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30/09/2007

Richard Millet le dernier homme : sur Désenchantement de la littérature

Crédits photographiques : Uwe Zucchi (AFP/Getty Images).

«Mon cas, en bref, est celui-ci: j'ai complètement perdu la faculté de méditer ou de parler sur n'importe quoi avec cohérence», Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes (Gallimard, coll. Poésie, 1992), p. 42.


166410f03a6a98b9153305cf48f869f0.jpgAvant-propos

Étrange petit livre que Désenchantement de la littérature, agitant mille idées, n'en développant réellement aucune, enchaînant des phrases qui semblent ne pouvoir se résoudre à conclure, désireuses avant tout de traduire le cheminement intellectuel de l'auteur (et plus que cela, les idées recouvrant les idées, les mots faisant naître d'autres mots, la phrase chutant à quelques bons kilomètres de son point de départ et, en fin de compte, le raisonnement ayant été comme instantanément vaporisé, sublimé, sans que nous puissions rien en retenir), à maintes reprises aussi déroutant, fascinant, brouillon, que Harcèlement littéraire était plat, bête, journalistique, réduit à un faux dialogue entre un écrivain apparemment bien content qu'on l'interroge et deux plaisantins ne comprenant apparemment pas grand-chose aux réponses qu'il leur livrait.
S'agit-il encore d'un brûlot, tout de même d'une autre portée et surtout d'une tout autre écriture que le lavement pour professeur sur le retour rédigé à la hâte par Tzvetan Todorov, bizarrement revenu de ses lubies et s'émouvant, tout d'un coup, alors qu'il a jeté sur le cadavre de la littérature française, avec beaucoup d'autres, sa petite pelletée de terre, que notre littérature ne vaille effectivement plus grand-chose ?
S'agit-il d'un manuel de survie moins étrange que peu honnête à l'usage des écrivains en terre vaine qui ne décrirait la toute dernière marche de l'empire de la parole que pour mieux refuser de la gravir puis de basculer dans un domaine dont nul n'a jamais rapporté la moindre description puisque «ce dont on ne saurait parler, il faut le taire» ?
S'agit-il d'une fausse Saison en enfer, ni lointainement rimbaldienne ni même vaguement sincère, puisque, dissertant sur le silence sans jamais se taire, elle se bâtit sur une aporie ou plutôt une imposture, aussi bien intellectuelle qu'existentielle ? Imagine-t-on le ridicule absolu de Rimbaud (oui, on l'imagine bien puisqu'il existe : Alain Borer), devenu potentat de l'édition, gloser sur ses productions passées, accabler les écrivains de reproches (souvent fondés, là n'est pas la question) et nous décrivant les terres arides d'Abyssinie sans jamais vouloir s'y perdre ?
S'agit-il d'une pâle copie des Nourritures terrestres, ayant retenu, sous une livrée pessimiste qui ne trompe guère que les imbéciles, l'essentielle leçon de Gide : le vacillement, l'attention à l'insignifiance du radotage moralisateur, la leçon se voulant provocatrice d'ébranlements vertigineux et ne parvenant pourtant pas, chez l'un, à se défaire de sa défroque grisâtre, protestante, chez l'autre, Millet, en apparence seulement autoritaire, cachant (mal) en fait sa crainte, son hésitation absolue, commodément nichées sous un vernis apodictique ?
Si j'ai bien lu les toutes premières pages de cet ouvrage, si Richard Millet se tient à ce qu'il a écrit (mais il y a peu de chances qu'il s'y tienne, puisque, comme il le confie dans un récent entretien paru dans Le Point du jeudi 30 août 2007, il y a des choses qu'on doit faire parce qu'on doit manger...), s'il est d'une étoffe de mâle et non point de femmelin comme Patrick Kéchichian, alors il faut poser ces deux conséquences, radicales :
