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14/03/2012

La Folie Baudelaire de Roberto Calasso

Crédits photographiques : Shaun Botterill (Getty Images).

51+5hmgrA0L._SS500_.jpgÀ propos de Roberto Calasso, La Folie Baudelaire (Gallimard, traduction de Jean-Paul Manganaro, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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«La Folie Baudelaire», ces trois mots qui évoquent une mauvaise réclame, valent d'être expliqués par ceux-ci, pas moins surprenants : «singulier kiosque, fait en marqueterie, d'une originalité concertée et composite, qui depuis quelque temps attire les regards, à la pointe extrême du Kamtchatka romantique». Sous la plume assassine de Sainte-Beuve (1), ils nous donnent sans aucun doute le meilleur indice quant au sujet véritable du dernier ouvrage traduit en français de Roberto Calasso.
Non point Baudelaire, savamment évoqué par un auteur qui n'hésite pas à l'entourer de noms tels que Delacroix, Ingres, Degas, Guys, Manet et, chez les écrivains, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont ou même Laforgue mais ce que révèle Baudelaire (et, à vrai dire, certains des peintres évoqués par Calasso) sur son époque et qu'il est le premier et le seul (Laforgue s'en souviendra, cf. p. 405) à avoir vu aussi nettement : l'inquiétude qui, bien davantage que l'Ennui, constituait la véritable «lingua franca de toutes les sensibilités» (p. 188), cette inquiétude n'étant finalement que le milieu convecteur dans lequel se développe, jusqu'à des proportions inouïes, «l'assurance inquiétante» (p. 180) dont témoigne le poète lorsqu'il s'agit de repérer, sous les apparences parfois trompeuses, les véritables parentés (comme celle, surprenante, entre Delacroix et Stendhal, cf. p. 181).
Roberto Calasso répète ainsi plusieurs fois que Baudelaire était pourvu de ce qui manquait aux écrivains de sa génération, le génie probablement, mais surtout «l'antenne métaphysique» (2), une «métaphysique clandestine» (p. 223) propre à un véritable «climat psychique» (p. 114) : «Les autres, autour de lui, pouvaient avoir de prodigieuses qualités d'invention, comme Hugo. Baudelaire avait la capacité fulgurante de percevoir ce qui est» (p. 32), probablement pour la raison même que, dans «le fonds de Baudelaire il y a toujours au moins un orage magnétique» (p. 41) sur lequel, selon Calasso, les notations en apparence les plus banales du poète se détachent d'une façon trouble, unique, irrécusable, l'effrayante banalité du génie (3).
Inquiétude et même plus que cela, inquiétante étrangeté de Charles Baudelaire pourrait-on avancer, puisque Calasso nous présente le grand poète comme un véritable violeur psychique qui s'«introduit dans la psyché du peintre» (Delacroix en l'occurrence, p. 183) et, par cette effraction, semble mieux que nul autre comprendre la monstruosité routinière qui constitue l'atmosphère de ce XIXe parisien, qu'on dirait déjà gros d'horreurs imprécises, bourdonnantes comme une armée de machines sur le point de traquer des hommes réduits à n'être que des proies.
Ainsi défini, c'est-à-dire, par Calasso, seulement évoqué grâce au savant entrelacs que tissent les rapprochements entre auteurs et les correspondances, parfois très franchement farfelues (4), nous ne devons pas nous étonner que Charles Baudelaire n'occupe pleinement que le premier chapitre du livre, alors que les autres seront surtout consacrés à de grands peintres, comme Ingres ou Manet, que l'auteur s'attache à montrer sous son jour leur plus inquiétant et même «dérangeant» (cf. p. 334), puisque c'est là, je l'ai dit, le vrai sujet du livre.
Baudelaire, en tant que regard prodigieux, contribuera à accentuer, par des phrases fulgurantes que Calasso découvre en général dans des écrits mineurs, l'aspect inquiétant de ces peintres que le grand écrivain goûta, comme Delacroix dont les «zones interdites» sont le domaine d'exploration du poète (cf. p. 176).
Il y a plus que l'inquiétude disais-je. Il y a une tension des nerfs qui fait de Roberto Calasso un maître à la fois bizarre et décevant du suspens : nous avons l'impression que les nuages amoncelés vont finir par crever et libérer une tension électrique insupportable. Mais rien ne se passe et l'attente du lecteur est déçue, comme elle l'était par un précédent ouvrage de Calasso, intitulé La Littérature et les dieux. Rien ne crève, surtout pas le couvercle bas et lourd des nuages amoncelés au-dessus de nos têtes et l'on se demande ainsi quel est le but que poursuit Calasso de livre en livre, toujours proche d'une proie qu'il ne parvient pas à saisir, peut-être même à nous indiquer, ce qui est beaucoup plus grave : d'autres horribles travailleurs que Calasso, utilement renseignés, auraient pu partir en chasse, sur la route mythique d'une Carcassonne de Lord Dunsany relayé par Faulkner, mais comment ramener l'animal fabuleux si nous ne savons même pas à quoi il ressemble et puis quels sont les signes indubitables qui nous assureront de sa présence dangereuse parce que toute proche ?
Certes, les meilleures pages de notre ouvrage nous permettent de comprendre que Calasso entremêle habilement les réalités selon le principe de «monstrueux paralogismes» «qui finissent ensuite, à travers un réseau de canaux souterrains, par nourrir toute la littérature» (p. 198), ce réseau de correspondances, cette «histoire analogique» voulue par Paul Valéry, cette «chaîne de complicités» qu'est «la vie littéraire» (p. 350) n'étant en fin de compte rien de plus que la conséquence logique d'une vérité que Baudelaire, selon Calasso, a établie de façon unique : «la prostitution – et même à vrai dire l'obscénité ─ appartienne[nt] à la littérature plus encore qu'au bordel où Baudelaire s'introduit» (p. 212).
Ainsi, nous pouvons faire au livre de Roberto Calasso une remarque identique à celle que ce dernier adresse à Charles Baudelaire lorsqu'il écrit : «lorsqu'on lit Baudelaire, on a parfois l'impression qu'il est en train de poursuivre une pensée plus qu'une forme littéraire occasionnelle et que, en avançant de la sorte, il laisse tomber, comme par distraction ou par impatience, quelques vers pénétrants ou quelques éclats de prose. Qui devraient alors être considérés comme les épaves somptueuses d'une vision qui n'arrive jamais à se manifester pleinement. Ou qui peut-être ne le veut pas» (p. 224).

