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Apocalypses biologiques, 3 : The Crazies de George A. Romero, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Argument du scénario
Evans City et ses environs, Pennsylvanie, États-Unis, 1972.
Un virus dont le nom de code est «Trixie » — résultat d'expériences militaires bactériologiques — est répandu accidentellement dans l’eau d’une rivière à la suite d’un accident d’avion. Une fois infectés, les habitants de la petite ville américaine la plus proche se comportent en fous meurtriers. Face à l’ampleur du carnage, l’armée délimite, boucle, confine puis quadrille — au prix de sérieuses pertes — le périmètre contaminé. Militaires et scientifiques livrent une course contre la montre dans un climat de franche panique pour maîtriser l'épidémie et abattre les fous qui les attaquent indistinctement et sans relâche. Un petit groupe de civils, confinés sans explications, se révolte. Mené par deux anciens des Forces spéciales, ils découvrent l'ampleur de la catastrophe, à mesure qu'ils se frayent un chemin, au besoin par la force armée, vers la liberté.


The Crazies [La Nuit des fous vivants] (États-Unis, 1972) de George A. Romero peut être considéré comme son second chef-d’œuvre : c'était son quatrième film, si on suit la chronologie de sa filmographie, mais il ne fut distribué chez nous qu'en 1979, donc très tardivement et confidentiellement, dans une copie bien doublée mais assez abîmée et un peu lacunaire, sous un titre français qui évoquait volontairement celui de La Nuit des morts vivants (1968). cette copie argentique française fut par la suite exploité en VHS Secam en VF d'époque par Reflex Vidéo et Victory Vidéo vers 1985 sous le mignon titre Experiment 2000. Le film est également connu en Amérique sous les titres américains alternatifs Cosmos 859 et Code Name Trixie.
Le titre d’exploitation français est parfaitement adapté au climat de l'intrigue et il indique, avec raison, une analogie de structure entre le film de 1968 et celui de 1972. La nouveauté provenant d'abord d’un élément purement plastique (l’emploi de la couleur et de l’écran large : on passe du format standard 1.37 N&B au format large 1.66 couleurs) puis de l’argument du scénario qui relève cette fois-ci moins du fantastique que de la science-fiction, accentuant donc encore l’aspect politique-fiction. On pense, de fait, plus d’une fois au cinéma pseudo-documentaire de Peter Watkins des années 1960 et 1970 lorsqu’on visionne The Crazies de George A. Romero.
Cependant, certains aspects purement fantastiques et son petit budget, magnifiquement exploité sous forme d’une liberté parfois expérimentale à l’absolue virulence, le rattachent directement au chef-d’œuvre de 1968 dont il est clairement, n’en déplaise à son cinéaste qui le niait à l'occasion, une évidente variation : les morts-vivants cannibales sont ici remplacés par des fous assassins. À noter l'extrême violence de l'ensemble, au rythme encore plus hallucinant et cauchemardesque (on y tue et on s'y fait tuer pratiquement sans arrêt) que dans le film de 1968. À noter aussi un emploi forcené de la carabine militaire USM2 encore en dotation à l’époque dans certaines unités de la garde nationale et de l'armée : elle se différencie de l’USM1 originale par l’ajout d’un sélecteur permettant le tir automatique, donc en rafales aux effets dévastateurs. Mise à part la charmante actrice Lynn Lowry que l’on retrouvera peu de temps après dans Parasite Murders / Shivers [Frissons] (Canada, 1975) — le premier grand film fantastique de David Cronenberg — le reste de l’interprétation est pratiquement composé d’acteurs inconnus (y compris d'authentiques habitants d'Evans City) mais souvent excellents, à commencer par les deux héros, stupéfiants de présence et d’efficacité dramatique.
Jean-François Rauger avait justement remarqué, dans son article sur George A. Romero édité dans le Programme de la Cinémathèque Française (novembre-décembre 2001) que le thème de l’armée anonyme dont les visages sont recouverts de masques à gaz est un point commun à The Crazies et à certaines séquences de Dawn of the Dead [Zombie] (1978). C’est une évidence mais il n'est jamais inutile d’écrire une évidence : en général personne n’a encore songé à le faire. Il en écrivait une autre en précisant que, tout comme dans La Nuit des morts-vivants, un groupe de rescapés est pris en tenaille entre monstres inhumains d’une part et milices ou armées devenues non moins inhumaines d’autre part, d’où un suspense étouffant qui ne se relâche jamais.
Ajoutons que ce sera aussi la structure de Day of the Dead [Le Jour des morts-vivants] (1985) que Romero avouait en 2001 préférer à ses titres antérieurs : la société civile y était certes prise en tenaille de la même manière qu'en 1968 et qu'en 1972 mais des interactions se produisaient entre les trois groupes. En fait, elles se produisent dans les quatre films et, le recul permet aujourd'hui de le constater, seront une constante de la filmographie fantastique de Romero. N’importe quel individu peut y passer d’une catégorie à l’autre à tout moment, au gré des bouleversements de l’action. Voir par exemple, dans The Crazies, la scène, d'une brutalité stupéfiante, où un soldat contaminé se retourne brusquement contre ses camarades qui l’abattent immédiatement puis l'achèvent au lance-flamme.
Dans l'entretien de 2001 annexé au film de 1972, Romero confirme explicitement que son thème profond n’est pas politique mais proprement cosmologique et donc authentiquement fantastique. Ce qui l’intéresse, c’est l’hypothèse terrifiante du remplacement, de l’absorption du monde humain par un autre monde, par une nouvelle communauté régie par ce qui n’est plus la morale ni la raison mais une nature autre, un autre instinct ou un pur «ça» au sens freudien. Le fait que le thème de l’inceste fasse irruption au cœur même de l'action (la jeune fille jouée par Lynn Lowrie est presque violée par son père) est un autre signe spectaculaire du bouleversement irréversible de l’ordre humain provoqué par la catastrophe. Ce thème sera d'ailleurs repris par Romero, d’une manière différente mais tout aussi intéressante, dans Survival of the Dead [Le Vestige des morts vivants] (2009).
L’aspect critique et politique qu’on croit lire en priorité dans l’œuvre fantastique de Romero, n'est que la conséquence morale de ce chevauchement que Romero s’attache à dépeindre avec précision. Une peinture eschatologique comme celle-là engendre inévitablement un aspect critique mais il est secondaire et non primaire : conséquence morale n’est pas cause ontologique.
The Crazies est donc bien, contrairement à ce que pensent certains critiques américains contemporains, un très grand film indispensable à une évaluation correcte du génie de Romero tout en constituant par lui-même une date dans l'histoire du cinéma de l'apocalypse biologique, au point que Hollywood en produira en 2010 un luxueux et intelligent remake-variation, signé par le cinéaste Breck Eisner en format ultra-large CinemaScope 2.35, doté d'un budget de 20 millions de US$.

Note sur les sources techniques
VHS Secam Victory Vidéo et Reflex Vidéo éditées vers 1985 (avec la VF de 1979) + Coffret George A. Romero 3 DVD-9 Zone 2 PAL, édité en janvier 2004 par Wild Side, collection «Les introuvables» contenant The Crazies (1972) + Season of the Witch (1973), image recadrée 1.37 avec VOSTF seulement mais nombreux suppléments + BRD américain Blue Underground, édité en 2010, image au format original 1.66 enfin respecté et compatible 16/9, avec VOSTF mais sans VF d'époque, entretiens avec Romero et l'actrice Lynn Lowry.
Le coffret Wild Side de 2004 comporte un livret illustré rédigé par Olivier Père, un documentaire de 2001 sur la vie et l’œuvre de George A. Romero dans lequel ce dernier commente sa vie et son oeuvre (durée 50 min. environ), 25 photos couleurs dont le jeu complet de photos d'exploitation sous le titre alternatif Code Name Trixie, presque 110 photos de plateau, une vingtaine d'affiches, de publicités et des reproductions d'articles de presse. Durée du film en PAL zone 2 : 103’ ou 1h43’. Image argentique en couleurs assez bien restaurées mais au format recadré 1.37 standard au lieu du format large original 1.66 , son VOSTF sans la VF d'époque de la sortie cinéma française de 1979 (heureusement disponible sur les mignonnes VHS Secam éditées vers 1985 par Reflex Vidéo et par Victory Vidéo).
Ce coffret est un bel objet à dominante subtilement noire et grise émaillé de fines traces de couleurs brunes, rouges ou blanches – heurté parfois de bleus ou de verts qui le font respirer - qui se déplie en 4 volets et contient 3 DVD. Les graphismes et les sérigraphies, un peu expressionnistes, sont intelligents.
L’ensemble est protégé, une fois replié, par un étui sur le dos duquel sont résumées les informations essentielles. Il reproduit une thèse qui est celle du rédacteur du livret : à savoir que Romero serait d’abord un auteur de films politiques avant d’être un cinéaste de genre. C’est peut-être aller un peu vite en besogne puisque Romero dément formellement, en ce qui le concerne, une telle interprétation dans le documentaire qui lui est consacré en supplément. Le livret s’avère cependant un utile instrument de travail : on y trouve des fiches techniques détaillées, une utile filmographie à jour en 2004, des critiques globalement intéressantes mais attention à certains jugements : le titre français d’exploitation La Nuit des fous vivants de The Crazies n’est pas «aberrant» comme l’écrit Père. Il me semble, au contraire, tout à fait cohérent dans la mesure où il restitue parfaitement la parenté de structure entre le chef-d’œuvre de 1968 et ce second chef-d’œuvre de 1972. Père reconnaît d’ailleurs lui-même infra cette communauté thématique en réfléchissant à la possibilité critique de constituer une trilogie alternative qui comprendrait précisément La Nuit des morts vivants (1968), The Crazies [La Nuit des fous vivants] (1972) et Dawn of the Dead [Zombie] (1978). Au moment où il écrivait ces lignes, on considérait que la trilogie romérienne était constituée par La Nuit des morts vivants (1968), Dawn of the Dead (1978) et Le Jour des morts-vivants (1985).
Romero lui-même considérait cette dernière comme naturelle et en excluait le titre de 1972 mais, comme on sait, nul n'est moins bien placé qu'un créateur pour juger son œuvre et je pense qu'on peut, tout au contraire, parfaitement intégrer le titre de 1972 à l'ensemble. Ensemble qui s'étend filmographiquement jusqu'à 2010 : ce qu'on ne pouvait pas encore prévoir en 2004, au moment de la rédaction de ce livret et de l'édition de ce coffret français qui marque cependant une date dans la réception vidéo de l’œuvre de Romero chez nous, en raison de la richesse du matériel publicitaire historique enfin rassemblé sur disque.
Reste qu'aujourd'hui, c'est d'abord le BRD Blue Underground américain de 2010 qui constitue le disque majeur : son image est enfin au format correct et il propose un commentaire audio de George A. Romero et William Lustig, ainsi qu'un entretien d'une quinzaine de minutes avec l'actrice Lynn Lowrie, quelques bandes annonces, quelques spots TV mais aucune galerie photos : sur ce dernier plan, l'édition Wild Side du coffret demeure une référence.
Inutile de dire qu'on attend impatiemment l'éditeur français qui serait capable de nous donner une édition définitive haute définition ; il suffirait, pour qu'elle le soit, qu'elle intégrât l'image 1.66 respectée du BRD américain de 2010, une VOSTF + la VF d'époque 1979 (au besoin sur deux disques distincts), les suppléments du BRD américain et les galeries affiches et photos du coffret français de 2004. Rien de bien difficile à faire, en somme : il suffit de le vouloir.

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09/05/2020 | Lien permanent

Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 2 : de 2005 à 2010, par Francis Moury

Crédits photographiques : Felipe Dana / AP.
Rappels.

2801107000.jpgCinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985.





1207434272.jpgJe suis une légende de Richard Matheson.





3639877638.JPGZone 1 de Colson Whitehead.





Land of the Dead (Le Territoire des morts, États-Unis, 2005).

Dans un futur proche, une ville américaine organisée en forteresse isolée, dirigée par Kaufman et ses riches associés, abrite deux catégories de personnes : un prolétariat misérable survivant de pains et de jeux barbares, et une garde privée assurant la sécurité. Les morts-vivants reclus dans les villages abandonnés environnants, imitant les actions des vivants en pure perte, s’aventurent parfois à sa frontière mais ne peuvent en franchir les limites. Des raids à la cruauté inutile sont menés à leur encontre par certains mercenaires, à l’occasion d’un pillage méthodique des villages. La ville de Kaufman tombera pourtant inéluctablement entre les mains des morts au cours d’un assaut assez consciemment organisé par leur «chef» pour réussir, permettant de justesse à quelques mercenaires de s’en échapper.

Tourné en écran large 2.35, distribué par une major (Universal), Land of the Dead est le plus gros budget pour l’instant confié à Romero par un producteur : il a déjà rapporté quatre fois sa mise. Mais il n’abuse pas inutilement des moyens matériels mis à sa disposition, préférant les utiliser à bon escient pour offrir une vision futuriste assez ample. L’apocalypse qu’il décrit n’est pas seulement urbaine mais générale, nourrie d’assez de plans annexes des «zones», des «wastelands» environnants, urbain revenu au rural, rural anciennement urbanisé redevenant rural. Land of the Dead est une sorte de parallèle de Day of the Dead (1985) : dans les deux films, l’humanité abandonne les hommes pour reparaître comme spontanément chez certains morts-vivants. Les termes de l’équation initiale (mort-vivant = inhumanité, vivant = humanité) ne sont certes pas inversés mais la ville humaine, ultime rempart, est en fait devenue une ville inhumaine alors que l’humanité perdue est en train d’être réinventée par les zombies, recherchant obstinément à imiter, à recréer une amorce de société. Certes, ils sont dominés encore par l’instinct qui les fait agir en animaux féroces, mais certains d’entre eux sont devenus assez intelligents pour organiser un assaut, et assez disciplinés pour le mener à bien. Ironie noire, en place depuis 1968 : les morts, pour trouver la paix, doivent être tués, ce qui les rapproche des vampires. Cette paix que les vivants sont incapables de trouver : les mercenaires survivants laissent volontairement aux morts la victoire tant ils sont lassés de l’inhumanité des autres hommes. Le reste de la cité est perdu d’avance : sans surprise, la faille provient d’en haut. C’est le dernier grand rôle de l’acteur Dennis Hopper, celui de cet homme d’affaire croyant tout contrôler et tout dominer mais victime de sa propre démesure, s’en rendant compte alors qu’il est déjà trop tard. Asia Argento, sauvée des nouveaux jeux du cirque, promise au combat à vie plutôt qu’à l’amour, apporte une touche d’érotisme brut, inédite dans l’univers de Romero assez sage dans ce domaine, jusqu’ici. Une seule facilité de scénario : celle de l’autocar surblindé, peut-être inspiré par celui qu’on pouvait voir à la fin du Dawn of the Dead [L’Armée des morts] (2004) de Zack Snyder qui était le remake-variation, parfois original, du Dawn of the Dead [Zombie] (1978) de Romero. Land of the Dead est plastiquement assez classique, son montage est sans surprise notable mais on n’oublie pas certains plans stupéfiants, au carrefour de l’expressionnisme et d’une sorte d’hyperréalisme futuriste : celui du chef des morts émergeant silencieusement de la fosse d’eau qui protège la cité, bientôt suivi des autres morts, utilisé par toutes les jaquettes DVD, en est un bel exemple.

Diary of the Dead (Chroniques des morts-vivants, États-Unis, 2007).

Alors qu’ils tournent un film fantastique à petit budget (une ultime variation de La Momie), en extérieurs nuit et en pleine forêt, des étudiants en cinéma de l’Université de Pittsburgh et leur professeur apprennent par la télévision la nouvelle (confirmée par Internet) que les morts attaquent les vivants. Ils les croisent sur la route, les écrasent et sont bientôt eux-mêmes attaqués en tentant de trouver de l’aide dans un hôpital. Ils décident de tenir une chronique de l’apocalypse, filmée en temps réel à travers la Pennsylvanie au péril de leur vie et de leur raison.

