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15/08/2009

La confession négative de Richard Millet : la guerre comme exercice d’écriture, par Jean-Baptiste Fichet

Crédits photographiques : Johannes Eisele (AFP/Getty Images).

2681642119.jpgRichard Millet dans la Zone.

411VCaK46XL._SS500_.jpgÀ propos de La confession négative de Richard Millet paru aux éditions Gallimard dans la collection Blanche, en 2009.

«On errait comme sur un immense tas de décombres au-delà des bords du monde connu.»
Ernst Jünger, Les orages d’acier (Christian Bourgois, 1970; Le livre de poche, 2008) p. 151.


Après Napoléon, les armes s’évanouirent un temps, on le sait, dans la mélancolie romantique, en quoi fermentait la nostalgie du fracas, de la gloire, de l’épopée; et le souvenir de la vie et de la mort lorsqu’ils sont portés à leur point d’incandescence. Cette nostalgie se nourrissait aussi bien du souvenir du grand homme que de l’engourdissement et de l’infortune, c’est-à-dire des destins échappés : c’est Vigny rongé par la vie de caserne, c’est encore Vigny qui manque l’expédition d’Espagne de 1823. Ce romantisme tenait tant que le faisait le sentiment d’une supériorité militaire de la France : Sedan met cette fierté à bas. Adieu, rêves de gloire ! Voilà les soifs de revanche… Quarante ans plus tard, de l’autre côté du Rhin, c’est une ardeur renouvelée qui fermente : «Chacun brûlait de regarder la Gorgone bien en face, même si son cœur devait s’arrêter de battre à cette vue», se rappelle Ernst Jünger dans La guerre comme expérience intérieure (1). La gloire se retrouve enfouie pour de bon sous les charniers de la Grande Guerre : le soldat, entré dans celle-ci joyeux et fringant, en sort chair à canon, la guerre de matériel ayant des hommes fait des confettis de viande. Exit le guerrier, entre la victime : cette victime qui triomphe de nos jours. Bernanos vilipenda ces borgnes qui de la guerre ne voulaient voir que la souffrance immense – certes bien réelle – sans jamais concéder que des hommes avaient pu servir avec honneur, malgré l’horreur, l’épuisement et la peur. Avec dignité : en hommes, plutôt qu’en bétail d’abattoir. Corps souffrant, oui ! tonnait Bernanos, mais corps souffrant des combattants ! Avec le Drogo de Buzzati ressurgit l’idée de l’attente de la guerre comme attente de la vie, de la vie véritablement vie, c’est-à-dire du danger, des douleurs atroces et des joies extatiques, d’une vie où l’avènement de quelque action pleine de fureur conjurerait la mort, par la proximité même de celle-ci. Cependant, l’espoir du lieutenant Drogo se trouve brisé. On aura attendu en vain. On n’aura fait qu’attendre.
Aujourd’hui, nous flottons dans le grand nulle part du pathos télévisuel, qui veut interdire toute ferveur : que dire en effet d’un peuple qu’effraie la mort de dix soldats de profession en Afghanistan, que dire de ces grotesques pèlerinages, organisés par l’État, des familles au lieu où leurs fils sont tombés ? Quoi qu’il en soit, un jeune homme qui rêverait batailles serait, de nos jours, rangé avec promptitude parmi les niais au mieux, parmi les fascistes en herbe au pire. Quel dégénéré en effet faut-il donc être pour préférer, aux joies roboratives du clubbing, de la brigue corporate et de l’écotourisme, le songe archaïque et immature du combat, de la soumission au cruel Arès ? Du reste, comme le fait remarquer le jeune Millet au début de La confession négative, il n’y a plus de guerre où aller se jeter. L’Espagne de 1936, où afflua une partie de la jeunesse européenne, comme c’est loin ! «Ces jeunes gens regrettent qu’il n’y ait plus de guerre où l’on puisse aller passer ses week-ends», lançait malicieusement Aragon à Elsa Triolet pour moquer gentiment Jean-René Huguenin, en 1960 (2). Aragon avait raison d’ironiser, et il avait tort : c’est ce que prouve assez La confession négative de Richard Millet.
