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04/11/2012
Entretien avec Pierre Glaudes sur Léon Bloy
Crédits photographiques : Toni Guetta (National Geographic Photo Contest).
Rémi Soulié
Pierre Glaudes, vous êtes à la fois un universitaire «classique» par votre formation et atypique par votre manière certes très savante mais surtout très personnelle d'aborder les textes. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Léon Bloy ?
Pierre Glaudes
Je suis venu à Léon Bloy par Huysmans, ce qui paraît un peu monstrueux pour les bloyens classiques ou les huysmansiens de «stricte obédience». J'avais d'ailleurs effectué un travail en deuxième cycle universitaire sur le pessimisme de Huysmans qui m'avait conduit à lire les ouvrages parus dans les années 1880-1887, période qui m'intéressait dans l’œuvre de Huysmans et, naturellement, j'avais été amené à lire Le Désespéré. De surcroît, Bloy m'a peut-être plus encore intéressé que Huysmans dans la mesure où il correspond assez bien à l'un des critères qui définissent pour moi ce qu'est un grand écrivain : une formidable résistance de l'écriture. Avant de pouvoir dire que l'on domine cette écriture, qu'on en comprend les enjeux et le fonctionnement, il faut beaucoup de temps et je ne suis pas sûr que l'on puisse même parvenir à des certitudes en cette matière – alors qu'elle paraît beaucoup plus accessible ou probable ou possible lorsque l'on considère des écrivains de second ou de troisième rayon.
Rémi Soulié
Qu'est-ce qui selon vous constitue la singularité radicale de Léon Bloy, d'un point de vue religieux, d'un point de vue politique et d'un point de vue stylistique ?
Pierre Glaudes
Vous posez-là une bien vaste question. Il faut éviter de considérer Bloy comme un Décadent. Sa singularité ne se résorbe pas dans la littérature fin-de-siècle, pour une raison très simple : lui-même a toujours démenti la moindre affinité avec les groupes littéraires de son époque; sa situation dans l'espace littéraire, il l'a vécue comme une sorte de paradoxe ou de solution temporaire qui ne le dispensait pas de viser plus haut ou au-delà de la littérature, vers la sainteté. Il y a pour Bloy un au-delà de la littérature qui l'amène forcément à penser la littérature de la manière la plus paradoxale qui soit : elle n'est possible qu'à condition de se déposséder soi-même de toute parole pour laisser résonner en soi une autre parole. La littérature devient le lieu paradoxal d'émergence d'une autre parole, qui est évidemment quelque chose comme un écho du Verbe. La deuxième singularité qui détache Bloy des Décadents et même de ceux que l'on a coutume d'appeler les Symbolistes, c'est sa théorie de la figure, qui est enracinée dans une tradition médiévale évidemment chrétienne, laquelle conduit à ce qu'il a appelé lui-même le «symbolisme universel» : au nom de celui-ci, Bloy lit tout événement, toute histoire, à commencer par l'Histoire, comme une sorte de reformulation mystérieuse et symbolique du texte fondamental dans lequel toute l'Histoire se résorbe, le seul texte qui fut jamais, la Bible.
Juan Asensio
Dans l'introduction au Journal de Bloy, vous mentionnez le nom de George Steiner; nous savons par quels mots douloureux se termine son ouvrage le plus célèbre, Réelles Présences : «Il est une journée bien particulière de l'histoire occidentale dont ni l'histoire, ni le mythe, ni les Écritures ne parlent. Il s'agit d'un samedi. Et ce samedi est devenu le plus long des jours. […] notre époque est celle du long samedi. Entre la souffrance, la solitude, l'inexprimable destruction d'une part et le rêve de libération, de renaissance de l'autre.» Jacques Vier pense que l’œuvre de Bloy se situe, elle, comme celle de Pascal, dans un perpétuel Vendredi : «Tout se passe, pour Léon Bloy, comme si les infidélités et les apostasies croissantes maintenaient le Golgotha, oserait-on dire, au préjudice de la Résurrection. Le monde auquel appartient Léon Bloy l'enclôt dans un Vendredi Saint permanent [...].» Que pensez-vous d'une telle affirmation ?