Tourné en vidéo numérique («DV» pour «Digital Vidéo») au format 1.85 afin d’épouser plus étroitement son argument – savoureux : les étudiants se font rattraper par la réalité puisqu’ils tournent un film de momie, donc selon le schéma du classique film de Karl Freund de 1932, au sens strict une histoire de mort-vivant, de mort ramené à la vie, bien qu’elle n’en porte pas le nom – Diary of the Dead reprend le schéma de Night of the Living Dead (1968) mais en l’actualisant au niveau médiatique (Internet, la vidéo – ouverte et en circuit fermé, la télévision y sont importantes) et surtout en l’inversant sur le plan de l’espace : alors que le groupe de survivants de 1968 résistait statiquement (sauf deux séquences de fuite, une spontanée, l’autre organisée, mais qui avortaient toutes les deux), celui de 2007 se déplace sans cesse, rencontre des vivants constituant d’éphémères groupes alternatifs de résistance (par exemple, le gang noir reconstitué en milice armée, ayant pris possession d’un village) mais… en vain. Les rencontres avec les morts sont quantitativement plus fréquentes que celles avec les vivants et leur fréquence augmente sans cesse. Les valeurs morales et religieuses s’effondrent sous les yeux conjoints du spectateur et des héros : la conductrice religieuse se suicide car elle craint (à tort) d’avoir tué des hommes alors qu’elle vient de tuer des morts-vivants. Les infirmiers et les médecins de l’hôpital devenus des zombies ne soignent plus les gens mais les tuent. La fille aimant ses parents et qui rêvait de les retrouver à leur domicile, les retrouve transformés en zombies tentant de l’assassiner («Il est temps de s’en aller» conclut avec une noire ironie le professeur après avoir achevé la mère). La communication via Internet ou télévisée s’avèrent incapables de permettre une action concrète sur le réel à moins que les locuteurs soient en mesure – et ils le sont rarement – de connaître la vérité, avant de la transmettre. Ultime ironie encore plus noire, à usage médiatique intra-hollywoodien : les voix des cinéastes Wes Craven, Quentin Tarantino, et d’autres cinéastes contemporains de Romero sont entendues aux informations, répétant les dernières nouvelles les plus terrifiantes.
Alors que toute l’œuvre de Romero s’était développée de 1968 à 2005 selon une dialectique discourant inlassablement sur la différence spécifique du vivant et de l’humain et la qualité d’être humain, Diary of the Dead remet le spectateur dans la situation de celui de Night of the Living Dead (1968) comme si Day of the Dead (1985) et Land of the Dead (2005) n’avaient jamais été tournés. Les morts-vivants de Diary of the Dead n’ont, comme en 1968 et comme en 1978, aucune trace, autre qu’apparente, d’humanité : ce sont tous des monstres assoiffés de sang qu’il faut détruire pour éviter d’être tué ou dévoré. Le combat contre eux engendre, sans surprise, une inhumanité fondamentale chez un certain nombre de survivants humains qui prennent un malin plaisir à tuer ces apparences, ces figures, ces «eidolos», ces ombres d’êtres humains. Il produit aussi – thème constant chez Romero – une sorte de faillite des médias, ceux-là absorbant toute représentation en vain, tournant à vide, n’empêchant rien, se contentant d’enregistrer l’irrépressible, irrésistible, irréversible renversement de l’ordre humain. Cette régression filmographique au thème essentiel de 1968 ne laisse pas de surprendre : outre son aspect commercial bienvenu pour Romero (qui ne possédait plus les droits du film de 1968 tombé dans le domaine public américain), elle est peut être la marque du retour à un pessimisme fondamental, ontologique autant qu’eschatologique, qui renoue en profondeur avec celui du classique de 1968. Diary of the Dead en retrouve la virulence. Il a couté cinq fois moins cher que Land of the Dead mais il a rencontré, à défaut d’un gros succès au box-office, un succès financier relatif et surtout, un certain succès critique international.


Survival of the Dead (Le Vestige des morts-vivants / La Survie des morts-vivants, États-Unis, 2009).

Un petit groupe de déserteurs de la Garde nationale (celui-là même qui avait volé le bus des étudiants du film précédent) fuyant Philadelphie cherche un refuge. Or sur Plum, une petite île au large du Delaware, deux familles survivent dans des ranchs, environnés de morts-vivants. Les Muldoon maintiennent en vie les morts-vivants, notamment ceux appartenant à leur famille, dans une réserve soigneusement gérée, en attendant qu’on trouve une solution scientifique. Ils tentent de les rééduquer, convaincus d’un progrès possible. Les O’Flynn les abattent systématiquement bien qu’une des filles de O’Flynn soit une morte-vivante particulière, capable d’évoluer, et le sosie de sa sœur encore vivante. L’affrontement entre les deux clans est inévitable : O’Flynn est expulsé mais il passe une annonce sur Internet que les déserteurs visionnent sur leur «Smartphone», vantant Plum comme ultime refuge ! Les déserteurs et lui s’associent, retournent sur Plum, rompant son fragile équilibre «biologique», la replongeant dans le chaos alors que l’expérience Muldoon réussit.

Tourné en Technicolor sur négatif numérique Recode RAW sous «aspect ratio» 2.35 au Canada, Survival of the Dead est le prolongement narratif direct de Diary of the Dead, dont un extrait est d’ailleurs inclus au montage, censé avoir été mis en ligne. Signe que Diary of the Dead non seulement bouclait une boucle mais ouvrait un nouveau cycle, écrit par Romero. Toujours est-il qu’une autre source d’inspiration est ici à l’œuvre : celle du western, puisque le scénario est lointainement inspiré par celui de The Big Country [Les Grands espaces] (1958) de William Wyler. Ce conflit tragique (la folie oscillant d’un patriarche à l’autre, semblant envoyée par les Dieux pour perdre l’ensemble de l’île) sera arbitré en pure perte par les déserteurs, eux aussi soumis au destin. Le pivot du scénario, très serré et à l’action en constant mouvement, repose sur la dualité entre une vivante et une morte, sœurs ignorées puis reconnues. On songe souvent, en voyant ce beau plan d’une morte chevauchant inlassablement à travers champs, à une image d’un conte d’Edgar Poe tel que Metzergenstein. Cette dualité, occasion évidente du sadisme et de l’inceste, se double d’une autre, renvoyant à l’anthropologie, à l’ethnologie, voire à l’histoire des religions : le type de nourriture (cadavre d’homme / cheval) permettant d’identifier quel mort a vocation à redevenir – peut-être ? – humain, quel mort est pur et quel mort est impur ! L’île devient le théâtre, épuré aux normes d’un récit «survival» cependant magnifié par son cadre, d’une renaissance. La modification de leur régime alimentaire fait accéder (en puissance mais pas encore en acte) les morts-vivants à un degré retrouvé d’humanité, sous réserve qu’ils ne soient pas abandonnés par les hommes à ce stade précis de leur éducation. Or la folie des hommes fait qu’ils le sont. Le monde humain devient, du coup, divisé en quatre espèces : morts-vivants dangereux, morts-vivants potentiellement humanisés, vivants dangereux, vivants réellement humains. Le suspense provient du fait que chaque individu passible de relever d’une de ces quatre espèces, est susceptible de passer de l’une à l’autre. Configuration qui, dans un cadre apocalyptique, marque cependant un progrès évident, scientifique autant que sociologique, par rapport à celles, déjà «progressistes», de Day of the Dead et de Land of the Dead. Romero ne peut se résigner à la fin du monde humain ni à cette apocalypse dont il ne désigne jamais l’ordonnateur (Dieu, Destin, Hasard, Nature : le champ des possibles philosophiques demeure ouvert), mais dont il détaille les errements. Il lui donne donc à nouveau une chance, chance qu’on croyait définitivement abolie lors du film précédent.
Survival of the Dead a reçu un accueil public et critique assez mitigé. Peut-être est-ce dû au fait que le format 2.35 n’y est nullement exploité de manière spectaculaire, en dépit de sa constante beauté ? Peut-être aussi est-ce dû au fait que ce film épuré repose d’abord sur l’évolution psychologique des personnages (une parole de trop peut y bouleverser le monde à chaque instant, décider sa survie ou sa perte) et qu’il ne s’intéresse à l’action que d’une manière strictement nécessaire ? Le grand public est-il habitué à une telle rigueur ? L’action y est constante et on y parle à bon escient, exactement comme chez un Howard Hawks, un John Ford ou un Fritz Lang, les dialogues de Romero étant très bien écrits. C’est que le sujet de cette série repose sur une quête métaphysique, inlassablement reconduite, inlassablement déclinée mais, à mesure qu’elle l’est et qu’elle s’approfondit, toujours plus aporétique.

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06/04/2014 | Lien permanent

Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985, par Francis Moury

Crédits photographiques : Bob Strong (Reuters).
La Nuit des morts-vivants (The Night of the Living Dead, États-Unis, 1968).
Pennsylvanie 1968 : un petit groupe de rescapés tente de résister, dans une maison isolée et durant toute une nuit, à une attaque massive et inexplicable de morts-vivants devenus prédateurs des vivants.

La Nuit des morts-vivants (The Night of the Living Dead) de George A. Romero fut, à sa sortie parisienne, un choc esthétique comme thématique et le demeure à chaque nouvelle vision. Si Henri Langlois déclarait qu’il y avait un cinéma «d’avant Godard et d’après Godard», il nous semble qu’on peut affirmer, avec toutes les raisons le démontrant, qu’il y a un cinéma fantastique mondial d’avant La Nuit des morts-vivants et un d’après La Nuit des morts-vivants.

D’abord pour une raison thématique.
Le thème du mort-vivant était jusqu’alors, dans l’histoire du cinéma fantastique classique, majoritairement associé à deux catégories de personnages :
- le «zombie» manipulé par la sorcellerie «vaudou» et un sorcier ou un maître bien vivant les utilisant pour assouvir ses désirs de domination : c’est la vision classique qui est à l’œuvre depuis Les Morts-vivants / White Zombie (1932) de Victor Halperin à L’Invasion des morts-vivants / The Plague of the Zombies (1966) en passant par Vaudou / I’ve Walked With a Zombie (1943) de Jacques Tourneur.
- le fantôme d’un ou de plusieurs mort(s) assoiffé(s) de vengeance revenant hanter les vivants (coupables envers lui/eux) pour les tuer : c’est la vision classique du fantôme tant occidental – cf. Danse macabre / La danza macabra (1963) et La Sorcière sanglante / I lunghi capelli della morte (1964) d’Antonio Margheriti, Les Amants d’outre-tombe / Amanti d’oltre tomba (1965) de Mario Caiano – qu’oriental comme les Histoires de fantômes de Yotsuya (Yotsuya Kaidan) filmées durant toute l’histoire du cinéma japonais et notamment par les cinéastes Keisuke Kinoshita (1949), Kenji Misumi (1959), Nobuo Nakagawa (1959), Shiro Toyoda (1965), Kazuo Mori (1969), etc.

Il est clair qu’on est en présence, concernant ces deux thèmes, de l’influence de la fameuse Crainte des morts étudiée par James. G. Frazer, S. Freud, les sociologues, les anthropologues et les psychologues qui ont contribué à l’étude des religions et de la mythologie primitive. La Nuit des morts-vivants bouleverse la donne en faisant des morts-vivants des êtres dénués d’individualité, nullement manipulés par un vivant, ne cherchant à assouvir aucune vengeance explicite. C’est peut-être une expérience spatiale malheureuse qui a provoqué leur résurrection. C’est une hypothèse évoquée à la radio et à la télévision, jamais confirmée, mais si elle l’était, le film ressortirait absolument en ce cas de la catégorie «science-fiction» et non plus «fantastique» : dans cette stricte mesure, il reste à la frontière des catégories «horreur et épouvante» d’une part, «science-fiction» de l’autre, toutes deux appartenant au genre «fantastique» de toute manière.
Cependant, une lecture strictement freudienne du film est possible, compatible avec les deux catégories classiques : les deux premiers êtres humains du film se rendent sur une tombe, celle de leur père. De mauvaise grâce en ce qui concerne Johnny, de bonne grâce en ce qui concerne Barbara. Et sur une tombe pas assez visitée par les autres membres de la famille, comme le signale Johnny. On peut considérer que tout le film est d’emblée, ainsi, placé sous le signe d’une culpabilité fondamentale, d’une mauvaise conscience fondamentale des vivants vis-à-vis des morts. Freud n’a cessé d’étudier les origines de cette culpabilité dans la mythologie, la littérature et la psyché. Le cauchemar de La Nuit des morts-vivants – car le film a la structure d’un cauchemar : c’est évident – trouve d’un point de vue strictement freudien son origine et son explication symbolique par cette mise en place. Les morts se vengent peut-être bien des vivants parce que les vivants les négligent et ne les aiment plus. Les vivants ont peur que les morts se fâchent parce qu’ils savent qu’ils ne les ont pas assez aimés quand ils étaient vivants, parce qu’ils savent qu’ils les négligent une fois morts. La Nuit des morts-vivants comme illustration dynamique des rapports du deuil et de la culpabilité ? Oui. C’est pourquoi les deux génériques existants d’ouverture du film (copie VF de 1968 : une voiture en arrêt sur image au milieu d’une route de forêt; copie VO de 1968 : une voiture roulant à travers cette même forêt) sont tous deux géniaux : on ne sait pas encore que la voiture se rend là-bas, mais elle tranche déjà sur le paysage végétal menaçant, paysage annonciateur symboliquement d’une visite du mouvant vers l’immobile, du vivant vers le mort. Il y aurait également une psychanalyse bachelardienne (disons une phénoménologie, puisque comme chacun sait, le terme «psychanalyse» fut abusivement employé par Bachelard qui n’était pas freudien) symbolique de l’arbre et de la terre – la terre comme «rêverie de la volonté» supplantant la terre comme «rêverie du repos» – applicable au film de Romero.

Ensuite pour une raison économique.
La Nuit des morts-vivants fut conçue par des indépendants, en dehors du système de production hollywoodien, par des gens qui travaillaient depuis presque dix ans dans la production de documentaires et de publicité pour les télévisions locales de Pittsburg. Latent Facility Inc., à laquelle s’adjoignit la Image Ten Production crée en 1968 pour la circonstance par Romero et ses neuf associés, existait depuis 1961. Le film fut tourné d’une manière artisanale. Le co-producteur Russel W. Streiner joua ainsi «Johnny», la première victime du film tandis que Karl Hardman et son associée Marilyn Eastman jouèrent Harry et Helen Cooper (dont la petite fille était interprétée par Kyra Schon ou Schoen – suivant les graphies – qui était la propre fille de Hardman) et tous deux contribuèrent aussi à créer les effets spéciaux de maquillage et de musique électronique, furent photographes de plateau, voire même photographes de tournage ! Hardman a effectué lui-même les photos utilisées pour le générique de fin. Le directeur de production Vince Survinski, comme bien des membres de Image Ten, apparaît comme figurant. On pourrait multiplier les exemples : nous n’en avons cité qu’un petit nombre. Cette production collective a, de toute évidence, insufflé un réalisme inédit qui venait modifier le professionnalisme de certains autres acteurs comme Duane Jones, la vedette noire du film qui lisait un livre du psychanalyste anglais Ernest Jones entre deux prises sur le tournage !
Romero avait conçu son film comme une modification du fameux livre I Am a Legend (Je suis une légende) de Richard Matheson, déjà adapté antérieurement par Sidney Salkow avec Vincent Price. Modification essentielle puisque le héros du livre de Matheson est un homme seul la plupart du temps alors qu’au bout de la première demi-heure du film de Romero, la petite communauté de survivants s’est constituée – à peine constituée qu’elle est menacée de destruction. L’action du film raconte non pas celle du combat d’un homme isolé contre un groupe mais celle du combat d’un groupe contre un autre. Dans l’un de ces deux groupes (les vivants) on parle et on perd son temps et son énergie à parler au lieu de penser à survivre, dans l’autre (les morts) on ne parle pas et on tue efficacement pour «se nourrir». Cette idée poétique du «cannibalisme» dévoyé devenant le moteur des actions des morts marque d’ailleurs un glissement du mythe de la goule qu’il faudrait aussi étudier un jour. Le film ayant été tourné pour le budget d’un film publicitaire télévisé de trente secondes ou d’une minute, garde quelque chose de fondamental de cette origine économique : la nécessité de délivrer le maximum d’informations dans un laps de temps réduit. D’où le rythme du film, faisant de sa pauvreté un sublime moyen d’efficacité maximale. Il faut bien considérer que les trente premières minutes de La Nuit des morts-vivants sont une prouesse technique mais aussi une prouesse de conception d’écriture et une prouesse cinématographique à tous points de vue : depuis l’attaque du frère de l’actrice Judith O’Dea, puis sa course folle vers la maison et jusqu’au déclenchement accidentel de la boîte à musique par la même Judith O’Dea devenue folle de peur, tous les éléments nécessaires à la compréhension de cette situation nouvelle sont donnés, perçus, compris par le spectateur. Ils aboutissent à un effet de choc mettant le spectateur dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouve Barbara. La modification en apparence bénigne de la démarche d’une silhouette d’homme, aperçue à l’arrière plan, aura accouché, en ce strict temps, d’une modification ontologique du monde humain, devenu concurrencé par un monde inhumain qui désire le remplacer… le remplace sous nos yeux !
Romero a composé entre cette inspiration originale et de nécessaires accommodements avec la conception classique du suspense de la série B : la discussion longue entre ceux venant de la cave et les deux premiers vivants, la tentative de fuite au moyen du camion sont de beaux exemples de cette touche classique. Un autre exemple, technique cette fois-ci et au carrefour des deux exigences, est celui de la musique : Romero n’avait pas d’argent pour payer un compositeur. C’est donc une sélection d’extraits de musiques composées pour d’anciens films d’horreur de série B des années 1945-1955 (depuis lors soigneusement identifiées par les historiens mais dont l’ensemble est désormais associé au film de Romero bien davantage qu’à leur source respective) qui fut montée par séquences (parfois très courte, cf. : la boîte à musique) et agrémentée d’effets électroniques. La musique oscille donc entre classicisme suranné et modernité absolue tout au long du film, provoquant chez l’auditeur une impression d’inquiétante étrangeté et de totale nouveauté. Romero a, en revanche, créé d’emblée un nouveau mythe : ses morts obéissent à de nouvelles lois biologiques et physiques, voire géométriques. Leurs mœurs sont décrites, apprises, reconnues : terribles et féroces, cannibales envers les vivants, pouvant être tués de telle manière précise et pas de telle autre. Enfin Romero confie la vedette à un acteur noir, ajoutant une inquiétante étrangeté supplémentaire pour le spectateur américain de 1968 qui ne sait vraiment pas ce qui va arriver si déjà tout est ainsi modifié !

