Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« La Répétition de Sören Kierkegaard | Page d'accueil | Gare aux têtes d'apparat du Figaro (dit) Littéraire, par Damien Taelman »

23/01/2020

Apocalypse et civilisation selon Baptiste Rappin, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Notes philosophiques de lecture sur Baptiste Rappin, Tu es déjà mort ! - Les leçons dogmatiques de “Ken le survivant”, éditions Ovadia, collection Les Carrefours de l'être, 2019.

«Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à dire aux foules à propos de Jean : «Qu'êtes-vous allé voir au désert ? Un roseau agité par le vent ?... Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un homme vêtu d'habits soyeux ? Ceux qui portent des habits soyeux sont dans les palais des rois ! Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un prophète ? Certes, je vous l'affirme et même plus qu'un prophète !».
Évangile selon saint Matthieu, II, 2-19 traduction lézin Jean Steinmann, Saint Jean Baptiste et la spiritualité du désert (Éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1955), page 96.


«En dernière et suprême instance, il n'y a pas d'autre être que le vouloir. Vouloir est l'être primordial, et c'est à lui seul que reviennent tous les prédicats de ce dernier : absence de fondement, éternité, indépendance à l'égard du temps, auto-affirmation.»
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Œuvres métaphysiques 1805-1821 (Éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, traduction J.-F. Courtine & E. Martineau, 1980), p. 137.


«Nous pouvons deviner que, dans nos rêves, la vie et la matière, telles que nous les trouvons dans notre monde, ne sont pas nécessairement constantes; que le temps et l'espace n'existent pas tels que nous les comprenons à l'état de veille. Parfois je crois que la vie matérielle n'est pas notre vie véritable et que notre futile présence sur le globe terrestre est un simple phénomène secondaire ou virtuel.»
Howard Phillips Lovecraft, Par-delà le mur du sommeil (1919) (Éditions Denoël, collection Présence du futur, traduction Jaques Papy, 1969), pages 9-10.


«L'humanité ne comprit pas, tout d'abord, qu'elle venait de recevoir le coup de grâce. [...] La civilisation avait sombré. A part quelques rares avions, quelques installations privées de cinétéléphonie, tout était à peu près disparu de ce qui avait fait la puissance et l'orgueil de la société moderne. [...] De vastes régions étaient jonchées de paralytiques gémissants qui mouraient de faim et de soif ; en d'autres lieux, on ne trouvait plus guère que des aveugles. Des hallucinés, des fous, des monstres qui n'avaient même plus figure humaine erraient à l'aventure. Aucun des groupes sociaux n'avait subsisté. L'individu assurait sa subsistance au jour le jour et vivait en état de perpétuelle alerte.»
Ernest Pérochon, Les Hommes frénétiques (Éditions Plon 1925 cité d'après la pagination de l'édition Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, section science-fiction, Verviers, 1971), page 210.


«Le souci du domaine dans lequel l'étant se montre ― c'est, pour la philosophie moderne, la subjectivité ― se trouve du côté du déchirement, c'est-à-dire de la conscience. Ce qui est ainsi déchiré est, par sa déchirure, ouvert à la pénétration de l'absolu. Ce qui, pour la pensée, signifie : le déchirement garde ouvert le chemin vers la métaphysique.»
Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? , traduction A. Becker et G. Granel de cours professés en 1951-1952, éditions PUF 1959, retirage en 1967), pages 66-67.


4239023629.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.






Rappin.JPGÀ partir d'une étude du célèbre manga japonais Hokuto no Ken [Ken le survivant] (1984-1989, traduit en édition française 1999-2001), Baptiste Rappin constitue rien de moins, au fil des pages, qu'une authentique philosophie de l'apocalypse et de la civilisation, dédiée, qui plus est, en exergue à Juan Asensio et «aux arpenteurs de la Zone, derniers lecteurs parmi les derniers hommes».