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De la même façon, nous ne savons pas si Roberto Calasso échoue parce qu'il ne peut pas dire ou parce qu'il ne veut pas dire, comme nous le montre le beau commentaire qu'il nous donne d'un tableau étrange de Degas intitulé Scène de guerre au Moyen Âge qui fut exposé au Salon de 1865 et que Calasso revêt d'une symbolique évidente, un peu trop évidente sans doute : «Il n'y a pas de traces de fureur guerrière. L'air est gelé, immobile. Personne ne sera témoin, personne ne demandera raison. Ce que l'on expérimente, c'est une nouvelle façon de tuer, qui demande un certain calme. Les victimes forment un groupe, mais pas encore une masse – et elles ne peuvent faire appel à aucune aide, dans le silence de la campagne. Cette image est comme un objet de méditation d'une espèce nouvelle. On ne sait pas si les cavaliers sont des guerriers, des criminels ou des justiciers» (p. 269).

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Ici donc, dans le livre de Roberto Calasso comme dans une autre toile de Degas portant le double titre Intérieur puis Le Viol, les «significations sont opaques, les sentiments obscurs, le tout pourrait appartenir seulement à ce genre enveloppant, menaçant, informe qui est la vie elle-même» (p. 283) à moins qu'il ne faille plus sobrement évoquer la «catastrophe» qui, selon Daniel Halévy, serait le cœur véritable de «toute l'histoire de l'art français à partir de 1870» (p. 344) (5), un cœur malade puisque, malgré le cabotinage propre à l'esprit français et le fait que notre pays n'a pas su inventer l'équivalent d'un Hölderlin, le constat d'une fuite des dieux est patent (cf. p. 348), au moins dans la poésie de Rimbaud (cf. le sixième chapitre intitulé La violence de l'enfance) selon Calasso pour lequel, si la fortune de l’œuvre, tout comme celle d'ailleurs d'un Baudelaire que le gamin génial de Charleville saluera comme un véritable prince, «est allée bien au-delà de la région des poètes, c'est aussi parce que à la fin il a réussi dans son intention : s'exposer lui-même, comme un échantillon ethnographique capturé dans la forêt» (p. 368).

Notes
(1) Une réforme à l’Académie, Œuvres complètes (Robert Laffont, collection Bouquins, 1980), p. 545.
(2) À moins qu'il ne s'agisse de son «œil théologique», p. 104, aussi à l'aise lorsqu'il s'agit de contempler le spectacle des bordels que dans l'interprétation des pages de Joseph de Maistre qui, on s'en souvent, lui apprit à penser. Page 212, l'auteur évoque une «théologie de la prostitution», à l’œuvre dans Mon cœur mis à nu, «et qui est le plus important supplément à Joseph de Maistre que l'on puisse attribuer à Baudelaire».
(3) Cf. p. 46 : «C'est sa manière de protéger les secrets, sans les occulter derrière des barrières ésotériques, mais en les lâchant au contraire dans un milieu de promiscuité, où ils peuvent se perdre facilement, comme un visage dans la foule de la grande ville, recommençant ainsi à respirer leur vie inaperçue et rayonnante».
(4) Combien de ces bien trop vagues et surtout fausse correspondances entre l'univers de Baudelaire et des doctrines que, selon toute probabilité, le poète ignorait et ne pouvait qu'ignorer ? Ce procédé de correspondances était déjà à l’œuvre dans La ruine de Kasch. Roberto Calasso semble être fasciné par l'exemple qu'il a choisi d'étudier, faisant de Baudelaire, en fin de compte, le réceptacle pour le moins commode et docile de ce «réseau de canaux souterrains» finissant par nourri «toute la littérature» (p. 198). Ainsi d'un rapprochement avec l'alchimie et la théurgie (cf. p. 174), avec les «hexagrammes de l'I Ching» dont, précision fort appréciable, «il n'existait pas encore une traduction» (p. 180) ou encore avec «la doctrine des Brāhmanas» de l'«Inde védique» qui, là encore, concède Calasso, étaient «ce qu'il y avait de plus éloigné» de l'époque de Baudelaire, puisque «les textes qui racontent l'aśvamedha n'avaient pas encore été traduits» (p. 197). Nouvelle correspondance farfelue établie avec les «voyants védiques» (p. 400).
(5) Daniel Halévy, Degas parle (Éditions de Fallois, 1995), p. 199.