Reste une troisième raison purement graphique : la représentation graphique de la mort violente et celle de la violence de la mort. Romero n’a pas fait ce que faisait H. G. Lewis dans ses Blood Feast et 2000 Maniacs. Romero a dosé quelques plans d’horreur graphique pure au sein d’une action classique qui en est renforcée alors que les scénarios de Lewis ont pour finalité ces mêmes plans. Démarches inconciliables sauf pour un futur Tom Savini, qui d’ailleurs n’est ni Lewis ni Romero. Les morts de La Nuit des morts-vivants ne sont plus «nos» morts. Ils sont autres. Ils sont devenus des étrangers fondamentaux. Et il faut le re-tuer faute d’être dévoré par eux. Le film est une suite d’assassinats de vivants par les morts-vivants et de tueries de morts-vivants par des vivants. Cette effroyable confusion, absolument logique étant donné la rigueur du scénario, produit une série de séquences insoutenables, jamais filmées auparavant. C’est une confusion qui abolit les différences de sexe, d’âge, de culture, d’aspect. Raison pour laquelle une si gigantesque confusion provoque la terreur la plus totale : elle est une mise en scène de l’effet réel de la mort, une dramatisation géniale du résultat de la mort. Mais ici ce résultat n’est jamais atteint : on travaille d’un côté à ce qu’il soit atteint; on lutte de l’autre pour reculer son arrivée. Tout le suspense repose sur cette tension entre deux volontés collectives contraires qui broie immédiatement l’individualité. De chaque vivant, le seul trait réellement distinctif qui demeure est la manière finale dont il sera tué, et de chaque mort aussi. Vers le concret… par l’équivalence en acte. On ne se plaint pas de cette «perte de poésie» comme disait Jean-Marie Sabatier : elle est elle-même une nouvelle poésie. Preuve : on peut visionner toute sa vie La Nuit des morts-vivants et y trouver, à chaque vision, un élément nouveau qu’on n’avait pas encore aperçu ou analysé.
Romero aurait pu se contenter de ce film : son nom serait pour toujours dans l’histoire du cinéma écrit en lettres blanches sur fond noir. La Nuit des morts-vivants est un des films N.&B. les plus beaux du monde du point de vue de la variété de la photographie et du montage : une analyse purement esthétique du film demanderait à elle seule un livre entier. Caméra portée, plans fixes, plongées et contre-plongées, effets d’arrière plan et de mise au point : tout est d’une précision et d’un naturel admirable, sauf quelques effets baroques particuliers qui portent à plein leur richesse. Le montage que Romero a bien sûr contrôlé comme le reste est un des montages les plus parfaits jamais effectués : aucun plan n’est inutile, chaque plan est surprenant par lui-même, et parfois bien plus surprenant encore replacé dans la séquence à laquelle il appartient : la syntaxe oscille entre classicisme et cinéma expérimental, cinéma documentaire aussi. Bien entendu, en dépit de toutes ses tentatives, Romero fut contraint par le succès du film – avec plaisir car celui-ci lui avait révélé sa nature créatrice bien davantage que tout ce qu’il avait pu faire avant : il ne se retrouve génial qu’en donnant en 1972 une variation remplaçant les morts par des fous – d’y revenir. Et en y revenant, il a approfondi et fait évoluer son mythe dans des directions renouvelées et passionnantes. Film achevé, La Nuit des morts-vivants était un film naturellement tout autant destiné à devenir matriciel.

La Nuit des fous vivants (The Crazies, États-Unis, 1972).
1972 : un virus transformé en arme bactériologique est répandu accidentellement dans l’eau d’une rivière à la suite d’un accident d’avion. Une fois infectés, les habitants d’Evans City, la petite ville américaine la plus proche, se comportent en fous meurtriers. Face à l’ampleur du carnage, l’armée délimite, boucle puis quadrille le périmètre contaminé. Tandis que militaires et scientifiques livrent une course désespérée contre la montre dans un climat de panique, un petit groupe de civils – mené par deux anciens des Forces spéciales – décide de se frayer un chemin, au besoin par la force. Mais la mort et la folie les guettent, eux aussi…

The Crazies (La Nuit des fous vivants, 1972) de George A. Romero est son second chef-d’œuvre, et son quatrième film si on suit la chronologie de sa filmographie puisqu’il fut tourné après Season of the Witch. Sorti très tardivement et confidentiellement à Paris en salles vers 1979, dans une copie bien doublée mais assez abîmée – sous un titre français qui évoquait celui de La Nuit des morts vivantsThe Crazies fut par la suite exploité en VHS Secam sous le titre Experiment 2000. Il est également connu sous les titres américains alternatifs Cosmos 859 et Code Name Trixie. Le titre d’exploitation français La Nuit des fous vivants est parfaitement adapté à son climat et indique, avec raison, une analogie de structure entre le film de 1968 et celui de 1972. La nouveauté provenant d’un élément purement plastique (l’emploi de la couleur et de l’écran large : on passe du format 1.37 N.&B. au 1.66 couleurs) et de l’argument du scénario qui est moins «fantastique» que «science-fiction», accentuant encore l’aspect «politique-fiction». On pense plus d’une fois au cinéma de Peter Watkins lorsqu’on visionne The Crazies. Certains aspects proprement fantastiques et son petit budget, magnifiquement exploité sous forme d’une liberté parfois expérimentale à l’absolue virulence, le rattachent néanmoins directement au chef-d’œuvre de 1968 dont il est clairement, n’en déplaise à son cinéaste, une évidente variation : les morts-vivants cannibales étant remplacés par des fous assassins. À noter son extrême violence, au rythme encore plus hallucinant et cauchemardesque (on y tue pratiquement sans arrêt) et un emploi forcené de la carabine militaire USM2 encore en dotation à l’époque dans bien des unités de la police et de l’armée : elle se différencie de la USM1 originale par l’ajout d’un sélecteur qui permettait le tir automatique en rafales, aux effets dévastateurs dans le film comme dans la réalité. Mise à part la charmante Lynn Lowry que l’on retrouvera peu de temps après dans Parasite Murders / Shivers (Frissons, Canada, 1975) – le premier grand film fantastique de David Cronenberg – le reste de l’interprétation est pratiquement composé d’acteurs inconnus mais excellents, à commencer par les deux héros, stupéfiants de présence et d’efficacité dramatique. Jean-François Rauger a justement remarqué dans son article sur Romero édité dans le Programme de la Cinémathèque Française de novembre-décembre 2001 (c’est une évidence mais il est toujours bon d’écrire une évidence : en général personne n’a songé à le faire auparavant) que le thème de l’armée anonyme dont les visages sont recouverts de masques à gaz est un point commun à The Crazies et à certaines séquences de Dawn of the Dead [Zombie] (1978) de Romero. Et aussi que, tout comme dans Night of the Living Dead, un groupe de rescapés est pris en tenaille entre monstres inhumains d’une part et milices ou armées devenues non-moins inhumaines d’autre part, d’où un suspense étouffant qui ne se relâche jamais. Ajoutons que ce sera aussi la structure de Day of the Dead [Le jour des morts-vivants] (1985) : la société civile y est prise en tenaille de la même manière mais des interactions se produisent entre les trois groupes. En fait, elles se produisent dans les 4 films. N’importe quel individu peut passer d’une catégorie à l’autre à tout moment, au gré des bouleversements de l’action. Voir la scène exemplaire de The Crazies où un soldat contaminé se retourne brusquement contre ses camarades qui l’achèvent au lance-flamme. Dans uin entretien, Romero dit d’ailleurs explicitement que son thème profond n’est pas politique mais proprement cosmologique et donc authentiquement fantastique. Ce qui l’intéresse, c’est l’hypothèse terrifiante du remplacement, de l’absorption du mond

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06/06/2012 | Lien permanent

Apocalypse et civilisation selon Baptiste Rappin, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Notes philosophiques de lecture sur Baptiste Rappin, Tu es déjà mort ! - Les leçons dogmatiques de “Ken le survivant”, éditions Ovadia, collection Les Carrefours de l'être, 2019.

«Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à dire aux foules à propos de Jean : «Qu'êtes-vous allé voir au désert ? Un roseau agité par le vent ?... Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un homme vêtu d'habits soyeux ? Ceux qui portent des habits soyeux sont dans les palais des rois ! Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un prophète ? Certes, je vous l'affirme et même plus qu'un prophète !».
Évangile selon saint Matthieu, II, 2-19 traduction lézin Jean Steinmann, Saint Jean Baptiste et la spiritualité du désert (Éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1955), page 96.


«En dernière et suprême instance, il n'y a pas d'autre être que le vouloir. Vouloir est l'être primordial, et c'est à lui seul que reviennent tous les prédicats de ce dernier : absence de fondement, éternité, indépendance à l'égard du temps, auto-affirmation.»
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Œuvres métaphysiques 1805-1821 (Éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, traduction J.-F. Courtine & E. Martineau, 1980), p. 137.


«Nous pouvons deviner que, dans nos rêves, la vie et la matière, telles que nous les trouvons dans notre monde, ne sont pas nécessairement constantes; que le temps et l'espace n'existent pas tels que nous les comprenons à l'état de veille. Parfois je crois que la vie matérielle n'est pas notre vie véritable et que notre futile présence sur le globe terrestre est un simple phénomène secondaire ou virtuel.»
Howard Phillips Lovecraft, Par-delà le mur du sommeil (1919) (Éditions Denoël, collection Présence du futur, traduction Jaques Papy, 1969), pages 9-10.


«L'humanité ne comprit pas, tout d'abord, qu'elle venait de recevoir le coup de grâce. [...] La civilisation avait sombré. A part quelques rares avions, quelques installations privées de cinétéléphonie, tout était à peu près disparu de ce qui avait fait la puissance et l'orgueil de la société moderne. [...] De vastes régions étaient jonchées de paralytiques gémissants qui mouraient de faim et de soif ; en d'autres lieux, on ne trouvait plus guère que des aveugles. Des hallucinés, des fous, des monstres qui n'avaient même plus figure humaine erraient à l'aventure. Aucun des groupes sociaux n'avait subsisté. L'individu assurait sa subsistance au jour le jour et vivait en état de perpétuelle alerte.»
Ernest Pérochon, Les Hommes frénétiques (Éditions Plon 1925 cité d'après la pagination de l'édition Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, section science-fiction, Verviers, 1971), page 210.


«Le souci du domaine dans lequel l'étant se montre ― c'est, pour la philosophie moderne, la subjectivité ― se trouve du côté du déchirement, c'est-à-dire de la conscience. Ce qui est ainsi déchiré est, par sa déchirure, ouvert à la pénétration de l'absolu. Ce qui, pour la pensée, signifie : le déchirement garde ouvert le chemin vers la métaphysique.»
Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? , traduction A. Becker et G. Granel de cours professés en 1951-1952, éditions PUF 1959, retirage en 1967), pages 66-67.


4239023629.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.






