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René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2, par René Pommier

Crédits photographiques : John Isaacs.
RappelRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.Non content de prétendre que l’attirance d’Hérode pour Hérodiade relève du désir mimétique, René Girard pense que tout l’épisode constitue une «extraordinaire illustration» du pouvoir de contagion du désir mimétique : «Plus le mimétisme s’exaspère, plus sa double puissance d’attraction et de répulsion augmente, plus il se transmet rapidement d’un individu à un autre sur le mode de la haine. La suite constitue une illustration extraordinaire de cette loi : «La fille de ladite Hérodiade entra et elle dansa, et elle plut à Hérode et à ses convives. Alors le roi dit à la jeune fille : “Demande-moi ce que tu voudras, je te le donnerai.” Et il lui fit un serment : “Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume !” Elle sortit et dit à sa mère : “Que faut-il demander ? – La tête de Jean le Baptiste” répondit celle-ci. Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, la jeune fille lui fit cette demande : “Je veux que tout de suite tu me donnes sur un plat la tête de Jean-Baptiste.”» (1).De ce récit, René Girard tire d’abord la conclusion que le désir d’Hérodiade d’obtenir la tête de Jean-Baptiste se transmet instantanément à sa fille : «L’offre d’Hérode déclenche quelque chose d’étrange. Ou plutôt l’étrange est qu’elle ne déclenche rien […] Salomé n’a pas de désir à formuler. L’être humain n’a pas de désir qui lui soit propre; les hommes sont étrangers à leurs désirs; les enfants ne savent pas que désirer et ils ont besoin qu’on le leur apprenne; Hérode ne suggère rien à Salomé puisqu’il lui offre tout et n’importe quoi. C’est bien pourquoi Salomé le plante là et va demander à sa mère ce qu’il convient de désirer» (2). On le voit, René Girard ne craint pas de transformer le texte de l’Évangile pour le rendre plus conforme à sa théorie. Chez Marc, Salomé dit à sa mère : «Que faut-il demander ?» Dans l’Évangile selon René Girard, elle lui demande «ce qu’il convient de désirer». S’agit-il d’un coup de pouce volontaire ou d’une distraction ? Comme toujours dans ces cas-là, il est impossible de trancher. Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse d’une falsification délibérée ou d’une erreur causée par l’envie de voir à tout prix sa thèse confirmée par le texte, dans l’un et l’autre cas, on ne peut qu’être porté à se méfier d’un commentateur malhonnête ou partial. Mais il y a mieux, ou plutôt pire. Car, un peu plus loin, René Girard fera comme si Marc avait effectivement fait dire à Salomé «Que faut-il désirer ?» : «Le “Que faut-il désirer,” de Salomé montre qu’en cet instant Hérodiade ou n’importe qui pourrait désigner n’importe qui» (3). Et de nouveau lorsque, analysant l’épisode des démons de Gérasa, il commentera la phrase : «Légion est mon nom car nous sommes beaucoup», il écrira ceci : «comme tous les coups de génie de Marc, comme la question de Salomé à sa mère : “Que faut-il désirer ?” cette juxtaposition du singulier et du pluriel dans la même phrase peut passer pour une espèce de maladresse» (4). On le voit, une fois de plus, René Girard ne craint pas de qualifier un auteur de génial pour la seule raison qu’il emploie un mot ou une formule qui semblent aller dans le sens de sa thèse. En soi, c’est déjà passablement ridicule, mais dans le cas présent, ça l’est encore beaucoup plus puisque l’auteur en question n’a pas employé le mot que René Girard lui prête. Et l’on ne saurait s’en étonner : il faut être René Girard pour avoir l’idée de faire dire à quelqu’un : «Que faut-il désirer ?» Car personne ne demande jamais : «que faut-il désirer ?» L’absurdité d’une telle question saute aux yeux : on ne désire pas sur commande. Personne ne se pose jamais la question de savoir s’il faut ou s’il ne faut pas désirer et encore moins de savoir ce qu’il faut désirer.René Girard reconnaît, il est vrai, que l’on peut se demander si, en l’occurrence, il s’agit bien d’un désir mimétique. Ce moment d’hésitation ne dure, bien sûr, pas longtemps : «Mais est-ce bien un désir que la mère transmet à la fille ? Salomé ne serait-elle pas seulement une intermédiaire passive, une enfant sage qui exécute docilement les commissions terribles de sa maman ? Elle est beaucoup plus et la preuve, c’est la précipitation dont elle fait preuve aussitôt que sa mère a parlé. Son incertitude disparaît et elle change du tout au tout. Les observateurs attentifs, tel le père Lagrange, ont bien noté cette différence d’allure mais ils n’ont pas compris ce qu’elle signifiait. […] Aussitôt, en hâte tout de suite… Ce n’est pas sans intention qu’un texte aussi avare de détails multiplie les signes d’impatience et de fébrilité. Salomé s’inquiète à l’idée que le roi, dégrisé par la fin de la danse et le départ de la danseuse, pourrait revenir sur sa promesse. Et c’est le désir en elle qui s’inquiète; le désir de sa mère est devenu le sien. Le fait que le désir de Salomé soit tout entier copié sur un autre désir n’enlève rien à son intensité, bien au contraire : l’imitation est plus frénétique encore que l’original» (5). Une fois de plus, René Girard constate avec satisfaction que, lorsqu’ils sont «attentifs», ses prédécesseurs peuvent parfois, comme le père Lagrange, apercevoir certaines choses sans pourtant en comprendre la signification. Ce privilège est réservé au seul René Girard. Mais outre qu’on peut lui contester, comme je ne cesse de le faire, le brevet de lecteur «attentif» qu’il se décerne ici indirectement, l’interprétation qu’il donne de l’empressement que met Salomé à accomplir la commission de sa mère est loin d’être aussi évidente qu’il le pense. Il admet d’ailleurs qu’on puisse avoir quelque mal à accepter l’idée qu’un désir se transmette aussi rapidement et aussi facilement : «Si fulgurante que puisse être la transmission du désir d’un individu à un autre, on l’imagine mal ne reposant que sur la brève réponse de la mère à la question posée par la fille. Ce schématisme déconcerte tous les commentateurs. Matthieu le premier n’en a pas voulu; entre l’offre d’Hérode et la réponse de Salomé il a supprimé l’échange de la mère et de la fille; il en a vu la gaucherie, il n’en a pas reconnu le génie ou il en a jugé l’expression trop elliptique pour être retenue. Il nous dit simplement que la fille est “endoctrinée” par la mère» (6). On peut d’abord être surpris que René Girard dise que Matthieu «a vu la gaucherie» de la formulation de Marc , mais «n’en a pas par reconnu le génie». Il faudrait savoir si c’est un trait de génie ou une gaucherie. Car cela peut difficilement être les deux à la fois. Mais passons. René Girard s’est sans doute mal exprimé. Il voulait probablement dire : «il a cru y voir une gaucherie, il n’en a pas reconnu le génie». Quoi qu’il en soit, ce que Matthieu, et après lui les commentateurs, ont considéré comme une maladresse est, au contraire, pour René Girard, un véritable trait de génie qui traduit le caractère «fulgurant» de la transmission du désir maternel. On peut pourtant douter que la hâte avec laquelle Salomé s’acquitte de la commission de sa mère s’explique bien ainsi. Car l’empressement que met Salomé à demander à Hérode la tête de Jean-Baptiste, elle le met aussi à rapporter cette tête à sa mère, comme le montre la suite du récit de Marc : «Et aussitôt le roi envoya un garde en lui ordonnant d’apporter la tête de Jean. Le garde s’en alla et le décapita dans sa prison; puis il apporta la tête sur un plat et la donna à la fillette, et la fillette la donna à sa mère». René Girard cite ce passage mais il se ne veut pas voir qu’il ne va pas dans le sens de sa thèse. Pour ma part, je vois dans le laconisme du récit («il […] la donna à la fillette, et la fillette la donna à sa mère»), non pas de la sécheresse, mais un nouveau trait de génie destiné à bien nous faire comprendre que Salomé n’a que faire de la tête de Jean-Baptiste et qu’elle ne l’a demandée à Hérode que pour faire plaisir à sa mère. Elle se comporte bien comme «une enfant sage qui exécute docilement les commissions terribles de sa maman».Pour essayer de mieux nous convaincre que Salomé ne s’est pas contentée de transmettre la commission de sa mère, mais a bien repris à son compte le désir de celle-ci, René Girard prétend qu’en demandant «la tête de Jean-Baptiste» Hérodiade avait eu recours à une métaphore que Salomé, subitement gagnée par le goût du sang, avait prise à la lettre : «Quand Hérodiade répond à sa fille : “La tête de Jean-Baptiste”, elle ne songe pas à la décollation. En français comme en grec, demander la tête de quelqu’un c’est exiger qu’il meure, un point c’est tout. C’est prendre la partie pour le tout. La réponse d’Hérodiade ne constitue pas une allusion à un mode d’exécution déterminé […] Même si Hérodiade entendait suggérer la type de mort qu’elle suggère pour le prophète quand elle s’écrie : “La tête de Jean-Baptiste”, on ne peut en conclure qu’elle voudrait tenir cette tête dans ses mains, qu’elle désire l’objet physique. Même dans les pays à guillotine, demander la tête de quelqu’un comporte une dimension rhétorique méconnue par la fille d’Hérodiade. Salomé prend sa mère au mot. Elle ne le fait pas exprès. Il faut être adulte, on le sait, pour distinguer les mots et les choses. Cette tête est le plus beau jour de sa vie» (7).René Girard prétend que Salomé, parce qu’elle est jeune et confond les mots et les choses, se trompe en prenant à la lettre la réponse de sa mère. Mais il pourrait bien commettre un anachronisme. Certes ! de nos jours, du moins dans les pays où la peine de mort existe encore, quand on réclame la tête de quelqu’un, on veut seulement qu’il soit condamné à mort et exécuté selon la modalité fixée par la loi qui ne doit être la décapitation que très rarement, mais il en allait tout autrement dans l’antiquité gréco-romaine ou juive. L’histoire biblique comporte un certain nombre d’histoires de tête coupées, celle de Goliath, celle d’Holopherne, etc. Dans le cas présent, la haine que Jean-Baptiste inspire à Hérodiade est si profonde qu’il y a tout lieu de penser qu’elle veut effectivement qu’on lui apporte sa tête. De toute façon, même si Salomé s’était trompée en prenant à la lettre la demande de sa mère, cela ne prouverait pas qu’elle fait sien le désir de sa mère et va même plus loin qu’elle dans la soif de sang, mais plutôt que, comme le suggère René Girard elle est encore trop jeune pour bien «distinguer les mots et les choses».René Girard croit apparemment utile à son propos d’insister sur le fait que Salomé ne se contente pas d’exiger d’Hérode la tête de Jean-Baptiste, comme sa mère le lui a demandé, mais précise qu’il faut la lui apporter «sur un plat» : «Avoir Jean-Baptiste en tête est une chose, écrit René Girard, avoir sa tête sur les bras en est une autre. Salomé s’interroge sur la meilleure façon de s’en débarrasser. Cette tête fraîchement coupée, il faudra bien la déposer quelque part et le plus raisonnable est de la poser sur un plat. C’est la platitude même que cette idée, c’est un réflexe de bonne ménagère» (8). René Girard veut sans doute faire preuve d’un humour qui hélas ! ne lui est guère habituel, mais il ne semble pas se rendre compte que ce «réflexe de bonne ménagère» ne cadre guère avec l’image qu’ils veut nous donner d’une Salomé saisie par la frénésie du désir mimétique. Si cela avait été le cas, elle aurait plutôt désiré tenir cette tête ensanglantée dans ses mains. René Girard affirme que le fait que Hérodiade demande «la tête de Jean-Baptiste» ne permet pas d’ «en conclure qu’elle voudrait tenir cette tête dans ses mains». Si rien n’est moins sûr en ce qui concerne Hérodiade, Salomé, elle, ne songe apparemment qu’à s’en débarrasser au plus vite sans avoir à la toucher. Non content de prétendre que Salomé est aussitôt gagnée par le désir de sa mère, René prétend que tous les convives sont à leur tour gagnés par le désir de Salomé : «Dire que la danse plaît non seulement à Hérode mais à tous ses convives, c’est dire qu’ils épousent tous le désir de Salomé; ils ne voient pas dans la tête de Jean-Baptiste cela que la danseuse réclame seulement, ou le scandale en général, le concept philosophique du scandale, qui d’ailleurs n’existe pas, chacun y voit son scandale à lui, l’objet de son désir et de sa haine. Il ne faut pas interpréter le oui collectif à la décollation comme un assentiment poli, un geste d’amabilité sans portée véritable. Les convives sont tous également envoûtés par Salomé; et c’est tout de suite, en hâte qu’il leur faut la tête de Jean-Baptiste; la passion de Salomé est, devenue la leur. Mimétisme toujours» (9). Comment ne pas trouver que ces affirmations, parfaitement gratuites, totalement dénuées de fondement sont véritablement ahurissantes ? «Dire que la danse plaît non seulement à Hérode mais à tous ses convives c’est dire qu’ils épousent tous le désir de Salomé», affirme René Girard. Mais pour qu’on pût commencer seulement à se demander si, en applaudissant la danse de Salomé, les convives n’approuvaient pas et n’appuyaient pas son désir d’avoir la tête de Jean-Baptiste, il aurait d’abord fallu que Salomé la demandât à Hérode avant de danser et non après. Au moment où elle danse, personne ne peut savoir qu’elle va demander la tête de Jean-Baptiste et elle–même n’en a pas la moindre idée. Par la suite, Marc ne dit plus un seul mot sur l’attitude des convives. Comment donc, René Girard peut-il interpréter sans la moindre raison comme un «oui collectif à la décollation» les applaudissements qui saluent la danse de Salomé ? Comment peut-il affirmer qu’il ne faut pas y voir «un assentiment poli, un geste d’amabilité sans portée véritable», mais la preuve qu’ils épousent tous le supposé désir de Salomé ? «Comment peut-il écrire qu’ «en épousant le violent désir de Salomé, tous les convives ont l’impression de satisfaire également le leur ?» (10). Comment peut-il prétendre qu’ils sont pris d’une véritable frénésie meurtrière : «c’est tout de suite, en hâte qu’il leur faut la tête de Jean-Baptiste» ? Après avoir affirmé que Salomé était aussitôt gagnée par le désir de sa mère, puis que tous les convives étaient eux aussi gagnés par le désir de Salomé, il ne restait plus à René Girard qu’à affirmer qu’Hérode lui-même était finalement gagné par le désir général : «Le désir se fait plus meurtrier à mesure qu’il avance et qu’il affecte plus d’individus, la foule des convives par exemple. C’est ce désir le plus bas qui l’emporte. Hérode n’a pas le courage de dire non à des invités dont le nombre et le prestige l’intimident. Autrement dit il est mimétiquement dominé. Les invités comprennent toute l’élite de l’univers hérodien. Un peu plus haut, Marc avait pris soin de les énumérer par catégories : les grands de la cour, les officiers et les principaux personnages de Galilée. Il cherche à nous suggérer leur énorme potentiel d’influence mimétique; de même le récit de la passion énumère toutes les puissances de ce monde coalisées contre le Messie. La foule et les puissances se rejoignent et se confondent. C’est de cette masse que vient le supplément d’énergie nécessaire à la décision d’Hérode. C’est toujours la même énergie qui propulse notre texte, manifestement mimétique, partout […] Les invités réagissent tous mimétiquement. Au stade suprême de la crise mimétique, ils fournissent le type de foule qui peut seule intervenir décisivement. Quand il y a foule unanimement meurtrière, la décision appartient toujours à cette foule. Subjugué par la pression formidable, Hérode ne fait guère qu’entériner nolens volens la décision de cette foule, comme Pilate un peu plus tard. En cédant à cette pression il se perd lui-même dans la foule; il n’est que le dernier des individus qui la composent» (11). On pourrait d’abord faire remarquer que les propos de René Girard ne sont pas très clairs. On croit d’abord comprendre qu’Hérode est gagné à son tour par la contagion du désir mimétique, mais René Girard nous dit finalement qu’il cède nolens volens à la pression de la foule. Et, quand on dit que quelqu’un fait quelque chose nolens volens, on suggère généralement qu’il agit plutôt nolens que volens. On aimerait donc savoir, si en donnant l’ordre de décapiter Jean-Baptiste, Hérode fait ce qu’à l’origine il ne voulait faire à aucun prix, mais qu’il désire faire maintenant parce qu’il épouse lui aussi à son tour le désir de tous les autres, ou s’il se décide finalement à faire ce qu’il n’a toujours pas envie de faire, mais qu’il se croit obligé de faire. Quoi qu’il en soit, si l’on se fie à ce que dit l’évangéliste plutôt qu’à ce que dit René Girard, il est clair qu’Hérode n’est nullement gagné par le désir de faire mourir Jean-Baptiste, mais qu’au contraire il répugne toujours profondément à faire ce que finalement il décide de faire. René Girard a raison de penser que la présence des convives joue certainement un rôle et sans doute un rôle primordial dans la décision d’Hérode, mais ce n’est pas celui qu’imagine. S’il prend cette décision ce n’est nullement comme le croit René Girard parce qu’il épouse le désir des convives, puisque ce désir n’existe pas. Ce n’est pas donc pas non plus parce que, sans épouser leur désir, il «n’a pas le courage de dire non à des invités dont le nombre et le prestige l’intimident». Hérode n’a pas à dire ou à ne pas dire non» à des convives qui ne lui ont rien demandé. C’est tout simplement parce qu’il a fait serment d’accorder à Salomé tout ce qu’elle lui demandait et qu’il est très difficile pour lui de se parjurer devant tous les hommes les plus importants de la Galilée. Il aurait peut-être été prêt à ne pas honorer sa parole, s’il n’y avait pas eu de témoin. C’est ce qui ressort très clairement du récit de Marc : «Le roi fut très attristé mais à cause des ses serments et des convives, il ne voulut pas lui manquer de parole». Concluons donc que la mort de Jean-Baptiste, contrairement à ce que prétend Roland Girard, n’est aucunement un meurtre collectif causé par l’escalade du désir mimétique. Il s’agit d’un meurtre individuel causé par la seule haine d’une femme, Hérodiade, qui veut depuis longtemps se venger de l’homme qui ne cesse de stigmatiser sa conduite. Il est donc totalement arbitraire d’établir un parallèle entre la mort de Jean-Baptiste et celle du Christ, et de prétendre que la première préfigure la seconde. Il serait sans doute plus juste d’établir un rapprochement entre Jean-Baptiste, et René Girard, puisque lui aussi semble avoir perdu la tête. Notes(1) Le Bouc émissaire, op. cit., pp. 194-195.(2) Ibid., p. 195.(3) Ibid., p. 215.(4) Ibid., p. 255.(5) Ibid., pp. 195-196.(6) Ibid., pp. 196-197.(7) Ibid., pp. 203-204.(8) Ibid., p. 204.(9) Ibid., p. 200.(10) Ibid., p. 201.(11) Ibid., pp. 214-215.