La confession négative est l’histoire d’un corrézien de bonne famille, d’un jeune homme taciturne dont le catholicisme, Bach, le monde paysan et la langue française furent les tuteurs. C’est un récit, comme l’annonce la couverture du livre; non un roman. Le retour d’un écrivain sur ce qu’il vécut trente ans plus tôt et qu’il peut désormais raconter. C’est avant tout l’histoire d’un jeune intoxiqué de littérature parti un beau jour de 1975 pour le Liban en proie à la guerre civile, afin d’y rallier le camp des Kataieb chrétiens – plus connus sous le nom de «Phalanges chrétiennes» – en lutte contre les Palestiniens. Pour devenir guerrier. Pour devenir écrivain. C’est l’histoire d’un jeune solitaire exalté, d’un ténébreux freluquet, aux songes épais comme les journées d’août du pays de Siom en Limousin, d’un jeune homme devenu guerrier, devenu écrivain. Guerrier-écrivain.
Ce livre, La confession négative, nous l’aimons comme une chaude relique, comme un objet en putréfaction que l’esprit seul anime, et que l’on touche avec crainte, amour et dévotion (c’est la même chose), comme ce qui appartient à un ordre supérieur et désormais étranger. Nous l’aimons comme un amas de chair bien terrestre, de la boue presque, mais bouillonnant de mystères, comme un objet sacré qui nous force à l’humilité d’une dévotion violente, mais non idolâtre, qui nous invite à un respect plein de cet amour qui sait reconnaître l’irréductible distance, les vivantes et nourricières séparations. Nous lisons, nous regardons, nous touchons ce que nous savons ne pouvoir pas être étreint et que pour cette raison-même nous voulons, nous pouvons aimer de tout notre cœur. Nous l’aimons comme une relique, oui, ou plutôt comme quelque chose qui dans l’ordre de ce qui s’éteint est radicalement neuf. Comme un soleil hivernal…
Les journalistes myopes – ou délicats –, jamais en retard lorsqu’il s’agit d’arranger joliment, de leurs blanches mains, des viandes soi-disant avariées pour le régal des consciences gorgées de jugements précuits, auront pris soin de ne lire dans La confession négative qu’un hiératique récit de croisade, engoncé dans une apologie fascisante du feu, du sang, du combat; une apologie au demeurant fort naturelle chez un misanthrope à turbo-réaction, et par conséquent insignifiante. «Millet ? on connaît l’animal. C’est Le désenchantement de la littérature, c’est L’opprobre : deux vomis consécutifs.» Un peu honteux de cette nouvelle esquive, ou, plus sûrement, de leur pétrification devant un récit ensemble admirable et monstrueux, qui renvoie à leur néant les sitcoms littéraires qu’ils ont pour métier de promouvoir, ils n’auront pas manqué d’essayer de se racheter une conscience professionnelle en mentionnant le fait indéniable (les grands princes ! les magnanimes !) que Millet, bien qu’islamophobe, misanthrope, chrétien, réactionnaire, croisé, j’en passe et des meilleures, n’écrit pas tout à fait comme un pied : «Millet est un écrivain, d’accord ! Son nouveau crachat est fort bien charpenté, mais qui est-il pour ainsi piétiner, du haut de son stylo, trente ans de solide pédagogie citoyenne ?» La ritournelle est connue.
Donnons sans tarder à La confession négative la place qui lui revient : non pas celle d’un de ces innombrables «saisissants récits» qui encombrent les rentrées littéraires, ni celle d’un ridicule «grand roman de la tragédie libanaise» que lui alloue piteusement, sûr d’être royal, certain critique, mais bien celle d’une surprenante comète dans un ciel atone, d’un objet crépusculaire et solaire, barbare et précieux.
Nous entendons, à lire Millet, l’écho d’un chant du cygne, celui de l’alliance des armes et des lettres dans la langue, dans le cœur français. En Orient, en 1974, un autre cœur mythique bat ses derniers battements dans la guerre civile : «L’Orient romantique, ce Levant qui allait d’Alexandrie à Salonique, et peut-être jusqu’aux Balkans, s’achevait donc avec cette guerre, de la même façon que la civilisation européenne s’était achevée avec la Grande Guerre» (p. 144).
La confession négative, c’est la sève noire qui vient cogner et s’exciter contre les parois d’un bourgeon moribond, engourdi par le froid, celui des passions littéraires pour le feu. C’est un acte de décès, et une renaissance.