Rappin.JPGÀ partir d'une étude du célèbre manga japonais Hokuto no Ken [Ken le survivant] (1984-1989, traduit en édition française 1999-2001), Baptiste Rappin constitue rien de moins, au fil des pages, qu'une authentique philosophie de l'apocalypse et de la civilisation, dédiée, qui plus est, en exergue à Juan Asensio et «aux arpenteurs de la Zone, derniers lecteurs parmi les derniers hommes».
Sous un titre et un sous-titre, au premier abord assez énigmatiques mais bien expliqués par la suite, c'est un véritable court traité de philosophie politique qui réfléchit sur l'histoire générale, l'histoire de l'art, l'histoire de la philosophie et des religions. L'anthropologie d'André Leroi-Gouhran, les sociologies de Gabriel Tarde et d'Émile Durkheim, les études d'histoire des religions de Mircea Eliade, la psychanalyse d'Hélène Deutsch, les mondes animaux décrits par Jacob von Uexküll, les thèses biologiques de Darwin, les analyses au carrefour de l'économie et de la philosophie d'auteurs tels que Myriam Revault d'Allones voisinent, en de suggestifs aperçus, avec l'histoire de Ken, mais aussi avec Mad Max, avec Resident Evil, avec le thème du zombie dans le cinéma fantastique de George A. Romero et même avec le traité taoïste écrit par l'acteur chinois Bruce Lee (1940-1973) sur Le Tao du Jeet Kun Do (traduit en français en 1995) que Baptiste Rappin compare à l'art du sabre dans le Kendo japonais.
On retrouve inévitablement, parmi les thèses discutées, celle de Norbert Wiener (qui opposait, en reprenant les anciennes intuitions métaphysiques des Présocratiques, la dissolution entropique et la mort à la construction organisationnelle et à la vie, résultat d'une exception permanente) telle que Baptiste Rappin l'avait analysée dans ses études antérieures dont j'avais rendu compte (1). Elles éclairent les différentes facettes des deux thèmes examinés : celui de l'effondrement apocalyptique d'une part (s'effondrer se dit, en anglais, «to collapse» d'où une nouvelle prospective phénoménologique assez logiquement dénommée la «collapsologie» dont relèvent les chapitres 1 à 3), celui de la civilisation et de ses fondements d'autre part (chapitres 4 et 5).
Les pages consacrées au premier thème sont plus nombreuses que celles consacrées au second. Cela s'explique d'abord par la nécessité constante pour l'auteur de relier le fil du récit japonais quasi mythologique à la variété des thèmes et symboles métaphysiques occidentaux qui le sous-tendent : la section de l'apocalypse s'avère donc, pour cette raison, relativement plus nourrie que celle de la civilisation. La majorité des illustrations s'y rapportent d'ailleurs et ce sont les plus spectaculaires.
Cette relative prédominance quantitative du thème apocalyptique sur celui de la civilisation s'explique peut-être aussi (hypothèse que je soumets a posteriori à l'auteur) par le fait que l'apocalypse me semble être un thème littéraire et religieux plus ancien et plus universel que celui de la naissance et de la structure de la civilisation. Notez bien que je n'écris pas «plus ancien que celui de la naissance du cosmos»! L'idée d'une disparition du cosmos fascina visiblement davantage les hommes, y compris les Indo-Européens et les Asiatiques d'Extrême-Orient, que celle de la civilisation humaine, d'importance secondaire sur le plan mental de la mythologie primitive, le niveau humain étant, dans la mentalité archaïque primitive, constamment considéré comme un niveau de réalité inférieur à celui du cosmos d'une part, à celui des divinités d'autre part. Qu'on se souvienne aussi, sur le strict plan de l'histoire comparée des religions, des remarquables articles de Francis Gerald Downing (2) qui prouvait que l'eschatologie juive et catholique avaient, toutes deux, largement puisé dans une réserve littéraire antique grecque et romaine constituant une sorte de fonds commun d'images apocalyptiques. Ici ce thème de l'apocalypse est réduit, par le manga comme par son commentateur, à la fin de la seule civilisation humaine tandis que son aspect cosmologique primitif et religieux (envisageant la disparition totale du cosmos) demeure en retrait. On n'y trouvera donc guère (voire : aucun) de commentaire relatif à des apocalypses religieuses telles que l'Apocalypse de saint Jean mais je tenais tout de même à rappeler ici cet aspect historique et littéraire si important.
On trouvera ici, en revanche, les aspects philosophiques, anthropologiques et sociologiques de la destruction de la civilisation humaine : ces aspects permettent d'éclairer, par un renversement de point de vue (une sorte de réduction phénoménologique appliquée à la fin de l'histoire humaine, permettant d'en isoler comme chimiquement les composants à mesure qu'on les soustrait mentalement et artistiquement au composé total formant cette histoire), les fondements positifs de la civilisation et de la culture. Il ne faut pas demander au livre davantage : c'est déjà, tel quel, un très ample sujet.
Pourquoi donc ce manga japonais offre-t-il une si bonne base de discussion philosophique sur la fin de la civilisation et sur sa naissance comme sur sa structure ?
Parce que les Japonais ont vécu l'attaque atomique d'Hiroshima et de Nagasaki en 1945 : étant de facto les rescapés d'une apocalypse et d'une période post-apocalyptique, il est assez naturel qu'ils soient esthétiquement comme philosophiquement inspirés lorsqu'ils traitent ces sujets. Pour une part, ils y insufflent leur culture nationale : les mangas dérivent des estampes d'Hokusai; l'art du sabre est millénaire. D'ailleurs, le nom même du héros (Kenshirô) l'intègre puisqu'il est composé du nom «Ken» (le sabre) et du prénom Shirô. Je n'ai pas pu, pour ma part, m'interdire de penser à plus d'une reprise, pendant que je lisais cette étude de Baptiste Rappin, au film classique «Ken» (Le Sabre, Japon 1964) de Kenji Misumi, adapté de la nouvelle homonyme de Yukio Mishima. On se souvient de la somptueuse bien que si brève séquence initiale : le jeune héros y contemplait en extase un soleil qui semblait envahir l'écran l'espace d'un instant, s'assimilant presque physiquement et très dialectiquement à la lumière du drapeau japonais d'une part mais aussi à celle d'une explosion atomique d'autre part. La conséquence thématique comme esthétique est, en somme, assez bonne de l'écrivain Mishima et du cinéaste Misumi au dessinateur de Ken le survivant, Tetsuo Hara. Cette communauté de destin et de génération ne pouvait qu'engendrer de telles rencontres esthétiques.
Un souvenir personnel là-dessus : lorsque j'avais rencontré à Paris le cinéaste TKO Nakano, courant des années 1990 (en pleine période du mouvement «otaku» : l'explication du terme est dans le livre de Baptiste Rappin et je n'y reviens pas ici), nous nous étions découverts, Nakano et moi, une commune admiration pour le cinéaste Inoshiro Honda, probablement le plus grand plasticien du cinéma japonais parlant du siècle passé mais aussi son plus grand cinéaste de l'apocalypse. J'avais mentionné, lors d'une de nos conversations sur l'histoire du cinéma japonais, le nom de la belle actrice transsexuelle Akihiro «Miwa» Maruyama qui avait joué en vedette, en compagnie de Mishima lui-même, dans le film Kurotokage (Le Lézard noir, Japon 1968) de Kinji Fukasaku. Le cinéaste et son producteur me révélèrent alors que la belle «Miwa» avait vu de ses propres yeux, étant adolescente, le champignon atomique du 09 août 1945 s'élever dans le ciel de Nagasaki !
Le titre Tu es déjà mort ! peut surprendre le néophyte : il faut attendre la page 126 pour qu'il soit expliqué et cette explication révèle un des noyaux philosophiques de ces «leçons dogmatiques». Cette formule annonce, en effet, le peu de temps qui reste à vivre aux victimes frappées par Kenshirô d'une manière si experte que leur mort, pour n'être pas instantanée, est néanmoins certaine. Outre les arts martiaux traditionnels, le souvenir de l'explosion atomique est évident car nombreux furent ceux dont la mort fut certaine mais différée par ses conséquences biologiques. Elle est aussi, pour Baptiste Rappin, le symbole du peu de temps, plus exactement de la curieuse suspension temporelle figée, de cet après-apocalypse, de ce «post-collapse», d'un monde hésitant entre vie et mort, tentant désespérément de renouer le fil entre passé sur le point d'être progressivement oublié et futur incertain. Inutile de préciser que La Route de Cormac McCarthy est un des paradigmes esthétiques revendiqués : des citations en sont placées en exergue des pages de titre des chapitres; il est cité et analysé à plusieurs reprises dans le corps du texte. Le lecteur se souvient que Juan Asensio contribua à la réception critique du roman de McCarthy, analysé dans la mémorable section n°32 de la série stalkérienne Au-delà de l'effondrement. Baptiste Rappin commente (p. 199) un fragment de cette critique de Juan Asensio.
Le terme «dogmatique», employé dans le sous-titre, reçoit sa première explication à la page 261. Elle est largement développée aux pages 265 et suivantes. Baptiste Rappin l'emprunte aux théories sociologiques et politiques de Pierre Legendre concernant l'histoire et la fonction de la question dogmatique en Occident. Il relie ces thèses récentes de Legendre (elles s'appuient sur la sociologie et la sémiologie structuraliste des années 1960-1970 mais suivent un trajet constructiviste assez opposé à celui de la déconstruction de la plupart de ses inspirateurs de cette époque) à des méditations théoriques plus anciennes (plus suggestives et plus solides) de Paul Valéry dans ses Variétés, citées et discutées en conclusion, aux côté de celles de Legendre. Je ne suis pas convaincu que le langage et la mise en scène comme langage (dédoublé) puissent être considérés comme une sorte de médiation ou de référent suprême dans l'institution de la culture et dans sa transmission : bien des arts ignorent le langage. Les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) s'en passent (sauf le cinéma qui, dès l'époque du muet, fait parler les personnages dans des intertitres et lui ajoute la musique : c'est un art du temps et un art de l'espace à la fois); la musique s'en passe aussi (sauf le chant et l'opéra, ce dernier étaient l'art le plus complet avant que le cinéma n'existât); la danse s'en passe également et bien d'autres arts encore (exemple : la composition de parfums ou art olfactif). Le langage lui-même, bien qu'il soit doté d'une fonction première antique et médiévale gnoséologique ― adaequatio rei et intellectus (3) ― n'est pas forcément l'organe privilégié de la connaissance, qu'elle soit religieuse, métaphysique ou logique : le silence a ses défenseurs de saint Augustin en passant par maître Eckhart jusqu'à Bossuet (qui tenait ainsi le silence pour une méthode supérieure d'oraison, y compris funèbre bien qu'il ait lui-même écrit et prononcé de si beaux sermons et de si belles oraisons funèbres) sans oublier la célèbre formule quasi-mystique, encore plus récente, de Wittgenstein, «ce dont on ne peut parler, il faut le taire». (4)
L'auteur quantitativement le plus cité n'est autre que Platon : Baptiste Rappin prouve ainsi qu'il est le digne disciple de Jean-François Mattéi. Son éloge de l'institution pédagogique et culturelle comme armature ontologique de l'homme dérive directement des thèses de Mattéi qui était platonicien à une époque où certains rêvaient de renverser le platonisme. La démonstration est en outre nourrie de citations d'ouvrages de sociologues moins connus mais intéressants tels que l'oublié Gabriel Tarde ou que le plus récent Joseph A. Tainter (The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Press, 1988) et de philosophes politiques classiques modernes tels que Thomas Hobbes (discussion de l'idée d'état de nature) ou Alexis de Tocqueville sans oublier Albert Camus qui s'intéressa autant à Plotin qu'à l'essence du politique.
Pages 127 et 128, le thème du zombie, du mort-vivant, est considéré comme emblématique de cet entre-deux crépusculaire qui caractérise le temps de la post-apocalypse. Citant obligeamment page 128 la première partie de mon article sur Cinéma et eschatologie chez George A. Romero (5), Baptiste Rappin s'intéresse brièvement à la première grande trilogie eschatologique de Romero que j'y étudiais, celle de 1968-1978-1985. Je signale, puisque l'occasion m'en est ici redonnée, que les trois titres américains la composant, constituent poétiquement une boucle circulaire temporelle : Night of the Living Dead (1968), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985) : traduits littéralement, ils font en effet se succéder sémiologiquement la Nuit, l'Aube, le Jour des morts-vivants symbolisant ainsi directement cette idée d'une conquête progressive, corollaire d'un remplacement et d'un effacement tout aussi progressif de l'homme à la surface de la Terre. À vrai dire, Romero développait une thématique réflexive sur la régression et la disparition de l'humanité qui était un thème classique de la science-fiction. Baptiste Rappin cite à très juste titre le roman de Richard Matheson, Je suis une légende (adapté plusieurs fois au cinéma) mais je signale que Le Seigneur des mouches (Angleterre, 1963) de Peter Brook, adapté du roman de William Golding, contenait déjà certains plans (notamment ceux des enfants en haillons en train de dévorer à mains nues la chair d'un sanglier) qui inspirèrent probablement Romero en 1968.
Le thème fondamental du désert est, dans la première partie, très bien traité. Il me semble constituer la charnière concrète entre les deux parties du livre, celle consacrée à l'apocalypse et ses conséquences, celle consacrée à la civilisation humaines et à ses armatures symboliques et institutionnelles. Le désert est dialectique, pour le dire rapidement en une formule commode mais efficace : il est en effet symboliquement double et contradictoire car il peut aussi bien représenter la mort et le délaissement culturel et civilisationnel que la retraite volontaire de l'ascète, du prophète ou du sage philosophe antique loin de la société afin de refonder, de retrouver, de repenser, de ressentir d'une manière neuve l'essence du monde et de l'homme. Le désert est symboliquement ambivalent et ces deux chemins (qui mènent non pas nulle part, comme ceux empruntés en leurs temps par un beau titre de Martin Heidegger, mais bien quelque part) sont précisément arpentés par Baptiste Rappin. Après nous avoir fait traverser des espaces désolés sous le soleil brûlant du désert, il nous remets face au soleil , celui que contemple enfin le prisonnier échappé de sa caverne dans La République. Sous la poussière du désert

