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20/01/2021
L’Architecture de Marien Defalvard, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Xinhua (Getty Images).
Marien Defalvard dans la Zone.
Sur L'Architecture.
«Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé.»
Sylvia Plath, La cloche de détresse.
Presque dix ans après Du temps qu’on existait (1), avec, dans l’intervalle, un très beau recueil de poèmes intitulé Narthex (2) et qu’on aurait aimé voir mieux servi par nos institutions ou par la presse, Marien Defalvard réapparaît en publiant L’Architecture (3), un deuxième roman où s’affrontent un éblouissant plaidoyer pour la littérature, un certain aveu d’échec du langage et l’état des lieux accablant d’une «France médiane» (p. 159), «inhabitable» (p. 124), symbole d’une déperdition spirituelle qui se reflète insolemment et allégoriquement sur l’architecture d’une «Clermont-Ferrand […] sépulcrale» (p. 297), assommée par un provincialisme au fond duquel s’agitent toutes les maladies mentales de la France contemporaine, voire tous les troubles du monde occidental actuel. Or, cela va de soi, l’idée d’une architecture dont la vocation serait mortellement délabrée, solidaire d’une époque embaumée par le sinistre galop de la modernité, appelle de tous ses vœux la réédification de quelque chose, l’assignation urgente d’un contrepoids vital. Ainsi, sur les débris symboliques de l’architecture clermontoise et au chevet d’une Auvergne en danger de mort cérébrale, Marien Defalvard, par l’intermédiaire d’un architecte vouant un culte immodéré à la littérature et qui est le doppelgänger manifeste de l’écrivain, cherche désespérément à bâtir un indestructible et cathartique monument livresque, une architectonique du langage purifié qui pourra si possible remédier aux ruines matérielles (la laideur zénithale des édifices) et aux effondrements immatériels (la monstruosité croissante des esprits). C’est pourquoi tout le roman, se présentant comme le journal intime d’une sorte de Mimar Sinan anachronique et francisé, désorbité dans les années 1990 et le râle obscène des années 2000, désireux, en substance, de ressusciter une Constantinople dont les minarets charismatiques étaient assoiffés de divin, toute L’Architecture, donc, se bagarre avec une ère des ténèbres, une ambiance menaçante de fin des temps au sein de laquelle, désormais, «les longs minarets noirs des usines […] Michelin» (p. 104), à Clermont, écrasent tous les élans de ferveur et réduisent les hommes à la servitude perverse du désenchantement.
Il y a deux versions de Clermont-Ferrand qui se synchronisent et s’enroulent autour d’un axe commun de déchéance : une Clermont de 1992 qui prélude la catastrophe générale et une Clermont de 2016 où tout est définitivement vaincu, où toute beauté est abolie. Pour sauver en partie la ville de cette certitude macabre, de ce destin obscur où la lumineuse véracité du Beau s’est écroulée, pour défaire virilement et courageusement ce que les Parques du Massif Central ont lugubrement tressé à Clermont-Ferrand, l’architecte que Marien Defalvard imagine a le projet de soumettre aux autorités municipales «une architecture catholique, un gallicanisme parfait» (p. 69). Il a l’intention, à la proportion de ses modestes outils et de ses volontés torturées, de déjouer le règne du profane en revendiquant un fragment de sacré, en édictant une foi éminente et condensée qui pourrait excéder les petits catéchismes de chapelle. Il voudrait construire un palais de justice «sous le ciel sans justice» (p. 240) et convoquer peut-être une théodicée qui se donnerait la mission d’écarter de cette cité maudite les actes d’une insupportable satanodicée. Puis, au fur et à mesure que ce projet s’expose aux atermoiements de même qu’à la sensibilité inexistante des élus et des experts locaux, jusqu’à être diamétralement refusé en raison de son inadaptation au climat philistin de la ville (cf. p. 287), l’architecte redouble de puissance verbale, comme si l’ossature éternelle du langage devait à tout prix secourir le branlant squelette des vanités clermontoises, comme si, également, se révélait pour lui les irrévocables contours de sa passion principale, à savoir la haute littérature, l’impeccable construction des phrases, l’irréprochable structuration du monde par les mots afin d’y établir des palais insubmersibles, des citadelles inexpugnables, des sanctuaires qu’il serait impossible de profaner – des perfections flaubertiennes, tutto sommato, alliées à la grammaire torrentielle de Gadda, aux flamboiements de Gadda, à l’exorbitante érudition de ce transalpin qui l’incite à «exister dans le français» comme l’auteur du Château d’Udine existait «dans son italien» (p. 28). Il s’agirait là de conjurer le sort d’une impureté polymorphe (les corps et les esprits contaminés par le Zeitgeist de l’Occident décadent) en invoquant la contre-attaque d’une pureté exhaustive opérée par une aristocratie de l’intelligence et de la sensibilité.