– Richard Millet fait son adieu tour à tour majestueux, égocentrique, navré, peut-être même désespéré mais jamais ironique aux lettres, du moins à l'écrivain, non pas tant sa figure, de toute façon quasiment disparue en France nous dit-il, encore honorée par une société tout entière il y a quelques décennies qu'à sa propre parole, son don d'écriture, sa figure (elle aussi a disparu, selon Millet, depuis que Lévinas en a reproduit, une dernière fois avant son éclipse, la singulière beauté).
– traversant le désert, la foi paraît paradoxalement suspendue, comme absente alors que le désert creuse la foi et la nourrit de sa sécheresse : la volonté de se taire prive la littérature de son socle, un catholicisme s'incarnant dans une terre réduite à un plan de cadastre. Je ne sais dans quel ordre placer cette disparition : est-ce la foi perdue ou, je l'ai dit, plutôt suspendue, qui frappe d'irréalité l'écriture ? Est-ce le renoncement à l'écriture (seulement romanesque ?), plus ou moins préparé depuis Lauve le pur qui débarrasse la terre rugueuse à étreindre de ses arrière-mondes surnaturels mais fuligineux ?
Cette dernière hypothèse est peut-être la bonne, si j'en crois les toutes dernières lignes de l'Avant-propos : «Ce qui suit est une façon aussi désespérée que volontaire de me soustraire à la séduction exercée par la grammaire – et par grammaire j'entends non seulement ce qui a constitué mon ancienne démarche, mais aussi l'au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire, de l'éternité» (je souligne). Et puis, ne s'agit-il pas, pour Richard Millet qui ne cesse d'insister sur le risque que comporte sa tentative, sur une solitude arc-boutée au paradoxe, ne s'agit-il pas, en retrouvant l'essence de l'ici-bas, en congédiant l'au-delà, de redonner une réelle présence, une chair, une succulence aux mots trahis, trahis par les imbéciles comme, apparemment, trahis par Millet lui-même ? Se taire donc, après tant de livres édités puis bien souvent réédités par Gallimard, ou bien poser les bagages pesants, se débarrasser des vieilles hardes, jeter au feu les rinçures et tenter de quêter les syllabes muettes d'une langue devant laquelle, par désespoir de ne jamais pouvoir l'apprendre ni la maîtriser, Lord Chandos a résolu de se taire : «J'ai su en cet instant, avec une précision qui n'allait pas sans une sensation de douleur, qu'au cours de toutes les années que j'ai à vivre [...], je n'écrirai aucun livre anglais ni latin : et ce, pour une unique raison, d'une bizarrerie si pénible pour moi que je laisse à l'esprit infiniment supérieur qu'est le vôtre le soin de la ranger à sa place dans ce domaine des phénomènes physiques et spirituels qui s'étale harmonieusement devant vous : parce que précisément la langue dans laquelle il me serait donné non seulement d'écrire mais encore de penser n'est ni la latine ni l'anglaise, non plus que l'italienne ou l'espagnole, mais une langue dont pas un seul mot ne m'est connu, une langue dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu» (op.cit., p. 51). Pour Millet, assurément, cette langue n'est plus la française, assaillie de toutes parts. Quant à l'autre langue, l'inconnue, pour en apprendre les mystérieux trésors, Richard Millet devra non seulement s'absenter au monde, se ranger (il le répète suffisamment) du côté des parias, mais aussi ne plus écrire. Apparemment, il est peut-être utile de rappeler à Millet que l'au-delà de la littérature n'est plus la littérature, mais son silence, c'est-à-dire l'adieu à la littérature et non point l'au revoir sans cesse affirmé, la décision de faire silence sans cesse procrastinée.