Pierre Glaudes
Vous présentez deux points de vue, celui de George Steiner et celui de Jacques Vier, qui ne sont pas exactement les mêmes. Steiner parle d'un perpétuel Samedi, en référence au Samedi Saint, alors que Vier parle d'un perpétuel Vendredi Saint. De ces deux affirmations il me semble que la première convient le mieux à Bloy. Pour lui, le paradoxe central de l'Histoire n'est pas celui du Vendredi Saint ni du Dimanche de Pâques mais bien celui du Samedi, qui est le temps de l'attente. Ce paradoxe tient à ceci que la Rédemption est accomplie tout en restant malgré tout inaccomplie. Cette sorte de contradiction dans les termes est parfaitement déchirante. Pour expliquer cet inexplicable mystère, Bloy est conduit à penser l'Histoire de Dieu comme celle des atermoiements mystérieux de la Providence et a référer ces atermoiements à une inexplicable contradiction au cœur de la Trinité elle-même, contradiction qu'il pense en termes de conflit entre le Fils et l'Esprit – ce qui est sans doute la clé de sa réflexion théologique et qui le conduit à ce paracléto-luciférianisme que l'on a souvent remarqué. La contradiction est que l'Esprit, temporairement et mystérieusement, est travesti en son contraire, Bloy jouant sur la polysémie de Lucifer, à la fois ange du matin donc porteur de lumière, et ange du soir prince des ténèbres.
Juan Asensio
Le problème de la représentation littéraire du Mal, nous le savons, fut la préoccupation constante de ces écrivains éminents que furent Maistre, Claude de Saint-Martin, Barbey, Blanc de Saint-Bonnet, Bloy ou Bernanos. N'est-ce pas, justement, cette radicale nouveauté de la tentative de représentation menée par ces auteurs qui, aujourd'hui, nous permet d'affirmer sans ambages leur étonnante modernité ? N'est-ce pas aussi le fait que, avec une remarquable continuité, ces écrivains ont tenté d'évoquer le mystère de la transcendance en empruntant la voie souterraine du démoniaque – comme le rappelle le célèbre proverbe portugais chéri par Claudel – qui confère à leur œuvre la portée soulignée par Pierre Boutang dans ses Abeilles de Delphes : «Le mal et la bassesse sont la seule transcendance qui puisse, à la rigueur, éveiller un monde assez oublieux des hiérarchies pour se faire raison de son ignominie et la résorber dans la nature».
Pierre Glaudes
Je serai beaucoup plus bref pour répondre parce que je suis absolument d'accord avec vous, c'est d'ailleurs un point que j'aurais dû ajouter pour compléter ma réponse. En effet, cette réflexion théologique de Bloy a l'immense mérite de ne pas trop rapidement diluer la question du Mal dans une histoire du salut. Cette contradiction déchirante au cœur de la théologie bloyenne qui laisse en suspens, en proie à une aporie, la question de l'histoire du salut, a pour effet de faire venir au premier plan l'énigme du Mal, et c'est en ce sens qu'elle est profondément moderne.
Juan Asensio
De la même façon, mais en somme inversée ou retournée, l'écriture bloyenne se propose de signifier la présence de Dieu, dans une voie d'approche que nous pourrions qualifier d'apophatique. Vous le dites mieux que moi, à propos des succulentes Histoires désobligeantes : «La Réalité divine, parce qu'elle excède les possibilités du langage, ne saurait être présente qu'en creux, si elle n'est approchée de biais. D'où les lacunes des Histoires désobligeantes, les blancs qu'aucune information ne vient combler, lorsque Dieu apparaît : une nappe de silence se répand sur les contes et communique au lecteur un sentiment d'étrangeté.» L'extrême ambiguïté de la démarche de Léon Bloy n'est-elle pas à rapprocher de celle qu'illustrent certains textes de mystiques (je songe, par exemple, à ceux d'Angèle de Foligno traduits par Ernest Hello), tentative d'ailleurs reprise par Bernanos dans Monsieur Ouine ?