La tâche est complexe au cœur d’une Clermont-Ferrand dont les «rues à la règle et bordées d’administrations» (p. 9) sont d’emblée le témoignage flagrant d’une mauvaise rectitude, d’une espèce de logique de voierie où la finesse du langage n’a pas sa place, où le moindre employé de bureau pourrait se sentir autorisé à corriger, avec toute l’outrecuidance du bourgeois ou du parvenu, l’immaculée conception du créateur littéraire habité par son apostolat. La tâche est d’autant plus immense qu’ici même, en cette préfecture du Puy-de-Dôme qui autrefois vit naître Blaise Pascal, se répand aujourd’hui la terrible crucifixion de la beauté (cf. p. 10), le douloureux bannissement de tout ce qui est susceptible d’exhausser un homme et par conséquent l’indolent plébiscite de tout ce qui est chargé de diminuer l’humanité. La satano-praxie clermontoise s’affirme partout, omnipotente et vulgaire, s’affichant d’abord sur les façades résidentielles, muséales ou laborieuses, se décelant par des surrections de gargouilles spectrales détournées de leur mandat protecteur et vomissant de leurs bouches néfastes le sordide brouet des idéologies up to date (l’hédonisme des mécréants, le parti pris démocrate des cadres supérieurs illettrés, le fétichisme de la technique). Essoufflée, paralysée, intubée aux tuyaux du Moloch de la Globalisation, la ville de Clermont-Ferrand, au couchant du XXe siècle, est irrémédiablement sortie de l’Histoire, extradée, indifférente à la dynamique fortifiante des nations et blasphématrice de son passé (cf. pp. 12, 161 et 285), défigurée par une «vacuité durcie en béton ingrat» (p. 12). Se dessine là, en caractères grossiers, la victoire du mensonge démocratique, en l’occurrence la plus infernale mouture du nihilisme. À cela, Marien Defalvard ou l’architecte – c’est du pareil au même – ne peut qu’opposer la conviction que la vérité gît dans le langage et que celui-ci, en connaissance de cause, peut combattre les armées mythomanes et narcotiques du suprême Imposteur. Le problème, cependant, c’est que le langage, quand bien même serait-il un ambassadeur fiable et déclaré de la vérité, ne saurait se confondre avec un accès privilégié à la totalité de la réalité, laquelle n’entretient aucune relation de synonymie ou d’homologie avec la vérité. D’où, assurément, la confession prématurée du diariste qui avoue que son genre de private journal of mankind rescue constitue quoi qu’on en dise «des pages de défaite» (p. 17).