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18/05/2010 | Lien permanent

René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 3, par René Pommier

Crédits photographiques : Gemunu Amarasinghe (Associated Press).
RappelRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2.Un autre exemple de la perpétuelle sollicitation des textes à laquelle René Girard ne cesse de se livrer, nous est fourni par la parabole des vignerons homicides. «L’essentiel, vient de dire René Girard, c’est de voir que la violence apocalyptique prédite par les Évangiles n’est pas divine. Cette violence, dans les Évangiles, est toujours rapportée aux hommes, jamais à Dieu. Ce qui fait croire aux lecteurs qu’on a encore affaire à la vieille colère divine, toujours vivante dans l’Ancien Testament, c’est que la plupart des traits apocalyptiques, les grandes images de ce tableau, sont empruntés à des textes de l’Ancien Testament» (1). Jean-Michel Oughourlian lui fait alors observer qu’il ne peut «quand même pas nier qu’il y ait certains textes où Jésus prend à son compte la vieille violence destructrice de Jahvé». Et il évoque notamment la parabole des vignerons homicides qu’il résume ainsi : «Après avoir loué sa vigne à des métayers, le propriétaire est allé vivre ailleurs. Pour recueillir les fruits de sa vocation, il envoie divers émissaires, les prophètes, qui se font frapper, chasser et qui retournent les mains vides. Finalement il envoie son fils, l’héritier du père, que les vignerons mettent à mort. Jésus demande alors à ses auditeurs : Que fera le maître de la vigne ? Et il répond lui-même : Il fera périr les vignerons infidèles et en mettra d’autres à leur place» (2). Jean-Michel Oughourlian a précisé qu’il avait sous les yeux le texte de Luc. René Girard prétend donc répondre à l’objection en s’appuyant, lui, sur celui de Matthieu : «Le texte de Matthieu présente avec ceux de Marc et de Luc une différence qui paraît insignifiante dans les perspectives habituelles, mais qui se révèle capitale dans la nôtre. Il y a la même question que chez Marc et c’est toujours Jésus qui la pose, mais cette fois ce n’est pas lui qui répond, ce sont les auditeurs : “Lors donc que deviendra le maître de la vigne, que fera-t-il de ces vignerons-là ?” Ils lui répondirent : “il fera misérablement périr ces misérables, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui en livreront les fruits en temps voulu” (Mt 21, 40-41). «Jésus ne met pas la violence au compte de Dieu; il laisse à ses auditeurs le soin de conclure dans des termes qui correspondent non à sa pensée à lui, mais à la leur, une pensée qui suppose l’existence d’une violence divine. Il me semble que le texte de Matthieu doit être préféré. ce n’est pas sans raisons que Jésus laisse à des auditeurs sourds et aveugles la responsabilité d’une conclusion qui reste la même partout, mais que seuls les auditeurs, prisonniers de la vision sacrée, rapportent à la divinité. La répugnance du rédacteur de Matthieu à placer dans la bouche de Jésus une parole qui rend Dieu capable de violence relève d’un sens très juste de la singularité évangélique face à l’Ancien Testament.«Chez Marc et chez Luc, la tournure interrogative reste présente, mais elle ne correspond plus à aucune nécessité, puisque c’est Jésus lui-même qui pose la question et fournit la réponse. On n’a plus affaire, semble-t-il, qu’à un simple effet de rhétorique.«La comparaison avec le texte plus complexe et plus significatif de Matthieu montre qu’il doit s’agir de tout autre chose. Les rédacteurs de Marc et de Luc, ou les scribes qui ont recopié, ont visiblement simplifié un texte dont la forme complète et significative est celle de Matthieu. La forme question/réponse subsiste, mais elle ne correspond plus à l’intention originelle qui était de laisser les auditeurs prendre à leur compte la conclusion violente.«Parce qu’ils n’ont pas saisi cette intention, Marc cet Luc ont laissé tomber un élément de dialogue qui leur paraissait insignifiant mais qui se révèle, à la réflexion, d’une importance capitale» (3). Jean-Michel Oughourlian se satisfait apparemment de cette réponse. Mais il est permis de se montrer moins complaisant que lui. On peut tout d’abord se demander au nom de quoi René Girard décrète que «les rédacteurs de Marc et de Luc, ou les scribes qui ont recopié, ont visiblement simplifié un texte dont la forme complète et significative est celle des Matthieu.» Tous les spécialistes sont pourtant d’accord pour penser que le texte le plus ancien est celui de Marc, et que Luc et Matthieu l‘ont eu entre les mains quand ils ont rédigé leurs évangiles. Si l’on doit privilégier une version, ce serait donc celle de Marc plutôt que celle de Matthieu. René Girard, lui, récuse arbitrairement les versions de Marc et de Luc pour ne retenir que celle de Matthieu, sous prétexte qu’elle lui convient mieux. Il est plaisant de le voir distribuer des bons ou des mauvais points aux évangélistes suivant que ce qu’ils disent s’accorde, du moins à ce qu’il croit, ou ne s’accorde pas avec ses théories. On n’aura certainement pas oublié que, lorsqu’il commentait le récit de la mort de Jean-baptiste, il reprochait à Matthieu de n’avoir pas vu le génie de Marc. Ici il le félicite pour son «sens très juste de la singularité évangélique face à l’Ancien Testament». C’est insinuer que Luc et Marc, eux, ne l’ont pas. C’est tout de même bien étrange et passablement gênant. Décidément René Girard est impayable. Non content de prétendre qu’aucun chrétien avant lui n’a jamais compris l’originalité des évangiles, il suggère que deux au moins des évangélistes sont dans le même cas.Mais, en réalité, Matthieu ne l’a pas mieux comprise que Marc et Luc. Certes ! chez Marc et Luc, le Christ donne lui-même la réponse à la question qu’il a posée, tandis que, chez Matthieu, il laisse ses auditeurs répondre. Mais cela ne justifie aucunement la conclusion que René Girard croit pouvoir en tirer : il affirme que, dans la version de Matthieu, «Jésus ne met pas la violence au compte de Dieu; il laisse à ses auditeurs le soin de conclure dans des termes qui correspondent non à sa pensée à lui, mais à la leur, une pensée qui suppose l’existence d’une violence divine». Mais, si la réponse de ses auditeurs n’avait pas été celle que Jésus attendait, il n’aurait pas manqué de réagir et de faire la mise au point qui s’imposait. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il a obtenu la bonne réponse. Il n’y donc aucunement lieu d’opposer le texte de Matthieu à ceux de Luc et de Marc. Quoi que dise René Girard, la différence entre le texte de Matthieu et ceux de Marc et Luc est bien «insignifiante».Si l’on pouvait conserver quelque doute à ce sujet, il suffirait de lire la fin du récit qui est à peu près la même chez Marc, chez Luc et chez Matthieu et que René Girard s’est bien gardé d’évoquer. Elle prouve non seulement que Matthieu n’a nullement cherché à corriger le récit de Marc, mais que l’interprétation que René Girard prétend donner de cet épisode est totalement infondée. Car les trois évangélistes concluent en disant que les grands prêtres et les Pharisiens avaient très bien compris que c’étaient eux que le Christ avait menacés, et qu’ils l’auraient volontiers arrêté, s’ils n’avaient pas eu peur que la foule ne prît parti pour lui. Notes(1) Des Choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp.274-275.(2) Ibid., pp. 276-277.(3) Ibid., pp. 277-278.