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23/01/2020 | Lien permanent

Nosferatu le vampire, par Francis Moury

Résumé succinct du scénario NB : les parenthèses mentionnent les noms alternatifs selon qu’il s’agit des intertitres de la version allemande originale ou de la version exploitée en France : il existe au moins une troisième version américaine.Sur les bords de la mer Baltique, à Viborg (Brême), en 1838 : un agent immobilier, Hutter (Jonathan Harker) quitte son épouse Ellen (Nina) pour se rendre auprès d’un client, le comte Orlock (Nosferatu / Dracula) qui vit dans un château en ruines, situé en Transylvanie dans les Carpathes après un long voyage qui lui fait traverser les Balkans. Alerté par son apparence et bien des détails inquiétants, Hutter découvre qu’Orlock est un vampire et s’échappe du château. Pendant la traversée de l’Océan, Nosferatu assassine les marins du bateau sur lequel il a embarqué clandestinement : il arrive au port par une nuit de tempête. Il emménage dans sa nouvelle maison située en face de celle de l’agent immobilier, revenu lui aussi à son propre domicile. Le vampire et les rats qui l’accompagnent répandent la peste sur la ville et attaquent Ellen (Nina). Le professeur Bulwer (Van Helsing) fait un cours sur une plante carnivore, «vampire du monde végétal», à ses étudiants. Le patron de Harker qui était complice du vampire est devenu fou : il est possédé par Nosferatu. Annie, la sœur de Nina, meurt de la peste. Nina se sacrifie volontairement pour tuer Nosferatu : elle devient sa proie à l’aube, moment fatal pour lui car le rayon du soleil le réduit en poussière en quelques instants. Selon les versions, Nina revient alors à la vie ou demeure morte.CritiqueIl faut d’abord savoir que F.W. Murnau (1888-1931) et son scénariste Henrik Galeen ne possédaient pas les droits du roman fantastique Dracula (1897) de l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) qui avait été traduit en français pour la première fois en 1920 sous le titre de Dracula l’homme de la nuit lorsqu’ils l’adaptèrent et tournèrent en 1922, Nosferatu : eine Symphonie des Grauens [Nosferatu le vampire].C’est la raison pour laquelle le vampire de Murnau ne se nomme pas Dracula mais Orlock ou Nosferatu, ce second terme signifiant en langue balkanique «vampire» ou «mort-vivant» et c’est aussi la raison pour laquelle tous les noms de certains autres personnages principaux sont modifiés (Jonathan Harker se nomme Hutter !) alors que d’autres sont conservés (Lucy, Reinfield, Van Helsing). Nosferatu le vampire fut un immense succès en Europe, un échec aux États-Unis et en Angleterre. Florence Stoker, la veuve de Bram Stoker, attaqua pour sa part en justice Murnau et la Prana-Films de Berlin pour plagiat : elle gagna son procès mais la destruction ordonnée du négatif et des copies positives ne fut pas exécutée. Certains fragments du film furent peut-être même utilisés dans d’autres métrages allemands de la même époque, et une copie pirate modifiée du film fut distribuée aux États-Unis car le film original allemand ayant déplu aux distributeurs américains, ils l’avaient fait remonter en y intégrant d’autres éléments, lui faisant atteindre une durée de 110 minutes ! Copie et version que nous n’avons pour notre part jamais visionné mais qui doit valoir la peine d’être vue ! Jacques Lourcelles a établi une liste succincte des diverses copies européennes continentales existantes du film (dans son excellente notice bibliographique présentée en 1992 dans une annexe à la fiche technique et critique qu’il lui consacre dans son beau Dictionnaire du cinéma : Les Films) et de leurs différences mais ne dit rien de la copie américaine dont Georges Sadoul connaissait en 1965 précisément l’existence au point de pouvoir, dans son propre Dictionnaire des films, la minuter. Lotte H. Eisner est revenue plusieurs fois sur la question, dans les deux éditions (1964 et 1973) de son livre sur Murnau, sans pouvoir apparemment épuiser la question. Une copie dite «définitive» a été patiemment établie dans les années 1970-1985, notamment grâce à la Fondation Murnau. Il n’est pas exclu qu’on puisse l’améliorer encore un jour ou l’autre.Peut-on dire que Nosferatu soit la meilleure adaptation (effectivement plagiée) du roman ?Le destin critique du film en France fut très inégal : d’abord admiré par les surréalistes (Ado Kyrou commenta dans le sens de ce mouvement littéraire son célèbre intertitre : «Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre») pour des raisons étrangères au roman, des critiques d’époque et de culture variées le considèrent par la suite (Georges Sadoul en 1965, René Prédal en 1970, Jacques Lourcelles en 1992) comme la meilleure adaptation cinématographique de toutes tandis que d’autres privilégient la version de Tod Browning (Jean-Claude Romer en 1963 ou Jean Boullet en 1964) ou celle plus récente de Fisher (Gérard Lenne en 1970 et encore en 1985). Les versions de Dracula filmées par Jesus Franco (Europe, 1970), Dan Curtis (États-Unis 1973), John Badham (États-Unis, 1979) et Francis Ford Coppola (États-Unis, 1992) ont éveillé l’intérêt à des titre divers mais sont généralement classées un cran en-dessous de celles de 1922, 1931 et 1958 en raison de ce qu’il faut bien nommer leur fondamentale inutilité. Depuis les adaptations de Murnau, Browning et Fisher, tout était filmé en effet avec plus ou moins de fidélité par rapport au roman initial, et filmé d’une manière indépassable. À mesure que le temps passe, non seulement la fidélité diminue alors même qu’on se pique de la cultiver mais bien des images des premières adaptations classiques correspondent admirablement à ce que Bram Stoker a voulu littérairement signifier, et cela en dépit même de l’infidélité de tel ou tel point du scénario. Miracle du cinéma : peu importe au fond le degré de fidélité de l’adaptation par elle-même, à la lettre du roman. C’est à l’esprit original que sont fidèles les premières versions en dépit de leur différence évidente de détails ou de principe. Et c’est à cet esprit que sont infidèles toujours davantage les versions les plus récentes. Et pour cause : elles appellent les faveurs d’un public qui s’éloigne de celui de Stoker des points de vue culturel, sociologique, moral et intellectuel. Alors que les versions de Murnau, de Browning, de Fisher étaient conçues pour un public compatible, encore proche de celui de la fin du XIXe siècle. À tel point que ces variantes de plus en plus récentes n’intéressent plus que deux catégories de spectateurs : les spécialistes du cinéma fantastique avides de complétude – qui y trouvent forcément un compte : celui de la complétude et celui de la comparaison qui sont des plaisirs d’élite – et le grand public ignorant vivant dans l’instant distributif et pour qui une version venant de sortir ne peut que dépasser en valeur les versions passées, pour qui le nouveau est toujours meilleur que l’ancien. L’inverse de la thèse du Critias de Platon en somme. En revanche, le public cultivé – cultivé en histoire du cinéma et cultivé en histoire de la littérature – qui s’intéresse aux relations entre cinéma et littérature et qui aime le roman de Stoker, ce public-là peut très bien se contenter, selon nous, des versions du roman qui furent filmées en 1922, 1931 et 1958. Celui, de même niveau, qui s’intéresse au thème du vampire a un champ infini d’histoire du cinéma devant lui : plusieurs milliers de films du cinéma mondial et, concernant Dracula, un champ certes plus étroit mais contenant quelques diamants noirs, dont les deux films de Terence Fisher de 1960 et de 1965 ne sont pas les moindres !Jean-Marie Sabatier (en 1973), toujours profond et pour cette raison peut-être, toujours paradoxal, synthétise ces courants critiques de Nosferatu le vampire avec son ampleur coutumière et parfois avec un certain excès et une certaine mauvaise foi roborative : Murnau selon lui ne se discute pas davantage que Fisher ! Tous deux sont sur le même plan. L’acteur Max Schreck dont le nom peut signifier «terreur» – ce qui donna lieu pour cette raison à une «mise en légende» journalistique de bas étage, assez équivalente, même si plus brève, à celle dont devait souffrir l’acteur Bela Lugosi dix ans plus tard à Hollywood, dont l’écho douloureux est illustré dans le beau film de Tim Burton, Ed Wood (États-Unis, 1994) – incarnerait selon Sabatier un comte Dracula bien plus proche du personnage de Stoker que celle de Bela Lugosi, John Carradine ou Christopher Lee ! C’est bien sûr, concernant ce dernier point totalement faux : il suffit de relire la première partie du roman de Stoker pour s’en convaincre.On comprend alors que, dans une optique anglo-saxonne et américaine, ce soit donc bel et bien le Dracula (États-Unis, 1931) de Tod Browning qui soit considéré comme l’origine réelle de la série puisqu'il transposait plus fidèlement à l'écran le roman de Stoker, par le biais d’une pièce de théâtre elle-même adaptée mais plus proche de l’esprit «fin de siècle» du roman. On peut le comprendre aussi dans une optique cinématographique : le film matriciel de la série Dracula n’est esthétiquement pas le Nosferatu de Murnau mais bien le Dracula de Browning. C’est par rapport à sa forme à lui bien davantage que par rapport au film de Murnau que chaque nouvelle tentative sera amenée à se définir en l’imitant ou en en prenant le contre-pied. Car si les mots «Nosferatu» et «Walpurgis Night» sont presque les premiers mots prononcés par le dialogue américain du film de Browning – hommage volontaire d’Universal ou volonté contraire de prouver que cette fois-ci, le roman va être «correctement» adapté ? – le grand public américain identifiera bel et bien le comte stokerien au personnage incarné par le génial Bela Lugosi et nullement à la créature particulièrement répugnante d’aspect incarnée en son temps par le non moins génial Max Schreck. Murnau s’était éloigné aussi en ce point précis du roman de Stoker alors que Browning le respecte fidèlement. Le comte Dracula, chez Stoker, a une apparence humaine : seul ce qui l’entoure est déjà franchement inquiétant mais lui-même, au premier abord, ne l’est pas immédiatement – du moins sa nature authentiquement terrifiante demeure-t-elle encore secrète – même si sa poignée de main est un peu trop froide, un peu trop puissante. Browning comme plus tard Terence Fisher respectent cette dualité fascinante lorsque Dracula apparaît pour la première fois à Reinfield chez Browning, à Jonathan Harker chez Fisher dans Dracula [Horror of Dracula] (G.-B., 1958). Cependant Browning ne rompt pas tout à fait avec la vision de Murnau dans la mesure où son personnage est immédiatement présenté au spectateur comme un vampire. Le spectateur de Browning tout comme celui de Murnau sait donc ce que Harker ou Reinfield ne savent pas encore et ce point commun mérite d’être immédiatement souligné.On se demande parfois si Browning avait vu Nosferatu de Murnau et le Vampyr [L’Étrange aventure de David Gray] (Danemark, 1930) de Carl Theodor Dreyer ou non : quoiqu’il en soit, la force de son film est de se situer à mi-chemin des deux esthétiques opposées qui président à ces deux classiques. Browning passe d’un réalisme strict dont l’impact comme tel est constamment subverti par la réalité cachée qui se tient derrière (toutes les scènes «normales» de dialogue où Van Helsing arrive à convaincre méthodiquement et rationnellement ses interlocuteurs) à un onirisme cauchemardesque pur régulièrement et pendant tout le film : il marche sur le fil du rasoir et maintient un équilibre absolu entre les deux visions. Chez Fisher en 1958, Harker sait d’avance à quoi il doit s’attendre. Ce progrès – réflexif puisqu’il marque un degré supérieur de conscience de l’homme face au péril, et aussi un degré supérieur de savoir : degrés qui signent le début d’une action par conséquent plus impressionnante car moins naïve – nous semble une grande idée, novatrice à la fois par rapport aux films antérieurs et par rapport au roman, et déterminante, parmi d’autres du même calibre, de la puissance de cette version Fisher, si novatrice (1) !L’histoire du cinéma fonctionne souvent selon un mouvement de balancier, voire de toupie en cercle se refermant sur lui-même : Werner Herzog a repris les signes extérieurs de l’esthétique expressionniste – esthétique expressionniste qui était régulièrement battue en brèche chez Murnau ! – pour son remake inutile intitulé Nosferatu, fantôme de la nuit (All.-Fr., 1978) avec Klaus Kinski mais il n’a pas égalé la puissance plastique de l’original qui se singularisait par son refus du studio, le fait qu’il privilégiait au contraire les espaces naturels, les extérieurs réels autant que possible, et surtout par une conception presque symbolique de la monstruosité tout à fait novatrice par son modernisme plastique. Les recherches plastiques – expressionnistes ou non, selon les cas – du Nosferatu de 1922 seront prolongées et mises à profit par Murnau avec un budget leur permettant encore bien davantage d’ampleur dans son Faust (1926) qui demeure la superproduction fantastique et tragique de Murnau à la fois la plus allemande et la plus aboutie.Note(1) novatrice mais à laquelle il manque un élément fondamental : le personnage essentiel de Reinfield (la première proie du vampire est dans la version de 1931 cet homme qui devient fou, dément !) – qui était chez Browning interprété d’une manière expressionniste mais parlante par l’acteur Dwight Frye est aussi inquiétant, aussi impressionnant que Lugosi – et qui sera introduit postérieurement sous un autre nom (Ludwig) dans le scénario de la troisième contribution de Fisher au sujet (après Dracula / Horror of Dracula [Le Cauchemar de Dracula] (G.-B., 1958) qui est une adaptation directe du roman de Stoker et après Brides of Dracula [Les Maîtresses de Dracula] (G.-B., 1960) qui est un film original et peut-être son chef-d’œuvre) à savoir : Dracula Prince of darkness [Dracula, prince des ténèbres] (G.-B., 1965) qui s’avère être la dernière contribution de Fisher au mythe du vampire, aussi violente, profonde, et plastiquement splendide que les deux précédentes bien qu’elle soit parfois aujourd’hui injustement considérée comme inférieure. Il faut la visionner impérativement dans son format original TechnoScope 2.70 pour bénéficier de la flamboyance exacte de ses couleurs d’origine, quel que soit le procédé de tirage utilisé : en général Technicolor en Angleterre, DeLuxe aux États-Unis, pour la majorité des Hammer films. Ce troisième Dracula de Terence Fisher n’a plus cependant aucun rapport, personnage de Dracula lui-même et personnage de Reinfield rebaptisé «Ludwig» mis à part, avec l’intrigue du roman de Stoker. C’est une magnifique extrapolation, intimement compatible avec l’univers victorien de Stoker, au demeurant et donc plus fidèle que bien des versions adaptant directement le roman.