Philosophiquement parlant, la réflexion classique à propos du langage postule que celui-ci permet l’expression de la vérité, à ceci près que cette vérité doit être comprise en tant que discours hétéro-normé fini, par contraste avec le contenu auto-normé infini de la réalité. En d’autres termes, quels que soient les moyens linguistiques de celui qui exprime sincèrement la vérité, il se heurtera toujours, dans la réalité, à un point de résistance, à une ligne de fuite, à quelque chose d’inconnaissable, d’imperceptible ou d’ineffable, condamnant la plus aboutie de nos démonstrations à l’incomplétude qu’avait remarquablement saisie Gödel. Aussi, la grande souffrance de l’écrivain qui se découvre dans L’Architecture réside tout entière dans cet aveu de faiblesse chronique, dans cette perpétuelle tentative de redresser par la langue romanesque ou parnassienne ce qui a été renversé par la corruption des mœurs et par l’avalanche d’une novlangue technocratique, sachant de toute façon que le langage qu’il utilise en représailles, fût-il celui du meilleur des poètes ou du plus étourdissant inventeur de néologismes désirant rivaliser avec Marcel Moreau, demeurera fatalement limité devant l’illimité de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui nous compose. Tout le malheur de l’écrivain, au fond, se résume à devoir combattre une langue et une époque mutilées par une langue elle-même défaillante, forcée d’admettre que les mots sont nécessairement moins nombreux que les choses, et même, plus sensiblement, que les mots ont une vitesse de déploiement trop lente par rapport à la course effrénée du devenir des choses. Or si le langage, jusque dans ses accessoires que sont les mots, contient un défaut de vivacité en comparaison de ce qu’il essaie de dire et qui semble marcher d’une allure beaucoup plus vive, il paraît alors évident que la mystification de la novlangue bureaucratique, par exemple, n’est qu’un degré exagéré de la mystification inhérente à toute forme de langage puisque les mots, en leur essence même, ne parviennent pas à épouser la rythmique indépendante de la réalité. Les mots, en tant que pôles de détermination, sont de surcroît les complices d’une syntaxe qui impose à la réalité un découpage contre-nature, un séquençage qui brise la continuité ou l’omni-créativité de la réalité infinie. Il s’ensuit que toute cathédrale du langage, toute obélisque à la gloire de la littérature, toute forteresse grammaticale, tout cela implique la mélancolie ou la détresse de ne pas pouvoir approcher l’architecture soupçonnée de la nature au sens large et originel du terme, c’est-à-dire de la phusis des premiers Grecs, celle dont Anaximandre déduisit l’infini et celle dont Héraclite inféra un mobilisme universel étranger à tout immobilisme oral ou écrit. La confidence de Marien Defalvard est d’ailleurs claire et distincte à ce sujet : au même titre que le langage réglé et persuasif du rhéteur, «tout langage», quel qu’il soit, fait montre d’une «anti-phusis» (p. 166) – il est chaque fois ce qui vient finitiser artificiellement l’infinité de la réalité naturelle.
Mais faut-il pour autant faire le deuil du langage et tomber dans le silence à la vue du spectacle affligeant offert par le pandémonium axiologique de Clermont-Ferrand ? Un personnage aussi prédicatif que cet architecte pourrait-il à jamais descendre dans le tourbillon du monde a-prédicatif pressenti par Anaximandre et Héraclite ? Il est indéniable qu’une fraction de sa personnalité le voudrait, qu’il aimerait s’abandonner au flux chaotique de la secrète Origine, comme Simon Delambre, dans l’époustouflant Siloé de Paul Gadenne, se libère du «tourment de la définition» et comprend que la vie s’amorce «là où les mots finissent» (4). Cela dit l’heure est trop grave pour Marien Defalvard, l’heure de minuit la plus sombre a retenti, et l’empire abominablement déstructuré de Clermont-Ferrand, à la croisée des siècles vingtième et vingt-et-unième, caractérise un enlaidissent de civilisation beaucoup plus préoccupant que la description du Paris sorbonnard et mort-vivant qui introduit Siloé. Il y avait tout à fait matière à se retirer pour Simon Delambre, matière à creuser un écart salutaire entre lui et Paris, à garder la vie sauve en évitant d’être pris pour un lâche, mais en ce qui concerne la situation qui obsède tant Marien Defalvard, c’est la vie même qui doit être protégée, l’humanité qui doit être mise en sûreté, et cela se fera par un engagement téméraire