Sous un titre et un sous-titre, au premier abord assez énigmatiques mais bien expliqués par la suite, c'est un véritable court traité de philosophie politique qui réfléchit sur l'histoire générale, l'histoire de l'art, l'histoire de la philosophie et des religions. L'anthropologie d'André Leroi-Gouhran, les sociologies de Gabriel Tarde et d'Émile Durkheim, les études d'histoire des religions de Mircea Eliade, la psychanalyse d'Hélène Deutsch, les mondes animaux décrits par Jacob von Uexküll, les thèses biologiques de Darwin, les analyses au carrefour de l'économie et de la philosophie d'auteurs tels que Myriam Revault d'Allones voisinent, en de suggestifs aperçus, avec l'histoire de Ken, mais aussi avec Mad Max, avec Resident Evil, avec le thème du zombie dans le cinéma fantastique de George A. Romero et même avec le traité taoïste écrit par l'acteur chinois Bruce Lee (1940-1973) sur Le Tao du Jeet Kun Do (traduit en français en 1995) que Baptiste Rappin compare à l'art du sabre dans le Kendo japonais.
On retrouve inévitablement, parmi les thèses discutées, celle de Norbert Wiener (qui opposait, en reprenant les anciennes intuitions métaphysiques des Présocratiques, la dissolution entropique et la mort à la construction organisationnelle et à la vie, résultat d'une exception permanente) telle que Baptiste Rappin l'avait analysée dans ses études antérieures dont j'avais rendu compte (1). Elles éclairent les différentes facettes des deux thèmes examinés : celui de l'effondrement apocalyptique d'une part (s'effondrer se dit, en anglais, «to collapse» d'où une nouvelle prospective phénoménologique assez logiquement dénommée la «collapsologie» dont relèvent les chapitres 1 à 3), celui de la civilisation et de ses fondements d'autre part (chapitres 4 et 5).
Les pages consacrées au premier thème sont plus nombreuses que celles consacrées au second. Cela s'explique d'abord par la nécessité constante pour l'auteur de relier le fil du récit japonais quasi mythologique à la variété des thèmes et symboles métaphysiques occidentaux qui le sous-tendent : la section de l'apocalypse s'avère donc, pour cette raison, relativement plus nourrie que celle de la civilisation. La majorité des illustrations s'y rapportent d'ailleurs et ce sont les plus spectaculaires.
Cette relative prédominance quantitative du thème apocalyptique sur celui de la civilisation s'explique peut-être aussi (hypothèse que je soumets a posteriori à l'auteur) par le fait que l'apocalypse me semble être un thème littéraire et religieux plus ancien et plus universel que celui de la naissance et de la structure de la civilisation. Notez bien que je n'écris pas «plus ancien que celui de la naissance du cosmos»! L'idée d'une disparition du cosmos fascina visiblement davantage les hommes, y compris les Indo-Européens et les Asiatiques d'Extrême-Orient, que celle de la civilisation humaine, d'importance secondaire sur le plan mental de la mythologie primitive, le niveau humain étant, dans la mentalité archaïque primitive, constamment considéré comme un niveau de réalité inférieur à celui du cosmos d'une part, à celui des divinités d'autre part. Qu'on se souvienne aussi, sur le strict plan de l'histoire comparée des religions, des remarquables articles de Francis Gerald Downing (2) qui prouvait que l'eschatologie juive et catholique avaient, toutes deux, largement puisé dans une réserve littéraire antique grecque et romaine constituant une sorte de fonds commun d'images apocalyptiques. Ici ce thème de l'apocalypse est réduit, par le manga comme par son commentateur, à la fin de la seule civilisation humaine tandis que son aspect cosmologique primitif et religieux (envisageant la disparition totale du cosmos) demeure en retrait. On n'y trouvera donc guère (voire : aucun) de commentaire relatif à des apocalypses religieuses telles que l'Apocalypse de saint Jean mais je tenais tout de même à rappeler ici cet aspect historique et littéraire si important.