1 «Tout homme qui parle est hanté par la nuit.»

Nuit qui vient, celle de l'obscurité généralisée mais aussi nuit des temps nous rappelle Millet : la parole et sa survie minérale sur la paroi, la tablette puis la page, semble miroiter de ces éclats de feux que les hommes allumèrent pour se protéger des bêtes. Ainsi toute parole véritable garde la mémoire d'une halte nocturne où elle était conjuration, et effroi contenu, sublimé par le conte. Nous ne voyons plus la nuit et le feu mort à petit... feu dans de sages cheminées bourgeoises : inutile donc d'écrire de longues et splendides analyses (Weidlé) ou des brûlots décousus (Millet) pour constater que sans ses deux alliés les plus précieux, la littérature, du moins en France, est devenue la putain de moins en moins docile de Philippe Sollers ou la truie que fouaille Darrieussecq. En plein jour.
Et c'est dans cette nuit que paraissent murmurer les étranges paroles de cet Autrichien apparemment aussi malchanceux que l'a été Peter Handke dans l'usage des mots, non pas la trop connue Lettre, mais celles d'un texte au moins aussi fascinant intitulé Les mots ne sont pas de ce monde (Rivages poche, coll. Petite Bibliothèque, 2005, pp. 127-8) où Hofmannsthal affirme que nulle langue, pas même celle de l'Éden perdu ne peut directement évoquer l'être ou la chose, dans une secrète succion de sa sève : «Cela va un peu te perturber au début, car on a cette croyance chevillée au corps – une croyance enfantine – que, si nous trouvions toujours les mots justes, nous pourrions raconter la vie, de la même façon que l’on met une pièce de monnaie sur une autre pièce de monnaie de valeur identique. Or ce n’est pas vrai et les poètes font très exactement ce que font les compositeurs; ils expriment leur âme par le biais d’un médium qui est aussi dispersé dans l’existence entière, car l’existence contient bien sûr l’ensemble des sonorités possibles mais l’important, c’est la façon de les réunir; c’est ce que fait le peintre avec les couleurs et les formes qui ne sont qu’une partie des phénomènes mais qui, pour lui, sont tout et par les combinaisons desquelles il exprime à son tour toute son âme (ou ce qui revient au même : tout le jeu du monde)». De sorte que Millet, écrivain, ne peut écrire sur la littérature qu'en écrivant des romans, non pas des traités. Mais les romans évoquent la littérature comme nos propres yeux sont incapables de se figurer le regard qu'ils lancent au monde et aux personnes. Je ne puis que constater que je vois ou, ayant perdu la vue, que je ne vois plus. De même pour l'écriture.
Ainsi, écrivant et faisant paraître son Désenchantement de la littérature, Richard Millet la trompe deux fois : en prétendant vouloir se taire alors qu'il ne cesse d'écrire qu'il va se taire, qu'il traverse une crise dont l'issue probable sinon certaine sera le mutisme plutôt que le silence, en tentant ensuite de réifier une matière, celle-là même qu'il a fait gonfler comme une pâte, dont il ne peut s'extraire, dont nul écrivain digne de ce nom ne peut s'extraire, fût-il aussi souple et rusé que le baron de Münchausen. L'esclave habitant le marbre du sculpteur génial ne parviendra jamais à se libérer de sa gangue qui est tout : non seulement la matrice mais la sculpture finale, qu'importe qu'elle soit restée à l'état brut, vagues traits s'extrayant de la pierre pourtant infiniment plus riches et vivants, puisque gros de tous les gestes imaginés par son créateur, que le modèle une fois terminé, déjà mort dans son immobilité béate.

2 «Je suis le troisième homme»

Déclare Peter Handke que cite Richard Millet. Millet, lui, n'est assurément pas ce troisième homme parce qu'il a socialement réussi alors que l'écrivain véritable, selon l'auteur lui-même, est l'homme, est l'artiste se ruant vers l'échec comme s'il s'agissait d'un trésor que lui seul voit et convoite. Il est son suprême plaisir, et qu'on ne vienne pas me dire que Charles Baudelaire eût été heureux une fois élu à l'Académie française ! Richard Millet n'est pas un de ces vaincus qu'il déclare admirer (19) et, de ce fait, il appartient lui-même à cette France journalisée, désacralisée, dévirilisée, virtualisée, sans plus de littérature qu'il dénonce à juste raison et donc, comme il se doit, il n'hésite pas à poser quelque banalité absolue, d'ailleurs tout autant valable pour les romans qu'elle l'est pour la littérature et l'art : «au sein d'une civilisation rongée par le mensonge, le roman serait donc une des voies d'accès à la grammaire du monde» (26). Sans l'écrire ainsi noir sur blanc, je crois que cette riche pensée est à peu près celle de n'importe quel collégien s'étant pris, à l'adolescence, pour Arthur Rimbaud. Apparemment, il est bon de répéter les plus consternantes banalités, de peur qu'elles ne soient oubliées, voire ignorées nous dirait l'écrivain. Dans ce cas, il eut été fort utile que Millet nous donne quelque exemple illustrant ses dires, assurément moins ridicule que la preuve, selon le bon Michel Crépu dont le moral est décidément au zénith de son éclat (et, une fois encore, la perspicacité littéraire à son nadir), que la rentrée littéraire 2007 est formidable, éblouissante, remarquable, exceptionnelle : l'honnête Linda Lê... Richard Millet n'est assurément pas ce vaincu même si chacune des lignes de ce petit livre exsude la pose du mystique (28), du chrétien paradoxal puisqu'il se veut l'Unique. Or, c'est le sens même de l'adjectif chrétien que d'être l'Unique.

3, 4, 5, 6 et 7 «Jusqu'à quel point devrais-je me renier moi-même»