dans le cyclone du langage, dans tout ce qui pourra s’inscrire en faux contre les solécismes abstraits et concrets de son temps malgré la vulnérabilité avouée des procédés retenus. C’est pourquoi L’Architecture combine simultanément l’humilité d’un langage toujours conscient de ses limites et l’ivresse d’une langue française hissée à son apogée, parce que, d’une part et respectivement, le jeu en vaut la chandelle quand il s’agit de réfléchir au langage, et parce que, d’autre part, aucun écrivain digne de ce nom – et certainement pas Marien Defalvard – ne peut choisir le silence lorsqu’il est assiégé par le vacarme de la vulgarité ou par le tintamarre de l’analphabétisme érigé en valeur tutélaire. Pourtant, à la lecture de ce roman qui n’est pas vraiment un roman, on oscille entre une apologie de la langue française qui rappelle Joachim du Bellay et une irrépressible envie de se taire, d’échapper au carcan de la langue, de cheminer vers quelque chose qui serait capable d’initier une «révolte contre la langue elle-même» (p. 168), peut-être vers un état de soi-même où le discursif de la rationalité serait bouche bée devant l’intuitif du cœur, là où, suppose Pascal, les vérités les plus fondamentales sont recueillies (5).
De là se distingue le souhait de localiser le monde qui a «[précédé] la parole» (p. 20), d’accoster sur les rivages de ce cosmos qui n’était pas organisé par les fantasmes logocrates mais presque désorganisé par les libres facultés de l’imagination, par les atouts d’une perception élargie qui pouvait voir ou deviner, au milieu de la nature environnante, l’imaginaire d’un dieu infiniment joueur, infiniment enfantin eût soutenu Héraclite. C’est donc à rebours d’une prétentieuse maturité de la civilisation que se situe apparemment Marien Defalvard, plutôt attiré par le berceau de l’Être, par l’enfance d’une humanité qui s’est égarée dans une croissance exponentiellement tordue, dans un délire de la forme finie et technique dont la multiplication a peu à peu engendré le déni de l’informe et de l’incommensurable inchoatifs, le refus de cet endroit énigmatique où la vie exulte «dans l’architecture» inconnue «d’une pensée non encore advenue» (p. 14). Relativement à cela, bien sûr, la faillite consiste à n’appartenir qu’au langage (cf. p. 21), à n’être qu’une âme sémantique et un corps sensuellement réduit, à n’être qu’un orpailleur du Nomos qui oublie de regarder et d’éprouver la Phusis, à n’être qu’un prosélyte des législations consolatrices et inattentives à tout ce qui est intraitable, à n’être finalement qu’un consultant de l’inorganique frigide ayant rompu le lien sacré avec l’organique voluptueux. D’où la menace de «la maladie de l’excès de sens» (p. 22), la sollicitation faussement érotique d’un langage diluvien qui espère prendre le monde dans ses tenailles, l’étrangler jusqu’à lui faire dégorger le suc de sa vérité ultime. S’il devient hypertrophique, le langage fait naufrage et se mue en «réflexion superflue» (p. 25), passant à côté de l’existence et s’affirmant comme principe d’inexistence ou d’essentialisation. Autrement dit le langage, à trop vouloir forcer la main de la réalité, empêche l’épanouissement des choses, s’éloignant ainsi d’une enquête audacieuse sur l’origine vivante des choses en se conformant à un mortifère processus de désignation ou d’inventaire des essences. Tout écrivain qui s’adonnerait à la pratique d’un langage omniprésent prendrait le risque d’une dommageable accoutumance aux mots (cf. p. 53), se faisant l’otage consentant et complaisant des mots, le prisonnier de lourds cratylismes ou l’esclave de ces étiquettes que Bergson a pointées du doigt et qui s’insinuent entre nous et la réalité (6), nous déportant vers une vision instrumentale qui n’appréhende le réel qu’en fonction de nos intérêts les plus immédiats. Et au paroxysme de cette habitude des mots, de cette accommodation aux dictatures lexicales, trône sans surprise le langage mort, les formules funéraires de la «feuille locale» (p. 55), la flétrissure journalistique atteignant son zénith de furonculeuse bêtise. Ce pourrait être, au hasard, le quotidien La Montagne, naguère lancé par Alexandre Varenne, de nos jours avili par des légions d’incultes gazetiers, tumeur de papier où se métastasent les nombreux effondrements spirituels de la France, où se recrute un provincialisme consanguin aggravé en parisianisme emprunté, à mi-chemin entre une psychologie de rectorat et l’enthousiasme d’une secte sans perspective.