On trouvera ici, en revanche, les aspects philosophiques, anthropologiques et sociologiques de la destruction de la civilisation humaine : ces aspects permettent d'éclairer, par un renversement de point de vue (une sorte de réduction phénoménologique appliquée à la fin de l'histoire humaine, permettant d'en isoler comme chimiquement les composants à mesure qu'on les soustrait mentalement et artistiquement au composé total formant cette histoire), les fondements positifs de la civilisation et de la culture. Il ne faut pas demander au livre davantage : c'est déjà, tel quel, un très ample sujet.
Pourquoi donc ce manga japonais offre-t-il une si bonne base de discussion philosophique sur la fin de la civilisation et sur sa naissance comme sur sa structure ?
Parce que les Japonais ont vécu l'attaque atomique d'Hiroshima et de Nagasaki en 1945 : étant de facto les rescapés d'une apocalypse et d'une période post-apocalyptique, il est assez naturel qu'ils soient esthétiquement comme philosophiquement inspirés lorsqu'ils traitent ces sujets. Pour une part, ils y insufflent leur culture nationale : les mangas dérivent des estampes d'Hokusai; l'art du sabre est millénaire. D'ailleurs, le nom même du héros (Kenshirô) l'intègre puisqu'il est composé du nom «Ken» (le sabre) et du prénom Shirô. Je n'ai pas pu, pour ma part, m'interdire de penser à plus d'une reprise, pendant que je lisais cette étude de Baptiste Rappin, au film classique «Ken» (Le Sabre, Japon 1964) de Kenji Misumi, adapté de la nouvelle homonyme de Yukio Mishima. On se souvient de la somptueuse bien que si brève séquence initiale : le jeune héros y contemplait en extase un soleil qui semblait envahir l'écran l'espace d'un instant, s'assimilant presque physiquement et très dialectiquement à la lumière du drapeau japonais d'une part mais aussi à celle d'une explosion atomique d'autre part. La conséquence thématique comme esthétique est, en somme, assez bonne de l'écrivain Mishima et du cinéaste Misumi au dessinateur de Ken le survivant, Tetsuo Hara. Cette communauté de destin et de génération ne pouvait qu'engendrer de telles rencontres esthétiques.
Un souvenir personnel là-dessus : lorsque j'avais rencontré à Paris le cinéaste TKO Nakano, courant des années 1990 (en pleine période du mouvement «otaku» : l'explication du terme est dans le livre de Baptiste Rappin et je n'y reviens pas ici), nous nous étions découverts, Nakano et moi, une commune admiration pour le cinéaste Inoshiro Honda, probablement le plus grand plasticien du cinéma japonais parlant du siècle passé mais aussi son plus grand cinéaste de l'apocalypse. J'avais mentionné, lors d'une de nos conversations sur l'histoire du cinéma japonais, le nom de la belle actrice transsexuelle Akihiro «Miwa» Maruyama qui avait joué en vedette, en compagnie de Mishima lui-même, dans le film Kurotokage (Le Lézard noir, Japon 1968) de Kinji Fukasaku. Le cinéaste et son producteur me révélèrent alors que la belle «Miwa» avait vu de ses propres yeux, étant adolescente, le champignon atomique du 09 août 1945 s'élever dans le ciel de Nagasaki !
Le titre Tu es déjà mort ! peut surprendre le néophyte : il faut attendre la page 126 pour qu'il soit expliqué et cette explication révèle un des noyaux philosophiques de ces «leçons dogmatiques». Cette formule annonce, en effet, le peu de temps qui reste à vivre aux victimes frappées par Kenshirô d'une manière si experte que leur mort, pour n'être pas instantanée, est néanmoins certaine. Outre les arts martiaux traditionnels, le souvenir de l'explosion atomique est évident car nombreux furent ceux dont la mort fut certaine mais différée par ses conséquences biologiques. Elle est aussi, pour Baptiste Rappin, le symbole du peu de temps, plus exactement de la curieuse suspension temporelle figée, de cet après-apocalypse, de ce «post-collapse», d'un monde hésitant entre vie et mort, tentant désespérément de renouer le fil entre passé sur le point d'être progressivement oublié et futur incertain. Inutile de préciser que La Route de Cormac McCarthy est un des paradigmes esthétiques revendiqués : des citations en sont placées en exergue des pages de titre des chapitres; il est cité et analysé à plusieurs reprises dans le corps du texte. Le lecteur se souvient que Juan Asensio contribua à la réception critique du roman de McCarthy, analysé dans la mémorable section n°32 de la série stalkérienne Au-delà de l'effondrement. Baptiste Rappin commente (p. 199) un fragment de cette critique de Juan Asensio.