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01/06/2010 | Lien permanent

René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1, par René Pommier

Crédits photographiques : Kostas Tsironis (Associated Press).
41AvZOvrrbL._SS500_.jpgPublication, en plusieurs notes, des pages 83 à 117 (composant le chapitre intitulé René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète) de l'excellent (et comme toujours très drôle) petit ouvrage de René Pommier, René Girard, un allumé qui se prend pour un phare aux Éditions Kimé.La démarche qui a conduit René Girard à finir par se rallier à la foi chrétienne ne laisse pas d’être originale. Il n’a pas été touché par la grâce, à laquelle d’ailleurs, mais ce n’est pas moi qui le lui reprocherai, il ne semble guère croire. Parce qu’il était sans doute intimidé à l’idée de rencontrer un tel prodige de la pensée et qu’il avait peur d’être incapable de soutenir une conversation avec lui, Dieu ne s’est jamais manifesté à René Girard. Le Christ ne lui est pas apparu sur le mur de chambre, comme ce fut le cas pour Max Jacob. Il n’a pas rencontré Dieu près d’un pilier de Notre Dame, comme Claudel ou dans l’église Notre-Dame des Victoires, comme Georges Desvallières. Il n’a pas eu de subite illumination en lisant les Confessions de saint Augustin, les Pensées de Pascal ou les écrits du cardinal Newman. Il n’a pas, non plus, succombé au charisme d’un abbé Mugnier, comme beaucoup des «convertis de la Belle Époque (1)». Non, pour aller à Dieu, René Girard n’avait besoin ni d’un abbé Mugnier, ni de Pascal, ni de Dieu lui-même : il avait René Girard.En fait René Girard a toujours cru : il a toujours cru en René Girard et la foi en Dieu n’a été pour lui que le prolongement, l’approfondissement, l’aboutissement de sa foi en René Girard. Il le dit très clairement, c’est le girardisme qui l’amené au christianisme : «ce sont les résultats de mon travail, ceux que je suis en train de vous exposer, qui m’ont orienté vers le christianisme et convaincu de sa vérité. Ce n’est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je le fais; c’est parce que mes recherches m’ont amené à penser ce que je pense que je suis devenu chrétien (2)». Notons d’abord que cette conversion dans laquelle Dieu n’intervient en rien, se contentant de se laisser dénicher par un chercheur exceptionnellement perspicace et persévérant, comme une statue antique enfouie dans le sable se laisse déterrer par un archéologue, ne devrait pas être tout à fait du goût de l’Église, pour qui la foi est toujours et d’abord un don de Dieu (3). Certes l’Église a toujours déclaré que la seule raison naturelle pouvait permettre à l’homme de découvrir Dieu à travers ses œuvres. Mais cette connaissance de Dieu, si elle peut préparer à la foi, ne saurait suffire à la faire naître. L’homme ne peut aller à Dieu, si Dieu ne l’appelle à lui. Quels que soient ses mérites, ses vertus, la force de son esprit, sa soif de Dieu, il ne peut jamais le trouver tout seul, fût-il René Girard.Comme l’indique l’étymologie («se convertir», c’est «se tourner vers»), la conversion implique normalement un changement d’orientation, une transformation intérieure. Rien de tel chez le «converti» René Girard. Loin de modifier en quoi que ce soit sa façon de penser, c’est lui, je l’ai dit dans l’introduction, qui invite les chrétiens qu’il vient de rejoindre à abandonner au plus vite leur vision du christianisme pour se rallier à la sienne. Arrivé au christianisme par le girardisme, René Girard découvre que le christianisme est, en réalité, un girardisme qui s’ignore et il invite tous les chrétiens à en prendre enfin conscience. D'ordinaire le nouveau converti est modeste, timide, et déférent; le converti René Girard est présomptueux, sûr de lui, et volontiers dédaigneux. D’ordinaire le nouveau converti se regarde comme un pauvre égaré à qui l’on vient enfin d’apporter la lumière. Le converti René Girard prétend, au contraire, apporter la lumière à ceux qu’il vient de rejoindre, qui, selon lui, la détenaient sans la voir. D’ordinaire le nouveau converti est avide de conseils; il cherche à s’instruire et demande des précisions sur ce qu’il doit faire et ce qu’il doit croire. Le converti René Girard ne pense qu’à faire la leçon à ses nouveaux coreligionnaires et n’attend d’eux qu’une chose : qu’ils l’écoutent respectueusement et qu’ils adoptent au plus vite toutes ses idées.«Il faut, ne craint pas de dire René Girard, que “meure” effectivement cette divinité sacrificielle et avec elle le christianisme historique dans son ensemble, pour que le texte évangélique puisse resurgir à nos yeux non pas comme un cadavre que nous aurions déterré, mais comme la chose la plus nouvelle, la plus belle, la plus vivante et la plus vraie que nous ayons jamais contemplée» (4). C’est donc rien moins que «le christianisme historique dans son ensemble» qu’il entend mettre au placard pour le remplacer par le christianisme girardien. C’est tellement gros, tellement énorme que tout le monde aurait dû sauter au plafond ou se rouler par terre en se tenant les côtes. René Girard aurait dû être aussitôt salué comme le plus grand bouffon du siècle. Au lieu de cela, on l’a célébré comme l’un des plus grands penseurs de tous les temps, sinon le plus grand, et on l’a élu à l’Académie française à la quasi unanimité. J’ai reçu une solide éducation religieuse, ayant fait toutes mes études secondaires chez les Pères et j’ai par la suite beaucoup pratiqué certains grands auteurs chrétiens, à commencer par Pascal et Bossuet. J’étais donc persuadé que, pour les chrétiens, le Christ était venu racheter les hommes du péché originel. Je n’avais jamais entendu dire ni lu nulle part qu’il était venu sur terre pour mettre fin à la rivalité mimétique. On m’avait toujours appris que le malheur de l’homme venait du fait que, depuis le péché originel et à cause de lui, il s’était détourné de Celui qui est sa seule fin, Dieu, pour se tourner vers lui-même et faire de sa propre personne le centre de tout, n’étant plus mû par «la charité», c’est-à-dire l’amour de Dieu, mais par «l’amour-propre», c’est-à-dire l’amour de lui-même. Je n’ai pourtant pas l’intention de m’interroger longuement sur l’orthodoxie de la conception que René Girard se fait du christianisme. Les théologiens sont mieux placés que moi pour le faire. Je préfère rester sur un terrain plus étroit, plus modeste et qui m’est familier, celui de l’analyse des textes. Je me contenterai donc d’examiner la manière dont René Girard se sert des textes bibliques et évangélique pour essayer d’imposer sa conception. Car je crois retrouver dans ses analyses tous les défauts que j’ai passé un bonne partie de ma vie à dénoncer chez les «décodeurs» en tout genre et notamment ceux de la «nouvelle critique».Pour René Girard, nous l’avons vu «les chrétiens n’ont pas compris la véritable originalité des Évangiles». Selon lui, «ils s’imaginent que les Évangiles ne peuvent pas être originaux à moins de parler de toute autre chose que les mythes». C’est pourquoi «ils tendent à voir dans le procès de Jésus, dans l’intervention de la foule, dans la crucifixion, un événement incomparable en lui-même, en tant qu’événement du monde. Les Évangiles disent, au contraire que Jésus est à la même place que toutes les victimes passés présentes et futures. Les théologiens ne voient là que des métaphores plus ou moins métaphysiques et mystiques. Ils ne prennent pas les Évangiles à la lettre et ils tendent à fétichiser la passion» (5). Mais, objecte René Girard, «la preuve qu’il ne faut pas agir ainsi, c’est que dans le texte même des Évangiles figure un second exemple de meurtre collectif, différent dans le détail des faits mais tout à fait identique à la passion sous le rapport des mécanismes qu’il fait jouer et des rapports entre les participants» (6).Ce meurtre, c’est celui de Jean-Baptiste et René Girard va se livrer tout d’abord à une très longue analyse du court récit de sa mort (7). Pour lui, en effet, il ne fait aucun doute que ce récit nous offre «un exemple de meurtre collectif» dont l’origine est, bien sûr, le désir mimétique, illustrant de façon saisissante le mécanisme de la crise mimétique : «Bien qu’il soit de dimensions réduites, ce texte donne aux désirs mimétiques puis aux rivalités mimétiques et enfin à l’effet du bouc émissaire qui résulte de l’ensemble un relief étonnant» (8). René Girard nous dit suivre le texte de Marc et il le résume en ces termes : «Hérode désirait épouser en secondes noces Hérodiade, l’épouse de son propre frère. le prophète avait condamné cette union. Hérode l’avait fait emprisonner pour le protéger, semble-t-il autant et plus que pour châtier son audace. Hérodiade réclamait sa tête avec acharnement. Hérode ne voulait pas la lui donner. L’épouse finit pourtant par l’emporter en faisant danser sa fille au cours d’un banquet en présence d’Hérode et de ses convives. Endoctrinée par la mère et soutenue par les convives la fille demanda la tête de Jean-Baptiste qu’Hérode n’osa pas lui refuser (Mc, 6, 14-28)» (9).Comme à son habitude, René Girard, bien qu’ancien élève de l’Ecole des Chartes, se montre incapable de nous donner un résumé rigoureusement exact du récit de Marc. Il nous dit qu’Hérodiade réussit enfin à avoir le tête de Jean-Baptiste «en faisant danser sa fille». Mais Marc, non plus d’ailleurs que Matthieu (Luc ne parle pas de la décapitation de Jean-Baptiste), ne dit nullement que c’est Hérodiade qui a fait danser sa fille. Il est certes possible, voire probable, qu’elle l’ait fait à la demande de sa mère. Toujours est-il que les évangiles ne le disent pas. René Girard, qui entend résumer le récit de Marc, dit aussi que Salomé est «endoctrinée par sa mère». Or cette formule se trouve dans Matthieu mais non dans Marc. Le plus étrange, nous le verrons, c’est que René Girard va reprocher plus loin à Matthieu d’avoir ajouté cette précision au récit de Marc. Ce n’est donc pas seulement au texte des évangiles, que René Girard ne prête pas une attention suffisante : c’est aussi à ce qu’il a écrit lui-même Il affirme enfin que Salomé est «soutenue par les convives», ce que ne disent ni Marc ni Matthieu. Mais là encore je vais y revenir.Quand Jean-Baptiste dit à Hérode qu’il ne lui est pas permis d’épouser la femme de son frère, «ce n’est pas, nous dit René Girard,, sur la légalité stricte du mariage, que le prophète met l’accent» (10). En réalité, «le prophète met son auditeur royal en garde contre les effets du désir mimétique» (11). Pour René Girard, il ne fait pas de doute, en effet, que, si Hérode a voulu épouser Hérodiade, c’est moins parce qu’il était attirée par elle, que parce qu’elle était la femme de son frère et qu’il voulait ainsi supplanter celui-ci. Il a donc succombé a un désir d’origine mimétique qui va avoir un effet contagieux et déclencher le processus qui aboutira à la mort du prophète : «À l’orée de notre texte, l’avertissement de Jean désigne le type de rapport qui domine l’ensemble du récit et qui débouche, à son paroxysme, sur le meurtre du prophète. Le désir foisonne et s’exaspère parce qu’Hérode ne tient pas compte de l’avertissement et tout le monde suit son exemple. Tous les incidents, tous les détails du texte illustrent les moments successifs de ce désir, chacun d’eux produit par la logique démente d’une surenchère qui se nourrit de l’échec des moments antérieurs» (12).Que vaut cette interprétation ? On aimerait tout d’abord être sûr qu’Hérode a effectivement épousé Hérodiade pour damer le pion à son frère. Rien n’est pourtant moins sûr. René Girard, lui, n’en doute pas : «La preuve qu’Hérode désire avant tout triompher de son frère c’est qu’une fois possédée, Hérodiade perd toute influence directe sur son époux. Elle ne peut même pas obtenir de lui qu’il fasse mourir un insignifiant petit prophète» (13). Mais, quoi qu’en pense René Girard, le refus d’Hérode de faire mourir Jean-Baptiste ne prouve nullement qu’Hérodiade a perdu toute influence sur lui. S’il répugne à le faire mourir, c’est, nous dit l’évangéliste, «parce qu’Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait. Quand il l’avait entendu, il était fort perplexe, et c’était avec plaisir qu’il l’écoutait» (Marc 6, 20). Aux yeux d’Hérode, Jean-Baptiste n’est manifestement pas «un insignifiant petit prophète». Il le considère si peu comme «un insignifiant petit prophète» que, lorsque les miracles de Jésus commencent à le rendre célèbre, il croit que le baptiste est ressuscité en la personne du Christ : «C’est Jean que j’ai fait décapiter, qui est ressuscité» (Marc 6, 16) (14).Notes(1) Voir Les Convertis de la Belle Époque, préface de Jean Pommier, Éditions rationalistes, 1971, livre dans lequel Henriette Psichari raconte et commente la conversion de son frère Ernest, ainsi que celles de Jacques Maritain, de Jacques Rivière, de Jean Cocteau, de Louis Massillon et de quelques autres.(2) Les Origines de la culture (Desclée de Brouwer, 2004), p. 58.(3) «La foi est un don gratuit que Dieu fait à l’homme», Catéchisme de l’Église catholique (Presses Pocket, 1999), p. 52, article 162.(4) Des Choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978, Le Livre de poche, coll. Biblio Essais), p. 339.(5) Le Bouc émissaire (Grasset, 1982, Le Livre de poche, coll. Biblio Essais), p. 189-190. (6) Ibid., p. 190.(7) Ibid., pp. 190-219.(8) Ibid., p. 190.(9) Ibid., pp. 190-191.(10) Ibid., p. 191.(11) Ibid., p. 192.(12) Ibid., p. 193.(13) Ibid., pp. 193-194.(14) Dans Matthieu (14, 2) Hérode dit à ses proches : «cet homme est Jean-Baptiste. Le voilà ressuscité des morts : d’où les pouvoirs miraculeux qui se déploient en sa personne».