Les songes présomptueux de la littérature

Le jeune Richard Millet, non pas tout frais mais tout sombre sorti de son Limousin, était à l’orée de sa guerre un des ces romantiques engoncés dans des rêves littéraires et guerriers, des rêves accordés au cliché ensemble risible et profond – comme tout cliché – de sa mère, selon laquelle «pour écrire il ne fallait pas être paresseux et surtout, avoir beaucoup vécu, et qu’on ne connaissait rien de la vie si on n’avait pas connu la guerre» (p. 28). Guerre, écriture : même combat. Voilà qui aux esprits malicieux semblera à tout le moins absurde, daté, d’un puéril et hideux romantisme. À ceux surtout pour qui un écrivain, plutôt que de perdre son temps à aller débusquer d’improbables catastrophes, doit accepter de puiser où le destin l’a placé… Comment les contredire ? À d’autres, un peu moins pragmatiques sans doute, qui n’envisagent le monde qui nous est donné que comme un vaste creux moulé par le vide obèse de la guerre dans toutes les strates de la vie, à ceux pour qui une simple descente chez le boulanger ne prend sens – non-sens –, que dans l’absence inédite de la guerre comme horizon même frêle, même fuyant, les rêves devenus réalité charnelle du jeune songe-creux Millet dispenseront une noire et forte ivresse; les feront tituber, chanceler.
Oui, c’est un vertige; et un émerveillement. Car ce livre est fou. Fou parce que les dieux de la littérature et de la guerre prirent l’aspirant écrivain au mot, comme il l’avait fait de sa mère, involontaire sibylle. Il est fou, parce que n’eût été ce soir de 1975 au Select de Montparnasse… N’eût été ce soir que Millet, alors étudiant, discourait, passablement éméché, devant ses camarades, de cette règle : «la guerre seule peut donner à l’écrivain sa vérité» (p. 26), citant parmi d’autres Jünger, Malaparte, Drieu La Rochelle, Céline, et Homère, n’eût été cet inconnu (3) qui, intrigué, lui proposa de s’engager dans les troupes des Kataieb chrétiens au Liban, n’eût été cette rencontre extraordinairement romanesque – le romanesque inonde le récit de façon obscène et merveilleuse –, Millet eût été effectivement ridicule dans ses péroraisons, ne fût pas devenu écrivain, fût tombé dans l’oubli : «[L’inconnu des Kataieb rendait] possible quelque chose dont j’ignorais encore tout mais dont je supposais que ma vie pouvait en être bouleversée, du moins infléchie de façon à recevoir enfin sa dimension littéraire» (p. 32). L’occasion, enfin ! Du lecteur, du rêveur, faire un guerrier, et du guerrier, un écrivain : quelle logique de zinzin ! quel sérieux psycho-pathologique dans le songe ! Ces mystérieux instants où la vie s’élance de nuées démentes pour atteindre à la vie la plus furibonde, la plus vraie… Oui, ce livre est fou parce qu’il naît d’un songe absurdement, outrageusement littéraire, sublimé dans la vie puis écrit. Songe, guerre, vie, écriture, entremêlez tout cela… Réenchantement monstrueux des rêves de guerre !
Voilà qui donne de l’assurance à notre guerrier novice. Le rend orgueilleux. Ivre. Ivre d’un miracle noir qui ne pouvait se produire et qui se produisit, ivre de la réussite d’un de ces paris énormes et outrecuidants que les destins hors de pair seuls relèvent, et emportent. Ivre d’une première victoire qui autorise plus tard le futur écrivain, devenu dans le Liban en guerre le «Grammairien» – ce fut le surnom, si romanesque encore, qu’il y reçut – à ne rougir pas sous les douces railleries de ses camarades des Kataieb : «[Le surnom de] Grammairien, lui, a été longtemps employé ironiquement par ces jeunes gens pour qui la littérature était une occupation féminine, c’est-à-dire une tâche peu sérieuse, et qui, au début, ne me considéraient pas comme un vrai combattant, ou voyaient en moi une sorte de dilettante; en quoi ils n’avaient pas tout à fait tort, encore qu’ils fussent incapables de comprendre que c’étaient mes songes nervaliens qui m’avaient conduit parmi eux, selon un processus tout à fait sérieux, lui, puisqu’il engageait ma vie entière» (p. 151). Tout est dit : la puissance souveraine du livre ici se resserre, qu’exprime la copulation dans la phrase des deux mots : songes et sérieux. Ce qui n’eût été que songe, ce qui eût été ridicule, comme le jeune Millet le sentit bien, au cours de sa nuit décisive au Select, atteindra bientôt à un sérieux qui passe toute mesure… «Vaste bloc ici-bas…»
Dès l’arrivée au Liban, la rêverie littéraire, le romanesque, explosent : «Je serrais dans ma main les livres et les piastres que me coûterait la course, le mot piastre me ravissant parce que déclenchant une rêverie aussi profonde que le kriss malais ou la touloupe russe […]» (p. 17). Viennent bientôt le baptême du feu, et la guerre : ce réel contre quoi se fracassent d’ordinaire les songeries littéraires... Or, loin de s’évaporer en piteuse fumée au contact de la destruction, des corps mutilés, ou suite à quelque chose de plus fatal encore au songe, les problèmes gastriques – lors de la rencontre avec la plantureuse guerrière Roula puis lors de la première nuit de combat –, ce romanesque se nourrira de la guerre, il y puisera sa scandaleuse légitimité. Ne prend alors consistance, dans le chaos guerrier, que ce qui évoque un livre, un titre, une métaphore, ce qui rappelle un roman lu jadis dans l’ennui des journées d’été siomoises; ne s’incarne pour le guerrier que ce qui trouve sa résonance dans la langue, dans le corps vivant de la littérature. Et en vertu d’une belle et effrayante symétrie, tout n’a lieu dans la guerre qu’afin de nourrir l’écriture à venir; la plus franche des horreurs n’a de sens que par la page blanche qu’elle désire, qu’elle invoque; ne prend corps pour le futur écrivain que ce dont le destin est un livre : «Je tente de savoir si la littérature n’était pas en train de me faire vivre les choses pour elle et non en tant que telles, le livre étant le destin du monde et non l’inverse» (p. 61). La guerre n’est plus vraiment la guerre, n’est plus seulement la guerre, elle est une cornue dans laquelle les livres lus se changent en écriture à venir. L’éthique du guerrier Millet ne sera par conséquent jamais morale, n’étant jamais qu’inféodée à l’éthique folle, marchant sur la tête, de Millet écrivain-à-venir. C’est là le fond de l’innocence à quoi il en appelle dans le livre : «Je n’éprouvais de haine pour personne, ni d’enthousiasme pour rien, sinon pour la guerre elle-même, par moments pour l’exaltation, la joie ou la haine de soi qu’elle me procurait et qui était l’extension de la formidable poussée ressentie dès le premier jour, par rupture avec la monotonie et la solitude de ma vie antérieure, mon ignorance du monde, ma morne sauvagerie, ou cette forme de réclusion intérieure que les psychiatres nomment autisme et à quoi les événements allaient donner une tout autre signification, plus proche de l’innocence et de ce sentiment d’imposture qui me hantait et que j’interrogeais dans mes premiers livres» (p. 160).

