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20/01/2021
L’Architecture de Marien Defalvard, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Xinhua (Getty Images).


«Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé.»
Sylvia Plath, La cloche de détresse.

La tâche est complexe au cœur d’une Clermont-Ferrand dont les «rues à la règle et bordées d’administrations» (p. 9) sont d’emblée le témoignage flagrant d’une mauvaise rectitude, d’une espèce de logique de voierie où la finesse du langage n’a pas sa place, où le moindre employé de bureau pourrait se sentir autorisé à corriger, avec toute l’outrecuidance du bourgeois ou du parvenu, l’immaculée conception du créateur littéraire habité par son apostolat. La tâche est d’autant plus immense qu’ici même, en cette préfecture du Puy-de-Dôme qui autrefois vit naître Blaise Pascal, se répand aujourd’hui la terrible crucifixion de la beauté (cf. p. 10), le douloureux bannissement de tout ce qui est susceptible d’exhausser un homme et par conséquent l’indolent plébiscite de tout ce qui est chargé de diminuer l’humanité. La satano-praxie clermontoise s’affirme partout, omnipotente et vulgaire, s’affichant d’abord sur les façades résidentielles, muséales ou laborieuses, se décelant par des surrections de gargouilles spectrales détournées de leur mandat protecteur et vomissant de leurs bouches néfastes le sordide brouet des idéologies up to date (l’hédonisme des mécréants, le parti pris démocrate des cadres supérieurs illettrés, le fétichisme de la technique). Essoufflée, paralysée, intubée aux tuyaux du Moloch de la Globalisation, la ville de Clermont-Ferrand, au couchant du XXe siècle, est irrémédiablement sortie de l’Histoire, extradée, indifférente à la dynamique fortifiante des nations et blasphématrice de son passé (cf. pp. 12, 161 et 285), défigurée par une «vacuité durcie en béton ingrat» (p. 12). Se dessine là, en caractères grossiers, la victoire du mensonge démocratique, en l’occurrence la plus infernale mouture du nihilisme. À cela, Marien Defalvard ou l’architecte – c’est du pareil au même – ne peut qu’opposer la conviction que la vérité gît dans le langage et que celui-ci, en connaissance de cause, peut combattre les armées mythomanes et narcotiques du suprême Imposteur. Le problème, cependant, c’est que le langage, quand bien même serait-il un ambassadeur fiable et déclaré de la vérité, ne saurait se confondre avec un accès privilégié à la totalité de la réalité, laquelle n’entretient aucune relation de synonymie ou d’homologie avec la vérité. D’où, assurément, la confession prématurée du diariste qui avoue que son genre de private journal of mankind rescue constitue quoi qu’on en dise «des pages de défaite» (p. 17).

Mais faut-il pour autant faire le deuil du langage et tomber dans le silence à la vue du spectacle affligeant offert par le pandémonium axiologique de Clermont-Ferrand ? Un personnage aussi prédicatif que cet architecte pourrait-il à jamais descendre dans le tourbillon du monde a-prédicatif pressenti par Anaximandre et Héraclite ? Il est indéniable qu’une fraction de sa personnalité le voudrait, qu’il aimerait s’abandonner au flux chaotique de la secrète Origine, comme Simon Delambre, dans l’époustouflant Siloé de Paul Gadenne, se libère du «tourment de la définition» et comprend que la vie s’amorce «là où les mots finissent» (4). Cela dit l’heure est trop grave pour Marien Defalvard, l’heure de minuit la plus sombre a retenti, et l’empire abominablement déstructuré de Clermont-Ferrand, à la croisée des siècles vingtième et vingt-et-unième, caractérise un enlaidissent de civilisation beaucoup plus préoccupant que la description du Paris sorbonnard et mort-vivant qui introduit Siloé. Il y avait tout à fait matière à se retirer pour Simon Delambre, matière à creuser un écart