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08/11/2014

Sept méditations sur Kafka d'Álvaro de la Rica

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

12469625_1006799646027904_4083569638077935608_o.jpgÀ propos de Álvaro de la Rica, Sept méditations sur Kafka (traduction de Gersende Camenen, préface de Claudio Magris, Éditions Gallimard, coll. Arcades, 2014).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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Est-ce paresse, pudeur ou crainte de voir les ventes de l'ouvrage baisser sensiblement, de la part de l'éditeur Gallimard, que de ne pas avoir conservé le beau titre original, Kafka y el holocausto, de l'essai d'Álvaro de la Rica sur Kafka (1) ?
En tous les cas, il est profondément réjouissant de pouvoir lire encore de tels textes, à la fois érudits et détestant pourtant les petits sauts de puce que pratique, la mine perpétuellement réjouie comme celle d'un idiot congénital, la critique universitaire française, perdant pied dès qu'elle ne peut s'appuyer sur la trois fois bénie béquille de la rigueur (prétendument) scientifique, et les quelques références, toujours les mêmes, qui lui servent de Sésame ouvre-toi indigent.
Car c'est à une critique entière, profonde aussi bien que stimulante, existentialiste au sens le plus noble de ce terme galvaudé auquel il faudrait peut-être préférer le terme de personnaliste, métaphysique et, pourquoi pas, eschatologique, que nous convie le texte dense d'Álvaro de la Rica. Ainsi, Claudio Magris a parfaitement raison d'affirmer, à propos de cet essai, qu'écrire «signifie nommer la vie mais sans insuffler la vie, manquer son objet en faisant resplendir un instant l'essence dans ce naufrage; la littérature est eschatologie, discours sur les choses dernières, qui à la littérature ne montrent qu'un visage de désastre, même si ce n'est peut-être pas leur seule face» (p. 9). C'est une autre façon de confirmer les dires de l'auteur qui écrit : «Je ne suis pas le premier à observer que la meilleure façon d'étudier l’œuvre de Kafka est de la contempler dans les cercles concentriques qui la configurent : le mariage, la Loi, la victime, le pouvoir, la métamorphose, la révélation. Ces cercles sont en permanence reliés par une connexion significative et un même mouvement ascendant» (p. 18).
Nous avons qui plus est retrouvé dans le livre d'Álvaro de la Rica les plus grands noms de la littérature et de la philosophie européennes, à la place de la sainte triade ridiculement parisienne Foucault-Barthes-Deleuze à laquelle le moindre caniche français frotté de lettres en âge de japper adresse ses dévotions émues, de grands noms donc comme Carlo Michelstaedter (cf. p. 65), Fritz Mauthner et Karl Kraus (cf. p. 104), la magnifique Cristina Campo (cf. p. 85) ou encore Maria Zambrano.
Ces quelques traits de caractère pour le moins bien trempé suffiraient à nous faire oublier les défauts du livre d'Álvaro de la Rica, qui parfois, à notre sens, se perd quelque peu dans les détails biographiques et les explications psychologiques (une chance tout de même, l'auteur semble rétif aux reniflements de miasmes si chers aux psychanalystes), ou, au contraire, se contente de grandes affirmations finalement assez peu fondées sur la réalité des textes de Kafka, leur citation directe, bref, sur une véritable herméneutique littéraire.
Ainsi, c'est dans sa quatrième méditation que l'auteur aborde la question, en effet centrale, qui a donné son titre original au livre et qui a été mystérieusement occulté dans sa traduction française : l'extermination industrielle des Juifs nazis par la machinerie nazie. Álvaro de la Rica, balisant le terrain si je puis dire où il va lancer sa propre expédition savante, commence par prendre ses précautions et tente de déjouer de possibles critiques émises à l'encontre de son art herméneutique : «Ce fait concret, la mort des sœurs de Kafka à Auschwitz, anachronique quant au moment où fut rédigée l’œuvre, pourrait néanmoins constituer à lui seul une dimension non négligeable du contexte de l'écriture kafkaïenne. Ni La Colonie pénitentiaire ni aucune autre de ses fictions, notamment Le Procès et Le Château, ni aucune des réflexions les accompagnant n'échappent à un moment de l'histoire européenne que l'on peut qualifier d'apocalyptique dans plusieurs des acceptions de ce mot» (p. 107). Cette idée n'est pas franchement originale, et ce n'est sans doute pas un hasard si nous la retrouvons, quasiment à l'identique, dans un très récent ouvrage évoquant la Shoah, sous la plume de Didier Durmarque qui écrit : «On cite souvent à juste titre Le Procès de Kafka comme récit apocalyptique, au sens étymologique, de la Shoah, mais sans en souligner suffisamment, à mon sens, sa précision : administration arbitraire et obéissante, ordinaire et prosaïque, qui suit des ordres supérieurs qui nous échappent, contresens et sens interdit qui annihilent l'individu et la responsabilité» (2).