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04/05/2010 | Lien permanent

René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 4, par René Pommier

Crédits photographiques : Nikolay Doychinov (AFP, Getty Images).
RappelRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2.René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 3.Le chapitre XII du Bouc émissaire est consacré à un long commentaire de l’épisode du reniement de saint Pierre (1). René Girard pense, en effet, que Pierre nous offre «l’exemple le plus spectaculaire de contagion mimétique» que l’on trouve dans les Évangiles : «Son amour pour Jésus n’est pas en cause, il est aussi sincère que profond. Et pourtant, dès que l’apôtre est plongé dans un milieu hostile à Jésus, il ne peut pas s’empêcher d’imiter son hostilité. Si le premier des disciples, le roc sur lequel l’Église sera fondée, succombe à la pression collective, comment penser qu’autour de Pierre l’humanité moyenne résistera (2) ?» Avant René Girard on pensait généralement que l’explication du reniement de Pierre était aussi simple que banale et tenait en un seul mot : la peur. Mais cette explication est éminemment réductrice aux yeux de René Girard. On a selon lui affaire ici à un événement dont le seul recours à la psychologie individuelle ne saurait rendre compte : «Ceux qui cherchent les causes du triple reniement dans le seul “tempérament” de Pierre ou dans sa “psychologie” font fausse route à mon avis. Ils ne voient rien dans la scène qui dépasse l’individu Pierre. Ils croient donc possible de faire un “portrait” de l’apôtre. Ils lui attribuent un “tempérament particulièrement influençable” ou grâce à d’autres formules du même genre, ils détruisent l’exemplarité de l’événement et en minimisent la portée (3)».Avant d’examiner ses arguments, rappelons d’abord le récit évangélique que René Girard cite dans le texte de Marc : «Comme Pierre était en bas dans la cour arrive une des servantes du grand prêtre. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le dévisagea et dit : «Toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus » Mais il le nia en disant : «Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire.» Puis il se retira dehors vers le vestibule. La servante, l’ayant vu, recommença à dire aux assistants : «En voilà un qui en est !» Mais de nouveau il nia. Un moment après, à leur tour, ceux qui se trouvaient là dire à Pierre : «Sûrement tu en es; et d’ailleurs tu es Galiléen.» Alors il se mit à jurer avec force imprécations : «Je ne connais pas cet homme dont vous parlez.» Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta. et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : «Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois.» Et il éclata en sanglots» (Mc, 14, 66-72). René Girard affirme tout d’abord que Pierre ne commet pas un véritable mensonge en niant qu’il fait partie pas de ceux qui suivent Jésus : «On pense d’abord que Pierre ment avec effronterie. Le reniement de Pierre se ramènerait à ce mensonge, mais rien n’est plus rare que le mensonge pur et simple et celui-ci, à la réflexion, perd de sa netteté. Que demande-t-on à Pierre en effet ? On lui demande d’avouer qu’il est avec Jésus. Or, depuis l’arrestation qui vient de se produire il n’y a plus autour de Jésus ni disciples ni communauté. Ni Pierre ni personne, désormais n’est avec Jésus (4)». Comment ne pas se dire que René Girard se fout du monde ? Tout d’abord, comme Pierre, il ment effrontément en disant que l’on demande à Pierre «d’avouer qu’il est avec Jésus». Il suffit de relire le récit de Marc, que René Girard vient lui-même de citer dans le paragraphe précédent, pour s’apercevoir, que contrairement à ce qu’il veut nous faire croire, la servante n’emploie pas le présent mais l’imparfait. Elle dit à Pierre : «Toi aussi tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus». D’ailleurs, quand bien même elle aurait effectivement employé le présent, elle n’aurait évidemment pas voulu dire que Pierre était actuellement présent avec Jésus, ce qui aurait été absurde, mais seulement qu’il faisait partie de ses disciples. Et c’est bien ce que nie Pierre.Mais René Girard préfère croire que Pierre est si déstabilisé par l’arrestation de Jésus, qu’il ne se rend pas vraiment compte que la servante lui demande de reconnaître qu’il est un disciple du Christ : «L’arrestation paraît détruire toute possibilité d’avenir pour l’être avec Jésus et Pierre a perdu, semble-t-il, jusqu’au souvenir de son être passé. Il répond un peu comme dans un rêve, en homme qui ne sait plus vraiment où il en est : Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. Il est vrai peut-être qu’il ne comprend pas. Il se trouve dans un état de dénuement et de dépossession tel qu’il en est réduit à une existence végétative, limitée à des réflexes élémentaires. Il fait froid et il se tourne vers le feu. Jouer des coudes pour s’approcher du feu, tendre les mains vers le feu avec les autres, c’est agir comme si l’on était déjà l’un d’eux, comme si l’on était avec eux (5)». Si Pierre, au lieu de répondre directement qu’il n’était pas avec Jésus, préfère faire semblant de ne pas comprendre la question qu’on lui pose, c’est tout à fait consciemment. Il fait ce que font généralement tous ceux qui se trouvent dans la même situation que lui : il joue les imbéciles. Dans la contagion mimétique à laquelle succomberait Pierre, un élément joue un grand rôle, selon René Girard, le feu : «Trois évangélistes sur quatre mentionnent ce feu. Ils doivent avoir leurs raisons (6)». Et René Girard nous explique quel est ce rôle qu’ils ont deviné sans pourtant l’expliciter : «Un feu dans la nuit, c’est beaucoup plus qu’une source de chaleur et de lumière. Dès qu’il s’allume, on se dispose en cercle autour de lui; les êtres et les choses se reforment. Un instant plus tôt, il n’y avait là qu’un simple attroupement, une espèce de foule où chacun était seul avec lui-même et voilà qu’une communauté s’ébauche. Les mains et les visages se tournent vers la flamme et en retour sont éclairés par elle; c’est comme la réponse bienveillante d’une dieu à la prière qu’on lui adresse. Du fait qu’ils regardent tous le feu, les hommes ne peuvent plus éviter de se voir les uns les autres; ils peuvent échanger des regards et des paroles; l’espace d’une communion et d’une communication s’établit (7)».Contrairement à ce que pense René Girard, le sentiment qu’éprouve Pierre n’est certainement pas un sentiment de communion, mais bien plutôt celui d’être un intrus, un corps étranger dans un milieu hostile. Il fait semblant d’être comme les autres, d’être là pour se chauffer près du feu. Mais s’il essaye de se fondre dans le groupe, ce n’est pas du tout par ce qu’il est saisi par la contagion mimétique, mais par prudence, pour ne pas être remarqué.M. Stéphane Vinolo, qui a consacré une longue étude à la vision que René Girard a du christianisme, étude dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne brille pas par l’esprit critique, est, lui, entièrement convaincu par l’interprétation que celui-ci nous propose du reniement de Pierre. Il croit même pouvoir apporter sa pierre à sa prétendue démonstration : «C’est lorsque la pression collective est la plus forte que Pierre renie de façon tout à fait claire et explicite. Nous pouvons dont établir un parallèle entre deux phénomènes. Bien que les réponses de Pierre varient selon les évangiles, il y a un parallèle qui ne change jamais et que nous devons remarquer. C’est la co-variance entre d’un côté le nombre d’individus qui semblent mettre Pierre en accusation et, de l’autre, la force du reniement. En effet, le reniement de Pierre semble être calqué sur la quantité d’individus qui le menacent. Plus les accusations gagnent un grand nombre d’individus, et plus Pierre semble enclin à renier le Christ. Aussi pouvons-nous affirmer que la force de Pierre ne fonctionne que l’espace d’un instant, dès que la pression de la foule se fait plus grande, il succombe lui-même à son mouvement, emporté par le mimétisme (8)». A l’évidence, le bon sens n’est pas la qualité dominante de M. Vinolo. Il croit s’être montré très perspicace et avoir fait une découverte («Aussi pouvons-nous affirmer…») en remarquant qu’il y a une étroite relation entre la vigueur du reniement de Pierre et «la quantité d’individus qui le menacent». Pourtant, ce qui serait surprenant, c’est qu’il en fût autrement. Quoi d’étonnant, en effet, que la peur grandisse en même temps que la menace ? La première fois, celle-ci ne vient que d’une seule personne et, qui plus est, d’une femme. Pierre ne renie pas encore explicitement Jésus. Il croit pouvoir s’en tirer en faisant semblant de ne pas comprendre la question. La deuxième fois, la menace devient plus grave puisque la femme essaie d’ameuter contre Pierre tous ceux qui sont là. Et, cette fois-ci, Pierre nie explicitement qu’il fait partie des disciples de Jésus. La troisième fois, la femme a réussi à attirer sur Pierre l’attention de tous ceux qui sont là; et tous alors se mettent à dire à leur tour qu’il est avec le Christ et, cette fois-ci Pierre s’affole véritablement et le nie avec violence. Il y a donc bien une progression dans les trois reniements de Pierre, mais elle ne s’explique aucunement par l’effet progressif de la contagion mimétique : elle s’explique seulement par une peur grandissante. Selon René Girard, Pierre ne se contente pas de renier le Christ en prétendant qu’il ne le connaît pas. Il va plus loin, il le charge et pousse tous ceux qui sont là à s’associer avec lui pour obtenir qu’il soit mis à mort : «Comme tous les transfuges, Pierre démontre la sincérité de sa conversion en accablant ses anciens amis […] Par ses jurons et ses imprécations, Pierre suggère à ceux qui l’entourent de former avec lui une conjuration. Tout groupe d’hommes liés pas un serment forme une conjuration, mais le terme s’emploie de préférence quand le groupe se donne unanimement pour but la mort ou la perte d’une individu marquant (9)». Mais rien dans le texte n’autorise cette interprétation. Bien au contraire, en disant : «Je ne connais pas cet homme dont vous parlez», Pierre n’affirme pas seulement qu’il ne connaît pas personnellement le Christ; il suggère aussi, semble-t-il, que c’est la première fois qu’il en entend parler. Nul ne serait donc plus mal placé que lui pour l’accabler. René Girard affirme ensuite que «par ses jurons et ses imprécations, Pierre suggère à ceux qui l’entourent de former avec lui une conjuration». Pour ce faire, il faut apparemment qu’il ait, sur la nature exacte des jurons et des imprécations de Pierre, des informations qui viennent d’une autre source que les évangiles mais il devrait nous en faire part pour que nous puissions juger. Il ne suffit pas, en effet, que quelqu’un jure pour qu’on puisse en conclure qu’il veut former une conjuration. Si tous les gens qui jurent avaient une vocation de conjurateurs, il y aurait sans cesse des conjurations. Non content de parler sans la moindre raison de conjuration, René Girard semble vouloir nous faire croire que ce mot est effectivement employé dans les évangiles puisqu’il déclare que «le terme s’emploie de préférence quand le groupe se donne unanimement pour but la mort ou la perte d’une individu marquant». Cela lui permet d’en conclure que Pierre ne renie pas seulement Jésus, mais cherche à faire de lui un bouc émissaire : «L’épreuve de nombreux rites d’initiation consiste en un acte de violence, la mise à mort d’un animal, parfois aussi celle d’un homme perçu comme l’adversaire du groupe dans son ensemble. Pour conquérir l’appartenance, il faut transformer cet adversaire en victime (10)». Nous sommes déjà en plein délire interprétatif, mais René Girard nous réserve encore une autre surprise de taille. Les quatre évangélistes et, à leur suite, tous les chrétiens n’ont pas manqué d’attribuer un caractère miraculeux à l’annonce que fait le Christ du reniement de Pierre. René Girard, lui, nous apprend qu’il n’y a rien de miraculeux dans la prédiction du Christ. Il n’avait, en effet, nul besoin de faire appel à sa prescience divine pour savoir que Pierre le renierait. Ce n’est pas sa prescience qui le lui a appris, mais sa science de la théorie mimétique. Si Jésus prévoit le reniement de Pierre, c’est, selon René Girard, parce qu’il se souvient de la réaction de celui-ci lors de deux scènes précédentes où il annoncé