Pierre Glaudes
Oui, c'est bien une démarche apophatique que celle de Bloy. Le Dieu bloyen n'est pas essentiellement un deus absconditus tel que le conçoivent les tenants de la doctrine augustinienne, mais plutôt un deus ignotus, un Dieu qui s'est retiré et qui se tait. Dès lors, on ne peut Le connaître que par la voie négative, en effet. Dieu est en effet l'in-quelque chose; l'in-fini, l'in-commensurable, l'in-connaissable, l'in-nommable par certains côtés. Le Dieu bloyen est innommable. Si cette démarche s'enracine à l'évidence dans la mystique, elle n'en est peut-être pas moins en relation problématique, dans un siècle qui proclame la mort de Dieu ou qui est hanté par cette possibilité, avec l'a-théologie de Bataille ou de Klossowski.
Rémi Soulié
Gripari voyait en Léon Bloy un «Céline chrétien». Qu'en pensez-vous ?
Pierre Glaudes
La formule est consacrée, mais elle relève un peu du lieu commun. Je trouve qu'elle est contradictoire, oxymorique : Céline chrétien, ce n'est plus tout à fait Céline, et Léon Bloy célinien, ce n'est plus tout à fait Léon Bloy. Cela dit, on voit bien ce qui peut motiver le rapprochement : le génie de l'invective que l'on trouve évidemment chez l'un et chez l'autre. Il me semble néanmoins que comparaison n'est pas raison. Même si indéniablement Céline ressemble par certains côtés à Léon Bloy, on pourrait tout aussi bien pointer du doigt tout un ensemble de différences qui les séparent radicalement. Il y a, aussi, un aspect essentiel de Bloy que l'on minore trop souvent : sa violence n'est compréhensible qu'en relation dialectique avec sa douceur, de même que sa scatologie n'est pensable que dans un lien indissociable avec une eschatologie. De même, le grotesque bloyen n'est jamais séparable d'une ambition sublime. Bloy n'était pas simplement un vomisseur, quelqu'un qui avait toujours l'invective à la bouche. Il a vécu dans une petite communauté qu'il a su constituer peu à peu autour de lui, les Van der Meer de Walcheren, les Termier, les Maritain, Auric, Rouault et tant d'autres qui en ont été les témoins.
Juan Asensio
Nous pourrions dire de Léon Bloy qu'il fut l'écrivain de l'attente : attente de la Venue annoncée par une myriade de signes secrets ou grotesques (ainsi, notre auteur s'apparente-t-il à ces écrivains de la Renaissance pour lesquels tout était signe de Dieu). Il écrit d'ailleurs, en 1917 : «Sans doute il faut attendre et toujours attendre, je l'ai beaucoup dit. Cependant l'heure attendue ne peut pas être bien éloignée maintenant. Il n'y a plus d'espérance humaine. Les aveugles s'en aperçoivent enfin et les pires brutes commencent à sentir la nécessité d'un renouveau. Il faut que tout meure ou que tout change. On est à l'automne du monde. La végétation des âmes est interrompue et l'hiver approche avec toutes les épouvantes.» C'est cette perpétuelle et douloureuse attente, confortée d'ailleurs par ce qu'il est convenu d'appeler «le secret» de Bloy, qui sans doute empêcha l'auteur de désespérer lorsqu'il traversa les sombres heures de la misère. Dans quelle mesure prudente (prudente, parce que l'auteur lui-même refusait la comparaison) peut-on, selon vous, rapprocher l'expérience de Bloy de celle du prophète ?
Pierre Glaudes
Vous touchez là aussi un point essentiel, la question du prophétisme de Bloy. Évidemment, son œuvre est hantée par la figure du prophète. Bloy a campé par bien des côtés un personnage de prophète des temps modernes. Lui-même a proposé, notamment dans son Journal, maintes réflexions sur l'identité, la définition même d'un regard prophétique sur les choses. Reste que lorsqu'on l'a pris au mot et lorsqu'on a vu en lui un vrai prophète, sa réaction a été tout à fait inattendue. Autrement dit, Bloy, quand on le prend au mot du prophétisme, nous rappelle sans cesse qu'il ne parle que par images, qu'il n'est qu'un écrivain et que d'une certaine manière, on ne saurait le confondre avec un véritable prophète. Il y a une contradiction, une tension propre à Bloy, entre ce qui est une tentation, un horizon, un modèle possible de la parole qu'il voudrait incarner, et un inaccessible vers lequel la prudence, l'humilité et peut-être une part d'effroi l'empêchent d'aller. Je crois que la question n'est pas simple et qu'elle touche justement au plus profond: ce qui peut séparer un homme, dans le plus profond de son ontologie, d'un écrivain qui forcément campe une figure dont l'espace de réalisation première est, doit rester et reste l'imaginaire.