Les séductions de l’innocence

Ernst Jünger, dans un fragment du Cœur aventureux (4), examine la désinvolture de l’homme politique et du guerrier déployant leur puissance. Abjection grosse des destructions qui allaient s’abattre sur l’Europe, que ce nom de «désinvolture» accolé à celui de «guerrier» ? Non, froide observation d’un soldat par lui-même. Mais voici : «Je comprends en ce sens par désinvolture l’innocence de la force» (5). Millet maintenant : «La guerre est une divinité si impérieuse qu’on ne peut que s’incliner devant elle, et cette obéissance, moins qu’une servitude, relève d’un enthousiasme qui touche par moments à la démence.» (p. 371)» C’est quelque chose s’approchant de la désinvolture du guerrier que Richard Millet revendique sous le nom d’innocence. Une innocence d’un enthousiasme dément qui procède elle-même de l’innocence essentielle, nourricière de l’écrivain en devenir. C’est là une réévaluation jusqu’au-boutiste du principe gidien qui veut que «ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la littérature». À l’innocence des sentiments, Millet unit celle de l’action : on devient écrivain en tuant; en se regardant tuer. Il ne s’agit pas de devenir meurtrier, mais de servir la guerre, la force. Jünger précède en outre Millet dans cette observation que la force est non le fait de l’individu qui la produit, mais quelque chose qui se déverse et que l’individu dépossédé de lui-même contemple : «Rien ne nous caractérise mieux que la coexistence de la terrible force déchaînée et de la contemplation impassible dans sa témérité; c’est là notre style, un style d’une netteté volcanique, dont l’originalité ne sera peut-être reconnue qu’après nous» (6).
Jünger tira des tranchées des méditations a posteriori; le e jeune guerrier Richard Millet est un mercenaire qui se paie avec de l’écriture. C’est un Achille qui justifierait son âpreté, sa soumission parfaite à Arès par un chant à venir dont la force aura partie liée avec cette soumission : hold-up du présent au nom d’un destin souverain et autoritaire, réclamation d’un permis de tuer au nom de l’œuvre à faire… Soumission démoniaque à une Loi qui serait au-delà de toute loi humaine : devenir écrivain, coûte que coûte ! Le service de la violence, du feu, de la mort, comme service de l’écriture par un homme avare de son destin : «J'étais surtout un personnage des Démons , mais j'ignorais lequel, ou par quoi j'étais possédé, ou dans quelle démonologie j'allais entrer [...]» (p. 113). Que l’on compare à Jünger : «La désinvolture est chose de nature, don spontané, et comme telle s’apparente bien plus à la chance ou au sortilège qu’à la volonté» (7). «Sortilège» chez Jünger, «force extérieure, obscure et démoniaque» chez Millet, soit quelque chose qui ne ressortit pas à la volonté. La possession ?
Peut-être la possession qu’exerce le plaisir profondément humain de tuer, de détruire, la volupté immense des déferlantes de feu. Banalité, vérité toute simple, que ne nient, d’ailleurs, ni Jünger ni Millet : la guerre est cela-même qui autorise l’abandon de tout scrupule. Ainsi, l’écrivain-à-venir Richard Millet peut faire l’expérience de tuer, de massacrer, sans trop s’en remordre; cet écrivain-à-venir qui sait ce pour quoi il se bat : non pour souffrir, non pour voir souffrir, non pour s’exercer à la souffrance; pour tuer : «[je me demandais] si je n’étais pas venu au Liban pour jouir d’une telle latitude : tuer un de mes semblables, non pas parce que cet acte relèverait d’un plaisir impuni, mais parce que la situation l’exigeait pour que j’accède au rang de guerrier, aussi prestigieux, à mes yeux, que ceux de prêtre et, bien sûr, d’écrivain» (p. 114). Puis, resserrant de façon inouïe l’ «expérience intérieure» permise par sa qualité de franc-tireur : «[…] j’étais un écrivain en herbe pour qui chaque balle tirée était un exercice d’écriture, conformément à l’opinion de ma mère sur l’apprentissage de la littérature» (p. 172). Un exercice d’écriture ! Et un exercice spirituel; et sexuel. Éros s’invite chez Thanatos. Tirer fait bander, décharger sa kalachnikov dispense d’incomparables extases, massacrer transporte en d’indescriptibles paradis : «[…] il y a une nécessité du massacre, qui est sa volupté insensée, si l’on veut, ou la transe de l’excès, dès lors que la chance guerrière est avec soi, où le bruit des armes devient chant, tout comme les hurlements et les cris des victimes; c’est là quelque chose de très supérieur à tout ce qu’on peut éprouver dans la vie courante, y compris à la gloire littéraire ou à la jubilation sexuelle, et qui se rapproche de l’ivresse collective, et qui vous fait aimer l’atrocité pour elle-même, les blessures franches, la mise au jour des viscères, l’expression de la plus vive terreur et l’absence totale de pitié, tout cela à peu près semblable à un sexe parfaitement durci pendant le coït : une forme de pureté, j’ose le dire […]» (p. 497). Paroles d’une clarté infernale, face à quoi l’exaltation et le dégoût paraissent également ridicules.

La chaude tunique de ténèbres

La méthode étourdissante d’écriture de Millet («tirer est un exercice d’écriture») est folle et sublime; d’aucuns sans doute la trouveront insupportable et ils n’auront peut-être pas tort. Nous ne saurions dire si elle est neuve; elle est, en tout cas, enveloppée des ténèbres de l’extrême singularité. Relisons en attendant ces vers irremplaçables, que notre société de juges gagnerait à méditer :

«Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie» (8).