salutaire entre lui et Paris, à garder la vie sauve en évitant d’être pris pour un lâche, mais en ce qui concerne la situation qui obsède tant Marien Defalvard, c’est la vie même qui doit être protégée, l’humanité qui doit être mise en sûreté, et cela se fera par un engagement téméraire dans le cyclone du langage, dans tout ce qui pourra s’inscrire en faux contre les solécismes abstraits et concrets de son temps malgré la vulnérabilité avouée des procédés retenus. C’est pourquoi L’Architecture combine simultanément l’humilité d’un langage toujours conscient de ses limites et l’ivresse d’une langue française hissée à son apogée, parce que, d’une part et respectivement, le jeu en vaut la chandelle quand il s’agit de réfléchir au langage, et parce que, d’autre part, aucun écrivain digne de ce nom – et certainement pas Marien Defalvard – ne peut choisir le silence lorsqu’il est assiégé par le vacarme de la vulgarité ou par le tintamarre de l’analphabétisme érigé en valeur tutélaire. Pourtant, à la lecture de ce roman qui n’est pas vraiment un roman, on oscille entre une apologie de la langue française qui rappelle Joachim du Bellay et une irrépressible envie de se taire, d’échapper au carcan de la langue, de cheminer vers quelque chose qui serait capable d’initier une «révolte contre la langue elle-même» (p. 168), peut-être vers un état de soi-même où le discursif de la rationalité serait bouche bée devant l’intuitif du cœur, là où, suppose Pascal, les vérités les plus fondamentales sont recueillies (5).

Il semble par conséquent décisif de se libérer de «l’empire des discours» (p. 121), de «ce parquet de plomb» (p. 121) où se sont implantés toutes les fictions utiles, tous les contrats sociaux iniques, toutes les dissolutions du Mystère (cf. p. 122), toutes les préférences de l’identité par opposition idéologique aux vertus de la différence (à savoir : la prédilection d’une culture statique et anémiée à l’inverse d’une reconnaissance de la nature dont l’infatigable dynamique crée inlassablement du nouveau). Pour essayer d’y parvenir, il faudrait être soucieux de la nuit, de la coloration nocturne qui rend la pensée plus intuitive (cf. p. 101), du fait même que l’obscurité naturelle de la nuit commande une bénéfique disparition des formes et une entrée dans le régime du sans-forme qui détruit l’essentialisme du principe d’identité. En pénétrant dans la nuit, le langage s’assoupit et s’allège des accumulations abusives, des capitalisations platoniciennes et des vains cadastres urbains et mentaux. Toutefois, en accomplissant ce pas en avant, en consommant ce progrès vers l’abîme, le langage encourt une terrifiante «punition» pour ceux qui ne sont pas prêts, en l’occurrence la possibilité de ne plus jamais revenir de «l’innommable» (p. 194). L’aventure est à ce prix : si l’on veut s’enrôler dans la recherche de «l’origine innommée» du monde (p. 127), si l’on veut apercevoir «ce qu’il y a avant le nom» (p. 127), alors il faudra accepter la difficile éventualité du punto di non ritorno, la probabilité d’une atmosphère ou d’une circonstance de soi irréversible, comme la minéralisation qui clôture La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos ou qui sourd dans l’errance de L’homme qui marchait sur la lune d’Howard McCord, ou, encore, comme la putréfaction du cétacé dans l’inoubliable Baleine de Paul Gadenne, nous indiquant la subtilité d’une gigantesque forme qui s’évanouit pour s’incorporer au royaume de ce qui n’a pas de forme, dans une autre odyssée de la subjectivité hermétique aux morales bourgeoises. Ce n’est qu’à cette condition nécessaire et peut-être même pas suffisante que nous pourrons accéder à «l’intuition du monde, avant la brume fixe du langage et les métaphysiques sclérosées» (p. 148), puis, de loin en loin, «recouvrer toutes les virginités» (7).