«Mais il est une chose dont je suis sûr : le temps viendra où, dans le monde, s’élèvera un Je qui dira tout bonnement «Je» et parlera à la première personne. Aussi bien sera-t-il le premier à communiquer au sens le plus strict la vérité éthique et éthico-religieuse». Qui écrit cela ? Pas Richard Millet, qui ne croit plus en rien, pas même, nous répète-t-il, à ses propres dons, indéniables, d'écrivain. L'auteur de ces lignes n'est autre que Kierkegaard (La Dialectique de la communication [1847] (Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque, 2004, p. 63), que Millet ne cite pas, qu'il aurait dû citer, dans un livre tel que le sien mais surtout, qu'il aurait dû relire et longuement méditer avant d'écrire Désenchantement de la littérature. il est vrai que cette fort utile lecture, sans doute, eût décidé Millet à ne point faire paraître sa petite charge.
L'écrivain ne doit donc point se renier (44), se croire ou se rêver saint, guerrier (40) ou même, comble du ridicule, paria (49) ni, de façon cette fois parfaitement honteuse (car nous savons qu'il ne sera le chef de file de rien du tout, que son bureau, chez Gallimard (1), ne peut accueillir toute la misère littéraire du monde, que son rôle est de lutter contre ses propres collègues, amis, maîtresses et ennemis, comme l'enseigne le Christ, que ce nous qui devient pléthorique dans notre livre n'est qu'un pluriel de majesté, etc.), se prétendre chef de file d'une armée de l'ombre qui, pour mieux saper l'édifice pourri d'une France rongée de l'intérieur, appellerait la sainte violence des Mongols, des Huns et des Cosaques (54) mais, humblement, sans trompette ni buccin d'apocalypse de carnaval, se contenter de vivre sa foi et d'écrire afin de retrouver la «verte primitivité» du philosophe danois.
Richard Millet aurait ainsi pu méditer la toute première leçon kierkegaardienne, totalement absente des pages de son livre tourmenté, poseur et catastrophiste : cette leçon essentielle est l'ironie. Ou alors, posture tout aussi ironique d'une certaine façon, pratiquer l'incognito, par exemple, Millet évoque d'ailleurs cette possibilité, en quittant la France et en honorant sa grandeur passée dans une nouvelle langue (46) ou par le truchement d'un autre support que l'écriture (60), effectivement l'une des voies possibles de la survie de la littérature, comme je le rappelais dans ma note intitulée Synesthésies.
En attendant cette hypothétique reconversion de la littérature française qui se fera par le souterrain (certainement pas celui, de la profondeur d'un nombril de figurine Playmobil, qu'arpentent les éboueurs de l'insignifiant que sont les ridicules Costes, Soral, Nabe et, m'a-t-on dit, un ténébreux Monsieur Loyal du nom de Laurent James), que nous reste-t-il ?
Le dernier déshonneur d'une France ayant perdu sa littérature (à quelques exceptions près, j'ai sur ce blog-même salué suffisamment d'auteurs de talent...), l'ultime farce d'un pays étant apparemment parfaitement incapable de nous donner un écrivain de la dimension d'un Péguy, d'un Claudel d'un Céline ou d'un Bernanos (cette petite liste n'est absolument pas limitative, à l'exclusion de quelques pitres insignes, comme Philippe Sollers), le dernier tour que nous joue le nihilisme triomphant selon Millet, est de nous désespérer un peu plus, en nous faisant comprendre ce tragique (et très ironique pour le coup !) tour du diable : les polémistes d'hôtel de luxe comme Richard Millet le solitaire contrarié, sont des tireurs borgnes tirant à blanc sur des cibles identifiées depuis des lustres; les écrivains eux-mêmes ou ce qu'il en reste, comme Camus, Dantec ou Houellebecq, sont d'habiles phraseurs dont les phrases se saponifient aussi vite qu'elles ont été écrites, faute de sang pour leur donner vie; les critiques, ah, les critiques !, méprisent des écrivains dont les livres ne sont pas même capables de les ravir hors de ce monde une seule seconde (2); les lecteurs enfin, vous-mêmes mes amis, ne comprenez pas que la littérature française est une Ophélie errant sur le fleuve de la mémoire que plus personne ne se soucie d'enterrer dignement.
Il est temps de passer à autre chose.

Oui mais à quoi ? Rien puisque, pour fermer cette note ouverte avec les toutes premières lignes que Wittgenstein écrivit en guise de préface à son Tractatus logico-philosophicus, «la limite ne pourra donc être tracée que dans le langage, et ce qui se situe au-delà de cette limite sera simplement du non-sens».

Notes
(1) Je serais assez curieux de savoir ce que le patron de cette prestigieuse maison d'édition pense de certaines des dernières déclarations de Richard Millet considérant qu'à peu près tout ce qu'il lit, donc ce qu'il lit également pour son employeur, ne vaut rien.
(2) «Le critique serait donc le plus malaisé s’il refusait d’être «transformé» par l’œuvre comme elle le demande, et si – pour l’aberrance d’une lucidité – ce fût le seul désormais que le courant ne traverserait plus, un isolant, un interrupteur», Georges Blin, La cribleuse de blé (José Corti, 1968), pp. 67-68.