Il semble par conséquent décisif de se libérer de «l’empire des discours» (p. 121), de «ce parquet de plomb» (p. 121) où se sont implantés toutes les fictions utiles, tous les contrats sociaux iniques, toutes les dissolutions du Mystère (cf. p. 122), toutes les préférences de l’identité par opposition idéologique aux vertus de la différence (à savoir : la prédilection d’une culture statique et anémiée à l’inverse d’une reconnaissance de la nature dont l’infatigable dynamique crée inlassablement du nouveau). Pour essayer d’y parvenir, il faudrait être soucieux de la nuit, de la coloration nocturne qui rend la pensée plus intuitive (cf. p. 101), du fait même que l’obscurité naturelle de la nuit commande une bénéfique disparition des formes et une entrée dans le régime du sans-forme qui détruit l’essentialisme du principe d’identité. En pénétrant dans la nuit, le langage s’assoupit et s’allège des accumulations abusives, des capitalisations platoniciennes et des vains cadastres urbains et mentaux. Toutefois, en accomplissant ce pas en avant, en consommant ce progrès vers l’abîme, le langage encourt une terrifiante «punition» pour ceux qui ne sont pas prêts, en l’occurrence la possibilité de ne plus jamais revenir de «l’innommable» (p. 194). L’aventure est à ce prix : si l’on veut s’enrôler dans la recherche de «l’origine innommée» du monde (p. 127), si l’on veut apercevoir «ce qu’il y a avant le nom» (p. 127), alors il faudra accepter la difficile éventualité du punto di non ritorno, la probabilité d’une atmosphère ou d’une circonstance de soi irréversible, comme la minéralisation qui clôture La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos ou qui sourd dans l’errance de L’homme qui marchait sur la lune d’Howard McCord, ou, encore, comme la putréfaction du cétacé dans l’inoubliable Baleine de Paul Gadenne, nous indiquant la subtilité d’une gigantesque forme qui s’évanouit pour s’incorporer au royaume de ce qui n’a pas de forme, dans une autre odyssée de la subjectivité hermétique aux morales bourgeoises. Ce n’est qu’à cette condition nécessaire et peut-être même pas suffisante que nous pourrons accéder à «l’intuition du monde, avant la brume fixe du langage et les métaphysiques sclérosées» (p. 148), puis, de loin en loin, «recouvrer toutes les virginités» (7).