On y revient alors : c’est Clermont-Ferrand qui doit être redressée de ses torts, purgée de ses tératologies, car, à partir de ce vaste chantier de réfection, par ricochet ontologique, toute l’Auvergne pourra mieux respirer, toute la France en sera soulagée. En quoi il est évidemment primordial de s’astreindre au recensement des pathologies et des malformations. Il faut s’imprégner de la fange citadine, étudier l’ennemi à la racine, se fourvoyer au cœur de ces «avenues absolument jamais ouvertes à une intelligence de conception» (p. 30), rétives à la «strophe vivante» (10) dont Saint-John Perse chante les louanges, dogmatiquement alliées à une architecture de la catastrophe, engagées dans la scandaleuse dissonance d’un urbanisme du délabrement (cf. p. 34). Il suinte de Clermont toutes les répugnantes suées d’un «fantoche politique», d’un «fantoche matriciel», inexorablement synthétisées sous les traits d’un «fantoche de pierre noire, de limaille et de craie poisseuse dans la brume rose, vêtu d’un éblouissant calicot d’hostilité» (p. 35). Dès les premières aurores de 1992, le diagnostic est peu rassurant, et déjà, au-dessus de cette Clermont-Ferrand qui ressemble à une énorme nécropole cognitive, paraît se cabrer le long cadavre futur d’un Valéry Giscard d’Estaing, charriant dans son sillage les morts-vivants de la gouvernance autochtone, ancêtres de ce néo-socialisme dégénéré qui tient les rênes de la ville en 2016 (cf. p. 185). Aussi n’est-il pas surprenant que Clermont soit comparée à une ville de l’Est, à une métropole soviétique, stakhanoviste dans sa déréliction (cf. pp. 36-7), nous évoquant l’infection communiste que décrit l’inénarrable Ričardas Gavelis à Vilnius (11). Il y a dans Clermont-Ferrand un esprit qui retient le communisme, un tempérament qui rebâtit le bloc européen oriental, le monolithe rouge, accentuant l’altération de ce qui pourrait être beau et précipitant le cataclysme de la langue qui devient l’organe de diffusion du mensonge. «Calmement» et «sans pudeur» aucune, Clermont exhibe «ses attributs industriels à la plaine» (p. 82), se répandant vers les campagnes comme une rédhibitoire coulée de lave, marchant sur les plates-bandes de ce qui est encore assez libre et doté d’une altissima paupertas à dessein d’y proclamer «l’architecture à cran d’arrêt [de] la réplétion bourgeoise» (p. 80). Le temps est proche où l’imbécile heureux de Clermont-Ferrand ira faire sa leçon de prostitution au sage prolétaire des alentours, car celui-ci, digne du bonheur durable et conscient des difficultés de la vie, ne peut rivaliser avec celui-là, assuré de son bon droit et de la pérennité de son bonheur éphémère, rassasié de népotisme, de plaisirs immédiats et de mauvais goût, celui-là même qui, sans plus attendre, aurait pourtant «besoin que quelqu’un [vienne] un jour [le] prendre par le bras [pour le mener] se tremper dans les eaux de Siloé !» (12).
Dès lors se joue à Clermont, au seuil des années 1990, la mise en bière du territoire auvergnat et par extension le déconcertant miroitement de la pulsion de mort occidentale. Le triomphe de «l’architecture nihiliste du pouvoir» (p. 256) produit une «corrosion de l’air» (p. 257), un nuage de Tchernobyl qui plonge la population en sédation profonde et qui en fin de compte l’euthanasie. En toute rigueur, selon ces modalités de l’éboulement existentiel, Clermont ne peut éviter de jeter son dévolu sur la laideur «comme surplomb moral» (p. 260). Certes, «en de certains espaces» de cette ingrate Babylone, «la beauté [tente] de se frayer un bref chemin», elle «tente une contradiction par l’être» (p. 267), mais le style ontique de la ville, hurlant et semant partout les cachots de l’étant, a pris de telles dimensions qu’il est à présent impensable d’invoquer une quelconque écriture ontologique. Sans doute faudrait-il posséder la sainteté d’un Poverello d’Assise pour oser rétorquer à toute cette immonde trivialité les coordonnées d’une hauteur de vue, pour acculer ces hallucinés du temporel à la sommation du spirituel (cf. p. 272), cependant l’épreuve est rude, herculéenne, cyclopéenne, à cause du fait que «tout [soit] à l’est ici» (p. 276), que tout s’abreuve à l’auge d’un bolchévisme aggiornato, tout à l’exception de ce qui est «à l’ouest», c’est-à-dire uniquement «le Puy-de-Dôme» (p. 276), cette espèce de mont Olympe oublié.

