort que nous allons devoir payer notre imprudence : «Des sauvages de Nouvelle-Guinée mangeaient, paraît-il, le cerveau des morts avec le même résultat, mais il a fallu attendre que les civilisés imaginent de nourrir les vaches avec des carcasses de mouton broyées, ou d’injecter des hypophyses de cadavres à des enfants, pour que les experts se heurtent au mystère des «maladies à prions». Où est le mystère ? Il est tout simple de comprendre que rien ne se fait sans conséquences, que la mort n’est pas mise à infuser dans la vie impunément, et que là où toute mesure s’est perdue, une mesure se rétablit par un exact système de contreparties et de talions» (p. 35). Si la mort est entrée dans la vie, c'est que cette dernière n'a pas craint d'ouvrir la boîte de Pandore de la technique planétaire : «Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’en reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres» (p. 20).
Si l'Abîme se repeuple, si les égouts et les caves du monde occidental risquent bientôt de laisser remonter à la surface tout ce qu'ils gardaient cachés des regards de l'honnête homme, si la violence ne va pas manquer de se déchaîner, si les forces de la destruction vont tout recouvrir comme une gigantesque vague, Jaime Semprun semble nous avertir de ce qu'à vrai dire nous savons déjà : la rédemption est forclose, la violence, aussi dévastatrice soit-elle, n'aura aucune vertu propitiatoire ou purificatrice, l'homme ne se relèvera pas de son avachissement, car il ne servirait à rien d'admettre la possibilité d'une île pour ceux dont les charognes gonflées flottent sur les eaux.

Notes
(1) Jaime Semprun, L'abîme se repeuple (Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1997), p. 9. Quelques lignes plus bas, l'auteur ajoute que l'on ne fait pas «l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes».
(2) «Ces vérités partielles font pourtant office de mensonges quand elles servent à ne pas dire que la jeunesse embrigadée et fanatisée par les gangs est à l’avant-garde de la régression vers un monde où le pourrissement de toutes les anciennes formes de vie en société ne sera arrêté que par l’instauration des plus brutales coercitions» (p. 62). Un peu avant, Jaime Semprun évoquait, avec de vrais accents bernanosiens, la possibilité de voir s'installer, dans des pays aux abois et de toute manière déliquescents, une néo-féodalité : «Ce sont de telles monstruosités, où se résume l’effondrement de la civilisation urbaine propre, déjà, à d’autres décadences («Les morts quittaient jadis la cité pleine de vie; et nous qui vivons, portons la cité en terre», observait Palladas à la fin du monde antique), ce sont ces métastases imprévisibles des maladies proliférantes de la vieille société, où l’emballement des mécanismes de défense produit toujours de nouveaux maux, ce sont donc toutes ces horreurs d’un sauve-qui-peut universel qui autorisent à parler, malgré l’approximation inévitable dès qu’on décrit un présent inouï à l’aide de termes du passé, de «néo-féodalité», par exemple, ou de «seigneurs de la guerre». Mais quelle que soit l’imprécision des termes employés, une chose est certaine : si le capitalisme a tout l’air de retomber en enfance – c’est-à-dire dans le sang et la boue de ses origines –, on ne saurait davantage confondre cela avec un regain qu’on ne peut prendre les puériles grimaces d’un vieillard pour la vivacité de la jeunesse» (p. 58).
(3) Jaime Semprun cite un texte de Jack London intitulé Le Talon de fer publié en 1908. J'ai songé, en écrivant ces lignes, à l'image contenue dans un autre roman de cet auteur, La Peste écarlate datant de 1915, qui décrit l'assaut de la barbarie comme un dégorgement d'une sous-humanité esclave du travail : «En plein cœur de notre civilisation, dans ses bas-fonds et dans ses ghettos du travail, nous avions laissé croître une race de barbares, qui maintenant se retournaient contre nous, dans nos malheurs, comme des animaux sauvages, cherchant à nous dévorer», Jack London, La peste écarlate [1915] (traduit de l’américain par Paul Gruyer et Louis Postif, lecture de Michel Tournier, Actes Sud, coll. Babel, 1992), p. 59.
(4) «Véritable avant-garde de l’adaptation, le gauchisme (et surtout là où il était le moins lié au vieux mensonge politique) a prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l’ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l’excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d’un passé mort et de son poids sur le présent, il s’en prenait à toute tradition et même à toute transmission d’un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l’autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective : quoi de plus autoritaire en effet que la vérité, et comme délires et mensonges sont plus libres et variés, qui effacent les frontières figées et contraignantes du vrai et du faux. Bref, il travaillait à liquider toutes ces composantes du caractère qui, en structurant le monde propre de chacun, l’aidaient à se défendre des propagandes et des hallucinations marchandes» (pp. 71-2).

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