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15/11/2009 | Lien permanent

Les deux visages de Périclès, par Francis Moury

Sur le livre de Donald Kagan, Périclès. La naissance de la démocratie [1991] (traduction française par G. Villeneuve, éditions Taillandier, coll. Biographies, 2008.)978-284734-320-5.jpg«Seule entre toutes les républiques existantes, supérieure à sa renommée, Athènes ne redoute pas l’épreuve. L’ennemi qui est venu l’attaquer n’a point à rougir d’avoir été vaincu par un peuple indigne de la victoire, et ceux qui nous obéissent ne peuvent reprocher à la fortune de les soumettre à des hommes qui ne sont point nés pour l’empire. Tout enfin autour de nous, offre des monuments de notre grandeur, qui nous assurent l’admiration et du siècle présent et des âges à venir; et pour étendre notre gloire, nous n’avons besoin ni d’un nouvel Homère, ni de toutes les fables dont l’agrément soutient une illusion que bientôt détruit la vérité des faits.»Thucydide, Guerre du Péloponnèse, Livre II, § XLI extrait du Discours de Périclès aux funérailles des Athéniens tués pendant la première année de la guerre (arguments, texte grec, traduction littéraire et traduction juxtalinéaire, notes par M. Sommer, éd. Hachette, coll. Les auteurs grecs expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises, 1873), pp. 126-128.«La deuxième forme peut être comparée à l’adolescence. Elle comprend le monde grec. Ce qui le caractérise, c’est l’existence d’une foule d’États. C’est le règne de la belle liberté. Ici l’individualité se développe dans l’éthique immédiate. Ici, se lève le principe de l’individualité. […] C’est l’éthique spontanée qui n’est pas encore moralité; mais la volonté individuelle du sujet demeure dans la pratique coutumière habituelle, immédiate, du droit et des lois. L’individu se trouve par conséquent dans une unité spontanée avec la fin universelle. Ce règne est donc l’harmonie véritable, le monde de la floraison la plus gracieuse, cependant fugitive et tôt disparue : c’est la figure à la fois la plus sereine et la plus inquiète parce que son être compact doit être renversé par la réflexion. […] Cet ordre éthique sera donc l’inquiétude qui se détruit elle-même; et la réflexion en soi de ces extrêmes produira la ruine de ce règne.»G. W. F. Hegel, Introduction à la Philosophie de l’Histoire [La Raison dans l’histoire], V, Partition de l’histoire universelle, § intitulé Le monde grec (introduction et traduction par Kostas Papaioannou, éd. U.G.E., coll. 10/18, 1965, rééd. 1978), pp. 287-288.«Les rues étaient irrégulières, tortueuses, étroites : Xénophon, rencontrant Socrate, n’avait qu’à étendre son bâton pour lui fermer le passage. Elles n’étaient ni pavées, ni dallées. Comme dans les bourgades modernes des Cyclades, les porcs y erraient en liberté et s’y vautraient au risque d’éclabousser les passants. C’est pourtant au temps de Périclès qu’apparaissent des préoccupations nouvelles et que naît l’urbanisme avec l’architecte Hippodamos de Milet. Soucieux à la fois d’esthétique et d’hygiène, Hippodamos va ouvrir dans les villes de grandes voies, larges et droites, et tracer le réseau des rues selon un plan géométrique. Il crée deux types principaux, le plan en damier et le plan en éventail et en donne les modèles au Pirée, à Rhodes, à Thourioi. Mais Athènes, même dans ses quartiers neufs, ignorera les innovations d’Hippodamos. Lorsque, la mode s’en mêlant, le plan géométrique sera appliqué à toutes les villes neuves, Athènes fera figure de ville archaïque. Un voyageur du troisième siècle, habitué sans doute au modernisme des capitales hellénistiques, est tout stupéfait des incommodités d’Athènes : «La ville, dit-il, est mal pourvue d’eau, mal percée; les maisons, pour la plupart, y sont simples, peu sont confortables; au premier coup d’œil, l’étranger se demande avec étonnement si c’est bien là l’Athènes si vantée.» (Pseudo-Dicéarque) […] En 432, la guerre éclatait entre Athènes et Sparte, et, dès l’été 431, l’Attique était envahi. Il ne pouvait plus être question de travaux publics et d’embellissement de la ville. […] Le ravalement des murs n’est même pas terminé. Périclès mourait en 429 sans avoir pu réaliser son grandiose programme.»A. Jardé, Athènes ancienne, II, §2, L’Athènes de Périclès & §3 La guerre du Péloponnèse (éd. Les Belles-lettres, coll. Le Monde hellénique publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé, 1930), pp. 24-26.«Il est souvent commode de désigner un «siècle» d’histoire par le nom d’un seul homme. Mais il faut alors que ce siècle ait duré, sans bouleversement visible, assez longtemps pour permettre au moins le déroulement d’une génération humaine […] il faut de plus […] que celui-ci l’ait dominé de plusieurs façons. Encore sera-t-il assez peu important qu’il ait agi sur les événements politiques et militaires de son temps, ou du moins cela ne sera-t-il pas suffisant, s’il n’a pas aussi marqué de son empreinte propre la physionomie spirituelle d’une époque qui par là est véritablement devenue la sienne. […] Si Périclès n’avait pas voulu le Parthénon, s’il s’était borné à consolider la Confédération athénienne et à accepter la guerre du Péloponnèse; si Louis XIV n’avait pas appelé auprès de lui Le Nôtre, Molière et Bossuet, nul ne songerait à nommer «siècle de Périclès» les trente ou quarante années qui ont vu l’apogée d’Athènes, ni «siècle de Louis XIV» le temps qui, de 1660 à 1715, constitue l’âge classique français. Il n’en va pas autrement pour le «siècle d’Auguste» [...].»P. Grimal, Le siècle d’Auguste (éd. P.U.F., coll. Que sais-je ? n° 676, 1955, 2e éd., 1961), pp. 1-2.Voici une biographie historique, politique et philosophique de Pericles of Athens and the Birth of Democracy par Donald Kagan, professeur américain d’histoire ancienne à l’Université de Yale depuis 1969, livre qui rassemble bien des faits et pose tout autant de questions. Les résout-il lorsqu’il les pose ? C’est un problème dont la solution nécessite de savoir que Kagan est aussi, politiquement, un conservateur réputé, partisan de longue date des «faucons» en matière de politique étrangère.L’édition originale de 1991 ne nous parvient en (belle et bonne) traduction française qu’en mai 2008 : retard typique de notre vie éditoriale nationale mais comme d’habitude, mieux vaut tard que jamais. D’autant que cette biographie de Kagan se veut expressément la synthèse d’une précédente série de ses études anciennes : The Outbreak of the Peloponnesian War (1969) et The Archidamian War (1974) qui posaient déjà les problèmes et les solutions du même point de vue, mais sans doute sous un angle plus précis et technique, car destiné à un public exclusivement universitaire. Études anciennes auxquelles il faut ajouter, parmi une bonne vingtaine de volumes publiés par Kagan de 1960 à 2005 environ, une History of Greek Political Though from Homere to Polybius (1965), un The Fall of the Athenian Empire (1987) sans oublier un Decline and Fall of the Roman Empire in the West (1962) réédité sous le titre The End of the Roman Empire : Decline or Transformation ? (1992). La traduction de cet ouvrage est de plus munie de cartes, et d’un solide index (qui ne rassemble cependant pas tous les noms cités : Charles de Gaulle pourtant cité p. 333 n’y est pas indexé, par exemple) mais dépourvu de bibliographie qu’on trouve, précise Kagan, dans les études antérieures.Inutile de préciser que certaines pages du Périclès. La naissance de la démocratie sont inévitablement constituées, parfois pour un tiers voire pour les deux tiers (p. 266 par exemple) de traductions in extenso de Thucydide (le plus cité et pour cause), de Platon, d’Aristote, de Plutarque et de quelques autres écrivains antiques. La tradition positiviste et empiriste de l’université anglo-saxonne (amasser des faits établis plutôt que spéculer sur eux) recoupe ici naturellement la tradition française comme allemande qui les exige tout autant lorsqu’il s’agit d’études grecques. Reste que Kagan est d’une honnêteté à toute épreuve en matière d’histoire pure et d’établissement des faits : il reconnaît volontiers qu’on ne sait pas certaines choses (p. 70, il écrit par exemple qu’on ignore comment et pourquoi Périclès prit la place d’Éphialte à la tête de la faction démocratique) et en prévient régulièrement le lecteur. Dont acte. Il a en outre une belle expérience du dosage, de l’art de placer au bon endroit les citations nécessaires de manière à éclairer un contexte qui est aujourd’hui totalement étranger, faute de la culture nécessaire, à la majorité des «héritiers» (les lecteurs occidentaux) sans parler des lecteurs du reste du monde. Insistons sur ce point : celui qui ignore tout de Périclès, n’a jamais lu une ligne de Thucydide ni de Platon, peut lire ce livre en guise d’initiation car Kagan lui restitue clairement et distinctement l’essentiel des sources, des contextes, et situe parfaitement le personnage dans son histoire politique, religieuse, militaire, et artistique. Le style est clair, les récits supérieurement narrés, et les répétitions existantes ne sont jamais inutiles car elles interviennent souvent à des endroits qu’elles contribuent à éclairer. Sur l’interprétation générale de Kagan, nous élevons des objections, sur un point d’histoire de la philosophie antique qui est aussi un point d’histoire de la pensée politique non négligeable; nous en élevons une aussi mais sur le reste, donc sur l’ensemble des faits purement historiques établis par les Anciens puis les Modernes.Kagan est un Juif né en 1932 en Lituanie, émigré à New York (dans le quartier juif de Brooklyn) qui enseigna d’abord à la prestigieuse Université de Cornell avant de passer à la non moins prestigieuse Yale. Et il est aussi fameux à Yale pour ses écrits sur l’héritage antique dans la civilisation occidentale que pour ses récents On the Origins of War and the Preservation of Peace (1995) et surtout son Whyle America Sleeps : Self Delusion, Military Weakness and the Threat to Peace today (2002). Son fils Frederick est non seulement le co-auteur de ce dernier volume mais encore un professeur d’histoire à l’Académie militaire de West Point tandis que Robert, le second fils de Kagan, est pour sa part membre de l’une des grandes «think tank» américaines actuelles, à savoir la Fondation Carnegie pour la Sécurité internationale. Kagan est devenu pessimiste, selon ses propres dires ou écrits, pour deux raisons : d’abord sa lecture attentive de Thucydide qui place, selon Kagan, la peur, l’intérêt et l’honneur au centre du comportement humain comme politique et ensuite le fait qu’il fut témoin du nazisme en temps réel, puis de la guerre froide. Il est convaincu que l’état de guerre est l’état naturel de l’homme à moins qu’une force supérieure ne lui impose une paix policée, et à moins qu’un État doué d’une volonté n’impose la paix, n’agisse comme policier du monde. Le pacifisme n’est pas sa tasse de thé, l’angélisme non plus. Parmi les hommes d’État qu’il admire, on trouve logiquement Bismarck, et les présidents américains Harry Truman et Ronald Reagan. Kagan fut en outre au centre d’une controverse – qui laissera assurément rêveur, voire désabusé, plus d’un professeur d’histoire ancienne à la Sorbonne ou à l’École pratique des Hautes-Études ! – relative à une donation de 20 millions de dollars, destinée à financer… un cours collectif professé par Kagan et six autres collègues sur la civilisation occidentale. Donation qui fut acceptée en 1991, refusée en 1995 puis remboursée (si on a bien compris l’article américain de Bruce Fellman sur Kagan intitulé Un Lion en hiver (avril 2002, consultable dans le texte américain en ligne sur le site de Yale), article dont nous tirons ces indications biographiques de première main, visiblement destinées en assez grande partie aux (happy few) «fellows» de Yale intra muros !) au généreux donateur nommé Bass, mais dont on n’a pas vérifié s’il avait un lien de parenté avec Saul Bass.Connaissant l’objet de la biographie et certains éléments de celle de son auteur lui-même, on comprend mieux pourquoi ce Périclès. La naissance de la démocratie nous semble à la fois remarquable et irritant : en France, on se rend mal compte que Périclès fut exactement du même calibre que Louis XIV, à savoir un aristocrate amoureux de grandeur absolue, des arts mais aussi ivre d’ambition et très épris de guerre. Périclès a lancé une guerre qui signa sa perte (il mourut de la «peste» – les commentateurs médicaux ne s'accordent pas sur sa nature exacte mais elle fut dévastatrice – que cette guerre favorisa inévitablement, étant donné à l'époque les conditions aberrantes d’hygiène) et celle d’Athènes. Périclès l’a lancée en connaissance de cause, et le fameux discours qu’il prononça à l’issue de sa première année aux funérailles des jeunes gens tués est une ode ahurissante à la guerre, à la «virtu» guerrière sans aucun rapport avec l’idée actuelle de démocratie. Roger Caillois avait déclaré, lorsqu’il avait été reçu chez Bernard Pivot à Apostrophes que le plus beau texte jamais écrit selon lui était ce discours de Périclès. Encore une des «illusions» qu’il disait avoir abandonnées dans sa préface désabusée mais lucide à la réédition, dans la si belle collection de poche Idées Gallimard, de son génial Le Mythe et l’homme (1938) en 1972 ? Nous n’avions eu de cesse de lire le discours en question, tant nous admirions (et tant nous admirons encore aujourd’hui) Caillois mais force est de reconnaître que, si ce discours est en effet admirable et très beau, il est en dehors de toute sphère éthique au sens moderne de ce terme. C’est objectivement un texte sophistique (Fernand Robert est peut-être celui qui l’a le mieux analysé et qui a le mieux compris les paradoxes et la hauteur étonnante de Thucydide d’une manière générale, considérant qu’il écrit son histoire méthodique pour répondre à cette question passionnée : logiquement Athènes devait gagner, mais elle a perdu – pourquoi ?), texte pré-nietzschéen qui exalte la beauté du combat et des combattants en assurant aux parents des tués que les fils sont devenus meilleurs après une telle mort, parce qu’ils sont devenus plus beaux. Platon qui le rendait responsable de la guerre et détestait la démocratie, avait tort de critiquer Périclès car ce dernier était profondément platonicien, d’une certaine manière, esthétique. Pour Platon, la forme surpasse la matière en noblesse, dans les degrés de l’être. Pour Périclès aussi. Périclès a voulu que Phidias embellisse l’Athènes divine de ses ancêtres, et il a voulu que ses fils soient sacrifiés à cette grandeur, quitte même à ce qu’Athènes disparaisse. Ce qui s’est effectivement produit, à partir de ce moment : peu ou prou, la guerre du Péloponnèse signe le déclin puis la chute politique inexorable d’Athènes dans le monde grec avant son annexion finale par le monde romain.Dès lors, et ce point considéré, comment peut-on sérieusement, autrement que par coquetterie intellectuelle, comparer tel moment d’Athènes sous le règne «démocratique» de cet Alcméonide aristocrate avec tel moment de la République de Weimar (p. 27 de l’introduction) ou évoquer Charles de Gaulle à propos de la position de Thrasybule après la victoire de Sparte (p. 333) ? N’est-ce pas inévitablement la rançon de la méthode de Kagan qui est celle parfaitement critiquée par Hegel sous le terme générique d’histoire réfléchie pragmatique, et n'est-ce pas encore tomber dans ses qualités mais aussi dans ses travers dénoncés dans son Introduction à la Philosophie de l’Histoire, § 1e ébauche : types d’historiographie, à savoir le fait de n’envisager les esprits et les cœurs du passé qu’en relation avec des préoccupations qui ne peuvent être que les nôtres mais qui pour cette raison ne peuvent pas être les leurs, et vice-versa ? Comment peut-on titrer que Périclès signa la «naissance de la démocratie» ? Bien d’autres que lui avaient déjà conçu «l’isonomia», et le reste, le fatras ahurissant, méticuleux de ces institutions et de ces «nomos» de bout de chandelle aussi complexes et aussi comiques lorsqu’elles sont décrites par Aristophane que par Aristote : Clisthène l’Athénien (oncle de la mère de Périclès) et quelques autres encore. Périclès a pris le parti de cette faction, a amélioré ses armes législatives, pour dominer : Thucydide comme Plutarque l’écrivaient expressément et Kagan les cite très honnêtement (p. 91). Périclès a dominé un système qu’il avait contribué à améliorer et s’est volontiers soumis à ses jugements lorsqu’il a eu à le faire. Agir ainsi c’était évidemment se rendre hommage, être logique au sens le plus aristotélicien du terme. Ayant créé un État qu’il juge supérieur, voire parfait, Périclès se soumet lorsqu’on le lui demande à cet État mais pour le reste croit naturel de le guider à sa perte si sa beauté peut en être accrue. Le Cléon de Sophocle – le poète tragique mais aussi général qui faisait partie de la faction de Cimon puis se rallia à Périclès : ironie de l’histoire puisque le premier acte politique de Périclès avait été, en 472, d’être le prestigieux chorège de la tétralogie d’Eschyle dont faisaient partie Les Perses – est en somme battu sur son propre terrain !Le savant communiste Jean-Pierre Vernant est peu suspect de double pensée lorsqu’il écrit (dans Mythe et pensée chez les Grecs, § 3, section Espace et organisation politique en Grèce ancienne, 1965, rééd. F. Maspéro, coll. P.C.M., 1974, tome 1, p. 218) que le rôle d’Anténor auprès de Clisthène l’Athénien est «analogue» à celui de Phidias auprès de Périclès. C’est l’occasion pour nous de rappeler que Pierre Aubenque a eu raison de dire – durant un de ses mémorables séminaires (celui ou un de ceux sur Heidegger, si ma mémoire est bonne) qui avaient inauguré la chaire Étienne Gilson à l’Institut catholique de Paris – que l’analogie est dangereuse, en philosophie comme en métaphysique. Le rationalisme milésien serait toujours à la base de la démocratie géométrique, Anaximandre aurait influencé Clisthène comme Anaxagore aurait influencé Périclès : la curiosité est que cette vieille antienne communiste clamée par Vernant en 1965 soit reprise par le conservateur américain Kagan en 1990 au moment où s’achève la guerre froide par la défaite du communisme. Car enfin comment ne pas voir que les idées politiques et sociales d’Anaximandre et d’Anaxagore, au demeurant pratiquement inconnues – cet aspect de la réalité les a-t-il jamais intéressé ? – devaient avoir autant de rapport avec la démocratie moderne que le système d’Anaxagore en a avec celui de Jean-Paul Sartre ou de Martin Heidegger ? Comment ne pas voir, mieux encore, qu’ils n’avaient très probablement pas davantage cure de ce que Périclès nommait démocratie qu’ils n’en eussent eu de ce que nous nommons aujourd’hui démocratie ?Un point d’histoire pure de la philosophie ancienne croise donc ici décidément un point d’histoire de la pensée politique ancienne : Kagan étudie de près (pp. 46-48) la façon dont Périclès trouva peut-être dans l’enseignement «rationaliste» d’Anaxagore les bases de son système politique. Certes Anaxagore connut assurément Périclès et ils s’entretenaient ensemble sur les sujets métaphysiques classiques de l’école ionienne puisque aucun philosophe athénien n’était encore apparu. Surnommé dérisoirement par les Athéniens «Nous» tandis qu’Anaxagore séjournait parmi eux, on sait qu’il eut un procès, fut mis en prison et que Périclès l’en sortit. Mais ce n’est nullement parce qu’il aurait soumis le monde – et les Dieux des Grecs – à une raison au sens moderne ou même finaliste du terme, impliquant une nouvelle organisation politique ! Socrate se plaignait déjà (dixit – comme le rappelle justement Kagan – Socrate in Platon, Phédon) que la raison d’Anaxagore l’avait déçu une fois qu’il en avait eu connaissance parce qu’elle n’était justement pas finaliste ! Et Hegel précise bien (encore in Introduction à la philosophie de l’histoire, 1ère ébauche : types d’historiographie) que considérer la raison d’Anaxagore comme une raison au sens finaliste est un contresens historique évident : la raison d’Anaxagore n’est pas une raison rationaliste au sens cartésien moderne du terme, ni au sens scientifique, encore moins au sens politique dérivé par les philosophes modernes et contemporains ! Anaxagore donc, fut mis en prison selon toute probabilité, parce qu’il considérait le soleil comme une pierre incandescente et la lune comme constituée de terre, mais absolument pas parce qu’il s’intéressait à la politique d’une manière quelconque. Exilé, il finit paisiblement ses jours en Ionie, loin de l’étroitesse d’esprit légendaire des Athéniens.Comme le dit d’une manière si virulente et si parfaitement glacée le grand universitaire anglais John Burnet, L’Aurore de la pensée grecque (§ CXXIII, trad. française d’Aug. Reymond, éd. Payot, 1919, p. 291) : «Anaxagore est le premier philosophe qui soit venu se fixer à Athènes. Nous ne devons pas supposer, toutefois, qu’il y fut attiré par quelque côté du caractère athénien. Sans doute, Athènes était en train de devenir à cette époque le centre politique du monde hellénique, mais elle n’avait pas encore produit un seul homme de science. Au contraire, le tempérament du corps des citoyens était et restait hostile à la libre recherche dans n’importe quel domaine. Socrate, Anaxagore et Aristote furent victimes, à des degrés divers, de la bigoterie de la démocratie, quoique leurs crimes fussent évidemment plutôt politique que religieux. Ils furent condamnés non pas comme hérétiques, mais comme novateurs en matière de religion d’État […]. La philosophie fut, en réalité, entièrement grecque, quoiqu’elle fût entièrement non-athénienne […]».Périclès aura sans doute été le sommet pur de la forme grecque idéale mais cette forme pure aura, par sa réalisation momentanée durant sa période esthétique et politique où on peut dire que Périclès est maître d’Athènes (444 à 431) puis au début de la guerre qui constitue la fin de son pouvoir (431- 429, année de sa mort) absorbé, vidé de sa vie, la matière qu’elle régissait. On croirait que Périclès fut créé pour illustrer rétrospectivement le travail du négatif hégélien. Il s’est d’ailleurs relativement effacé subjectivement derrière l’objectivité de l’homme d’état : on conserve de lui des discours politiques, mais presque rien d’autres. Il se confond avec ses actes politiques, ses discours politiques et le reste n’est qu’anecdote contingente. Le rêve platonicien du roi-philosophe, malgré les reproches historiques que Platon est parfaitement fondé à lui faire – il a vécu les conséquences abominables de la démesure politique de Périclès – c’était pourtant, presque, ce même «démocrate» Périclès, en tout cas bien davantage que le pâle tyran Denys de Syracuse qui le déçut si cruellement. Platonicien sans le savoir, hégélien sans le savoir, tout mais pas démocrate !Un mot encore sur le principe de telles biographies, et de telles collections de biographies.On doit avouer que la variété offerte est inévitablement source de richesse et qu’il y a souvent quelque chose de profondément gratifiant dans les volumes issus de telles collections de biographies. Bien entendu, ici l’auteur comme le sujet sont passionnants, et ce dernier est scientifiquement traité de manière à supporter un authentique débat informé. Si l’histoire ne nous apprend qu’une chose, c’est précisément qu’on ne peut rien apprendre de l’histoire : c’est entendu. Mais on peut toujours apprendre du grand homme. Il y a forcément, outre le relativisme inhérent qui s’y insinue comme tout naturellement du fait de cette infinité constatée sans loi de production décelable, quelque chose de l’esprit salvateur d’un Thomas Carlyle (1795-1881) qui flotte sur l’esprit même qui préside à ces collections. Car pour choisir il fallait forcément aimer et sélectionner, distinguer. Penser c’est distinguer, et séparer, comme disait René Descartes. Plutarque l’avait déjà compris au plus profond avec ses admirables vies et parallèles de vies. Convenons que si les biographies Taillandier sont toutes du calibre de celle de Périclès par Kagan, on est en présence d’un travail universitaire d’essence très différente de ceux qu’on pouvait trouver en matière biographique dans d’anciennes collections comme «Le Roman des grandes existences» de Plon, ou les «Vies des hommes illustres» de Gallimard dans les années 1925-1930 même si certaines choses y sont encore très lisibles. Comparer la sympathique La Prodigieuse vie d’Honoré de Balzac par René Benjamin, volume n°1 de la collection «Le Roman des grandes existences» chez Plon, ou encore comparer la très vivante, très informée et sûre mais presque strictement «romancée» plutôt que racontée La Vie de Henri de Kleist par Émilie et Georges Romieu chez Gallimard avec ce Périclès, c’est comparer des œuvres dont les savoirs sont tous documentés mais dont les finalités et les attendus sont différents.Nonobstant que là encore, la contingence existe. Au sein d’une même collection, la rigueur scientifique peut aisément passer du simple au double qualitatif sans prévenir : Henri Gouhier n’avait-il pas d’abord publié sa remarquable Vie d’Auguste Comte – volume unique qu’il ne faut pas confondre avec sa monumentale et tripartite Jeunesse d’Auguste Comte – dans cette collection Gallimard NRF «Vie des hommes illustres» avant de la ressusciter chez Vrin ? Autre exemple d’un autre aspect de l’histoire des hommes : l’avantage du témoignage irréfléchi mais absolument informé néanmoins. On peut chronologiquement trouver un Gobineau par J.-N. Faure-Biguet comme volume n° 33 de la collection Le Roman des grandes existences chez Plon qui a l’avantage d’avoir emprunté une partie de sa substance historique à des témoins encore vivant au moment de la rédaction, à commencer par la propre fille de Gobineau, Christine de Gobineau alors que René Benjamin n’avait bien évidemment que Marcel Bouteron et les autres balzaciens comme interlocuteurs informés, mais plus de témoins vivants, et que Émilie et Georges Romieu n’avait «que» des dizaines de biographies allemandes de Kleist comme sources, mais plus de témoin vivant. La variété des matières est encore de mise avec ces biographies Taillandier puisque la biographie de Dracula – on signale que Robert Laffont en avait déjà publié une très intéressante, vers 1970 co-écrite par un historien roumain et par un historien américain – voisine avec celle d’Hugo Wolf, et que celle de Julien l’Apostat voisine avec celle de Napoléon III. Et le temps jouant son rôle il peut arriver que le témoignage et la contemporanéité s’y croisent : c’est par exemple Dietrich Fischer-Dieskau qui a rédigé celle d’Hugo Wolf.Trêve d’analyse des types d’historiographie biographique ! Disons simplement, afin de justifier une fois pour toutes de telles collections si agréables, et toujours recommencées tant qu’il y aura une histoire, que constater l’infinité des formes du savoir et de la culture est une action faisant partie intégrante d’une authentique pharmacie de l’esprit, action qu’il faut donc régulièrement renouveler.