Néanmoins L’Architecture s’éternise dans une bipolarité quasiment inévitable. En effet, comment résoudre la tension où coexistent une fringale de ce qui n’offre aucune prise au langage et un appétit gargantuesque des mots qui veut rédimer une époque asyntaxique, cacophonique, désertée par le grand-mât de la cohérence ? À vrai dire l’action purificatrice du langage, en surface, pourrait très bien agir à l’échelle des profondeurs inaccessibles. Tout ce qui est en mesure d’être positivement remanié dans le visible augure un remaniement similaire ou plutôt une solidarité dans l’invisible, une ardente correspondance avec le divin, et Marien Defalvard, tel Saint-John Perse, connaît que «l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain» dès l’instant où «la grâce poétique» (8), donc la bénédiction du langage, se maintient à la vigie des mondes palpable et impalpable. Sur les brisées du poète Saint-John Perse, l’œil superlativement panoptique de Marien Defalvard sait l’importance d’une «adhésion totale à ce qui est», tout comme il sait la «loi d’harmonie [qui] régit pour lui le monde entier des choses» (9), celles qui sont dicibles et qu’il faut réparer du mal qu’on leur inflige, puis celles qui sont indicibles et dont la vie abyssale doit nous inspirer. Qui pourra ainsi reprocher à l’architecte Marien Defalvard d’être un toxicomane des mots, de souffrir de «la dépendance de l’opiomane ou du cocaïnomane malheureux» (p. 150) envers la vénérable patrie du langage ? De toute façon les désagréments de l’opiomanie linguistique sont concomitants de leurs agréments, et dût-on vivre des paradis artificiels de la phrase bien née ou des cristallisations amoureuses projetées dans la littérature, nos nerfs, à l’instar de ceux du drogué ailé de L’Architecture, n’en seront pas moins «rendus heureux par le langage» (p. 210).
On y revient alors : c’est Clermont-Ferrand qui doit être redressée de ses torts, purgée de ses tératologies, car, à partir de ce vaste chantier de réfection, par ricochet ontologique, toute l’Auvergne pourra mieux respirer, toute la France en sera soulagée. En quoi il est évidemment primordial de s’astreindre au recensement des pathologies et des malformations. Il faut s’imprégner de la fange citadine, étudier l’ennemi à la racine, se fourvoyer au cœur de ces «avenues absolument jamais ouvertes à une intelligence de conception» (p. 30), rétives à la «strophe vivante» (10) dont Saint-John Perse chante les louanges, dogmatiquement alliées à une architecture de la catastrophe, engagées dans la scandaleuse dissonance d’un urbanisme du délabrement (cf. p. 34). Il suinte de Clermont toutes les répugnantes suées d’un «fantoche politique», d’un «fantoche matriciel», inexorablement synthétisées sous les traits d’un «fantoche de pierre noire, de limaille et de craie poisseuse dans la brume rose, vêtu d’un éblouissant calicot d’hostilité» (p. 35). Dès les premières aurores de 1992, le diagnostic est peu rassurant, et déjà, au-dessus de cette Clermont-Ferrand qui ressemble à une énorme nécropole cognitive, paraît se cabrer le long cadavre futur d’un Valéry Giscard d’Estaing, charriant dans son sillage les morts-vivants de la gouvernance autochtone, ancêtres de ce néo-socialisme dégénéré qui tient les rênes de la ville en 2016 (cf. p. 185). Aussi n’est-il pas surprenant que Clermont soit comparée à une ville de l’Est, à une métropole soviétique, stakhanoviste dans sa déréliction (cf. pp. 36-7), nous évoquant l’infection communiste que décrit l’inénarrable Ričardas Gavelis à Vilnius (11). Il y a dans Clermont-Ferrand un esprit qui retient le communisme, un tempérament qui rebâtit le bloc européen oriental, le monolithe rouge, accentuant l’altération de ce qui pourrait être beau et précipitant le cataclysme de la langue qui devient l’organe de diffusion du mensonge. «Calmement» et «sans pudeur» aucune, Clermont exhibe «ses attributs industriels à la plaine» (p. 82), se répandant vers les campagnes comme une rédhibitoire coulée de lave, marchant sur les plates-bandes de ce qui est encore assez libre et doté d’une altissima paupertas à dessein d’y proclamer «l’architecture à cran d’arrêt [de] la réplétion bourgeoise» (p. 80). Le temps est proche où l’imbécile heureux de Clermont-Ferrand ira faire sa leçon de prostitution au sage prolétaire des alentours, car celui-ci, digne du bonheur durable et conscient des difficultés de la vie, ne peut rivaliser avec celui-là, assuré de son bon droit et de la pérennité de son bonheur éphémère, rassasié de népotisme, de plaisirs immédiats et de mauvais goût, celui-là même qui, sans plus attendre, aurait pourtant «besoin que quelqu’un [vienne] un jour [le] prendre par le bras [pour le mener] se tremper dans les eaux de Siloé !» (12).