à ses disciples sa prochaine passion : «La première fois, Pierre ne veut rien entendre : “Dieu t’en préserve ! Seigneur ! Non cela ne t’arrivera point !” Cette réaction correspond à l’attitude de tous les disciples; au début, et c’est inévitable, l’idéologie du succès domine ce petit monde. On se dispute les meilleures places au royaume de Dieu. On se sent mobilisé pour la bonne cause. Toute la communauté est travaillée par le désir mimétique, aveugle par conséquent à la nature vraie de la révélation […]«En cette occasion Pierre se fait sérieusement reprendre : Passe derrière moi Satan, tu me fais obstacle (tu me scandalises) (Mt 16,23). Quand on lui montre qu’il se trompe, Pierre change aussitôt de direction et il se met à courir dans l’autre sens à la même vitesse qu’auparavant. A la seconde annonce de la passion, quelques heures seulement avant l’arrestation, Pierre ne réagit plus du tout comme la première fois. Vous allez tous vous scandaliser à cause de moi, cette nuit même, leur dit Jésus : «Prenant la parole Pierre lui dit : “Si tous sont scandalisés à ton sujet, moi je ne le serai jamais.” Jésus lui répliqua : “En vérité je te le dis; cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois”. Pierre lui dit : “Dussé-je mourir avec toi, non je ne te renierai pas…” Et tous les disciples en dirent autant» (Mt 26, 35).La fermeté apparente de Pierre ne fait qu’un avec l’intensité de son mimétisme. Le “discours” s’est inversé depuis la première annonce, mais le fond n’a pas changé […]. «Jésus voit que ce zèle est gros de l’abandon qui va suivre. Dès son arrestation, il le voit bien, son prestige mondain s’effondrera et il ne fournira plus à, ses disciples le type de modèle qu’il a fourni jusqu’alors. Toutes les incitations mimétiques viendront d’individus et de groupes hostiles à sa personne et à son message. Les disciples et surtout Pierre sont trop influençables pour ne pas être influencés à nouveau. «La première volte-face de Pierre n’a rien de condamnable en elle-même, bien sûr, mais elle n’est pas exempte de désir mimétique et c’est ce dont Jésus visiblement s’aperçoit. il y voit la promesse d’une nouvelle volte-face qui ne peut prendre que la forme d’un reniement, étant donné la catastrophe qui se prépare (11)». Cette longue citation appellerait de nombreux commentaires; je m’en tiendrai à l’essentiel. Je pourrais d’abord m’étonner de voir que René Girard semble considérer qu’en suivant Jésus, les apôtres ont obéi à l’instinct mimétique. Il est certain que le mimétisme joue un grand rôle dans la constitution des sectes et dans leur fonctionnement. Mais généralement ce sont les mécréants comme moi qui assimilent le groupe formé par Jésus et ses disciples à une secte. René Girard, lui, revendique hautement son appartenance chrétienne. Or ni les évangélistes ni aucun auteur chrétien ne semble partager son point de vue. Pour eux, la force qui a rassemblé les apôtres autour du Christ ne relève évidemment pas du mimétisme : elle est d’un autre ordre.Mais laissons de côté le problème, qui se pose continuellement, de l’orthodoxie du christianisme girardien. Ce que je veux avant tout souligner une fois de plus, c’est la perpétuelle sollicitation, pour ne pas dire la falsification des textes à laquelle se livre René Girard. Il prétend que «quand on lui montre qu’il se trompe, Pierre change aussitôt de direction et […] se met à courir dans l’autre sens à la même vitesse qu’auparavant» et il lui reproche sa «volte-face», «volte-face» qui annoncerait son reniement. Mais, si, au lieu de se fier au commentaire de René Girard, on relit les évangiles, on s’aperçoit vite que cette accusation de «volte-face» est sans fondement. Selon René Girard, Pierre réagirait de manière diamétralement opposée aux deux annonces de la passion. Mais la conversion de René Girard est, semble-t-il, encore trop récente pour qu’il ait eu le temps de se familiariser suffisamment avec les évangiles. Car il n’y a pas deux annonces de la passion, il y en a trois (Mt 16, 21; 17, 22 et 20, 17; Mc 8, 31; 9, 30 et 10, 32; Lc 9, 22; 9, 30 et 18, 37) et l’épisode que René Girard considère comme la seconde et dernière annonce n’en fait pas partie. Le Christ, en effet, n’y annonce plus sa passion (il n’a plus besoin de le faire puisqu’il l’a déjà fait trois fois), mais seulement la désertion de ses disciples et le reniement de Pierre. Il n’y a donc aucunement lieu d’opposer les deux réactions de Pierre. Il ne réagit pas différemment à la même annonce : il réagit à deux annonces différentes. Et ces deux réactions sont parfaitement naturelles. Il est tout à fait normal que, lorsque le Christ annonce pour la première fois sa passion prochaine, Pierre soit, comme les autres disciples, profondément perturbé et ait beaucoup de mal à accepter cette nouvelle. Et il est, de nouveau, tout à fait normal que, lorsque le Christ annonce à ses disciples qu’ils vont l’abandonner, ils protestent tous à qui mieux mieux. Certes ! Pierre proteste encore plus vivement que les autres, mais pourquoi prétendre que «ce zèle est gros de l’abandon qui va suivre» ? Au moment de l’arrestation du Christ, Pierre va montrer plus de courage que les autres disciples. Alors que ceux-ci abandonnent aussitôt Jésus sur le champ, Pierre le suit jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre. Il va certes ! finir par succomber lui aussi, à la peur, mais il aura résisté plus longtemps. Pour René Girard, le reniement de Pierre était «rationnellement prévisible» grâce à la théorie mimétique. Les évangélistes l’ignoraient visiblement, mais le Christ, lui, la connaissait parfaitement. Et René Girard se plaît à le souligner, si le Christ a pu prévoir par le seul raisonnement le reniement de Pierre, c’est parce qu’il a fait la même analyse que René Girard : «En le prévoyant, comme il le fait, Jésus ne fait que tirer pour l’avenir proche les conséquences de ce qu’il a observé. Jésus fait l’analyse que nous faisons nous-mêmes, en somme : il compare les réactions successives de Pierre à l’annonce de la passion pour en déduire la probabilité de la trahison. La preuve qu’il en est ainsi, c’est que la prophétie du reniement constitue une réponse directe à la seconde exhibition mimétique de Pierre, et le lecture dispose pour former son jugement des mêmes données que Jésus. Si l’on comprend le désir mimétique, on ne peut manquer d’aboutir aux mêmes conclusions. On est donc amené à penser que le personnage nommé Jésus comprend lui-même ce désir au sens où nous le comprenons (12)». Ainsi, si Jésus prévoit le reniement de Pierre, ce n’est pas parce qu’il est fils de Dieu et Dieu lui-même, et donc capable de prévoir tout ce qui va arriver dans le monde jusqu’à la fin des temps, c’est parce qu’il est un adepte de la théorie mimétique. On pourrait, il est vrai, concilier cette explication avec celle de la prescience divine, et je m’étonne que René Girard n’y ait pas pensé. On pourrait admettre, en effet, que, grâce à sa connaissance de la théorie mimétique, le Christ n’ait pas eu besoin d’avoir recours à sa prescience pour prévoir le reniement de Pierre. Mais, pour connaître la théorie mimétique et l’avoir si bien assimilée, il fallait assurément que le Christ ait pu lire les ouvrages de René Girard deux mille ans avant leur parution.L’hypothèse que la prédiction du reniement de Pierre ait pu être le fruit d’une déduction purement rationnelle se heurte, pourtant, à une objection apparemment insurmontable. En admettant que le Christ ait pu prévoir le reniement de Pierre grâce à la seule connaissance du mécanisme du désir mimétique, comment aurait-il pu prévoir qu’il se produirait avant que le coq chante deux fois. Ce coq, on sent que René Girard ne l’aime pas du tout et qu’il l’aurait volontiers étranglé pour l’empêcher de chanter. A propos du feu auprès duquel Pierre vient se chauffer, il a déclaré plus haut que «les détails concrets […] sont d’autant plus significatifs qu’un texte en est plus avare (13)». Cela ne l’empêche pas de vouloir maintenant escamoter le détail du coq, détail qui semble pourtant beaucoup plus significatif que celui du feu et que retiennent tous ceux qui se souviennent de cet épisode, alors qu’ils ne se souviennent pas forcément de celui du feu.Pour René Girard, les évangélistes n’auraient pas fait un sort au coq, et il les soupçonne visiblement de l’avoir tiré de leurs chapeaux, s’ils avaient été capables de comprendre comment Jésus avait pu prévoir les reniement de Pierre : «Le seul miracle dans l’annonce du reniement ne fait qu’un avec cette science du désir qui se manifeste dans les paroles de Jésus. C’est faute d’entendre eux-mêmes jusqu’au bout cette science, je le crains, que les évangélistes en ont fait un miracle au sens étroit.«Cette nuit même avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. Une précision aussi miraculeuse dans l’annonce prophétique rejette dans l’ombre la rationalisé supérieure que l’analyse des textes permet de dégager. Faut-il en conclure que cette rationalité n’est pas vraiment là et que je l’ai simplement rêvée ? Je ne le pense pas, les données qui la suggèrent sont trop nombreuses et leur accord trop parfait […] Il faut donc se demander si les auteurs des Évangiles appréhendent jusqu’au bout les ressorts de ce désir que pourtant leurs textes révèlent.«L’importance extraordinaire donnée au coq, d’abord par les évangélistes eux-mêmes, et, à leur suite, par toute la postérité, suggère une compréhension insuffisante. C’est cette incompréhension relative, je pense, qui transforme le coq en une espèce d’animal fétiche autour duquel se cristallise une espèce de “miracle” (14). On le sait, une des idées-forces de la «nouvelle critique» est que les auteurs ne comprennent pas le véritable sens de leurs œuvres, ce privilège étant réservé aux tenants de ladite «nouvelle critique». René Girard pense de même que les évangélistes, ne voient pas vraiment ce «que pourtant leurs textes révèlent». Reconnaissons-le, il éprouve malgré tout un peu d’hésitation avant de conclure que les évangélistes ne comprennent pas le sens des événements qu’ils rapportent. Il est même tenté de se demander, si ce n’est pas lui qui se trompe. Mais, comme à chaque fois que cela lui arrive, il se ressaisit bien vite : «les données» sur lesquelles il s’appuie «sont trop nombreuses et leur accord trop parfait». Pourtant, et l’on retombe toujours sur la même difficulté fondamentale : s’il en est ainsi, comment expliquer que, depuis deux mille ans, jamais personne avant René Girard n’ait compris ce qui, pour lui, est tellement évident ?Pour achever de se rassurer, René Girard compare les divers récits évangéliques et croit découvrir qu’à la différence de Marc, les autres évangélistes, sans aller jusqu’à mettre en doute le caractère miraculeux de la prédiction du Christ, semblent n’avoir recueilli cette histoire de coq qu’avec une certaine méfiance : «Les trois autres évangélistes soupçonnent, je pense, que Marc accorde au coq une importance excessive. Pour remettre ce coq à sa place, ils ne le font chanter qu’une fois mais ils n’osent pas le supprimer. Jean lui-même finit par le mentionner, bien qu’il ait éliminé l’annonce entière du reniement sans laquelle le coq n’a plus de raison d’être (15)» Il faut le reconnaître, la lecture de René Girard, le plus souvent assommante, est, par moments, tout à fait divertissante. C’est le cas ici. René Girard n’aime pas du tout ceux qui le contredisent, et il est tout à fait plaisant de le voir prêter à Luc, à Matthieu et à Jean, la profonde antipathie que lui inspire ce coq irrévérencieux qui, par son chant moqueur, semble se rire de son interprétation. Je n’ai, bien sûr, pas lu tous ceux qui, depuis deux mille ans, ont commenté les Évangiles. Mais je crois pouvoir affirmer néanmoins qu‘aucun d’entre eux n’a jamais soupçonné que Matthieu et Luc auraient bien aimé réglé son compte au coq et que Jean ne l’a mentionné qu’avec beaucoup de réticence.Notes(1) Aux pages 221-242. Voir aussi Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, pp. 41-43.(2) Ibid., pp. 41-42.(3) Ibid., p. 42.(4) Le Bouc émissaire, op. cit., p. 222.(5) Ibid., pp. 222-223.(6) Ibid., p. 222.(7) Ibid., p. 223.(8) Stéphane Vinolo, René Girard : épistémologie du sacré, L’Harmattan, 2007, p. 165.(9) Le Bouc émissaire, op. cit., p. 231.(10) Ibid., id..(11) Ibid., pp. 231-233.(12) Ibid., p. 233.(13) Ibid., p. 222.(14) Ibid., p. 235.(15) Ibid., p. 236.