Rémi Soulié
Existe-t-il à vos yeux un héritage littéraire de Léon Bloy dans la littérature française contemporaine ?
Pierre Glaudes
Indéniablement, des écrivains se réclament de Bloy ou du moins, ils se présentent comme des lecteurs férus ou intéressés. On connaît le cas de Michel Tournier qui n'est pas bloyen mais qui s'intéresse au rire de Bloy, à ce qu'il appelle le rire blanc de Bloy. Jean-Edern Hallier, Philippe Sollers, lorsque nous avons préparé le Cahier de l'Herne sur Bloy, dans les années quatre-vingt, ont manifesté de la sympathie et de l'intérêt pour lui. Parmi les plus jeunes, il y a évidemment Marc-Édouard Nabe, amateur et propagateur de Bloy. Lui-même tient un Journal, sinon inspiré du moins nourri de la lecture du Journal du Bloy.
Rémi Soulié
Qui reconnaissez-vous comme vos maîtres, à l'Université ?
Pierre Glaudes
Les sources de mon intérêt pour Bloy sont enracinées dans une critique d'inspiration chrétienne, qui, à l'origine, était celle d'un critique et romancier aujourd'hui oublié bien qu'en son temps il ait joui d'un relatif renom : Pierre-Henri Simon. Ce fut, à l'âge de quinze ans, mon premier contact avec la critique, dans des conditions qui étaient forcément sommaires. Par la suite, les modèles d'Albert Béguin, et dans une moindre mesure de Stanislas Fumet, ont beaucoup compté pour moi. Leur façon d'aborder les textes de Bloy me paraissait extrêmement intéressante, en particulier l'attention aux thèmes, à l'écriture et aux enjeux spirituels. Ceci étant, mes désirs, compte tenu de l'époque de formation qui a été la mienne, c'est-à-dire les années soixante-dix et quatre-vingt, étaient d'utiliser une partie des instruments de la Nouvelle Critique pour renouveler le discours critique sur Bloy à partir des références initiales que je vous ai signalées.
Rémi Soulié
Comment jugez-vous la pertinence de la lecture psychanalytique des textes littéraires ? Vous avez souvent adopté ce mode de lecture, avec votre travail sur Atala, le désir cannibale (1) ainsi que dans un recueil d'articles, Contretextes (2).
Pierre Glaudes
Je me suis aussi intéressé à Bloy dans une perspective psychanalytique. Là n'est pas l'essentiel de mes travaux, mais j'ai écrit un article qui a paru dans Romantisme à la fin des années quatre-vingt, me semble-t-il, article qui était une tentative de lecture du Désespéré à la lumière de Sacher-Masoch. Par la suite, j'ai essayé d'élucider à travers deux articles, à l'occasion d'un colloque en Pologne mais aussi d'une communication sur Le Désespéré qui a été publié par le Bulletin de la Société des Études bloyennes, les résonances familiales du roman divin que Léon Bloy ne cesse de constituer. Je n'ai pas proposé une lecture globale, cohérente dans cette perspective, mais j'ai proposé quelques hypothèses, quelques esquisses, qui sont restées dans l'état parce que par la suite, d'autres questions ont retenu mon attention. Il y a quelques années, j'ai invité une jeune psychanalyste parisienne qui s'intéressait à Léon Bloy à publier un article dans un volume de la revue que je dirigeais à l'Université de Grenoble, Recherches et Travaux, sur les résonances archaïques de l'écriture bloyenne. Barthes lui-même, dans le court texte qu'il a consacré à Bloy, avait déjà bien mis en évidence ce versant de l’œuvre. Il avait tenté de le penser comme un excès par rapport à un sens obvie, une sorte de résistance qui brouille le message bloyen (et rend plus hasardeuses les récupérations idéologiques).