Dès lors se joue à Clermont, au seuil des années 1990, la mise en bière du territoire auvergnat et par extension le déconcertant miroitement de la pulsion de mort occidentale. Le triomphe de «l’architecture nihiliste du pouvoir» (p. 256) produit une «corrosion de l’air» (p. 257), un nuage de Tchernobyl qui plonge la population en sédation profonde et qui en fin de compte l’euthanasie. En toute rigueur, selon ces modalités de l’éboulement existentiel, Clermont ne peut éviter de jeter son dévolu sur la laideur «comme surplomb moral» (p. 260). Certes, «en de certains espaces» de cette ingrate Babylone, «la beauté [tente] de se frayer un bref chemin», elle «tente une contradiction par l’être» (p. 267), mais le style ontique de la ville, hurlant et semant partout les cachots de l’étant, a pris de telles dimensions qu’il est à présent impensable d’invoquer une quelconque écriture ontologique. Sans doute faudrait-il posséder la sainteté d’un Poverello d’Assise pour oser rétorquer à toute cette immonde trivialité les coordonnées d’une hauteur de vue, pour acculer ces hallucinés du temporel à la sommation du spirituel (cf. p. 272), cependant l’épreuve est rude, herculéenne, cyclopéenne, à cause du fait que «tout [soit] à l’est ici» (p. 276), que tout s’abreuve à l’auge d’un bolchévisme aggiornato, tout à l’exception de ce qui est «à l’ouest», c’est-à-dire uniquement «le Puy-de-Dôme» (p. 276), cette espèce de mont Olympe oublié.
Il n’y avait par conséquent aucune chance que les intentions olympiennes de l’architecte soient dûment accueillies sur ces terres dévastées. La bureaucratie la plus dévitalisée fait valoir son embargo sur la Beauté (cf. pp. 286-7). Ici, à Clermont-Ferrand, on redoute une architecture vertébrée, on se défie d’une épaisseur mémorielle contenue dans la pierre citoyenne bien édifiée, de la même manière que la multitude administrée par Roger Quilliot (PS) craint toute littérature pourvue d’une épine dorsale, tout déferlement d’un art authentique, par anticipation de la Clermont-Ferrand des années 2010, laquelle, manœuvrée par l’insignifiant Olivier Bianchi (PS), achèvera de sombrer dans le vacuum de la médiocrité. Le Mal inhérent à Clermont est en quelque sorte aggravé par la politique. Le contexte de 1992 nous avertit d’ailleurs du dangereux pourrissement qui se trame, du grossissement de ce ventre urbain fécondé par l’air du temps, par un souffle méphitique, prêt à mettre bas, à engendrer tous les paradigmes possibles de la laideur. Plus que jamais, tandis que le XXe siècle touche à sa fin, Clermont-Ferrand nourrit la volonté de perdurer dans des valeurs invertébrées, de continuer sa méprisable reptation, rampant sous les tables de l’Opinion et se forgeant grotesquement une âme d’épicière. Et n’ayant pas voulu de l’architecte diégétique, cette Clermont-Ferrand babylonienne ne pouvait pas vouloir non plus de Marien Defalvard, elle ne pouvait pas le voir ou l’entrevoir, car là où domine l’impuissance la puissance ne peut se profiler, là où préside la bassesse le génie est d’office débarqué. Ces observations impitoyables, du reste, contribuent à l’assagissement de l’architecte : son «implacable démiurgie» (p. 294) s’estompe au début de l’année 1992, aussitôt que son projet esthétique et théologique est répudié. Son aspiration héroïque «de rendre la forme au monde» (p. 294) ne peut que constater la gageure que cela représente. Ainsi, au commencement de mars 1992, l’architecte «[quitte] Clermont-Ferrand» (p. 301) après plusieurs semaines d’épouvante, accablé par cette région d’où nous «ne [pouvons] plus tirer aucune métaphysique» (p. 301), mais nous laissant avec son journal de bord rédigé en eaux troubles, tel un cadeau tombé du ciel, des pages de grâce réelle et de guérison virtuelle.