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19/06/2010 | Lien permanent

René Pommier dans la Zone

Crédits photographiques : Scott Heppell (Associated Press).
1428312220.jpgCacographes.





Muhammed Muheisen:Associated Press.jpgLe français en capilotade.





Carl Court:AFP:Getty Images.jpgPhallus farfelus.





3612145524.jpgLe Sur Racine de Roland Barthes.





3949545832.jpgLa Sorbonne présidée par un grotesque, Georges Molinié. Également, sur Georges Molinié, déclaré prince des cacographes.




2284858237.jpgSalade freudienne.





Georges Gobet:AFP:Getty Images.jpgLes étranges contresens d'un grand érudit, Georges Couton.





Kostas Tsironis:Associated Press.jpgRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.





1334261898.jpgRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2.





Gemunu Amarasinghe:Associated Press.jpgRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 3.





758942109.jpgRené Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 4.

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12/06/2012 | Lien permanent

Phallus farfelus, par René Pommier

Photographie : Carl Court (AFP/Getty Images).
«Le satyre puant ou phallus impudique, parfois nommé «œuf du Diable» à l'état jeune, est un champignon basidiomycète de la famille des phallacées. À l'état adulte, il évoque la forme d'un pénis en érection, d'où son nom – inchangé depuis Linné, ce qui est rarissime en mycologie – et, comme la plupart des phallales, dégage une odeur putride.»Voici un nouvel article de René Pommier, intitulé Phallus farfelus, où l'auteur d'Assez décodé ! (ouvrage dont est extrait ce texte) se moque des délires interprétatifs d'un de nos plus émérites cacographes, François Rastier, dont j'ai relu, pour l'occasion et avec un déplaisir souverain l'inepte et prodigieusement ridicule sabir.Mes lecteurs apprécieront je l'espère, à sa juste valeur, cette mémorable, précise et drôle réfutation des pseudo-thèses de nos pseudo-savants apparemment fort travaillés par quelques turgescentes métaphores. Les spécialistes des mammifères me feront quant à eux justement remarquer que cette caractéristique imaginative n'est pas l'apanage de l'homme, loin s'en faut. Il est ainsi scientifiquement prouvé que les singes dits supérieurs, surtout l'espèce étonnante des Bonobos, s'entraînent avec une extraordinaire frénésie aux jeux de l'amour : du moins, dans ce cas, s'agit-il, plutôt que de délires, d'une pratique saine qui n'a pour but que de maintenir ce que nous pourrions nommer le lien phatique unissant les membres de notre festive tribu, lien qui, dans le cas de nos universitaires chamarrés de médailles, n'est pas même honoré puisque leurs écrits, en plus d'être sots, sont illisibles.Il est vrai que, tout occupés qu'ils sont à écrire et écrire mal, nos Diafoirus en oublient certainement de pratiquer davantage.

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12/10/2007 | Lien permanent

Le français en capilotade, par René Pommier

Crédits photographiques : Muhammed Muheisen (Associated Press).
Je reproduis dans la Zone, au format PDF, l'un des articles que René Pommier a réunis dans son ouvrage intitulé Sanglades (Eurédit, 2006).Je rappelle que tous les textes de René Pommier sont disponibles sur son site, Assez décodé ! et j'invite mes lecteurs à lire ces diablement précises et réjouissantes charges contre les inventeurs d'une langue qui n'existe tout simplement pas ailleurs que dans leurs mauvais livres, à moins qu'il ne faille supposer un premier réceptacle à ce sabir dégénéré, leur cerveau. Dans ce cas, je crois que nous pouvons raisonnablement supposer de très graves lésions affectant le fonctionnement de cet organe pour le moins essentiel.Me revient à l'esprit l'insistance avec laquelle Sarah Vajda voulait me faire relire l'une de ses plus solides admirations, un véritable prince du style selon ses dires, Roland Barthes («lisez son Léon Bloy, Asensio !» me répétait-elle sans relâche, du temps lointain où elle me parlait : je l'ai lu, madame, je l'ai même relu et je n'y ai hélas, comme je vous l'avais d'ailleurs également répété, absolument rien trouvé de pertinent !). Roland Barthes, dont René Pommier écrit (Assez décodé !, Eurédit, 2005, p. 10) : «Car aujourd'hui, dans l'art d'ébahir les jobards par un mélange habile de sabir et de fariboles, incontestablement le maître est Roland Barthes. Qu'un esprit aussi confus puisse, aux yeux de beaucoup, incarner la lucidité, qu'un esprit aussi fumeux soit regardé comme l'un des Phares de notre temps, que l'avant-garde ait choisi pour chef de file un esprit aussi fuyant, rien n'illustre mieux la crise actuelle de l'esprit critique. Nul, en effet, n'a contribué plus que lui à faire avancer du même pas le galimatias et la divagation, à faire passer les pires élucubrations pour des lectures très subtiles, à rapprocher l'activité du critique de celle de la pythonisse, en réduisant les textes à n'être plus que des sortes de boules de cristal et de marc de café où l'on peut voir tout ce qu'on veut.»Nous évoquerons donc peut-être, pour le plus grand plaisir de Vajda la jobarthienne, le cas de Barthes ou pourquoi pas celui de François Rastier, autre fol en écriture, cacographe émérite que j'étrillai naguère et qui, je le découvre pour mon plus grand plaisir, avait déjà reçu, sur son large séant d'âne savant, quelques solides coups de pied de la part de René Pommier !