Richard Millet, dont la hardiesse autorise l’orgueil – et d’ailleurs imagine-t-on un écrivain humble ? – veut ne pas être reconnu par les hommes comme leur semblable. «Pour être écrivain, il [faut] mourir au monde» (p. 211). C’est l’idéal ascétique chrétien transposé en littérature. Et Millet réclame justement ceci : le droit de vivre jusqu’au bout son in-humanité, son extra-humanité, sa contre-humanité et au bout du compte… son humanité, indissociable de la chute : «Je vivrai cependant jusqu’au bout mes contradictions et mes déchirures : en cela je suis humain, et plus intensément que les philanthropes et les irénistes, jusque dans la haine d’autrui, qui n’est que le sain chemin vers l’indifférence et la résignation à la sentence divine» (p. 500). Orgueil encore ? Soit. Mais cette «indifférence» finale, terminale de l’écrivain s’abreuve cependant au néant originel : «Je n’étais rien, et c’était sur ce néant que j’espérais bâtir ma condition d’écrivain, la littérature seule me requérant, elle seule ne pouvant me décevoir […]» (p. 41). Assez néant pour écrire. Assez néant pour tuer : «Je n’étais pas mon propre dehors, mais un gant qu’une main d’ombre jette à la face du néant. Redisons-le, je n’étais rien : je pouvais donc tuer» (pp. 435-436).
Millet se doute-t-il que son appel à l’innocence peut cacher une ruse du démon ? Certainement, mais il y a là quelque chose d’inextricable, et aussi peut-être, une tendresse narcissique pour l’inextricable, pour la douceur de ce qui reste obscur… Et sans doute l’orgueil des vies paroxystiques, le sombre triomphe de ceux à qui le mal a sculpté une figure terrible et colossale; la vanité des balafrés, la joie de porter sur soi, en soi, la belle blessure des catastrophes, joie qu’un écrivain préfère à la quiétude de ne porter rien, qu’il appelle hébétude. Le mal déchaîné est un présent des dieux aux vies assoiffées ! Il faut donc remercier. La confession négative, c’est l’action de grâces aux ténèbres… On y respire la joie de celui qui a eu la force de choir vraiment… Oui, cette confession n’est que négative, si l’on entend par ce titre le refus de la main tendre qui absoudrait, qui délivrerait le pénitent sincère de ses péchés, de ses errements, du sang qui couvre ses mains; la confession d’un homme qui veut et son innocence et sa part maudite; qui chérit celle-ci et réclame celle-là. En somme, un exorciste que la fuite du démon esseulerait et obligerait à renoncer à ses sublimes rituels…
Le confessé Richard Millet désire-t-il vraiment se dévêtir de sa chaude tunique de ténèbres ? En réalité, il puise, dans ces ténèbres, à pleines mains; il y puise la matière de son art et de sa vie, il s’y abreuve comme à une fontaine noire de boue et de sang mêlés…
Redisons-le : La confession négative est un livre fou et sublime, terrible et inouï. C’est un joyau noir qu’il est effrayant d’aimer : on en prend conscience à la lecture de certaines pages, comme celles, d’une violence extrême, décrivant l’assaut final des Kataieb contre le camp de réfugiés palestiniens de Tell el Zaartar.
Les pharisiens, incapables de ressentir de l’effroi, affectent volontiers du dégoût. L’homme vertueux, moral de ce début de XXIe siècle, s’affaire ainsi à éprouver du dégoût, à s’offusquer, à s’indigner, et il en oublie la marque brûlante qu’appose sur l’âme la claire vision du mal. Le dégoût face au mal, indice d’une prétention folle et aveugle à la pureté, désigne l’individu médiocre, dans le sein de qui mûrissent, tapies, les brutalités à venir; il indique l’oubli de cette parole du starets Zosime dans Les frères Karamazov : «Tous sont coupables envers tous.» Un viatique utile à qui aura le cœur assez accroché pour aller se perdre dans La confession négative.

Notes
(1) Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure (Christian Bourgois, 1997 et coll. Titres, 2008), p. 43.
(2) Jean-René Huguenin, Aragon, portrait in Une autre jeunesse (Le Seuil, 1961), p. 64.
(3) Inconnu ? La circonstance est frappante, car comment expliquer ce fait étrange que Richard Millet a vécu au Liban de six à quatorze ans, que cela n’est presque pas évoqué dans La confession négative (alors que les développements sur Siom et sur la vie en banlieue parisienne abondent), comment expliquer que la guerre de Millet a lieu précisément dans le pays de son adolescence ? Coïncidence ? Millet, ainsi qu’il l’explique, ne peut raconter sa guerre que parce qu’aujourd’hui la plupart de ses amis des Kataieb sont morts, mais probablement ne peut-il pas encore tout dire…
(4) Ernst Jünger, Le cœur aventureux (Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1979), pp. 131-4.
(5) Ibid., p. 132.
(6) Ibid., pp. 130-131.
(7) Ibid., p. 133.
(8) Charles Baudelaire, Au lecteur, in Les fleurs du mal (éditions Pierre Cailler, coll. Les trésors de la littérature française, Genève, sd), p. 12.