Le terme «dogmatique», employé dans le sous-titre, reçoit sa première explication à la page 261. Elle est largement développée aux pages 265 et suivantes. Baptiste Rappin l'emprunte aux théories sociologiques et politiques de Pierre Legendre concernant l'histoire et la fonction de la question dogmatique en Occident. Il relie ces thèses récentes de Legendre (elles s'appuient sur la sociologie et la sémiologie structuraliste des années 1960-1970 mais suivent un trajet constructiviste assez opposé à celui de la déconstruction de la plupart de ses inspirateurs de cette époque) à des méditations théoriques plus anciennes (plus suggestives et plus solides) de Paul Valéry dans ses Variétés, citées et discutées en conclusion, aux côté de celles de Legendre. Je ne suis pas convaincu que le langage et la mise en scène comme langage (dédoublé) puissent être considérés comme une sorte de médiation ou de référent suprême dans l'institution de la culture et dans sa transmission : bien des arts ignorent le langage. Les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) s'en passent (sauf le cinéma qui, dès l'époque du muet, fait parler les personnages dans des intertitres et lui ajoute la musique : c'est un art du temps et un art de l'espace à la fois); la musique s'en passe aussi (sauf le chant et l'opéra, ce dernier étaient l'art le plus complet avant que le cinéma n'existât); la danse s'en passe également et bien d'autres arts encore (exemple : la composition de parfums ou art olfactif). Le langage lui-même, bien qu'il soit doté d'une fonction première antique et médiévale gnoséologique ― adaequatio rei et intellectus (3) ― n'est pas forcément l'organe privilégié de la connaissance, qu'elle soit religieuse, métaphysique ou logique : le silence a ses défenseurs de saint Augustin en passant par maître Eckhart jusqu'à Bossuet (qui tenait ainsi le silence pour une méthode supérieure d'oraison, y compris funèbre bien qu'il ait lui-même écrit et prononcé de si beaux sermons et de si belles oraisons funèbres) sans oublier la célèbre formule quasi-mystique, encore plus récente, de Wittgenstein, «ce dont on ne peut parler, il faut le taire». (4)
L'auteur quantitativement le plus cité n'est autre que Platon : Baptiste Rappin prouve ainsi qu'il est le digne disciple de Jean-François Mattéi. Son éloge de l'institution pédagogique et culturelle comme armature ontologique de l'homme dérive directement des thèses de Mattéi qui était platonicien à une époque où certains rêvaient de renverser le platonisme. La démonstration est en outre nourrie de citations d'ouvrages de sociologues moins connus mais intéressants tels que l'oublié Gabriel Tarde ou que le plus récent Joseph A. Tainter (The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Press, 1988) et de philosophes politiques classiques modernes tels que Thomas Hobbes (discussion de l'idée d'état de nature) ou Alexis de Tocqueville sans oublier Albert Camus qui s'intéressa autant à Plotin qu'à l'essence du politique.