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16/09/2007 | Lien permanent

Salade freudienne, par René Pommier

Crédits photographiques : Victor R. Caivano (Associated Press).
Ce passage (débarrassé de son apparat critique) correspond aux pages 109-119 de l'ouvrage de René Pommier intitulé Sigmund est fou et Freud a tout faux publié fin 2007 par les Éditions de Fallois.1910549462.jpgExaminons maintenant un autre rêve que j’ai évoqué tout à l’heure, le «rêve du marché» que voici : «Une jeune femme intelligente et fine, réservée, du type de l’ “eau qui dort”, raconte : “J’ai rêvé que j’arrivais trop tard au marché et que je ne trouvais plus rien chez le boucher et chez la marchande de légumes.” Voilà assurément un rêve innocent; mais un rêve ne se présente pas de cette manière; je demande un récit détaillé. Le voici : Elle allait au marché avec sa cuisinière qui portait le panier. Le boucher lui a dit, après qu’elle lui eût demandé quelque chose : “on ne peut plus en avoir”, et il a voulu lui donner autre chose en disant : “c’est bon aussi.” Elle a refusé et est allée chez la marchande de légumes. Celle-ci a voulu lui vendre des légumes d’une espèce singulière, attachés en petits paquets, mais de couleur noire. Elle a dit : “Je ne sais pas ce que c’est, je ne prends pas ça”». Et voici le point de départ de l’analyse de Freud : «Il est aisé de rattacher ce rêve aux événements de la journée. Elle était réellement allée au marché trop tard et n’avait plus rien trouvé. On est tenté de dire : la boucherie était déjà fermée. Mais n’y a-t-il pas là – ou plutôt dans l’expression inverse – une manière très vulgaire d’indiquer une négligence dans l’habillement d’un homme. La rêveuse n’a d’ailleurs pas employé ces mots, elle les a peut-être évités.» Comme pour le rêve de la bouchère, on peut tout d’abord s’étonner que Freud tienne à tout prix à décrypter un rêve aussi simple et aussi clair. Et on peut d’autant plus s’en étonner que ce rêve paraît s’expliquer tout naturellement par le fait que la rêveuse «était réellement allée au marché trop tard et n’avait plus rien trouvé». Ce rêve semble donc n’être que le simple souvenir nullement déformé d’un petit déboire de la vie quotidienne. Mais Freud ne saurait admettre qu’un rêve ne soit pas l’accomplissement d’un désir et encore moins qu’il corresponde à un échec, fût-il anodin. Il lui faut donc à tout prix arriver à démontrer que ce rêve, qui semble si innocent, ne l’est aucunement et qu’il constitue bien la réalisation déguisée d’un désir inavoué.Le point de départ et le pivot de toute son interprétation est l’expression la boucherie était fermée. Comme l’indique en note le traducteur, cette expression, à la condition, bien sûr, de la considérer, ainsi que le fait Freud, comme l’équivalent de «l’expression inverse», «appartient à l’argot viennois : Du hast deine Fleischbank offen qui signifie littéralement “la devanture de ta boucherie est ouverte”, c’est-à-dire : “ta braguette n’est pas boutonnée”». Mais, outre que tout le monde n’est pas forcément disposé à admettre aisément que «la boucherie était fermée» doit nécessairement se traduire par «la boucherie était ouverte», la rêveuse n’a pas dit que la boucherie était fermée. Elle a seulement dit, tout d’abord, qu’il n’y avait plus rien chez le boucher, ce qu’elle a corrigé ensuite en disant qu’il n’y avait plus ce qu’elle cherchait. Freud le reconnaît : «La rêveuse, dit-il, n’a d’ailleurs pas employé ces mots» et on appréciera l’humour involontaire de ce «d’ailleurs». Il est tout de même bien étrange de considérer qu’il est somme toute assez indifférent que les patients disent ou ne disent pas telle ou telle chose, quand on prétend, comme Freud, faire reposer toute sa méthode sur les libres associations des patients à qui l’on demande de dire le plus spontanément possible tout ce qui leur passe par la tête. Non content d’estimer qu’il n’est pas gênant que sa patiente n’ait pas employé ces mots, Freud, en disant «elle les a peut-être évités», suggère que son silence est sans doute encore plus révélateur. Mais, outre qu’on peut juger que cet argument, dont il use si souvent, est décidément trop commode, pour pouvoir éviter ces mots, il aurait d’abord fallu que sa patiente les eût connus. Freud raisonne comme si sa patiente connaissait nécessairement l’expression Du hast deine Fleischbank offen. Rien pourtant n’est moins sûr, rien n’est même plus improbable. Outre qu’en général les femmes connaissent beaucoup moins l’argot que les hommes (ce sont le plus souvent eux qui l’ont inventé), la patiente était, a-t-il précisé, une jeune femme «réservée, du type de l’ “eau qui dort”» devant laquelle personne n’aurait sans doute osé employé cette expression que Freud nous dit, mais on l’aurait deviné, être «très vulgaire». Certes, si, comme lui, elle avait fait des études de médecine, elle aurait pu l’entendre et beaucoup d’autres de ce genre en salle de garde. Mais ce n’est pas le cas. On peut donc s’étonner que Freud n’ait pas pensé à lui demander si elle connaissait cette expression. Ou peut-être l’a-t-il fait et, la réponse ayant été négative, s’est-t-il bien gardé de nous le dire. On peut être sûr, en tout cas, que, s’il lui avait posé la question et qu’elle lui eût répondu affirmativement, il n’aurait alors pas manqué de nous le dire. On le voit, l’interprétation du rêve du marché est tout entière construite à partir d’une association d’idées qui est venue à l’esprit du seul Freud. Non seulement elle n’est pas venue à l’esprit de sa patiente, mais, selon toute vraisemblance, elle ne pouvait pas lui venir à l’esprit. Pour qu’on pût, par conséquent, ne pas la rejeter d’emblée comme entièrement gratuite, il aurait fallu d’abord que la patiente eût effectivement dit que la boucherie était fermée, ce qu’elle n’a pas fait; il aurait fallu ensuite admettre qu’elle voulait dire par là que la boucherie était ouverte, ce qui, quoi que puisse dire Freud, ne va pas de soi; il aurait fallu enfin qu’elle connût l’expression Du hast deine Fleischbank offen, ce qui est fort invraisemblable. Dans ces conditions, il peut paraître tout à fait inutile d’examiner la suite de l’interprétation de Freud. Nous allons quand même le faire rapidement.«Quand, poursuit donc Freud, dans un rêve, quelque chose a le caractère d’un discours, est dit ou entendu au lieu d’être pensé – on le distingue ordinairement sans peine –, cela provient de discours de la vie éveillée.» Cela peut arriver, en effet, et l’on peut même admettre sans difficultés que cela doit arriver assez souvent. Mais pourquoi supposer que cela arrive toujours ? Freud lui n’en doute pas : «d’où viennent alors les paroles du boucher : “on ne peut plus en avoir” ? Je les ai prononcées moi-même, en lui expliquant, quelques jours avant, que nous ne pouvions plus avoir (évoquer) les événements de notre première enfance comme tels, mais qu’ils nous étaient rendus par des “transferts” et des rêves lors de l’analyse. C’est donc moi qui suis le boucher, et elle repousse ce “transfert” d’anciennes manières de penser et de sentir. – d’où viennent les paroles qu’elle prononce dans le rêve : “je ne sais pas ce que c’est, je ne prends pas ça” ? L’analyse doit diviser la phrase. Elle-même, la veille, au cours d’une discussion, a dit à sa cuisinière : “je ne sais pas ce que c’est”, mais elle a ajouté “soyez correcte, je vous prie.” Nous saisissons ici le déplacement : des deux phrases employées contre sa cuisinière, elle n’a gardé dans le rêve que celle qui était dépourvue de sens; mais celle qu’elle a refoulée correspondait seule au sens du rêve. On dira : “soyez correct, je vous prie” à quelqu’un qui a osé faire des suggestions inconvenantes, et a oublié de “fermer sa devanture”.» On le voit, s’étant convaincu que, puisque «la boucherie est fermée» ne pouvait vouloir dire que «ta braguette est ouverte», ce rêve apparemment si innocent ne l’était aucunement, Freud a cru pouvoir confirmer et préciser son intuition grâce à deux phrases aussi simples que banales que tout le monde a de nombreuses occasions de prononcer et qui, à première vue, n’avaient nul besoin d’être décryptées : «on ne peut plus en avoir» et «je ne sais pas ce que c’est». La première phrase a pourtant permis à Freud de jeter, c’est du moins ce qu’il croit, une lumière nouvelle et décisive sur le rêve en lui permettant de comprendre qu’il y jouait lui-même un rôle essentiel, celui du boucher. Et cela parce qu’il a eu l’occasion, les jours précédents, d’employer la même phrase avec sa patiente. Il ne suffit pourtant pas que, dans un rêve, une personne vous dise : «il fait beau aujourd’hui» ou «comment allez-vous, ce matin ?», pour que vous puissiez en conclure que cette personne en représente une autre qui vous a dit la même chose le jour précédent, même si par ailleurs elle semble n’avoir rien de commun avec elle. Certes, il en irait autrement, s’il s’agissait d’une phrase un peu longue, un peu complexe, contenant un ou quelques mots rares, et l’on pourrait peut-être alors envisager une telle hypothèse. De plus, il est très vraisemblable que c’est Freud qui s’est rappelé avoir employé cette expression avec sa patiente que celle-ci peut fort bien avoir complètement oubliée. En tout cas, si c’était elle qui l’avait rappelée, soyons sûr que Freud l’aurait indiqué, et même souligné. Il est donc bien difficile de ne pas juger la conclusion que Freud tire de cette phrase, pour le moins aventureuse. Celle qu’il tire de la seconde phrase l’est pourtant encore beaucoup plus. Freud commence, en effet, par transformer complètement la phrase, «je ne sais pas ce que c’est» devenant «soyez correcte, je vous prie». Il prétend que la patiente, qui a prononcé ces deux phrases à la suite à l’adresse de sa cuisinière, «n’a gardé dans le rêve que celle qui était dépourvue de sens; mais celle qu’elle a refoulée correspondait seule au sens du rêve». Il décrète que la seule phrase importante, la seule phrase vraiment significative est précisément celle qui ne figure pas dans le rêve. La première, dit-il, est «dépourvue de sens». Voilà une affirmation assez étrange puisque cette phrase a bien un sens et qu’il est de plus parfaitement clair : il est assez banal de dire «je ne prends pas cela» à une commerçante. Mais, pour Freud, ce «sens» n’en est pas un, puisqu’il ne correspond pas au véritable «sens du rêve», c’est-à-dire au sens qu’il a décidé de lui donner. La seconde phase qui, si elle avait effectivement fait partie du rêve, aurait pourtant été, elle, assez incongrue et aurait appelé une explication (ce n’est pas tous les jours que l’on dit : «soyez correcte, je vous prie» à une marchande de légumes) lui paraît, au contraire, correspondre parfaitement au «sens du rêve» et il nous explique pourquoi : «on dira : “soyez correct, je vous prie” à quelqu’un qui a osé faire des suggestions inconvenantes, et a oublié de “fermer sa devanture”. » Notons tout d’abord que Freud ne nous dit pas pour quelle raison la patiente avait dit à sa cuisinière : «soyez correcte, je vous prie». Il aurait pourtant été important de le savoir puisqu’il a décidé que cette phrase, bien qu’elle ne figurât aucunement dans le rêve manifeste, faisait partie des «pensées du rêve» et était même particulièrement révélatrice. Peut-être n’a-t-il pas pris la peine de le lui demander, à moins, plus vraisemblablement, qu’elle ne lui ait fait une réponse dont il n’a pas souhaité nous faire part, parce qu’elle n’allait aucunement dans le sens qu’il aurait souhaité. En tout cas, il est fort peu probable que la cuisinière ait fait des avances à la jeune femme, et encore moins qu’elle ait porté un pantalon d’homme dont la braguette était ouverte. Notons encore que la patiente, qui s’adressait à une femme, (c’est d’ailleurs aussi à une femme, la marchande de légumes, qu’elle s’adresse dans le rêve) a dit : «soyez correcte» et non : «soyez correct». Ainsi, non content de remplacer la première phrase par la seconde, Freud corrige encore celle-ci en remplaçant le féminin par le masculin, puisque le «sens du rêve» implique qu’elle soit adressée à un homme, en l’occurrence Freud lui-même qui, outre le rôle du boucher, s’attribue aussi celui de la marchande de légumes. Il est donc persuadé d’avoir trouvé une preuve de plus à l’appui de son interprétation. Et il va encore nous en proposer une autre.«L’exactitude de notre interprétation est prouvée, continue-t-il, par son accord avec les allusions qui sont au fond de l’incident de la marchande de légumes. Un légume allongé que l’on vend en bottes (elle a ajouté ensuite qu’il était allongé) un légume noir, cela peut-il être autre chose que la confusion, produite par le rêve, de l’asperge et du radis noir, je n’ai besoin d’interpréter l’asperge pour personne, mais l’autre légume me paraît aussi une allusion à ce même thème sexuel que nous avons deviné dès le début, quand nous voulions symboliser tout le récit par la phrase : la boucherie est fermée. Nous n’avons pas besoin de découvrir ici tout le sens de ce rêve; il suffit d’avoir démontré qu’il est plein de signification et n’est nullement innocent. » On le voit, Freud est maintenant tout à fait sûr d’avoir «démontré» que ce rêve n’était rien moins qu’innocent. Mais il n’a rien «démontré» du tout : il n’a fait, depuis le début de son analyse, que décréter. Et c’est ce qu’il fait encore à propos des légumes que la marchande a voulu vendre à la patiente : aucun doute n’est possible, il ne peut s’agir («cela peut-il être autre chose que») que d’asperges et de radis noir, qui symbolisent l’un et l’autre – mais Freud semble admettre que, si c’est tout à fait évident pour l’asperge («je n’ai besoin d’interpréter l’asperge pour personne»), pour le radis noir, ce n’est que très probable - un sexe masculin. Mais avant de décider que ces légumes constituent des symboles phalliques, il aurait fallu pouvoir être sûr qu’il s’agissait bien d’asperges et de radis. Or rien n’est moins évident. Pour décréter qu’il s’agit d’asperges, Freud commence par déformer légèrement les propos de la patiente en parlant de légumes «que l’on vend en bottes», alors qu’elle n’a pas parlé de «bottes», mais de «petits paquets». Mais son principal argument réside, bien sûr, dans le fait qu’il s’agit d’un «légume allongé». On notera cependant, outre qu’il ne suffit pas, pour qui n’est pas freudien, qu’un légume soit allongé pour qu’il faille lui attribuer une signification phallique, que la patiente ne semble pas avoir dit spontanément que c’était un légume allongé : elle l’a «ajouté», nous dit Freud, ce qui semble indiquer que c’est lui qui le lui a suggéré et qu’elle a acquiescé. Mais peu importe que le légume ait été ou non allongé, de toute façon en disant qu’il était «d’une espèce singulière», la patiente avait indiqué qu’il ne pouvait s’agir ni d’asperges ni de radis noirs, ni d’aucun autre légume connu. Elle avait de plus dit : «je ne sais pas ce que c’est». Et, si Freud a préféré oublier cette phrase, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’il ne savait pas qu’en faire, mais aussi parce qu’elle pouvait le gêner. Quoiqu’il en soit, il croit avoir apporté une preuve supplémentaire de la validité de son interprétation, mais il n’a fait que nous donner un exemple de plus du singulier manque de rigueur de sa démarche.Peut-être s’est-il d’ailleurs rendu compte que sa démonstration pouvait paraître peu convaincante, puisqu’il semble avoir hésité pour savoir s’il devait aller ou non jusqu’au bout de son analyse en explicitant clairement la conclusion à laquelle il était arrivé. Il avait apparemment opté d’abord pour la seconde solution puisqu’il met un terme à son analyse en disant : «Nous n’avons pas besoin de découvrir ici tout le sens de ce rêve; il suffit d’avoir démontré qu’il est plein de signification et n’est nullement innocent.» Mais sans doute a-t-il eu peur d’avoir l’air de se dérober, puisque finalement il a fait en note ce qu’il avait dit ne pas avoir besoin de faire. Voici cette note : «À ceux qui voudraient l’approfondir, je ferai remarquer que ce rêve recouvre un fantasme : conduite provocante de ma part, défense de la sienne. On sait combien les médecins ont à subir d’accusations de cette sorte de la part de femmes hystériques, chez qui ces fantasmes ne sont point déformés et présentés comme rêves, mais apparaissent sans dissimulation et sous formes de constructions morbides. Ce rêve a correspondu au début du traitement psychanalytique de la malade. Je compris plus tard qu’il reproduisait le trauma initial d’où provenait sa névrose. D’autres personnes qui avaient subi dans leur enfance des attentats à la pudeur et en souhaitaient le retour dans leurs rêves, m’ont souvent donné l’occasion d’observer les mêmes phénomènes.» Ainsi, selon Freud, la patiente, qui avait fait l’objet d’un attentat à la pudeur dans son enfance, souhaitait revivre cette expérience et comptait sur Freud pour lui permettre de réaliser son souhait. «Ce rêve recouvre un fantasme», nous dit Freud : pour le «recouvrir», il le recouvre. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que le rêve latent n’a plus aucun rapport avec le rêve manifeste. Quand une femme vous dit qu’elle est arrivée trop tard au marché et qu’elle n’a plus rien trouvé, vous n’être guère préparé à comprendre qu’en réalité elle vous demande de la violer. Récapitulons tous les tours de passe-passe auxquels se livre Freud au cours de cette analyse : il fait tout d’abord comme si la patiente avait dit que la boucherie était fermée; il fait ensuite comme si, en disant que la boucherie était fermée, elle avait dit qu’elle était ouverte; il fait comme si, en disant que la boucherie était ouverte, la patiente, qui pourtant ignorait sans doute l’expression argotique qui constitue le pivot de son interprétation, avait dit en réalité que la braguette du boucher était déboutonnée; il s’introduit alors dans le rêve en prenant la place du boucher sous prétexte qu’il a employé, dans un contexte totalement différent, la même expression très banale que lui avec sa patiente; après avoir pris la place du boucher, il prend aussi celle de la marchande de légumes; pour ce faire, il commence par écarter la phrase effectivement adressée par la patiente à la marchande de légumes, sous prétexte que cette phrase, tout à fait claire et tout à fait naturelle dans le contexte du rêve, n’a selon lui pas de sens; il fait ensuite comme si la patiente avait dit à la marchande de légumes ce qu’elle a dit à sa cuisinière, à ceci près qu’ayant décidé que la marchande était en réalité un homme, en l’occurrence lui-même, il remplace le féminin par le masculin; il prête de plus à cette phrase une significa