Juan Asensio
Un très beau texte de Bernanos, intitulé Dans l'amitié de Léon Bloy, évoque superbement le don de vision dont était privilégié l'auteur des Méditations d'un solitaire en 1916. Bernanos y affirme que Bloy vit l'horreur de la Grande Guerre, dont le premier conflit ne fut que le mirage annonciateur. Serions-nous, comme Giovanni Dotoli le pense, les premiers lecteurs de Léon Bloy parce qu'il nous «fallait avoir vécu, nous ou nos pères, tout près de l'Apocalypse, pour comprendre cette œuvre d'Apocalypse. Nous la comprenons parce que nous sentons son témoignage d'une angoisse profonde, orientée vers le mystère, le Ciel, l'abîme et l'impatience mystique, sans complaisance esthétique ?» (3).
Pierre Glaudes
Certes, Bloy est un écrivain que l'expérience de la guerre permet de lire. Pendant la première guerre mondiale, il a vu venir à lui, en quête de réconfort, nombre de soldats profondément désespérés par l'horreur sans nom de la guerre de tranchées. Bloy lui-même est un des grands écrivains de la guerre. Je pense naturellement à Sueur de Sang, mais aussi à Constantinople ou Byzance où les exploits terrifiants du Bulgarochtone occupent une place considérable; je pense à Jeanne d'Arc et l'Allemagne ou encore aux pages du Journal, Au seuil de l'Apocalypse ou La Porte des Humbles. Le conflit y est omniprésent. Bloy a suscité une intime compréhension de ses propres préoccupations chez ceux qui ont vécu la guerre. Je ne peux manquer de signaler qu'après la deuxième guerre mondiale, alors qu'il était déjà disparu depuis longtemps, deux ouvrages dédiés aux victimes de la Shoah ont vu le jour, qui sont des hommages à Léon Bloy, un écrivain qui donne le courage d'écrire, de lire, après l'horreur sans nom d'Auschwitz. Je pense naturellement au deuxième livre d'Albert Béguin et au petit Léon Bloy d'Hubert Juin.
Rémi Soulié
Vous avez été le maître d’œuvre de cette belle édition du Journal en Bouquins/Laffont, vous travaillez également à l'édition du Journal inédit de Bloy dont le premier volume [la parution du troisième est désormais annoncée] est paru à L'Âge d'Homme. Quelles sont les différences de projet et de contenu entre les deux entreprises bloyennes ?
Pierre Glaudes
La première différence, c'est évidemment une différence de destination. Le Journal inédit est un Journal intime, au sens propre: il n'était pas destiné à la publication, il n'était pas destiné à être lu par d'autres que Bloy lui-même, son épouse et ses enfants – ils étaient à l'origine les seuls destinataires. On n'écrit pas pour les siens comme on écrit pour tout le monde, c'est une différence essentielle qui a conduit Bloy à couper les aspects les plus intimes de sa vie, à retrancher certains épisodes de sa vie spirituelle dont il pensait qu'ils pourraient ne pas être compris, et en particulier, ces mystères ou ces éléments les plus douloureux et problématiques – tout ce qui était en rapport avec le fameux «secret» communiqué dans les années 1880 par Anne-Marie Roulé. Bloy a supprimé également les aspects les plus matériels et les plus contingents de la vie quotidienne, quitte à rajouter, en revanche, dans le Journal publié des textes qui initialement ne figurent pas dans le Journal inédit : articles de presse, poèmes en prose etc. Bloy les a finalement recueillis dans le Journal publié pour constituer ainsi une sorte d’œuvre totale, organique, susceptible de ressaisir dans la perspective de l'absolu l'ensemble de l'Histoire. Le point de différence essentiel entre les deux Journaux est là : ce saut dans l'Absolu. Le contingent et le relatif inhérent à l'écriture au jour le jour impliquent que l'on manque de distance par rapport aux événements. On situe sur le même plan des choses minuscules et des choses beaucoup plus importantes, tout se dilue dans la saisie un peu myope de la matière multiforme du quotidien, alors que le Journal publié contribue à transposer cette matière dans l'Absolu, c'est-à-dire à n'en retenir que ce qui va permettre à Bloy de composer très sciemment, très artistiquement et avec une très grande subtilité un personnage, une figure littéraire que les titres du Journal déclinent d'ailleurs, Le Pèlerin de l'Absolu, Le Mendiant Ingrat, Le Vieux de la Montagne, c'est-à-dire une sorte de prophète des temps modernes, de témoin, d'apôtre des derniers temps qui cherche la face de Dieu dans les ténèbres. Cette transposition dans l'absolu se traduit d'ailleurs très souvent, sur le plan stylistique, non par la recherche de l'abondance ou de l'effet, auxquels on associe souvent le nom de Bloy, mais au contraire, par le choix de tournures aphoristiques, sentencieuses, de brefs éclats de lumière.