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22/12/2008 | Lien permanent

Apocalypses biologiques, 4 : Le Pont de Cassandra, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Argument du scénario
Genève, aube du 25 octobre 1976 : des terroristes attaquent la section américaine de l'Organisation Mondiale de la Santé. L'unique survivant devient contaminé sans le savoir par une variante bactériologique de la peste. Il s'enfuit et parvient à monter dans un train «Trans-Europe-Express» transportant un millier de passagers. Aucun d'eux n'arrivera à destination. L'OTAN détourne le train, devenu un vecteur dangereux, vers un camp de quarantaine en Pologne dont la voie ferrée passe par le Pont de Cassandra, abandonné depuis 1948. Un ancien survivant d'un camp de concentration s'en souvient : il pense qu'il ne supporterait pas, étant donné son état de délabrement, le poids d'un convoi ferroviaire moderne. Cette rumeur provoque une révolte armée dont la violence augmente à mesure que le convoi se rapproche du pont maudit.


The Cassandra Crossing [Le Pont de Cassandra] (États-Unis et Europe, 1976) de George Pan Cosmatos est, contrairement à ce qu'écrivent aujourd'hui certains critiques américains malheureusement incapables de juger correctement leur propre patrimoine filmique, un des meilleurs films-catastrophes de la période 1970-1980 et l'un des meilleurs titres de la filmographie de Cosmatos. Il en co-écrivit le scénario avec Robert Katz avec qui il avait déjà écrit celui de SS Représailles (1973), son premier grand film. Cosmatos s'était d'autant plus intéressé au sujet qu'étant enfant, il avait vécu une épidémie de choléra en Égypte. Il déclara (durant la production ou au moment de la sortie en exclusivité) :
«À mes yeux, une épidémie peut avoir des conséquences bien plus dévastatrices qu'un tremblement de terre, qu'un incendie ou même qu'une bombe. Et une épidémie provoquée par l'homme, telle qu'elle est représentée dans ce film, est la chose la plus atroce qu'on puisse concevoir. Nous sommes notre pire ennemi parce que le soi-disant progrès nous donne la possibilité de nous assassiner mutuellement».
On rapporte en outre que l'idée du scénario lui serait venue deux ans et demi plus tôt, assez brusquement, vers cinq heures du matin : Katz et lui se mirent au travail dès la journée suivante. Le producteur Carlo Ponti considéra le sujet comme une sorte d'écrin destiné à mettre en valeur son épouse l'actrice Sophia Loren. En revanche, on rapporte que l'acteur Charlton Heston, contacté pour jouer le héros (interprété finalement par Richard Harris) refusa l'idée de tourner une dizaine de semaines en Italie et en Suisse, persuadé en outre que le public demeurait réticent aux films prenant pour sujet une maladie. Cette information éclaire peut-être bien, rétrospectivement, la raison profonde pour laquelle, lorsque Heston soutint en 1971 le projet Warner de The Omega Man[Le Survivant] (réadaptant le roman Je suis une légende de Richard Matheson), les scénaristes embauchés pour l'occasion décidèrent que c'était non plus un mystérieux virus mais une guerre atomique qui était à l'origine des mutations subies par la race humaine.
La structure du Pont de Cassandra évoque celle du classique film noir policier américain Panique dans la rue (États-Unis, 1950) d'Elia Kazan : un criminel meurtrier, porteur de la peste sans le savoir, traqué simultanément par les autorités sanitaires et par la police. Elle est augmentée d'un effet de politique-fiction impressionnant, servie par un budget important (un train complet avec locomotive, wagon-restaurant, wagon-lit et nombreux wagons fut mis à disposition par la Schweizerische Bundesbahnen de Berne) et un casting de stars internationales. Le souvenir maléfique des camps de concentration de la Seconde guerre mondiale est allié à l'esthétique futuriste des uniformes de guerre NBRC (Nucléaire Bactériologique Radiologique Chimique) déjà si bien employés dans des classiques du cinéma de science-fiction tels que Le Mystère Andromède [The Andromeda Strain] (États-Unis, 1971)* de Robert Wise, adapté d'après le roman de Michael Crichton, et La Nuit des fous vivants [The Crazies] (États-Unis, 1972) de George A. Romero.
Ce dernier titre constitue une évidente référence plastique durant toute la seconde partie, à partir du moment où l'armée prend le contrôle du train. Cosmatos était un connaisseur émérite de l'histoire du cinéma et il est tout à fait possible que ces références aient été sélectionnées par son scénariste et lui en toute connaissance de cause. Il y a, d'autre part, dans l'histoire du cinéma, une constante : les idées originales des séries B et C sont systématiquement reprises et pillées par les séries A qui les intègrent lorsqu'elles sont considérées comme intelligentes ou intéressantes. Il est certain, de ce point de vue, que Cosmatos a, en 1976, une dette envers ce Romero de 1972. Raison pour laquelle il est impossible de juger (sinon correctement, au moins complètement) un film sans une connaissance de l'histoire du cinéma mondial : la seule qui permette d'évaluer les sources et les influences.
Toujours est-il que ces références (qu'elles soient latentes ou manifestes, volontaires ou non, avouées ou non) sont agrégées à une structure pour sa part originale car dotée d'une double détente dramatique : une action terroriste provoque une catastrophe mais les mesures prises pour y remédier en provoquent bientôt une autre, encore plus meurtrière. Le suspense est maintenu à un rythme soutenu par un montage précis et de plus en plus nerveux, jusqu'à la spectaculaire séquence finale : elle demeure démentielle et techniquement virtuose. En regard, les évidents emprunts au roman-photo (la liaison amoureuse tourmentée entre un médecin renommé et son épouse divorcée mais qui l'aime encore) et au film noir policier classique (un trafiquant d'héroïne pourchassé par un inspecteur d'Interpol interprété par un O.J. Simpson assez étonnant) sont négligeables bien que leurs éléments structurels soient bien intégrés à la continuité d'ensemble. La musique signée Jerry Goldsmith constitue une de ses meilleures partitions de la décennie 1970-1980 : celle qui accompagne le générique d'ouverture, constitue même probablement un des sommets de son œuvre. Les observateurs ont relevé certaines erreurs matérielles (notamment géographiques et ferroviaires) : on les pardonne aisément car la tension et le suspense sont tels, à première vision, qu'on ne les remarque pas du tout. Et le réel viaduc français filmé (celui de Garabit, achevé selon les plans de Gustave Eiffel en 1884) demeure photogénique. Le connaisseur appréciera l'armement léger des unités NBRC : pistolet-mitrailleur italien Beretta M12 (réglementaire de 1959 à 1977) et fusil d'assaut américains M16 A1 (version améliorée du M16 produite de 1967 à 1982). Il manifeste le fait que l'OTAN supervise l'opération et il est cohérent sur le plan tactique, puisqu'il s'agit de contrôler aussi bien les quais d'une gare (où le fusil d'assaut, arme d'épaule, peut être employé) que l'intérieur d'un train (où seul le pistolet-mitrailleur peut l'être, étant donné l'espace confiné).
Le scénario parachève, in fine, son effet de sidération par une menace directe sur les derniers protagonistes, prononcée en hors-champ : l'effet de paranoïa devient alors total et le générique de fin est un somptueux panoramique, symétriquement et exactement inverse de celui du générique d'ouverture, bouclant alors une boucle qui pourrait presque être, un peu à la manière de certains titres d'Alfred Hitchcock (songeons par exemple à Le Rideau déchiré ou à La Mort aux trousses), d'essence authentiquement cauchemardesque : le fantastique serait alors discrètement frôlé. On retrouvera intacts, quoiqu'il en soit, ce pessimisme et cette virulence, confinant parfois au baroque, dans des titres postérieurs de Cosmatos, notamment dans son plastiquement si beau et si injustement méprisé film fantastique Leviathan (États-Unis et Italie, 1989) avec lequel Le Pont de Cassandra partage une relative communauté thématique (une arme bactériologique involontairement libérée en 1976, volontairement libérée en 1989 et investissant un espace confiné terrestre en 1976, sous-marin en 1989) mais qui sera esthétiquement encore plus abouti et concerté.

[*] J'aurais bien évidemment souhaité inclure ce titre de Robert Wise adapté du roman de Michael Crichton à la présente série stalkérienne : il y aurait eu toute sa place. Il convient, hélas, d'attendre. L'ancienne édition américaine BRD Universal de 2015 n'était pas à la hauteur en raison d'un matériel argentique mal restauré. La nouvelle édition américaine BRD Arrow de 2019 offrait, en revanche, non seulement une image argentique restaurée d'après un transfert 4K à partir du matériel Universal mais encore les plus nombreux suppléments jamais ajoutés sur une édition numérique haute définition, puisqu'elle reprenait les suppléments des anciennes éditions DVD et BRD tout en les augmentant considérablement. Elle ne dispose hélas d'aucune VOSTF, encore moins d'une VF d'époque. Par conséquent, à moins d'être nativement anglophone, iI vaut vraiment mieux attendre une future édition BRD française qui bénéficiera des apports de l'édition américaine Arrow.

Note sur les sources techniques
Édition américaine Timeless Media 2014 + Édition française Éléphant Films 2019. Concernant les aspects techniques de ces éditions, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article publié le 21 novembre 2019 sur ce site.

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18/05/2020 | Lien permanent

Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 4, par Francis Moury

Crédits photographiques : Haris Antonopoulos (Athènes, Grèce).
Rappel
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1.
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 2.
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 3.


Les années 1970-1980

Elles sont l’occasion d’un renouveau du cinéma fantastique anglais et américain (États-Unis et Canada anglo-saxon inclus) qui demeure, quantitativement, le plus important du fait de la capacité d’Hollywood à investir lourdement, régulièrement et à stimuler la production indépendante à petit budget. Les unes nourrissant, à terme, les autres dans la mesure où le succès d’une production indépendante signifie automatiquement une série de «suites», variations obstinées parfois approfondies et passionnantes.

