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29/10/2013
Ma dernière création est un piège à taupes d'Oliver Rohe
Crédits photographiques : Prokudin-Gorskii (Collection LOC).
La lecture de ce petit texte qui constitue l'adaptation d'une pièce radiophonique pour France Culture intitulée AK-47 a représenté une véritable respiration, alors que je m'enfonçais dans la platitude, si je puis dire, des productions de Yanick Haenel, Philippe Vasset ou Christophe Ono-Dit-Biot, cette dernière récompensée par quelques vieillards bigleux équipés de palmes et de tubas, confondant sans doute, à leur grand âge, plan de communication massif et littérature.
L'écriture de Rohe est très agréable et, derrière son apparente sécheresse, révèle une science assez sûre de la construction, l'histoire de l'inventeur de la célèbre Kalachnikov pouvant être comprise comme un minuscule miroir pas moins capable de refléter l'histoire mondiale s'étendant sur des lustres de rivalités entre les puissances occidentales et soviétiques.
La sobriété quasiment mécanique du ton m'a fait penser au Cendrars de L'or, court texte ayant valeur de parabole de l'humaine condition, tout comme le nom d'AK-47 renferme lui aussi, selon le borgésien (ou benjaminien ?) Rohe, «en son sein l'abolition de la propriété privée et la collectivisation des moyens de production, la nouvelle politique économique, la planification quinquennale, les hauts-fourneaux et les ouvrières agricoles, la bataille de Stalingrad, l'art réaliste et le cinéma soviétique, les parades spontanées de la jeunesse et les grands défilés militaires» (1).
L'habileté d'Oliver Rohe réside dans le fait qu'il a parfaitement réussi à imbriquer des descriptions courtes, violentes et énigmatiques, de scènes actuelles d'hommes (voire de singe !) utilisant, dans différents coins de la planète, l'arme fétiche des damnés de la terre, avec l'évocation de la vie de son inventeur et, surtout, avec une histoire symbolique parallèle, où l'arme de guerre, dont la «dimension de plus en plus légendaire» ainsi que son «indéniable cristallisation en fétiche politique» (2) (p. 45, l'auteur souligne), peut être comprise comme le nœud gordien d'une histoire marxiste ironique ou devenue folle, puisqu'elle se mettrait à tourner autour du canon d'une arme devenue marchandise absolue, monnaie d'échange planétaire, tout comme, d'ailleurs, «le bagage sensible et le savoir pratique» amassé tout au long des années de formation par le génial inventeur russe «dans un chaos de sources et de sédimentations éparses ne pouvaient déboucher sur autre chose que ce fusil d'assaut révolutionnaire» (p. 57), tout comme encore, cette même arme réduite au rang de banal produit de consommation, de «marchandise pure» (p. 69), «idéale» parce «jamais dépréciée bien qu'abondante et impérissable» (p. 74), «icône de la contestation pop et du gangstérisme qui pénètre le langage lui-même» (p. 78) ayant réussi à anticiper «la perpétuation des conditions permettant sa production et son écoulement» (p. 70, l'auteur souligne), serait devenue quelque chose comme la «matérialisation unique de leur [celle des soldats] parole collective, et bien plus que cela : de leurs humeurs secrètes, de l'expression de leurs visages, de l'état de leurs corps, de tout ce qui excédait les possibilités de la parole et échouait en dehors du territoire de la langue» (p. 61).
Pourtant, cette impression de circulation entre les êtres, les lieux et les époques les plus divers et même de correspondances infinies, parfaitement suggérée par l'écriture faussement indifférente de l'auteur, est fausse car, comme nous le dit Oliver Rohe, cette «œuvre de colonisation méthodique, de maillage serré et systématique que l'on observe sur la carte noircie et surchargée peut donner de prime abord une impression vertigineuse d'unification du monde, comme si la circulation de la marchandise avait reconfiguré notre géographie globale pour en faire une surface plate, lisse et monochrome; mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu'à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites et antagonistes sur le modèle de la guerre civile infinie» (p. 83), l'écriture, finalement, parvenant, le temps d'un texte surprenant, à réunir ce qui avait été désuni, parvenant même à doter d'un centre obscur ce qui par essence (ce mot choquera dans une perspective strictement marxiste) ne peut en avoir, et reste à jamais soumis à la ronde folle d'une noria de mots et d'armes s'engendrant à l'infini, machine perpétuelle de la folie des hommes.
Notes
(1) Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes (Éditions Inculte, 2012), p. 28. Aux pages 36-7, il ajoute : «L'AK-47 né de la bataille de Stalingrad, des plans quinquennaux et de l'ouvrière coiffée d'un fichu sur un champ agricole était plus qu'un fusil efficace favorisant un certain rééquilibrage des rapports de force sur le terrain militaire, il était le symbole brandi par l'exploité contre le capitaliste, par l'opprimé contre le colonisateur, plus largement par le faible contre le fort, il était l'étendard planétaire de la justice immanente et de la libération».
(2) Rappelons que le fétichisme, dont la connotation religieuse est évidente (l'auteur ayant lu dès 1841 Le culte des Dieux fétiches ou comparaison des anciennes religions de l'Égypte avec la religion actuelle des nègres), est une des notions clés de la pensée de Marx, très tôt apparue puisqu'elle est évoquée dans les Manuscrits de 1844, le terme «fétiche» étant même utilisé dans un article de la Gazette Rhénane de 1842.