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12/05/2010
Un écrivant face à l'Histoire : Laurent Binet avec HHhH
Crédits photographiques : Diptendu Dutta (AFP/Getty Images).
À propos de HHhH de Laurent Binet (Grasset, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Je ne reviendrai pas sur le prétendu roman de Yannik Haenel : à présent, le dossier contre ce que je persiste à appeler un faux témoignage par le truchement d'un très mauvais roman, Jan Karski, est plus que complet, tant dans ses dimensions historiques (ici et là) que plus spécifiquement littéraires, si un tel adjectif n'est pas, accolé au livre d'Haenel, une absurdité (ici et là).
Il faudrait du reste toujours se méfier d'un roman qui est précédé par une critique littéraire journalistique louangeuse : HHhH de Laurent Binet, présenté comme un premier roman (et ayant même reçu un prix pour cela) alors que l'auteur avait précédemment romancé son expérience de professeur (dans La vie professionnelle de Laurent B., Éditions Little Big Man), m'a été ainsi recommandé et ce livre, une fois lu, m'a laissé un sentiment pour le moins mitigé. Certes, le texte, pourtant long, de Binet se lit sans réel déplaisir, je suppose d'ailleurs qu'il a été écrit puis amendé dans cette unique intention. HHhH est un livre en somme qui, sous des dehors vaguement élitistes (le titre, sa seule réelle trouvaille, qui a fait longuement jaser les idiots), est taillé sur un patron par excellence commercial. Non voyons !, me répond, d'une seule voix courroucée, le chœur des lecteurs enthousiastes : l'intention de ce livre, comment ne l'avez-vous point vu, est de sonder les relations pour le moins complexes que l'Histoire entretient avec sa transposition artistique, dans notre cas, romanesque.
Diable, cette intention m'aurait-elle donc échappé ? J'avoue que je l'avais oubliée en pleine lecture de quelques beaux romans comme SiegfriedLes mémoires d'Hadrien ou L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, La mort de Virgile d'Hermann Broch, Le Siècle des Lumières d'Alejo Carpentier et même, splendide réinvention de l'histoire, le magistral Nostromo de Joseph Conrad. Si, lisant ces romans, cette intention m'a échappé, c'est sans doute que j'ai été pris par le plaisir du texte, et seulement celui-ci, sans qu'il me faille me munir d'une encyclopédie de l'histoire de l'Occident en cinquante volumes de mille pages chacun.
Hélas, s'il se lit sans réel déplaisir, le roman de Laurent Binet n'a aucune qualité littéraire particulière.
C'est un produit de grande consommation, où même l'apparence, aussi fantomatique que convenue, du livre à l'intérieur du livre (la seule petite trouvaille de nos contemporains, le seul piment émoustillant leur organe flaccide de vision) semble millimétriquement calibrée, histoire de ne pas trop effaroucher le lecteur de base tout de même, celui qui lit Éric-Emmanuel Schmitt ou Isabelle Alonso dans une rame de métro.
Il me semble ainsi que nous pouvons ajouter ce livre à la liste des romans à prétentions historiques que les jeunes écrivains français ont bien du mal à hisser à un niveau qui leur permettrait de brasser génialement des faits passés. Je songe aux exemples récents que constituent des auteurs tels que Mathias Enard avec Zone, Frédéric Beigbeder avec Un roman français, Thierry Hesse avec Démon et même, le moins talentueux d'entre eux assurément, Yannick Haenel avec Jan Karski.
À mes yeux, la réussite littéraire la plus incontestable, pour qui goûte les romans ne craignant pas de plonger leurs racines dans le tuf primordial de l'Histoire, reste Conquistadors d'Éric Vuillard qui apparemment a été remarqué par si peu de personnes qu'il a été inscrit sur la liste d'un prix littéraire récompensant le roman qui aura provoqué le moins de réactions journalistiques !
Autre réussite tout de même, mais point française, l'Histoire secrète du Costaguana de Juan Gabriel Vásquez, chroniqué pour ici. Le roman de Vásquez du reste, est sans doute celui qui, par ses jeux ironiques avec la vérité historique, se rapproche le plus de celui de Laurent Binet. Seulement, il y a, dans le texte de l'écrivain s'étant placé sous la figure tutélaire de Conrad ce qu'il n'y a absolument point dans celui de Laurent Binet, qui ne s'est apparemment placé derrière personne : une écriture.
Cette absence, criante, d'écriture, s'explique par la présence d'une petite histoire fléchée, avec des panneaux indicateurs larges de quelques mètres, afin que nul ne puisse décemment se perdre dans le maquis peu dense du roman de Binet. On ne peut à tout prix vouloir offrir un texte lisible par tous (y compris par celles et ceux qui lisent les livres Éric-Emmanuel Schmitt) et être quelque peu obscur, seule façon, comme l'affirmait Cioran à propos de Maistre, de résister à la gangrène foudroyante de la pige aplanissante.