Pages 127 et 128, le thème du zombie, du mort-vivant, est considéré comme emblématique de cet entre-deux crépusculaire qui caractérise le temps de la post-apocalypse. Citant obligeamment page 128 la première partie de mon article sur Cinéma et eschatologie chez George A. Romero (5), Baptiste Rappin s'intéresse brièvement à la première grande trilogie eschatologique de Romero que j'y étudiais, celle de 1968-1978-1985. Je signale, puisque l'occasion m'en est ici redonnée, que les trois titres américains la composant, constituent poétiquement une boucle circulaire temporelle : Night of the Living Dead (1968), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985) : traduits littéralement, ils font en effet se succéder sémiologiquement la Nuit, l'Aube, le Jour des morts-vivants symbolisant ainsi directement cette idée d'une conquête progressive, corollaire d'un remplacement et d'un effacement tout aussi progressif de l'homme à la surface de la Terre. À vrai dire, Romero développait une thématique réflexive sur la régression et la disparition de l'humanité qui était un thème classique de la science-fiction. Baptiste Rappin cite à très juste titre le roman de Richard Matheson, Je suis une légende (adapté plusieurs fois au cinéma) mais je signale que Le Seigneur des mouches (Angleterre, 1963) de Peter Brook, adapté du roman de William Golding, contenait déjà certains plans (notamment ceux des enfants en haillons en train de dévorer à mains nues la chair d'un sanglier) qui inspirèrent probablement Romero en 1968.
Le thème fondamental du désert est, dans la première partie, très bien traité. Il me semble constituer la charnière concrète entre les deux parties du livre, celle consacrée à l'apocalypse et ses conséquences, celle consacrée à la civilisation humaines et à ses armatures symboliques et institutionnelles. Le désert est dialectique, pour le dire rapidement en une formule commode mais efficace : il est en effet symboliquement double et contradictoire car il peut aussi bien représenter la mort et le délaissement culturel et civilisationnel que la retraite volontaire de l'ascète, du prophète ou du sage philosophe antique loin de la société afin de refonder, de retrouver, de repenser, de ressentir d'une manière neuve l'essence du monde et de l'homme. Le désert est symboliquement ambivalent et ces deux chemins (qui mènent non pas nulle part, comme ceux empruntés en leurs temps par un beau titre de Martin Heidegger, mais bien quelque part) sont précisément arpentés par Baptiste Rappin. Après nous avoir fait traverser des espaces désolés sous le soleil brûlant du désert, il nous remets face au soleil , celui que contemple enfin le prisonnier échappé de sa caverne dans La République. Sous la poussière du désert, il retrouve les vertus de la culture au double sens antique (célébré par Hanna Arendt) de l'agriculture et de la culture intellectuelle et civilisatrice.
Sur le plan de la stricte histoire de la philosophie, quelques points demeurent, inévitablement, discutables.
Je ne suis, par exemple, pas tout à fait certain que la traduction (citée page 215 et référencée à la note 336) par Alain Renault du court fragment du § 32 de la Critique de la faculté de juger kantienne soit pertinente relativement à la thèse «initiatique» civilisatrice que défend Baptiste Rappin ni même que ce passage de Kant puisse s'interpréter comme une critique si rigoureuse de l'imitation qu'il nous l'assure. Lorsqu'on lit, en effet, ce §32 in-extenso et qu'on le lit autrement traduit en 1845 par Jules Barni (traduction reprise en raison de sa qualité par Florence Khodoss aux PUF dans son recueil kantien sur Le Jugement esthétique, collection Les Grands textes, 1955), il me semble bien plutôt plaider, en fin de compte et en dépit de l'extrait cité tel que le traduit Renault, pour l'imitation et contre l'originalité. Les citations fragmentaires peuvent ainsi, parfois, se révéler à double-tranchant lorsqu'on se reporte à la totalité significative initiale dont elles sont issues même si l'auteur les manie avec une grande précision et une saine prudence qui ont limité les risques à cette seule occurrence que je tenais néanmoins à relever.