Rémi Soulié
Votre travail de notes est impressionnant. Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans leur établissement ?
Pierre Glaudes
Pour le Journal inédit, pour l'établissement du texte, il n'y a pas de difficultés dans la mesure où l'on dispose du manuscrit. Les difficultés éventuelles venaient de ce qu'au cours des années, ce Journal a été manipulé, placé entre plusieurs mains à l'intérieur de la famille, et parfois telle ou telle personne, offusquée par la lecture de tel ou tel passage a pu rayer sciemment des lignes, ce qui les rend indéchiffrables. Des documents qui étaient joints au manuscrit, des lettres en particulier, ou des articles de presse, ont pu être arrachés. L'état du texte faisait donc en lui-même problème. Une autre difficulté a été le choix éditorial de livrer un texte nu, un Index devant figurer uniquement dans le dernier volume (dont la date de publication n'est pas envisageable avant plusieurs années). Les lecteurs d'aujourd'hui ne disposent pas toujours des éléments qui permettent de mieux identifier tel ou tel personnage, de mieux comprendre la place qu'il occupe dans l'existence de Bloy. C'est une des raisons qui m'ont conduit à vouloir livrer rapidement une version du Journal publié du vivant de Bloy où, grâce à la bonne volonté des Éditions Robert Laffont et en particulier de Guy Schoeller et Robert Kopp, les responsables de Bouquins, il a été possible de procurer un apparat savant extrêmement abondant puisqu'il comporte à peu près 350 pages de notes. Les difficultés d'établissement du texte, ici, sont multiples mais la principale vient de ce que nous n'avons pas le manuscrit, ou plus exactement, si nous disposons du texte original du Journal inédit, nous n'avons pas le manuscrit du texte que Bloy en a tiré pour l'établissement de son Journal publié. Tout au moins, on n'en dispose pas intégralement. Certains volumes sont conservés, l'un notamment, à La Rochelle, dans le Fond Bollery; on dispose par ailleurs de diverses épreuves corrigées; d'autres ont été mises en vente à l'occasion de la dispersion de la bibliothèque du Colonel Syklès, disparu il y a quelques années, et qui était un grand collectionneur parisien. Ces volumes n'ont hélas pas été préemptés; ils sont partis entre les mains de collectionneurs difficiles à identifier et rarement disposés à les laisser consulter par les chercheurs. Pour l'établissement de l'édition de ce Journal, je me suis fié à l'édition originale que j'ai été amené à rectifier, sur tels ou tels points où elle était douteuse, à partir des éléments dont je disposais, c'est-à-dire essentiellement le Journal inédit voire des corrections manuscrites de Bloy sur tel ou tel exemplaire de l'édition originale. Je pense globalement que le texte publié par les Éditions Robert Laffont est plus fiable, même s'il pourrait être susceptible d'autres améliorations, le jour où, peut-être, les manuscrits seront disponibles. Cette édition est globalement plus fiable et plus satisfaisante que les trois éditions antérieures du Journal. Dans ces affaires, il faut rester prudent et modeste.
Rémi Soulié
Comment interprétez-vous les nombreux parrainages – au sens premier du mot – de Léon Bloy ? Était-il, dans tous les sens de la formule, un véritable père spirituel pour ses filleuls ?
Pierre Glaudes
Oui, indéniablement. Je crois que l'on ne peut pas penser le projet de Bloy sans l'inscrire dans un des grands courants de la littérature du XIXe siècle qui est celui de la renaissance de l'apologétique mais d'une apologétique qui ne serait pas dévote et passéiste, d'une apologétique qui essaie de rénover son discours pour l'inscrire dans le siècle. C'est ainsi que l'on peut lire Chateaubriand, Barbey d'Aurevilly à certains égard, et c'est ainsi que l'on peut lire Bloy. Il a toujours eu l'ambition de s'adresser à quelques âmes perdues au milieu des autres pour les convertir. Il n'a d'ailleurs jamais cessé d'exercer ce pouvoir d'attraction; il fut un grand convertisseur. En effet, il peut apparaître comme un père spirituel; il a joué pleinement son rôle de parrain qu'il prenait très au sérieux.