Ainsi Laurent Binet, comme s'il avait eu peur que son livre soit uniquement lu par des lecteurs aussi peu attentifs que je le suis, n'a point craint de multiplier les incises fort peu équivoques ayant trait à notre problématique, paraissant uniquement préoccupé par cette antienne : comment raconter l'Histoire dans une histoire, à moins que ce ne soit finalement l'inverse ? À la page 29 de notre roman : «Je lis aussi beaucoup de romans historiques, pour voir comment les autres se débrouillent avec les contraintes du genre. Certains savent faire preuve d’une rigueur extrême, d’autres s’en foutent un peu, d’autres enfin parviennent à contourner habilement les murs de la vérité historique sans pour autant trop affubler. Je suis frappé tout de même par le fait que dans tous les cas, la fiction l’emporte sur l’Histoire. C’est logique mais j’ai du mal à m’y résoudre.»
Voilà, c'est bien cette petite phrase de rien du tout qui signe l'entrée de Laurent Binet dans la Résistance contre l'ennemi fictif et fictionnel !
Nous sommes donc en droit de supposer, aussi déconcentrés que nous le sommes en lisant son roman, que Laurent Binet, lui, va tenter d'écrire une fiction qui ne l'emporterait pas sur l'Histoire, un texte qui ne s'en laisserait point conter par la plus chantante et artificieuse des muses, Clio, n'est-ce pas ? À quoi donc pareille humble tentative peut-elle ressembler ? Laurent Binet lui-même, professeur de français de son métier et, il faut le supposer, rompu à l'art si délicat de la pédagogie, ne peut nous laisser dans pareil trouble et nous donne en personne la réponse, quoique tardive puisqu'elle se trouve à la page 327 de son livre : «Je crois que je commence à comprendre : je suis en train d’écrire un infra roman» (l'auteur souligne).
Qu'est-ce qu'un infra-roman, cher lecteur ? Quoi, tu n'avais donc point remarqué l'évocation de cette chimère de laboratoire, passionné que tu étais par la lecture des incises poussives que Laurent Binet dissémine dans son texte avec l'adresse d'un Petit Poucet devenu borgne ? D'abord, il faut supposer qu'un infra-roman (je rétablis le trait d'union) est un texte qui, bien que romanesque, ne saurait proposer aux lecteurs les délicates, périlleuses et pour le dire folles prétentions propres aux grands recréations romanesques d'événements historiques. C'est forcément un texte qui, parfaitement moderne, prend ses distances avec son sujet. Parce qu'il n'a aucun talent d'écrivain, Yannick Haenel se contente de transposer des documents qui existent pour en faire une très mauvaise rédaction de collégien en trois parties dont la dernière, la seule qui soit à proprement parler originale, est d'une nullité littéraire consommée. Laurent Binet, lui, ne se gêne pas pour faire voisiner, avec l'histoire magnifique et banale de ses héros tchécoslovaques, celle de son narrateur que, par prudence, nous supposerons être lui aussi fictif, bien qu'il multiplie comme autant de panneaux publicitaires géants les petits effets de réel si chers à Roland Barthes.
L'affaire se corse, à peine rassurez-vous : prétendant échapper au carcan je le suppose abominablement réactionnaire du roman, Laurent Binet lance comme un gamin énervé quelques cailloux qui dérangeront durant deux secondes la marche de ses lecteurs trop pressés de plonger dans un récit aussi ample que génialement romancé. Couac inévitable car, procédant de la sorte, l'auteur érige en écriture, donc en fiction redoublée ou seconde mais en fiction quand même, de menues notations concernant un narrateur qui, à mesure que le livre s'écrit, semble se laisser contaminer par le poison du romanesque. En une phrase : Laurent Binet, du moins son narrateur qui lui ressemble étrangement, devient le personnage de son roman.
Tout infra-roman qu'il est, le texte de Laurent Binet, qui sans doute est de temps en temps taraudé, comme le petit est toujours inquiété par le grand, par la possibilité d'écrire un méta-roman, prétendra s'affranchir, paradoxalement si l'on songe à ma précédente remarque, de l'illusion romanesque. Ainsi (p. 68) : «Et ça ne choque personne, tout le monde trouve ça normal, bidouiller la réalité pour faire mousser un scénario, ou donner une cohérence à la trajectoire d’un personnage dont le parcours réel comportait sans doute trop de cahots hasardeux et pas assez lourdement signifiants».
Fidèle à son programme infra-romanesque, Laurent Binet ne craint pas d'évoquer l'ennui, des faits et gestes sans réelle importance, les incises où il s'interroge sur la progression de son récit, ses doutes, ses hésitations, ses humeurs, autant de singularités censées je le suppose amoindrir le prestige du mauvais rêve dans lequel le grand romancier s'enferme et avec lui ses lecteurs.