Ce qui concerne la pensée médiévale et les thèses afférentes d'Olivier Boulnois, me semble, d'autre part, trop bref pour être réellement convaincant. Résumer selon un seul point de vue l'histoire d'une telle pensée (qui couvre dix siècles et même davantage si on y intègre la patristique grecque et romaine) est, à vrai dire, presque impossible alors que des maîtres tels que Étienne Gilson ou Olivier Boulnois lui-même y consacrent des centaines de pages denses et serrées dans leurs ouvrages : les indications ont ici une valeur plus suggestive que réellement démonstrative. Ainsi, par exemple, l'analogie à laquelle Baptiste Rappin consacre des pages claires et intéressantes (6), est assurément un paradigme platonicien (parmi d'autres : celui du tissage dans Le Politique par exemple) qui fut effectivement repris par certains penseurs médiévaux mais qui fut (toute médaille ayant son revers) parfois critiqué par d'autres. Surtout, il le fut par Aristote lui-même bien avant la révélation du corpus aristotélicien à l'Occident par les commentateurs arabes. Souvenons-nous donc de la formule de Pierre Aubenque : «Aristote ignore la prétendue analogie de l'être» (7). Elle doit inciter à la prudence. Ce sont, certes, des discussions ontologiques techniques mais fondamentales (elles déterminent la métaphysique, l'éthique, l'esthétique et la politique). Cela dit, c'est aussi tout le mérite de l'ouvrage de Baptiste Rappin d'y introduire directement, en se plaçant au coeur de controverses qu'il résume avec une écriture particulièrement claire et pédagogique.
Quelques stimulantes hypothèses, à mon avis prometteuses, apparaissent régulièrement : l'idée de mettre en rapport, en suivant la thèse de Dany-Robert Dufour, la «néoténie» (le fait pour l'enfant d'être prématuré par rapport aux autres animaux, immédiatement adaptés à leur environnement) avec le mythe de Prométhée et son intégration dans la fabulation platonicienne aurait certainement beaucoup intéressé Pierre-Maxime Schuhl. Là aussi, cependant, une certaine prudence devrait être de mise : le Prométhée de Platon dans le Protagoras puis celui envisagé comme paradigme politique par Dufour et par Baptiste Rappin existe bien, certes, dans la mythologie grecque mais il en existe aussi d'autres représentations. La figure de Prométhée est, en effet, ambivalente : négative chez Hésiode, positive chez Eschyle. (8) Cette ambivalence (qui trouve sa correspondance dans la variété religieuse et géographique des cultes qu'on lui rendait en Grèce antique) est passée sous silence mais le lecteur doit pourtant la connaître et la garder présente à son esprit tandis qu'il lit une démonstration généalogique assez brillante faisant de Prométhée le précurseur fonctionnel de Diotime dans le système platonicien (p. 238).
Sur le plan matériel, l'ouvrage est illustré en couverture par une photo de Juan Asensio qui me fait, dans un tel contexte «survival», autant penser à la croix du Christ découpée dans un vitrail qu'à l'optique cruciforme d'un organe de visée pour fusil de tireur d'élite, subjectivement découpé dans la cornée oculaire du tireur embusqué ! L'espace noir qui l'environne produit un bel effet d'inquiétude. À l'intérieur, il est illustré par 22 reproductions (en fait 21 car celle de la page 34, à la suite d'une coquille d'imprimerie ou de mise en page, ne fait que reproduire celle de la page 33 : la même gravure d'Hokusai se retrouve ainsi sur deux pages, mais avec un premier titre correct, un second titre fatalement erroné), majoritairement empruntées à l'édition française du manga japonais. Sans oublier quelques intéressantes photos de héros populaires du cinéma mondial d'aventure des années 1980, mises en regard avec certains dessins du manga afin de prouver leur influence déterminante sur la conception graphique de son héros japonais. Mentionnons également (p. 164) une intéressante représentation de l'androgyne «Lady Oscar» (animation provenant du manga La Rose de Versailles de Ikeda, publié en 1972) qui ne me semble pas forcément aboutir, en tant que «transgenre», à un «dépassement de la métaphysique». Contrairement à ce que pense la féministe Judith Butler (citée et critiquée par Baptiste Rappin pages 162-163), il me semble possible de soutenir que la métaphysique antique grecque s'appuyait non pas sur les catégories séparées du masculin et du féminin mais, tout au contraire, sur l'androgynie, mère religieuse primitive historiquement constatée des deux autres catégories (9). La table des matières est complétée d'une table des illustrations et d'une table des correspondances édition japonaise / édition française des 27 volumes du manga.