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01/05/2008 | Lien permanent

Le Sur Racine de Roland Barthes, par René Pommier

Crédits photographiques : Luis Robayo (AFP/Getty Images).
«[…] on peut vouloir une libération, une révolution contre l’écriture; sans pitié alors, totale, à la différence de ce qui vient d’être tenté en charpie et traînasserie par cette fin de siècle : une fausse écriture, secouée et violée, fille soumise à toute la parole possible, tous ces méta-langages, écritures d’écritures, et ces hypo-langages, cadavres qui bafouillent le monde ancien… Autre serait de retrouver la source de la Parole, la vox cordis, rauque chanteuse, colombe souterraine. Il faut se quitter pour l’entendre, savoir seulement qu’elle existe.»Pierre Boutang, Le Purgatoire.Barthes ! Barthes ! Barthes ! En voilà un qui ne s'est jamais quitté pour entendre autre chose que sa musique un peu fade, pas vraiment désagréable, doucereuse, anodine, répétitive, comme tel couplet infantile d'une chanson d'Hervé Vilard. Roland Barthes est mort. Vous ne me croyez pas ? Roland Barthes est mort, qui n'a jamais été un auteur. Il n'y a donc pas que les auteurs qui disparaissent physiquement : leurs charognards aussi sont mortels. Je revois l'un de mes professeurs de français, piaffant, comme un hongre hystérique, en nous jetant à la figure quelques bouchées mal mâchées de sa provende : Barthes ! Barthes ! Bart... J'ai bien dû faire quelques cauchemars remplis de signes où je m'égarais dans des labyrinthes savants, de gigantesques bibliothèques contenant des livres qui n'avaient pas été écrits par des auteurs, moi courant dans les interminables coursives, une horde de bêtes à ma suite. Je me retourne : rien que des ânes. Barthes encore, Barthes !Celui-là, j'ai en tout cas parcouru toute sa bibliothèque, je l'ai lu bien trop de fois, en classes préparatoires surtout, délaissant quelques jours mes chers Bernanos, Conrad et Faulkner, perdant donc considérablement mon temps, le consacrant à des livres que j'oubliais, étrangement, au moment même où je les lisais, lisant et relisant même, reprenant sans fin les textes les plus connus de cet écrivant plutôt qu'écrivain surestimé, textes qui jamais ne m'ont marqué, auteur dont j'ai le plus grand mal à comprendre la vogue universitaire, lectures poussives censées m'ouvrir les portes d'airain de l'Alma mater où je n'entrais que pour en sortir le plus rapidement possible, abandonnant Barthes et quelques autres de ses pairs aux rayons poussiéreux. Barthes ! Le claquement de ce nom a la durée même, infime, qu'il m'a fallu pour oublier à peu près tout de lui. Vertu propitiatoire du langage : le nom est le secret de la langue, Benjamin et Scholem ont évidemment raison contre ce raseur (d'Occam ou plutôt d'Occase ?).Il est vrai que si Derrida est une étoile de la pensée, outre-Atlantique, Barthes, très probablement, doit lui aussi y briller d'un éclat soutenu, formant, avec quelques autres esprits éclairés français, la constellation du Paon faisant la roue, hélas visible sous les deux hémisphères. Que de temps, oui, perdu à lire Roland Barthes ! Quelle sincère contrition aussi : Barthes m'a appris l'humilité et m'a également enseigné que l'homme qui ne se surveillait pas retombait systématiquement sur les pieux jamais complètement arrachés de son âme. Ainsi, comme envahi par un sentiment insupportable de gêne voire de culpabilité, puisque bien de mes amis m'ont répété que Barthes (Barthes ! Barthes !) était important, j'ai souvent éprouvé ce lancinant remords qui vous pousse à ouvrir de nouveau un livre un peu trop vite refermé : comment avais-je pu, moi qui me prétendais critique littéraire, dédaigner les très fines amphibologies ambidextres et infundibuliformes de l'un des maîtres de Renaud Camus ? Je le relisais donc ce docteur trop subtile, sans jamais me lasser ou plutôt, si, en ne pouvant bien longtemps réprimer un profond soupir d'ennui. Mon acharnement était alors plus fort que mon ennui, c'est dire que je ne lâche rien. Je le relisais sans relâche et je m'ennuyais tout autant à le relire : un véritable possédé vous dis-je. Masochisme juvénile : j'ai perdu le goût de relire Barthes, je dois l'avouer pour de fort mauvaises raisons puisque ses défenseurs les plus ardents, une Sarah Vajda par exemple, ont mystérieusement cessé de me parler, considérant sans doute que Barthes n'avait aucun besoin d'être défendu contre un cancre de mon espèce, pas même digne de saluer le génie approximatif de l'auteur de Contamination. Quant à l'excellent Renaud Camus, n'ayant échangé aucun mot avec lui concernant Barthes, je n'ai franchement pas le courage de m'en entretenir avec ses très pitoyables sociétaires.Cancre ? Non, puisque, je le répète, je fus plutôt élève appliqué (néanmoins très doué, mes professeurs de français s'en souviennent encore !) se forçant donc à lire puis relire les principaux textes de Barthes. Amnésique incurable en revanche car j'ai absolument oublié Barthes, sans faire le moindre effort : ses livres ont glissé sur mon esprit comme une gouttelette d'eau plate sur une plaque de titane polie. J'exige de mes lectures, y compris d'essais de critique littéraire, qu'elles s'incrustent en moi, non qu'elles me chatouillent, je veux des fauves plantant leurs crocs dans mon crâne, pas des chèvres aimant le sel et les doigts de pied et encore, je reste poli. Un livre sans doute aussi difficile que passionnant devrait être écrit qui étudierait les livres que les lecteurs oublient, les étranges raisons de cet oubli, les motifs inavouables les faisant parfois revenir à ce qu'ils ont, de guerre lasse, laissé tomber.Même Charles Du Bos l'irréprochable fait figure de lion affamé lorsque je le compare à Roland Barthes, ce chaffoin plantigrade.Contre le (finalement) très consensuel Antoine Compagnon qui croit déceler, dans les textes les plus tardifs de Barthes, une espèce d'antimoderne refoulé, René Pommier affirme qu'il s'agit de l'un des plus extravertis et remarquables cacographes du siècle passé, dont les écrits ont apparemment ensemencé les plates-bandes où poussent les courges sémiologiques de Genette et de tant d'autres professeurs enseignant les hypo et les hyper-littératures plutôt que la littérature. Comme si cela ne suffisait pas, le moindre imbécile qui, sur la Toile, a créé son petit blog pour y aligner un sujet, un verbe, un complément et, les jours de divine inspiration (zut, j'oubliais que Dieu est mort, avec ou plutôt avant l'auteur), un et un seul adjectif, se croit lui aussi tenu de faire allégeance à Roland Barthes dont les écrits ont si peu de poids, n'étant qu'habile rhétorique, comme si une précieuse ridicule, disons Hélène Cixous, s'était avisée, avec un plumeau de gaze, d'inscrire dans la matière d'un dolmen, pour porter témoignage de son existence vaine et sotte, son amour des bluettes.L'irrévérencieux (et mécréant, ajouta-t-il, malicieusement, dans l'un de ses courriels) René Pommier publiera en janvier 2008, aux éditions de Fallois, Sigmund est fou et Freud a tout faux.Roland Barthes donc !

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15/12/2007 | Lien permanent

La Sorbonne présidée par un grotesque, Georges Molinié, par René Pommier

Crédits photographiques : Queensland Brain Institute.
De quoi s'étonne donc Béatrice Ménard (qui d'ailleurs cite approximativement, pour s'en moquer tout de même, un extrait de texte, le spécimen 2 de notre galerie de monstres, du cacographe Molinié déniché sur... Stalker !) dans son article sur La Sorbonne conduite par l'inénarrable Georges Molinié ? Tout avait été écrit pourtant, bien clairement, sur ce ridicule personnage, dans cet excellent article que René Pommier me fit le plaisir de publier sur Stalker.Pour remplacer le président Jean-Robert Pitte, la Sorbonne a, en la personne de Georges Molinié, choisi un pitre.Tous les journaux qui ont évoqué l’élection de Georges Molinié à la présidence de Paris IV l’ont seulement présentée comme la victoire d’un universitaire de gauche sur un universitaire de droite, Jean-Robert Pitte et il est évident que les raisons de cette victoire sont essentiellement politiques. Mais il y aurait d’abord beaucoup à dire sur les professions de foi politiques de Georges Molinié qui ont fluctué en fonction de son intérêt, des circonstances et de ses auditoires. Je l’ai entendu déclarer à plusieurs reprises qu’il était balladurien, mais cela n’a duré que pendant les quelques mois où tout le monde était persuadé que Balladur serait président de la république. Après avoir flirté un temps avec la droite maurassienne, il a fait toute sa carrière avec l’appui du syndicat autonome de l’enseignement supérieur, syndicat conservateur, qui a, du reste, en le soutenant, singulièrement manqué de discernement, jusqu’au moment où, pour être élu président, il a eu besoin de se faire passer pour un homme de gauche afin d’avoir l’appui des étudiants et du personnel administratif. Si regrettable que soit ce comportement, il faut bien reconnaître qu’il est assez répandu et ce n’est pas ce qui fait de son élection un scandale qui serait sans précédent s’il n’avait déjà été président de 1998 à 2003. Il est d’ailleurs tout à fait normal que pour élire un président d’Université, on prenne en considération ses opinions politiques et que l’on préfère choisir un homme de droite, si l’on est de droite, et un homme de gauche, si l’on est de gauche. On ne peut pourtant faire abstraction de ses capacités intellectuelles et de sa compétence professionnelle. L’énorme scandale que constitue l’élection de Georges Molinié tient à son enseignement et à ses écrits que les journalistes ne connaissent malheureusement pas. On ne demande pas à un président d’Université d’être nécessairement une lumière. On peut être, en effet, un excellent administrateur sans être pour autant un grand esprit, et d’ailleurs les universitaires les plus brillants préfèrent souvent éviter les fonctions administratives pour se consacrer entièrement à leur enseignement et à leurs travaux. Mais il est tout de même souhaitable qu’un président d’Université ait une certaine envergure intellectuelle et, du moins qu’il ne soit pas une absolue nullité dans sa discipline. Or Georges Molinié est bien plus, ou plutôt bien moins, qu’une absolue nullité. Comme je l’ai écrit ailleurs, Georges Molinié n’est pas seulement un des plus grands grotesques de notre temps : il a pleinement l’étoffe d’un des plus grands grotesques de tous les temps. À ce titre, on pourrait sans doute lui reconnaître le mérite d’être souvent comique, s’il n’était aussi terriblement nuisible. Professeur de philologie et de stylistique, il est payé pour défendre la langue française et pour apprendre aux étudiants à s’exprimer dans une langue claire, correcte et élégante, et la sienne est la plus abstruse qui soit, la plus bourrée de maladresses d’expression, d’impropriétés et d’incorrections, la plus laide qu’on puisse imaginer. Et malheureusement il rencontre un incontestable succès auprès d’assez nombreux étudiants, car il leur fournit le vocabulaire et les prétendus «outils linguistique» qui leur permettront de parler très doctement des textes littéraires sans se donner la peine de se demander seulement s’ils ont un sens, et de masquer, comme il le fait lui-même, leur profonde inintelligence de la littérature. Mais il y a plus grave encore. Georges Molinié, qui a assez longtemps dirigé la revue XVIIe Siècle, est, en principe, dix-septiémiste. Il devrait donc, en tant que tel, s’employer tout particulièrement à faire découvrir et aimer la littérature du grand siècle à des étudiants qui ont de plus en plus de mal à l’aborder. Au lieu de cela, ce méprisable démagogue passe son temps dans ses cours à dénigrer les grands auteurs classiques, comme en témoignent ceux de ses étudiants qui rapportent sur Internet certains des propos qu’il tient habituellement pendant ses cours. En voici quelques spécimens : «Racine est mort. Ceux qui disent qu’ils prennent du plaisir à le lire sont des menteurs. On ne le lit plus que sur les bancs de la Sorbonne»; «Vous n’êtes pas assez stupides pour comprendre le théâtre du XVIIe siècle; moi non plus»; «Il y a même des gens qui font des thèses sur Pascal !»; «Vous vous rappelez Phèdre ? C’est moins grotesque que Monsieur Jourdain»; «À quoi bon étudier Racine, Corneille et ces autres cadavres, hein ?». Une étudiante avoue que, n’y comprenant rien, elle avait d’abord été éblouie par ses cours, mais elle ajoute qu’elle n’a pas tardé à ressentir un malaise croissant, puis de l’écœurement, «en découvrant peu à peu dans ses propos une haine de la langue française, de l’héritage culturel français». Et c’est cet homme qui vient d’élu président de la plus prestigieuse Université littéraire de France.

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15/05/2009 | Lien permanent

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