Rémi Soulié
Que pensez-vous du Léon Bloy de Maurice Bardèche ?
Pierre Glaudes
Lorsque Maurice Bardèche a voulu rédiger ce livre, il avait pris contact avec moi. J'ai donc eu l'occasion de le rencontrer. Nous avons discuté ensemble. Il était alors à la fin de sa vie. Son ambition était de faire un livre qui tire à 10 000 exemplaires, non pas un ouvrage universitaire mais un travail qui pourrait être lu par ses lecteurs habituels, cultivés, qui suivaient attentivement ses publications à la Table Ronde. Il a écrit une biographie de Bloy qui, en dépit de quelques imperfections factuelles, a le mérite de synthétiser l'ensemble des éléments qui étaient disponibles au moment où il travaillait. C'est une biographie alerte qui se lit certainement avec intérêt. Sans doute peut-on regretter deux choses : la première, c'est que Maurice Bardèche n'aimait pas Léon Bloy et qu'il y a un paradoxe à vouloir écrire la biographie de quelqu'un que l'on n'aime pas – c'est s'exposer tôt ou tard à le juger sans peut-être le comprendre, voire, de faire preuve avec lui d'une excessive sévérité. L'autre paradoxe, c'est que Maurice Bardèche s'intéressait peut-être davantage à l'homme Bloy qu'à son œuvre. Au fond, Bardèche n'aimait pas l’œuvre de Bloy. Il s'intéressait au personnage de l'écrivain. Dans l’œuvre de Bloy, il n'était sensible qu'à la dernière période. Il réserve les mots les plus justes de son ouvrage à Dans les Ténèbres ou Les Méditations d'un Solitaire parues en 1916. Pour le reste, je trouve évidemment que les catégories d'un critique formé à l'école balzacienne n'étaient pas celles qui le prédisposaient le mieux à comprendre le romanesque bloyen, ni même le symbolisme universel qui constitue le fil directeur de l'ensemble de l’œuvre.
Rémi Soulié
Quels sont vos projets immédiats ?
Pierre Glaudes
Je viens de terminer une édition de Sueur de Sang qui m'a été demandée par les Éditions Le Passeur. J'espère pouvoir faire aboutir, dans les années qui viennent, un projet qui n'est pas encore totalement formalisé mais dont j'espère qu'il le sera d'ici un ou deux mois. Il s'agit d'une édition, toujours dans la collection Bouquins/Laffont d'un choix d’œuvres de Joseph de Maistre, avec un dictionnaire des notions centrales ou récurrentes chez cet écrivain. C'est un projet important. Maistre souffre souvent d'être enfermé dans des clichés que l'on perpétue sans vraiment connaître la réalité de ses œuvres. D'autre part, on ne s'est pas assez intéressé au philosophe, au juriste, et surtout à l'écrivain, alors que Maistre a ce que Barbey d'Aurevilly appelait «le génie de l'aperçu». Maistre est un remarquable écrivain qui a joué, de mon point de vue, un rôle séminal dans l'histoire et la politique, dans la littérature et l'historiographie de la littérature du XIXe siècle, qu'on le traite comme un épouvantail ou exclusivement comme un maître à penser. C'est justement pour procéder à une réévaluation de son œuvre que ce projet m'a paru alléchant et que je l'ai accepté.
Notes
(1) Pierre Glaudes, Atala, le désir cannibale (Éditions des P.U.F., coll. Le Texte rêve, 1994).
(2) Pierre Glaudes, Contre-textes, Essais de psychanalyses littéraires (Éditions Ombres, Toulouse, 1990)
(3) Giovanni Dotoli, Autobiographie de la douleur, Léon Bloy écrivain et critique (Klincksieck, 1998), p. 189.
Cet entretien a été réalisé à Toulouse le 29 mars 2000, publié dans le n° 8 de la revue Dialectique puis dans le hors-série de la revue Cancer ! consacré à Léon Bloy. Enfin, il a été mis en ligne sur ce blog en deux parties, ici et là.