Les notes bibliographiques de bas de page citent l'édition la plus récente mais négligent de remémorer au lecteur, ne serait-ce qu'entre parenthèses, la date de l'édition originale. Par exemple la note 363 de la page 237 cite la traduction par Alfred Croiset du Protagoras de Platon dans l'édition Gallimard, collection Tel de 1984 alors qu'elle fut initialement publiée en 1923 par la société d'édition Les Belles lettres, collection des Universités de France. Soit dit en passant, le site internet actuel de la société d'édition Les Belles lettres mentionne précisément le jour (1er), le mois (Janvier) et l'année (1923) de son édition originale mais il commet l'ahurissante erreur d'attribuer cette traduction au frère d'Alfred Croiset, à savoir Maurice Croiset. Je sais bien que les deux frères Croiset écrivirent ensemble, en 1890, une célèbre histoire de la littérature grecque mais ce n'est pas une raison pour attribuer à l'un le travail signé par l'autre lorsqu'il n'y a pas eu, comme c'est le cas ici, collaboration déclarée. Ce simple exemple prouve que les vérifications papier et les vérifications internet ont, dorénavant, tout intérêt à être méticuleusement croisées (sans mauvais jeu de mot avec le nom de famille de ces deux frères) à mesure que le temps passe : l'archéologie du vingtième siècle commence dès à présent, sous nos yeux, en temps réel, par de tels phénomènes de recouvrement, d'oublis, d'erreurs ou de... croisements.
Quelques rares coquilles (il y en a toujours dans toute édition originale qui se respecte !) sont disséminées entre les pages 250 et 260. Le second verbe rate l'accord pluriel dans deux phrases de la p. 250 («raison et jeu ne forment pas un couple antagoniste mais procède[nt] du même écart», «Pour Lewis Mumford, l'apparition du jeu et l'insigne rôle que joue ce dernier dans la constitution de la culture émane[nt] justement de la néoténie humaine»); un mot manque p. 257 («chaque société élabore, en même [temps] qu'elle est élaborée par, sa propre parole»); un mot est substitué machinalement par erreur à un autre p. 253 ( «enclin de [à] se laisser séduire», «la littérature entraîne le lecteur beaucoup plus loin que la réalité, nécessairement contrainte, finie et limitée, ne le saurait [ferait]»). Mathieu Dantec, remercié en exergue «pour sa minutieuse lecture du manuscrit» a sans doute relâché momentanément son attention durant ces dix pages mais convenons qu'il s'est honorablement acquitté du restant.
Je déplore ― le lecteur me connaissant un peu ne s'en étonnera pas ― l'absence d'une bibliographie (ici d'autant plus dommageable que les informations bibliographiques, au fil des notes de bas de pages, s'avèrent plus riches) et celle d'un index nominum que j'ai compensée en le constituant moi-même sur la dernière page blanche du volume, grâce à une pointe feutre fine et à une écriture suffisamment serrée. Encore faut-il préciser que, même en prenant ces nécessaires précautions, je n'ai pas eu assez de place pour y inclure la totalité des noms cités par Baptiste Rappin; cette ultime précision témoigne de la richesse de l'ensemble.

Notes
(1) Francis Moury, Heidegger contre les robots (2016), Le Platonisme de Jean-François Mattéi (2016), Baptiste Rappin contre le Golem (2018).
(2) Francis Gerald Downing, Common Strands in Pagan, Jewish and Christian Eschatology (Theologische Zeitschrift, Volume 51, année 1993, pages 193-211) + Cosmic Eschatology in the First Century : «Pagan», Jewish and Christian (L'Antiquité classique, tome LXIV, année 1995, pages 99-109).