Revenons-y, à ce mot qui convoque les trompettes du Jugement dernier, puisque, pas davantage qu'il ne parvient à réellement définir la qualité de génie (est-il visionnaire, martyr, prophète ?) de Kafka, Álvaro de la Rica ne nous donne une démonstration convaincante de la prescience, censée être apocalyptique, de l'œuvre de l'écrivain pragois. Il est trop facile, tout de même, de se demander si, belle image pour journalistes dont la tournure interrogative ne peut tromper grand monde, «Hitler et Staline sont à Kafka ce qu'Antiochos IV Épiphane fut à Daniel et ce que Néron et Domitien furent à Jean de Patmos» (p. 113), tout comme il est trop facile, sans s'interroger plus avant, sur le fait, en effet extraordinairement troublant, que certains des plus grands textes de Kafka ont semblé décrire dans le détail l'effondrement que constitua la Shoah : «Partant de tous ces faites [à vrai dire, il n'y en a guère], il n'est pas difficile d'établir un lien circonstanciel mais néanmoins inévitable entre l’œuvre kafkaïenne et ce que devint l'Europe occupée et sous le joug du parti nazi. Plus on insistera sur le fait que Kafka ne put prévoir directement et concrètement la Shoah, plus il sera évident, aux yeux de tous, que personne n'a été capable de décrire ce système politique comme il le fit, deux décennies avant qu'il ne se réalise dans les faits. Si étrange que cela puisse paraître, il n'eut pas besoin de le vivre en personne, même si ceux qui dans son cercle le plus proche lui survécurent le souffrirent dans leur chair» (p. 112).
Autre pétition de principe, et que dire de sa conclusion purement publicitaire, même si nous ne pouvons bien évidemment qu'être d'accord avec pareil propos : «L’œuvre de Kafka s'avance dans des régions très reculées de l'âme humaine, en quête du sens. C'est là l'essentiel. C'est pourquoi l'on peut parler d'eschatologie : d'un discours (logos) sur les fins ultime (eschaton). L’œuvre de Kafka se rapproche naturellement du quatrième Évangile, mais également de l'Apocalypse de Jean» (p. 114).
Quel dommage, tout de même, qu'Álvaro de la Rica se contente, sans beaucoup les sonder, de poser telle ou telle pétition herméneutique, et sans même perdre de vue le fait, lui aussi bizarre, qu'il ne comprend pas pourquoi «les interprétations apocalyptiques de Kafka» ont été écartées. La réponse à cette question ne pourrait-elle être cinglante ? Ainsi, bien plus que «l'effet du pouvoir d'aveuglement des œillères idéologiques fort tenaces qui obstruent encore la vue de nombreux commentateurs» (p. 82), ne pouvons-nous penser que ce type de thèse, s'il n'est pas solidement étayé, ne risque pas de convaincre grand monde, y compris même celles et ceux qui savent pertinemment que Kafka, à bon droit, peut être effectivement qualifié de génie, ou de voyant, ayant annoncé la Shoah ?
Certes, l'auteur marche, sur ce point, derrière Hannah Arendt qui, dans La Tradition cachée, a analysé selon Álvaro de la Rica «le prophétisme kafkaïen» (p. 128), mais il n'est sans doute pas le seul écrivain dont nous pourrions affirmer qu'il a vu, dirait-on, les massacres à venir. Je songe au Léon Bloy des dernières années annonçant que des massacres terribles suivraient d'autres massacres, et que les massacres qui viendraient seraient plus terribles que ceux que lui rapportaient les titres de presse, et je songe aussi au génial Thomas De Quincey, dont j'ai évoqué l'étrange Justice sanglante. Nous pourrions également rappeler la méthodique analyse des signes et insignes de la catastrophe à laquelle Jean-Luc Evard s'est livré voici quelques années à peine.