Ce sont en outre les pages de ce journal incandescent de 1992 qu’il faut lire et relire afin de résister aux assauts de la disgrâce clermontoise de 2016 (cf. pp. 181-243). La ville, une fois pour toutes, s’est engloutie dans une luciférienne fosse des Mariannes où les démons ont élu domicile, noyée sous des flots de civilisation malade. Les défigurations ou les grimaces qui s’esquissaient pendant les derniers moments de la dynastie Quilliot sont devenues, sous les ordres de l’équipe Bianchi, des sommets de difformité. L’alliance d’un libéralisme faubourien et d’un socialisme abâtardi crée une haïssable somatisation de la laideur (cf. p. 185), en sus de lubrifier les fondations d’une «province normale du désir, du désir ensablé, où le langage [est] devenu monnaie de singe» (p. 186). Le servile effort clermontois pour persévérer dans l’abjection a paraboliquement délivré les fruits décomposés des valeurs sodomites et gomorrhéennes, propulsant au pinacle le pire et reléguant à la base le meilleur, majorant un hédonisme de secrétaire de mairie, une cuistrerie de préfet et un ridicule gémissement de rising feminism. Il est capital de comprendre le degré de perversion des masses dont Clermont-Ferrand se fait la manutentionnaire zélée, la façon dont la promotion du «fantasme libéré» aboutit à un «immense ciel de chlore métallique, d’où aucune divinité ne [peut] plus surgir» (p. 204). Non seulement «personne ici [...] depuis des années [n’a] lu une seule phrase de l’Évangile» (p. 229), mais, de surcroît, l’on ne peut s’empêcher de songer, devant cette spectaculaire rage de mourir spirituellement et de se vautrer matériellement, à ces villas géantes américaines que Jean Baudrillard avait cyniquement associées à des funeral homes (13). Animalisation et américanisation tombale de Clermont-Ferrand, ce monstre à deux têtes, selon toute vraisemblance, constitue le programme politique de cette cité de plomb à la recherche d’un unanimisme béat, pressée de fomenter une foule accomplie dans les latrines consensuelles de son époque (cf. p. 211), une foule niaise, une foule de défaite, une foule de la Croix inversée, repue des «irrespirables rues commerçantes» (p. 228) où se poursuit le «régime sans exemple des pulsions» (p. 242). Et au sein de cette arène de vicissitudes où se réalisent les plus fidèles objectivations du désir mimétique cher à René Girard, ou plutôt en dessous, dissimulée par le pacifisme apparent qui anime toutes ces machines désirantes, ruisselle une violence qui patiemment attend son heure, son apocalypse, son sang (cf. pp. 239-240). La barbarie est la rançon du désir mimétique et l’architecte, revenu à Clermont-Ferrand en 2016, ne peut que s’affoler à la vue des horreurs qui s’annoncent dans cette ville finie, moribonde, inconsciente des calamités qui sont aux aguets, prêtes à fondre sur elle comme des oiseaux hitchcockiens, peut-être en un Dies irae qui rétablira l’ordre juste après tant de forfanteries de l’ordre injuste.
Notes
(1) Grasset (2011).
(2) Exils (2016).
(3) Fayard (2021).
(4) Paul Gadenne, Siloé (II, Paix sur la terre).
(5) Pascal, Pensées (B 282).
(6) Bergson, Le Rire.
(7) Paul Gadenne, op. cit. (III, Le printemps).
(8) Saint-John Perse, Discours de Stockholm.
(9) Saint-John Perse, ibid.
(10) Ibid.
(11) Ričardas Gavelis, Vilnius Poker (Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2015).
(12) Paul Gadenne, op. cit. (III, Le printemps).
(13) Jean Baudrillard, Amérique.