Ce sont en outre les pages de ce journal incandescent de 1992 qu’il faut lire et relire afin de résister aux assauts de la disgrâce clermontoise de 2016 (cf. pp. 181-243). La ville, une fois pour toutes, s’est engloutie dans une luciférienne fosse des Mariannes où les démons ont élu domicile, noyée sous des flots de civilisation malade. Les défigurations ou les grimaces qui s’esquissaient pendant les derniers moments de la dynastie Quilliot sont devenues, sous les ordres de l’équipe Bianchi, des sommets de difformité. L’alliance d’un libéralisme faubourien et d’un socialisme abâtardi crée une haïssable somatisation de la laideur (cf. p. 185), en sus de lubrifier les fondations d’une «province normale du désir, du désir ensablé, où le langage [est] devenu monnaie de singe» (p. 186). Le servile effort clermontois pour persévérer dans l’abjection a paraboliquement délivré les fruits décomposés des valeurs sodomites et gomorrhéennes, propulsant au pinacle le pire et reléguant à la base le meilleur, majorant un hédonisme de secrétaire de mairie, une cuistrerie de préfet et un ridicule gémissement de rising feminism. Il est capital de comprendre le degré de perversion des masses dont Clermont-Ferrand se fait la manutentionnaire zélée, la façon dont la promotion du «fantasme libéré» aboutit à un «immense ciel de chlore métallique, d’où aucune divinité ne [peut] plus surgir» (p. 204). Non seulement «personne ici [...] depuis des années [n’a] lu une seule phrase de l’Évangile» (p. 229), mais, de surcroît, l’on ne peut s’empêcher de songer, devant cette spectaculaire rage de mourir spirituellement et de se vautrer matériellement, à ces villas géantes américaines que Jean Baudrillard avait cyniquement associées à des funeral homes (13). Animalisation et américanisation tombale de Clermont-Ferrand, ce monstre à deux têtes, selon toute vraisemblance, constitue le programme politique de cette cité de plomb à la recherche d’un unanimisme béat, pressée de fomenter une foule accomplie dans les latrines consensuelles de son époque (cf. p. 211), une foule niaise, une foule de défaite, une foule de la Croix inversée, repue des «irrespirables rues commerçantes» (p. 228) où se poursuit le «régime sans exemple des pulsions» (p. 242). Et au sein de cette arène de vicissitudes où se réalisent les plus fidèles objectivations du désir mimétique cher à René Girard, ou plutôt en dessous, dissimulée par le pacifisme apparent qui anime toutes ces machines désirantes, ruisselle une violence qui patiemment attend son heure, son apocalypse, son sang (cf. pp. 239-240). La barbarie est la rançon du désir mimétique et l’architecte, revenu à Clermont-Ferrand en 2016, ne peut que s’affoler à la vue des horreurs qui s’annoncent dans cette ville finie, moribonde, inconsciente des calamités qui sont aux aguets, prêtes à fondre sur elle comme des oiseaux hitchcockiens, peut-être en un Dies irae qui rétablira l’ordre juste après tant de forfanteries de l’ordre injuste.
Notes
(1) Grasset (2011).
(2) Exils (2016).
(3) Fayard (2021).
(4) Paul Gadenne, Siloé (II, Paix sur la terre).
(5) Pascal, Pensées (B 282).
(6) Bergson, Le Rire.
(7) Paul Gadenne, op. cit. (III, Le printemps).
(8) Saint-John Perse, Discours de Stockholm.
(9) Saint-John Perse, ibid.
(10) Ibid.
(11) Ričardas Gavelis, Vilnius Poker (Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2015).
(12) Paul Gadenne, op. cit. (III, Le printemps).
(13) Jean Baudrillard, Amérique.