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02/08/2017
L'Ami des bêtes de Léon Bloy et La Terreur d'Arthur Machen
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Sur La Terreur d'Arthur Machen.
Arthur Machen dans la Zone.
Sur Histoires désobligeantes de Léon Bloy.
Léon Bloy dans la Zone.
L'Ami des bêtes est une des histoires désobligeantes que Léon Bloy n'a pas retenues dans la seconde édition du livre parue chez Crès en juin 1914, puisque cette histoire fait partie de la première partie de La Femme pauvre parue en 1897. La Terreur, que le public anglo-saxon qualifie de novella, a paru en 1917. Je ne puis supposer aucune influence directe du texte de Bloy sur Machen, La Femme pauvre ayant été traduit en anglais en 1939 sous le titre The Woman Who Was Poor. Pourtant, les ressemblances réelles, profondes, entre les deux textes, au-delà bien sûr de la thématique de la propagation de ce que qu'Arthur Machen appelle la terreur et qui ne nous intéresse pas ici, sont frappantes. Ces deux textes peuvent être placés sous la lumière d'une belle image que Dominique de Roux note dans Immédiatement, qui rappelle la dimension eschatologique, ici édénique dans son rapport au premier péché, de l'animal : «La contemplation des animaux est plus que celle des enfants le chemin de la libération intérieure. Regardez la flamme de l'intelligence dans les yeux du serpent amoureux de l'homme qui, en le persécutant, projette sur lui le crime originaire» (L'Âge d'Homme, coll. Mobiles, 1980, p. 260).
Partant, une fois de plus, du constat selon lequel «On ne connaît pas l'Amour universel parce qu'on ne voit pas la réalité sous les figures...» (Léon Bloy, op. cit. indiqué dans la note ci-dessus, p. 352), nous apprenons que, pour le personnage dont le narrateur de Bloy conte l'histoire, les animaux étaient «les signes alphabétiques de l'Extase», car il lisait en eux «la seule histoire qui l'intéressât : l'histoire sempiternelle de la Trinité, qu'il [lui] faisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature». Pour cet étrange personnage, les animaux «sont, dans nos mains, les otages de la Beauté céleste vaincue» (l'auteur souligne) car, précisément «parce que les Bêtes sont ce que l'homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu'un jour, Dieu ferait par elles quelque chose d'inimaginable, quand serait venu le moment de manifester sa Gloire» (p. 353). Plus loin, nous savons que ce même personnage, comparé à une «similitude parabolique de ce Christianisme gigantesque d'autrefois dont ne veulent plus nos générations avortées» (p. 355), voyait dans les animaux «les détenteurs inconscients d'un Secret sublime que l'humanité aurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristes yeux, couverts de ténèbres, ne peuvent plus divulguer, depuis l'effrayante Prévarication...» (p. 354) qui ne peut être, pour Léon Bloy, que le péché d'Adam. Ainsi considéré, ce personnage, qualifié de «brûlant de la Croix», qui représente pour le narrateur «la combinaison surnaturelle d'enfantillage dans l'Amour et de profondeur dans le Sacrifice qui fut tout l'esprit des premiers chrétiens», ne peut qu'être «l'image et le raccourci très fidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dans les golfes du Paradis !» (p. 356). Nous n'en saurons pas plus dans ces quelques pages qui, en effet, ont davantage leur place au sein d'un ensemble plus vaste qu'elles ne forment véritablement un conte à part entière, doué de sa propre logique narrative, autonome.
C'est parce que l'homme est tombé de sa place que les animaux, dans La Terreur d'Arthur Machen, se révoltent contre lui : «Le secret de cette vague de terreur se résumerait ainsi en une phrase : les animaux se sont révoltés contre les hommes» (Arthur Machen, op. cit. indiqué dans la note ci-dessus, p. 263), car les animaux ont «cessé d'être retenus par cette mystérieuse inhibition qui, depuis des siècles, a fait des plus forts les humbles esclaves des faibles» (p. 264). Dans ce texte étonnant hanté par «la corruption infinie de l'espèce humaine» (p. 194), la révolte sourd de «l'intérieur de la terre» (p. 223) et semble annoncer «le Jugement Dernier» (p. 225), la temporalité apocalyptique étant du reste une des constantes du texte de Machen (cf. pp. 240-1 et 251), qui ne peut logiquement répondre qu'à la quête éperdue d'une pureté perdue, lorsque les hommes et les animaux vivaient ensemble pacifiquement. Chez les deux auteurs, les bêtes, innocentes du péché commis par Adam, ont pourtant été plongées avec ce dernier et sa descendance dans les affres d'une histoire particulièrement cruelle, non seulement pour l'homme mais pour ces mêmes bêtes. Si elles symbolisent, en le rappelant par leurs yeux où brille l'innocence perdue par les hommes, le temps miraculeux de l'entente avec les hommes, les bêtes annoncent la grande colère des derniers temps, dont il se pourrait bien, d'ailleurs, qu'ils soient les vecteurs.
Je cite longuement Arthur Machen : «l'origine de la grande révolte des bêtes doit être recherchée parmi des causes plus subtiles. Je pense que les sujets se sont révoltés parce que le roi avait abdiqué. A travers les siècles l'homme a dominé les animaux, le spirituel a régné sur le matériel grâce à cette qualité particulière de spiritualité qui est l'apanage de l'homme et qui fait de lui ce qu'il est. Tant qu'il exerce son pouvoir et manifeste sa bienveillance je cois qu'il existe, cela est clair, entre lui et les animaux une sorte d'alliance. D'un côté, il y a la suprématie, de l'autre, la soumission; mais, en même temps, ils étaient liés par cette cordialité qui s'observait entre les seigneurs et leurs sujets dans un état bien organisé» (pp. 269-70). Les dernières lignes du texte sont éloquentes : «Cependant les bêtes possèdent quelque chose qui correspond à cette spiritualité de l'homme et que nous nous contentons d'appeler instinct. Elles se sont aperçues que le trône était vacant. L'amitié elle-même n'était plus possible entre elles et un monarque ayant abdiqué. Si ce n'était pas un roi, c'était un simulateur, un imposteur, quelqu'un qu'il fallait détruire. De là est venue, je pense, la terreur. Les animaux se sont soulevés une fois, ils peuvent se soulever encore» (p. 271).