Il ne suffit pas plus à mon sens de se contenter de prétendre, comme le fait l'auteur, que «les grandes œuvres, dans ce cas présent, celle de Kafka, n'apparaissent jamais seules : elles sont entourées, précédées et complétées par l'effort d'autres auteurs qui tendent vers la même direction, des auteurs qui par ailleurs sont de différentes nationalités et écrivent dans différentes langues mais qui composent, au sein de la génération du tournant du siècle, une communauté européenne», car ce genre d'affirmation péremptoire, d'après l'auteur constitutive d'une «loi historico-littéraire» (p. 123) qu'il ne détaille pas et pour cause, ne peut convaincre que les convaincus, et moins que tous les autres, nos petits universitaires si difficiles à convaincre qui, en effet, possèdent une vue bien souvent dramatiquement limitée à quelques poteaux de couleurs criardes, où ils essaient de planter leurs flèches à ventouse.
La méditation suivante, la cinquième donc, après un bref rappel de la thèse essentielle de la précédente méditation (3), nous semble beaucoup plus convaincante, moins elliptique en tout cas, qui s'attarde à détailler les sens possibles de la très fameuse parabole intitulée Devant la Loi contenue dans Le Procès. Je laisse au lecteur découvrir ces pages, dans lesquelles l'auteur retourne les interprétations provenant des orthodoxes du formalisme que sont finalement, en matière de lecture et d'interprétation kafkaïennes, Todorov, Marthe Robert et Martin Walser (cf. p. 144), pages que nous pourrions résumer par un propos de l'auteur qui écrit : «L'écriture [de Kafka] se décante comme un processus d'immolation, de sacrifice et de perte. Imposé par qui ? Il n'en sait rien. Il ne le suggère même pas, mais en revanche il ouvre tout le processus littéraire à un plan qui le transcende infiniment. Il y a des forces tissant leurs réseaux et que Kafka n'ose pas même nommer mais qui sont là et lui fournissent la matière de son écriture» (p. 139).
Ainsi, pour Álvaro de la Rica, il ne faut pas craindre d'inverser l'ordre des priorités qui ont, en somme, guidé la plupart des commentateurs de l’œuvre de Kafka, pour le moins énigmatique, c'est-à-dire «en prenant les choses par l'autre bout» (p. 150), retournement qui culminera dans la sixième méditation : «Pour beaucoup d'interprètes, la peur ressentie par le héros kafkaïen croît de façon exponentielle jusqu'au moment où il affronte, terrorisé, l'idée de Dieu devant lequel on se rend dans l'angoisse et auquel on échappe dans une fuite ontologique. Mais personne ne nous empêche de proposer la lecture contraire. Et si la peur apparaissait précisément devant la disparition d'une instance ultime dans laquelle le Pouvoir et la Sagesse infinis se confondraient en une seule unité de sens ?» (pp. 184-5). Et Álvaro de la Rica de poursuivre : «Ne signale-t-il pas la peur radicale, sans consolation ni espoir possible, de l'homme face à sa finitude ? Cette position ne serait-elle pas davantage en accord avec le reproche que Kafka formule à son père de ne lui avoir transmis qu'un misérable succédané de croyance ?» (p. 185).
Ces affirmations, qui font de Kafka le père véritable d'une nausée de l'homme uniquement confronté à l'homme, trop souvent son bourreau, Dieu s'étant absenté ou éclipsé, sont parfaitement crédibles, et peut-être même justes car, en raison du caractère étrange, complexe, parfois réellement hermétique, de certains des textes de Kafka, la noria des interprétations ne peut que se mettre à tourner indéfiniment, affirmant tout et son contraire. Ce sont donc moins ces assertions qui nous dérangent, que le fait qu'Álvaro de la Rica, dont le livre est non seulement riche mais parfois réellement stimulant par les perspectives qu'il ouvre, appuie sa lecture sur une méthode comparatiste (4) assez peu rigoureuse à nos yeux. Ainsi, le rapprochement entre certains des procédés littéraires utilisés dans les textes les plus fameux de Kafka et des mécanismes textuels de l'Ancien ou du Nouveau testaments (cf. p. 155), pour intéressant qu'il soit, est parfois trop vague, tout comme ne sont pas poussées assez avant, comme l'auteur le concède, les comparaisons entre un Kafka et une Thérèse d'Avila (cf. pp. 198 et sq.et sq.) qui conclut l'ouvrage ?
