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03/12/2019

Le dernier loup de László Krasznahorkai

Photographie (détail) de Juan Asensio.

2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.








LK.JPGTout lecteur de La venue d'Isaïe ne pourra qu'être frappé par un certain nombre de correspondances avec Le dernier loup et, en tout premier lieu, une certaine tonalité de fin de partie, bien figurée dans cette nouvelle par la description du minable bar berlinois où l'ancien professeur de philosophie, à peu près revenu de tout et d'abord, nous allons le voir, de l'exercice de pensée, raconte son étrange, bien que fort banale aventure au patron patibulaire des lieux, qui non seulement n'est pas franchement passionné par ce qu'il lui dit mais qui a l'air de douter assez fortement que son client ait pu être appelé, respectueusement, à se rendre en Espagne à l'invitation d'universitaires.
S'il ne pratique plus la philosophie ou même le simple enseignement de cette dernière, nous ne savons trop, notre personnage est un sacré conteur, qui se moque assez, à vrai dire, de la qualité pour le moins fort aléatoire de son auditoire, alors pourtant qu'il ne cesse de parler, lui qui avoue plusieurs fois qu'il n'a «plus rien à voir avec cet homme d'autrefois, cet homme qui, ne sachant pas encore que la pensée était finie, écrivait des livres, des livres illisibles gorgés de phrases lourdement déficientes mues par une logique déprimante et une terminologie suffocante» (1), ces mêmes phrases étant ailleurs (p. 18) qualifiées d'«alambiquées» et son mode de pensée de «labyrinthique».
Si la langue n'est plus elle-même qu'un «paquet de lingue sale», la pensée, elle, est carrément finie, la philosophie n'existant plus, «même si l'on faisait croire qu'elle était toujours là, dans les vitrines et sur les étagères des librairies : un vieux tas d'ordures, un leurre, un masque, un décorum, un mensonge répugnant» (p. 22), ce qui veut dire que notre conteur doit soit «revenir à des thèmes d'avant la fin de la pensée, ce qui était inexprimable, soit se référer à des thèmes d'après la fin de la pensée, ce qui le condamnait inéluctablement au silence» puisque la langue n'est plus «en mesure de donner forme à des contenus insaisissables», puisqu'elle est «hors service» et a «sillonné toutes les contrées possibles et imaginables», en a «fait le tour, pour finalement retourner à son point de départ, mais dans un état de délabrement ultime" (pp. 20-1). Ce dernier loup pourrait en somme le dernier homme qui, une fois cependant avant de disparaître définitivement, donnerait sa chance au langage pour tenter d'évoquer une histoire que non seulement ce dernier ne peut plus correctement évoquer, mais qu'il n'a pas le droit de signifier.
Notre penseur qui a renoncé à la pensée est pourtant dans son droit le plus rigoureux lorsqu'il affirme que ses yeux se sont ouverts et qu'il a appris à ne plus penser puisqu'il a «compris que tout ce que nous percevions de l'existence n'était qu'un gigantesque mémorial célébrant la vanité des choses, se reproduisant à l'infini» (p. 26), cette force n'étant pas du tout le hasard selon notre penseur paradoxal puisqu'il a renoncé à la pensée «mais plutôt une intention obscure et démoniaque, profondément enracinée dans la substance intrinsèque des choses, une intention nauséabonde, qui imprégnait tout de sa puanteur» (p. 27), intention mauvaise qui empruntera au travers des âges des masques différents dans Guerre et Guerre. Cette thématique n'est pas davantage creusée, car il importe sans doute de se concentrer sur l'unique filon pur de notre récit : la quête du dernier loup, comme paradigme d'un monde qui ne sait plus où il va, qui a perdu le sens secret liant les mots aux choses et aux êtres, qui, peut-être, s'achemine à sa ruine.
L'histoire du dernier loup, du moins du dernier loup prétendu, va peut-être permettre à notre penseur, qui a tout de même vu ses ouvrages être traduits en espagnol, de remonter à un exercice de la pensée et même : à un état de la pensée qui échapperait en somme à cette malédiction, qui comme une lèpre s'étend au monde entier (et l'Estrémadure, un temps épargnée en raison de sa pauvreté même, n'y échappera évidemment pas, cf. p. 36), comme si le fait, pour notre personnage une fois arrivé en terre sèche espagnole, de remonter la piste jusqu'à être certain d'avoir trouvé non point tant le dernier loup que le témoin assurant qu'il s'agissait bien là du dernier animal splendide et mythique, comme si ce fait pouvait garantir qu'une ultime parcelle de pureté, ou même de fierté (oui, la fierté du loup, mais celle, aussi, du chasseur, qui ne font qu'une seule et même fierté, cf. p. 41), pouvait être conservée dans le monde ou bien, si cette dernière était décidément détruite, dans le langage chargé de la retrouver, d'en rappeler l'existence fugitive par l'entremise d'un acte narratif.
Les étapes sont multiples qui rapprochent notre professeur désabusé du dernier loup, d'abord deux jeunes auteurs qui, dans un article, citent «un certain Fernando Palacios, le professeur Fernand Palacios» (p. 28), puis un chasseur, «un certain Antonio Dominguez Chanclón» (p. 29), ensuite José Miguel, garde-chasse de son état qui indique à notre professeur irascible que le dernier loup empaillé derrière la vitrine de Dominguez Chanclón n'est pas du tout le dernier loup, puisque celui-ci a bien failli être tué, avec d'autres de sa meute, par un lobero, autrement dit un tueur de loups, le dernier loup ayant été en fait abattu par «un certain Alejandro», qui en somme mit un point final à la traque des animaux sillonnant cette région désolée de l'Espagne, l'Estrémadure, «la partie aujourd'hui espagnole de l'ancienne Lusitanie» (p. 14, l'auteur souligne) et fit dire à José Miguel quelque chose dont nous ne savons rien puisque notre professeur ne nous en dit rien, bien que nous soupçonnions quelque peu la nature de la révélation et qu'il s'agisse d'un propos concernant un accord mystérieux entre l'homme et la nature, l'homme et l'animal, une pureté irrémédiablement perdue disais-je car, si nous ne savons rien de ce que José Miguel aurait aimé ou, même, a révélé au professeur, nous savons au moins qu'el amor de los animales es el unico amor que el hombre puede cultivar sin cosechar desengaño» autrement dit que «l'amour des animaux est le seul amour qui ne déçoive jamais l'homme» (p. 60), traduction d'ailleurs point complètement fidèle au propos de José Miguel mais qui n'en fait pas moins signe vers un tout autre lieu que ce Sparschwein minable et sale dans lequel notre ancien penseur fait acte, comme Jean-Baptiste Clamence d'une certaine manière, d'ironique enseignement, en tentant de remonter à la source de l'événement qui semble l'avoir non seulement changé mais véritablement converti à une dimension réelle, bien qu'invisible.

Note
(1) László Krasznahorkai, Le dernier loup (Az utolsó farkas, 2009, traduction comme toujours excellente de Joëlle Dufeuilly, Cambourakis, 2019), p. 11. Il s'agit d'une nouvelle de l'auteur, qui semble apprécier ce format court, comme le montre l'exemple du recueil de nouvelles intitulé Sous le coup de la grâce précédemment paru chez Vagabonde.

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