(3) Cf. Saint Thomas d'Aquin, Première question disputée : la Vérité (De Veritate, 1256-1257) texte latin de l'édition Léonine introduit, traduit et annoté par Christian Brouwer et Marc Peeters, (éditions Vrin, collection BTP, 2002).
(4) Francis Moury, Religion et belles lettres chez Bossuet (2010 puis version revue en 2014) et Wittgenstein par lui-même (2016).
(5) Francis Moury, Cinéma et eschatologie chez George A. Romero de 1968 à 1985 (partie 1) + Cinéma et eschatologie chez George A. Romero de 2005 à 2010 (partie 2).
(6) Cf. pour une discussion plus approfondie, cf. l'article de Baptiste Rappin, Au nom de l'analogie : l'héritage philosophique de Jean-François Mattéi (Revue philosophique de Louvain, 2018, tome 116 n°3), pages 413-440.
(7) Cf. Pierre Aubenque, Le Problème de l'être chez Aristote, 1ère partie, section II, §3 et 4, (Éditions PUF, collection BPC 1962 puis retirage in-8° en 1983 légèrement augmenté), pages 198 à 206.
(8) Cf. Louis Séchan, Le Mythe de Prométhée, §II (Éditions PUF, collection Mythes et religions, 1951), pages 26 et suivantes.
Cette ambivalence prométhéenne n'avait pas échappé à certains intellectuels universitaires japonais s'intéressant à la mythologie et à la pensée grecques antiques. En 1944, Michitaro Tanaka écrivait ainsi dans la revue japonaise Pensée n°266, pages 1 à 29 : «Dans le Protagoras, il est dit qu'en dérobant le feu dans l'atelier d'Athéna et d'Héphaïstos, c'est en fait le génie de la technique que Prométhée a transmis aux hommes. Néanmoins, tout Prométhée qu'il fût, il n'a pas pu ramener de l'Olympe l'art de constituer des cités, car il n'a pas pu pénétrer chez Zeus qui le détenait. La première humanité possédait donc le génie de la technique mais, ne sachant pas comment s'organiser, elle ne savait pas non plus se battre. Incapable de résister aux attaques des animaux, elle en vint presque à disparaître jusqu'à ce que Zeus dépêche Hermès pour lui apprendre l'art de vivre en société.»
Fragment traduit in le remarquable livre de Michael Lucken, Le Japon grec – Culture et possession , section Dialogues, (éditions Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2019), p. 199. Je cite cependant le nom de l'auteur japonais en adoptant l'usage français (prénom puis nom) et non pas selon l'usage japonais bien que Michael Lucken l'ait respecté : ce qui n'allait pas de soi, raison pour laquelle il est obligé de le préciser dans l'avertissement. Au siècle dernier (qui n'est pas si loin) l'ordre français est adopté dans la plupart des traductions littéraires comme dans les sous-titrages de films japonais. Se mettre brusquement à inverser à la japonaise les noms japonais ne peut qu'induire le lecteur français à la confusion alors qu'il est habitué à les lire dans l'ordre français. J'ai déjà eu l'occasion, dès les années 2000-2005, de m'inscrire en faux contre cette innovation. Je renvoie le lecteur au début de mon article paru en 2006 L'éclat des penseurs japonais.
(9) Cf. Dr. Jean Halley des Fontaines, La Notion d'androgynie dans quelques mythes et quelques rites (Éditions Le François, collection Hippocrate, 1938) et Marie Delcourt, Hermaphrodite : mythes et rites de la bisexualité dans l'Antiquité classique (Éditions PUF, collection Mythes et religions, 1958). On se souvient que Sigmund Freud, dans Trois essais sur la théorie de la sexualité (1923) considérait que le mythe fondateur de l'érotisme, dans Le Banquet de Platon, est psychanalytiquement celui de l'androgyne originel.

48593275262_15d2416a5f_o.jpg