Laurent Binet ne craindra même pas de nous livrer le fond de sa pensée sur tel ou tel personnage, historique ou littéraire, et voici de quelle magnifique façon ses effets de réel trouent, mitent, désagrègent la belle toile de la fiction; à propos de Chamberlain : «Mais, curieusement, [celui-ci] se formalisait beaucoup moins des insultes allemandes que des tchèques, et on peut estimer a posteriori que c'est dommage» (p. 102); à propos de Saint-John Perse : «Saint-John Perse appartient à cette famille d'écrivains-diplomates, tels Claudel ou Giraudoux, qui me dégoûte comme la gale» (p. 106) et «Saint-John Perse s'est conduit comme une grosse merde. Lui aurait dit, avec cette préciosité ridicule de diplomate compassé, «un excrément» (p. 108); à propos du roman de Jonathan Littell : «Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Soudain, j’y vois clair : Les Bienveillantes, c’est «Houellebecq chez les nazis», tout simplement» (p. 327). Terminons en beauté la liste de ces petites sentences aussi imbéciles qu'apodictiques par la plus admirable d'entre elles (p. 277) : «L'honneur de l'Éducation nationale est bel et bien défendu par les profs qui, quoi qu'on puisse en penser par ailleurs, ont vocation à être des éléments subversifs, et méritent qu'on leur rende hommage pour cela».
À l'aune de ces quelques extraits, surtout du dernier, je crains que le caractère éminemment subversif de Laurent Binet, qui bien évidemment se contente de répéter les propos ineptes traînant dans toutes les salles de professeurs, pardon, de profs, ne soit légèrement mélangée à une très discrète mais pas moins réelle stupidité.
Les optimistes me rétorqueront qu'un romancier peut être remarquablement doué lorsqu'il écrit ses livres et être, en dehors de toute considération seulement littéraire, un crétin consommé. Sans doute, mais Laurent Binet n'est pas exactement un romancier bien convaincant, encore moins remarquable.
Reste que tout écrivant, aussi humble que sa profession de foi nous semble être, ne peut décemment se contenter de n'écrire qu'un infra-roman. Parfois, il joue à l'écrivain ou plutôt, puisque nous sommes dans le jeu, il joue à nous faire éprouver les frissons que tout romancier éprouve face à un personnage que son écriture recrée. Dans le style relâché de Binet, cela donne : «Mais il faut bien reconnaître que, d’un point de vue littéraire, Heydrich est un beau personnage. C’est comme si un docteur Frankenstein romancier avait accouché d’une créature terrifiante à partir des plus grands monstres de la littérature. Sauf qu’Heydrich n’est pas un monstre de papier» (pp. 138-9). Ah bon ? On se doute que le frisson n'en est que plus vif, pour l'écrivain, d'être ainsi exacerbé par cette proximité temporelle avec un personnage qui a été assassiné il y a tout juste un peu plus d'un demi-siècle.
Pourtant, il ne sera pas dit que Laurent Binet ne fait pas absolument tout ce qu'il peut pour se tenir loin de la fascination à laquelle succombent les romanciers que nous pourrions appeler purement fictionnels qui, à sa différence, se laissent dévorer par leur créature de papier : «Quelle imprudence de marionettiser un homme mort depuis longtemps, incapable de se défendre !» (p. 145). Quelques lignes plus loin, nouveau balancement, cette fois-ci du côté de la fiction, Binet écrivant : «En même temps, j’ai dit que je ne voulais pas faire un manuel d’histoire. Cette histoire-là, j’en fais une histoire personnelle. C’est pourquoi mes visions se mélangent quelquefois aux faits avérés» (p. 146).
Cette «histoire personnelle» ne sera jamais mieux illustrée que par la deuxième (il eût fallu écrire : seconde) partie de HHhH qui recourt, classiquement, à un narrateur omniscient et aussi à l'imbrication du narrateur dans le décor où l'attentat d'Heidrich a eu lieu, la très belle ville de Prague. De fait, Binet a échoué, puisque son infra-roman est en train de devenir roman, c'est-à-dire volonté démiurgique, folle, de combler les trous, d'ordonner la stochastique contingence des faits par et dans une trame fictionnelle : «C’est un combat perdu d’avance. Je ne peux pas raconter cette histoire telle qu’elle devrait l’être. Tout ce fatras de personnages, d’événements, de dates, et l’arborescence infinie des liens de cause à effet, et ces gens, ces vrais gens qui ont vraiment existé, avec leur vie, leurs actes et leurs pensées dont je frôle un pan infime… Je me cogne sans cesse contre ce mur de l’Histoire sur lequel grimpe et s’étend, sans jamais s’arrêter, toujours plus haut et toujours plus dru, le lierre décourageant de la causalité» (pp. 243-4).
Belle image que celle qu'emploie Laurent Binet pour décrire la difficulté essentielle qu'éprouve celui qui se confronte à l'écriture de l'Histoire, qui me fait songer à la monstrueuse tentative de William H. Gass dans Le Tunnel. Voici une autre belle formule, néanmoins gâchée par une chute inepte : «Pour que quoi que ce soit pénètre dans la mémoire, il faut d’abord le transformer en littérature. C’est moche mais c’est comme ça» (p. 244), qui me fait craindre que Laurent Binet ne soit pas parvenu, dans HHhH, à transformer en littérature, donc en mémoire magnifiée, un de ces grands événements de beauté, d'horreur, de lâcheté et d'héroïsme dont l'Histoire regorge.