Nous sommes peut-être excessivement dur vis-à-vis d'un exercice après tout supérieurement difficile, et qui n'a de consistance que de se développer en fulgurances (5), bien capables après tout, du moins un temps, de suspendre notre jugement. Exercice de haute voltige, qui par définition ne peut être ni trop solidement étayé (l'apparat de note a été volontairement supprimé par l'auteur) ni mené trop longtemps (le livre est assez bref). Il s'agit donc, ici, de remercier un lecteur qui, d'une certaine façon, exerce son art sans filet, a lu tous les spécialistes de Kafka et ne prétend pas les égaler sur le terrain de l'érudition pure, mais ouvre (ou plutôt insiste sur, puisqu'il n'a rien découvert) quelques pistes de réflexion. Et puis, les mentions de grands auteurs que nous avons évoqués, si rares après tout dans le répertoire de nos tristes intellectuels français (et que dire de celui de nos universitaires rabougris !), d'autres encore, comme Gershom Scholem, Walter Benjamin (voir la sixième méditation), Roberto Calasso (cf. p. 179), Elias Canetti (cf. p. 178) et, ô divine surprise, le grand peintre William Congdon (cf. p. 206) à peu près inconnu en France et dont l'une des toiles les plus saisissantes, du reste mentionnée par l'auteur (Crocefisso 165, cf. p. 207), a été reproduite en couverture de mon Judas, voilà de solides raisons pour lire ce livre aussi passionnant que, une fois le premier effet de sa lecture dissipé, dans le fond, dans son fond décevant.

Notes
(1) Kafka y el Holocausto a été publié en 2009 par Editorial Trotta, grâce au soutien de la Casa Sefarad-Israel. La traduction française est fidèle et agréable, et nos éventuelles observations ne concernent que des points de détail (comme la bizarrerie ayant consisté à traduire campesino, paysan, par celui qui vient de sa campagne, même si cette périphrase évoque la dimension péjorative du terme espagnol, puisqu'un campesino est aussi ce que nous appellerions un plouc). Il est en revanche plus regrettable que Gallimard n'ait pas jugé utile de reproduire les photographies contenues dans le livre espagnol (sous forme de carnet inséré entre les pages 60 et 61), car nous y voyons une reproduction de machine inventée à partir du modèle de celle figurant dans La Colonie pénitentiaire. Merci à l'ami José Luis González Ribera de m'avoir envoyé ce livre, que j'ai ainsi pu lire dans la langue dans laquelle il a été écrite.
(2) Didier Durmarque, Philosophie de la Shoah (Éditions L'Âge d'homme, 2014), p. 39. Ce livre, contestable en bien de ces points et même facilités (je songe à la première phrase de son Avant-propos jouant sur le mot camp, ou bien à cette manie de désigner l'extermination comme castration), vaut surtout pour les citations d'auteurs tels que Imre Kertész ou David Rousset, même si nous n'y trouvons pas un seul mot sur W. G. Sebald, et très peu sur Jean Améry. La thèse que défend Didier Durmarque est assez simple, et pas franchement originale, faisant, de l'apparition des fours et des techniques modernes et rationalisées d'extermination, le triomphe de la Technique devenue folle : «La figuration de la question de l’Être serait grecque et hébraïque, la réponse à la question de l’Être relèverait de l'essence de la technique, à ceci près que cette réponse serait sa dissolution, une course à perte d'être, polarité négative du néant qui ne se donne plus comme fond, mais qui est en voie de le dissoudre» (p. 152). L'auteur me semble plus intéressant lorsqu'il affirme que la Shoah a constitué comme la seconde naissance de l'humanité, une seconde naissance qui nous a tous, innocents et salopards, contaminés (même si, pour le coup, il n'évoque qu'assez peu, finalement, la fascinante question d'une nouvelle écriture pouvant naître de l'horreur de l'Extermination, évoquée par Kertész dans L'Holocauste comme culture) : «Que tout nous parle de la Shoah n'est pas une formule, mais une inscription de la Shoah comme structure» (p. 148).
(3) «Kafka aurait prophétisé dans ses récits la venue du monde antagonique du nazisme comme un monde régi par des forces hors de portée de l'homme et qui donc l'annulent, particulièrement dans sa dimension communautaire. Les victimes du nazisme, comme les héros kafkaïens, se heurtent à un monde hostile qui les rejette, les avilit et les extermine au nom d'un idéal intangible et vide» (p. 130).
(4) «Ma démarche relève d'une logique interprétative comparatiste, même si dans chaque cas la comparaison s'établit sur des plans ou des modes différents» (p. 157).
(5) Le propos suivant, fort juste, ne peut que nous faire songer aux analyses de Victor Klemperer, d'ailleurs évoqué par l'auteur, sur la langue nazie : «En plus d'ouvrir le texte à une riche indétermination, l'emploi de ce terme [Ungeziefer, bestiole ou vermine, dans La Métamorphose bien sûr] souligne la dégradation ontologique – d'homme à bestiole – qui se produit symboliquement dans le récit et qui aura lieu quelques décennies plus tard dans le processus de dégradation sémantique qui précédera l'extermination des Juifs européens par le régime national-socialiste» (p. 190).

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