La Nuit des morts-vivants de George A. Romero est l’exemple d’un tel mécanisme : tourné en 1968 en toute indépendance, son succès mérité (en raison de son originalité et de sa rigueur, de son mélange subtil de science-fiction et de fantastique, de son indécision terrifiante et inédite, de sa critique mi-psychanalytique, mi-sociale aussi) lui permet d'approfondir le sujet, de constituer une œuvre cohérente traitant de l'apocalypse, en forme de cycle authentique approfondissant toujours davantage la donne initiale, dans le sens d'une réflexion sociologique et mythologique prolongeant celle du Richard Matheson de Je suis une légende : Dawn of the Dead [Zombies] (1978), Day of the Dead (1985), Land of the Dead (2005), Diary of the Dead (2007), Survival of the Dead (2009). Il faut noter que Romero, outre sa collaboration à de nombreux autres remakes et ersatz sans autre intérêt que financier, a réalisé non pas la variation mais la dérivation de son sujet initial : La Nuit des fous-vivants [The Crazies] (1972) fait basculer le film fantastique de 1968 dans la science-fiction par un simple déplacement thématique d’une part, une inversion de la structure dramatique et spatiale d’autre part.
Du côté anglais, la Hammer brille des années 1970 à 1975 de ses derniers feux, des feux baroques et pervers : Une Messe pour Dracula* [Taste the blood of Dracula] de Peter Sasdy, The Vampire Lovers et Dr. Jekyll & Sister Hyde de Roy Ward Baker qui introduit le lesbianisme explicitement puis l’hermaphrodisme et la transsexualité dans ces deux sujets, sans oublier le psychanalytique et brillant La Fille de Jack L’Éventreur [Hands of the Ripper] de Peter Sasdy. Un nouveau cinéaste tente de relabourer la terre fantastique anglaise : Gordon Hessler donne un décevant Cry of the Banshee mais un passionnant film de SF reprenant le thème du savant fou en l’étendant d’une manière diabolique : Lâchez les monstres ! [Scream and scream again !] avec Christopher Lee, Peter Cushing et Vincent Price réunis, dont Fritz Lang déclare tranquillement que c’est «le premier film adulte» de science-fiction qu’il voit. Hessler adapte également, d’une manière presque géniale par moments, Edgar Poe avec notamment le très impressionnant Le Cercueil vivant [The Oblong box]. Lorsque Hessler franchit ensuite l’Atlantique, l’inspiration est passée et il redevient un technicien honorable, donc l’idéal de l’Hollywood de série B ou C et de la télévision.
D’autres cinéastes anglais émergent, entre 1970 et 1980, le temps de quelques films indépendants comme Norman J. Warren qui donne d’intéressants films de SF (Le Zombie venu d’ailleurs [Prey] (1977) où deux belles lesbiennes sont troublées par un extra-terrestre cannibale et Inseminoïd) (1980), ainsi qu’un film fantastique, Terror [La Terreur des morts-vivants] (G.B., 1978) qu’il ne faut pas confondre avec Zombi Holocaust [La Terreur des zombies] (Ital., 1980) de «Frank Martin» alias Marino Girolami. Pete Walker tourne en 1973 l’admirable mais méconnu Flagellations [House of Whipcords] d’après un scénario original de l'intellectuel David McGillivray. Robert Fuest donne un Abominable Dr. Phibes et Douglas Hickcox un shakespearien Théâtre de sang qui offrent tous deux à la star Vincent Price deux de ses derniers très grands rôles vers 1971-1973.
Du côté français, deux courants très différents apparaissent : d’une part l’avant-garde expérimentale (elle existe depuis bien avant, mais ses plus beaux fruits nous semblent dater de cette période) avec, par exemple, les délires baroques et spiritualistes du Lit de la vierge (1969) de Philippe Garrel ou les délires plus charnels mais non moins baroques de Le Désirable et le Sublime (1969) de José Benazeraf, d’autre part un cinéma voulant au contraire renouer avec la tradition du cinéma muet de Louis Feuillade mais en bénéficiant du parlant et de la couleur sans oublier les filles hippies dénudées, avec les films de vampire de Jean Rollin (Le Frisson des vampires en 1970), qui introduit bientôt un érotisme graphique insistant, contraint et forcé par les producteurs-distributeurs parisiens qui veulent profiter de la vague érotique puis pornographique déferlante de 1970 à 1980 en France. Cette vague «contamine» et «contaminera» en France tous les autres genres cinématographique durant dix ans, mais leur permet aussi, à cause de sa taxation, d’exister financièrement. C’est dont très logiquement que Jean Rollin tourne un Phantasmes pornographiques (1975) qui est à la fois un film fantastique et un film pornographique. Jesus Franco, dans ses coproductions françaises régies par Robert de Nesle, subit alors les mêmes contraintes qu’il honore avec le même désir d’inspiration (exemple type dans sa filmographie : Plaisir à TroisLes Inassouvies n°2).
Autre signe de renouveau, cette fois-ci aux États-Unis : le traitement de la sorcellerie et du satanisme (Incubus de Leslie Stevens, le seul film tourné en espéranto qu’il ne faut pas confondre avec le plus récent Incubus de John Hough, Rosemary’s Baby de Polanski en 1968) s’adapte à l’évolution sociale et intellectuelle, voire purement religieuse, des mentalités. William Friedkin adapte un livre écrit par un jésuite, William Peter Blatty qui dénonce, à partir de faits réels, l’insouciance hippie comme l’insouciance morale des classes dirigeantes aux États-Unis : L’Exorciste (1973) triomphe et des cinéastes aussi différents que Mario Bava ou Damiano Damiani en tourneront des variations, puisque l’Italie suit de près et reproduit à sa manière l’évolution américaine. Hollywood produit la série La Malédiction [The Omen], d’après une phrase de l’Apocalypse selon saint Jean et celle des Amityville d’après un fait réel ayant donné lieu à un récit circonstancié paru sous forme de livre.
Wes Craven, un universitaire intellectuel formé par les Jésuites et sachant parfaitement ce qu’il fait, s’intéresse à la régression et à la violence graphique : La Dernière maison sur la gauche, La Colline a des yeux. Tobe Hooper s’y intéresse aussi : The Texas Chain Saw Massacre, Le Crocodile de la mort [Death Trap / Eaten Alive], Massacre dans le train fantôme [The Funhouse]. Jack L’éventreur a peut-être un peu vieilli : on lui substitue Jason, et c’est la série obsédante des Vendredi 13 produite par un ami et collaborateur de Craven, Sean S. Cunningham. Elle reprend un des éléments fondamentaux du giallo italien : le meurtre à l’arme blanche, une obscure vengeance poursuivie jusqu’au bout mettant en évidence une culpabilité fondamentale, le simple fait d’exister ici et maintenant, face à une conscience puritaine protestante archaïque, celle des Pères fondateurs de la Nouvelle-Angleterre qu'on pourrait supposer chauffée à blanc, au point de prendre un saint plaisir à décapiter ou mutiler tout adolescent livré d'une manière précoce ou impudique aux plaisirs interdits de la chair. Nathaniel Hawthorne et sa Lettre écarlate, Dreyer et son Jour de colère [Dies Irae], Michael Reeves et son Grand inquisiteur [The Witchfinder General] parlaient de faits plus ou moins réels : Craven et son ami producteur Sean S. Cunningham innovent mais poursuivent le même propos, sous couvert d’une esthétique moderne. La série des Scream, à partir de 1995, constitue presque une mise en abyme réflexive des Vendredi 13. Craven s’intéresse aussi au thème psychanalytique du cauchemar et signe le premier Nightmare on Elm Street [Les Griffes de la nuit] dont le succès donne naissance à la série des «Freddy». Il synthétise peut-être l’ensemble de son inspiration dans le très beau, et un peu trop oublié, La Ferme de la terreur [Deadly Blessing].
David Cronenberg est canadien anglophone et s’intéresse au même thème qu’Inoshiro Honda ou Jack Arnold : la mutation, chez lui davantage biologique ou psychologique qu'atomique. Durant son âge d’or, il lui donne une dimension médicale para-freudienne (Chromosome 3 [The Brood]), louchant vers la science-fiction et le vampirisme à la fois (Frissons [Parasite Murders / Shivers] et Rage [Rabid], voire une très ambitieuse politique-fiction en forme de synthèse des films précédents [Scanners]. Cronenberg cède à la facilité occasionnellement (son remake inutile du génial La Mouche noire [The Fly] 1958 de Kurt Neumann) mais retrouve parfois son inspiration initiale à l’occasion d’adaptations littéraires (Crash d’après J.G. Ballard) ou de scénarios tenant compte de l’évolution technologique : ExistenZ est un film de science-fiction métaphysique austère mais parfaitement écrit sur les jeux vidéos, qui a retenu les leçons du Nightmares [En plein cauchemar] de Joseph Sargent. De son côté, le cinéaste canadien William Fruet introduit la démesure de la violence dans son Week-end sauvage [Death Week-end], signant un des premiers «survivals» féminins, avant La Colline a des yeux de Wes Craven, avant Survivance [Just Before Dawn] de Jeff Liebermann, avant le premier Vendredi 13. Un autre auteur complet voit le jour durant cette période, vivant un âge d’or lui aussi bref mais notable : John Carpenter. Intellectuel désinvolte, il transcende deux fois de suite un film au départ policier en film fantastique (Assault on Precinct 13 dont le remake sera, à rebours, strictement policier, et Halloween [La Nuit des masques]) puis il réfléchit sur le rapport culpabilisant-culpabilisé de l’histoire au mythe (The Fog), s'intéresse à la politique-fiction du futur proche dans New York 1997, hélas assez décevant, avant de signer une excellente variation d'un grand classique du genre avec The Thing en 1982. Le reste de sa filmographie est très inégal mais il peut encore réserver de belles surprises.
Les thèmes classiques sont régulièrement renouvelés : Maniac (1980) de William Lustig, si célèbre aujourd'hui en raison de sa cruauté graphique et de son délire visuel, redonne vie au criminel psychopathe d’une très brillante manière. Steven Spielberg doit au cinéma fantastique classique sa renommée et sa réputation : Duel est un téléfilm (par la suite exploité au cinéma) sur la criminalité psychopathologique très bien écrit par Richard Matheson tandis que Les Dents de la mer [Jaws] allie «film de monstre» et «film catastrophe» avec un impact maximal dû à la véracité potentielle du sujet, d’après un excellent roman de Peter Benchley. Byron Haskin avait donné son baroque Quand la Marabounda gronde [Naked Jungle] vingt ans avant le technologique et impressionnant Phase IV réalisé par Saul Bass, passé du design de génériques à la mise en scène. Dans la foulée du succès international de Jaws, Joe Dante tourne Piranhas, produit par Roger Corman sans oublier les copies italiennes-bis parfois savoureuses, depuis Enzo G. Castellari (La Mort au large) jusqu’à Plankton [Creatures From the Abyss] de A. Passeri et M. Cerchi (1994). Stanley Kubrick traite, à sa manière pessimiste et glacée, assez distante mais suffisamment efficace pour demeurer populaire, le thème classique de la possession et de la parapsychologie dans un plastiquement beau et impressionnant Shining.
Le renouveau des années 1970-1980 peut être aussi thématique : une nouvelle science-fiction fait son apparition, la science-fiction écologique. Soleil vert [Soylent Green] (1974) de Richard Fleischer, Terre brûlée [No Blade of Grass] de Cornel Wilde, Phase IV de Saul Bass, le graphiste qui avait dessiné les plus célèbres génériques des films américains de Alfred Hitchcock. Science-fiction et fantastique peuvent se rencontrer d’une manière approfondie dans un film original produit par William Castle : The Hephaestus Plague [Les Insectes de feu] (1975) de Jeannot Swarcz puisque les cafards monstrueux issus du tremblement de terre survenu durant la messe, ont peut-être été libérés par Dieu afin de punir les hommes et les supplanter : ils sont capables de penser et même d'écrire, durant une séquence géniale et toujours aussi stupéfiante de beauté plastique. On a réduit, en France, très injustement ce film à ses effets spéciaux. 2001 L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick et Danger : planète inconnue (1969) de Robert Parrish sont des films de science-fiction à visée ouvertement métaphysique. Les enfants retiendront davantage La Guerre des étoiles et ses séquelles, avatars et clones divers.
L’ambivalence a la vie dure : John Frankenheimer signe vers 1979 un film fantastique mi-écologique, mi-SF avec Prophecy : le monstre qui reprend le thème très classique de la mutation qu’avaient déjà traité en leurs temps, trente ans plus tôt, des cinéastes comme Gordon Douglas (Des monstres attaquent la ville [Them !]) ou Jack Arnold (L’Étrange créature du lac noir) ou Nathan Juran (La Chose surgie des ténèbres [The Deadly Mantis]) mais il le traite d’une manière si sincère et si contemporaine, avec une technique si impressionnante qu’on y croit et qu’on a peur. Aux antipodes esthétiques de la grosse machine efficace de Frankenheimer, on peut opposer un assez curieux film indépendant américain, Messiah of Evil [Dead People] tourné vers 1970 par Willard Huyck, demeuré inédit en France mais récemment distribué par Artus Films en DVD zone 2 PAL, qui renouvelle assez bien le thème de l’invasion des morts-vivants en lui donnant une curieuse base “pré-prophétique” : le film est par ailleurs semé de recherches graphiques et plastiques un peu trop travaillées, qui desservent un peu le sujet… au lieu de le servir.

Note
* Voir la passionnante série de Francis Moury sur le personnage de Dracula dans le septième art.

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10/08/2012 | Lien permanent

Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1, par Francis Moury

Crédits photographiques : Charles Krebs (Issaquah, Washington, USA).
Première partie : essai de définition du cinéma fantastique

On part du principe esthétique que le cinéma fantastique est le genre et que les espèces de ce genre sont, au cinéma comme en littérature, l’horreur et l’épouvante, la peur et la terreur, l’étrange, l’insolite, le merveilleux, la féerie, la science-fiction, la politique-fiction.
La féerie et le merveilleux (les dessins animés de Walt Disney tels que Bambi où les animaux se parlent et parlent éventuellement aux hommes dans leur langage) renvoient aux mythes et aux légendes des sociétés primitives ou antiques, ici les mythes du paradis perdu ou de l’âge d’or durant lequel hommes et animaux communiquaient ensemble. Les péplums mythologiques du cinéma italien muet puis parlant, adaptent explicitement les mythes et légendes de l’antiquité (Les Travaux d’Hercule [Le Fatiche di Ercole] de Pietro Francisci), en leur conférant parfois une dimension ironique (Les Titans de Duccio Tessari), parfois une dimension d’épouvante (Hercule contre les vampires [Ercole all centro della terra] de Mario Bava, Maciste en Enfer de Riccardo Freda).
Le fantastique s’appuie souvent sur des mythes et légendes d’essence archaïque, reposant sur le «tremendum» et le «fascinans» répertoriés par Rudolf Otto comme éléments constitutifs du sacré religieux : évocation d’un démon commun à plusieurs mythologies dans Rendez-vous avec la peur [Night of the Demon / Curse of the Demon] de Jacques Tourneur, manifestation hiérophanique des dieux antiques grecs et romains dans Jason et les Argonautes de Don Chaffey, manifestation de divinités japonaises primitives dans la série des Yokai produite par la société Daiei à partir de 1968, manifestation du Dieu de la Bible aussi bien dans Samson et Dalila et dans Les Dix commandements de Cecil B. De Mille que dans les diverses vies de Jésus filmées, et même, à rebours puisque Mahomet ne peut être filmé, que dans Le Message de Mustapha Akkad. Le fantastique repose aussi sur les sources constantes de l’angoisse telle que la condition permanente de l’homme permet (c’était l’une des ambitions de Roger Caillois d’y arriver) de les déduire : possibilité d’alliance entre la vie et la mort (le comte Dracula est un vampire donc un mort-vivant, le White zombie de Victor Halperin aussi, la créature du Dr Frankenstein (chez James Whale comme chez Terence Fisher) est «fabriquée», littéralement «opérée» à partir de cadavres), failles dans l’espace ou le temps, irruption d’un surnaturel défini (un démon ou Satan lui-même, voire Dieu lui-même dans le cas des péplums bibliques fantastiques ou des films reposant sur la théologie du christianisme : Ordet de Dreyer raconte même une résurrection «protestante») y compris, parfois, d'un surnaturel indéfini et voué à demeurer inconnu.
La science-fiction développe, comme son nom ne l’indique pas, une science réelle poussée à ses termes ultimes, devenant ainsi probabilité démesurée (confinant à la pure fiction mais y confinant seulement) et pouvant éventuellement parler de régression. Il y a, en effet, une science-fiction eschatologique qui parle de l’apocalypse, de la disparition du monde : Terre brûlée [No Blade of Grass] de Cornel Wilde, par exemple. En littérature comme au cinéma, la science-fiction s'intéresse à ce qui se passerait Au-delà de l'effondrement, selon l'heureuse expression de Juan Asensio, utilisée pour rassembler, sur son blog, sa série de passionnantes études d'histoire littéraires de la science-fiction envisagée sous l'angle eschatologique. L’homme ou des êtres inhumains (un virus, un météore) peuvent y modifier l’ordre connu, produisant rationnellement des effets inédits (Le Voyage fantastique de Richard Fleischer) et terrifiants (La Variété Andromède / Le Mystère Andromède [The Andromeda Strain] de Robert Wise, La Nuit des fous vivants [The Crazies] de George A. Romero).
Enfin l’insolite, sans doute le secteur le plus diaphane et fragile du genre, sa catégorie la plus évanescente, peut recouper les secteurs précédents comme eux-mêmes peuvent se recouper entre eux, à l’occasion de films inclassables car «multigenres» ou littéralement «transgenres». La Nuit du chasseur de Charles Laughton en est un bel exemple : film policier réaliste adapté d'une série noire (un criminel poursuit deux enfants dont il a auparavant tué la mère pour leur faire avouer sous la contrainte la cachette d’un trésor), film fantastique (son héros négatif est un tueur psychopathe dont les actes provoquent l’angoisse, la peur, parfois la terreur), film insolite ou merveilleux (au cours de leur évasion nocturne, les enfants croisent d’étranges crapauds qui sont filmés en premier plan d’une manière inhabituelle, les rendant plus gros que les enfants eux-mêmes)… et bien d’autres choses encore, car sa variété de tons est constante. On en dirait autant de certains films d’Orson Welles et de Samuel Fuller, d’Hiroshi Teshigahra ou de Yasuzo Masumura, de Luis Buñuel ou de Federico Fellini, dans lesquels bien des genres peuvent cohabiter d’une séquence à l’autre au sein d’un même titre.

D’autres classifications sont possibles : distinction d’un fantastique interne et d’un fantastique externe, donc d’un fantastique reposant sur l’esprit et ses visions opposé à un fantastique reposant sur les modifications matérielles et corporelles, distinction d’un regard fantastique pouvant transformer un sujet en apparence réaliste en film de pure terreur, opposé à un regard réaliste sur un sujet étrange ou inhabituel. Des confusions sont possibles aussi : on pense parfois que le fantastique repose sur le surnaturel mais des pans entiers de ce cinéma reposent sur sa négation. Il n’y a aucun surnaturel dans Psychose d’Alfred Hitchock qui est pourtant un film policier pouvant être défini aussi comme un film fantastique, et plus spécifiquement comme un film d’horreur et d’épouvante. Enfin, au sein du fantastique, les autres genres pénètrent et s’interpénètrent assez régulièrement : lequel, du Fantômas de Louis Feuillade (1914) ou de celui de André Hunebelle, appartient vraiment au fantastique ? Six femmes pour l’assassin de Mario Bava – sans doute le premier réel «giallo» (histoire policière suscitant un climat de terreur par une série de meurtres) de l’histoire du cinéma italien, plutôt que La Fille qui en savait trop – est-il d’abord un film policier ou d’abord un film d’horreur et d’épouvante ? Le cinéma français est réputé pauvre en fantastique mais il existe bien des contributions françaises à ce genre, signées par des cinéastes aussi divers que Marcel Carné, Maurice Tourneur, Christian-Jacque, René Clair, Georges Franju, Jean Rollin et Alain Jessua (La Vie à l’envers, Traitement de choc, Les Chiens) qui flirtent d’une manière très poussée avec le genre, sans oublier la nouvelle génération française représentée par Christophe Gans, Alexandre Aja et quelques autres.

Deuxième partie : brève histoire du cinéma fantastique mondial

Période muette des origines à 1930

Le cinéma muet, dès les origines du cinéma, est riche des différentes catégories évoquées.
On renvoie ici volontiers à C. W. Ceram, L’Archéologie du cinéma (Éditions Plon, 1965) et aussi, plus récemment, à Alexandre Mathis, Edgar Poe, dernières heures mornes (Éditions Édite, 2009) dans lequel l'auteur montre Edgar Poe assistant en 1849 aux projections animées primitives telles qu'elle sont techniquement et scrupuleusement décrites et répertoriées par Ceram.
Georges Méliès (1861-1938) tourne des courts, moyens et longs métrages : des féeries (Le Royaume des Fées), des féeries confinant à la science-fiction (Le Voyage dans la Lune), des fantaisies comiques merveilleuses (Voyage à travers l’impossible), des fables (L’Homme à la tête de caoutchouc), des films de science-fiction pure, adaptés ou non de Jules Vernes (Le Tunnel sous la manche, 20.000 lieues sous les mers) devenus aujourd’hui des films d’anticipation au sens strict puisque ce qu’ils montrent est devenu (au moins en partie) réalité, et même des films fantastiques d’horreur et d’épouvante (Le Manoir du Diable). Louis Feuillade donne Les Vampires mais, tout comme Les Vampires de Riccardo Freda tourné presque 40 ans plus tard, on n’y traite pas des vampires de la mythologie européenne et ce sont des faux-amis. L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière est, sans le vouloir, le premier «film-catastrophe» à tendance fantastique : les spectateurs eurent si peur que le train pénètre dans la salle et les écrasât qu’ils s’enfuirent. Mark Robson et le procédé «Sensurround» mis au point à l’occasion de la sortie de Tremblement de terre n’obtiendront pas un tel résultat des spectateurs de 1974.
Aux États-Unis, D. W. Griffith tourne des courts métrages adaptant souvent la littérature classique, y compris la littérature fantastique américaine et donc, logiquement, Edgar Poe en 1914 (The Avenging Conscience), tandis que Raoul Walsh donne une première version féerique, aux trucages très poétiques, du Voleur de Bagdad (1924). Des courts ou moyens métrages concernant Frankenstein, le loup-garou, le Dr. Jekyll et Mr. Hyde et les autres monstres qui deviendront mythique durant l’âge d’or américain fantastique de 1931-1945, apparaissent dans les plus anciens catalogues des premiers distributeurs de cinéma muet.
En U.R.S.S. la science-fiction poétique et constructiviste du Aelita (1924) de Jacob Protozanov contrebalance la tendance fantastique slave romantique : il faudra attendre les années 1960-1965 pour que l’histoire contemporaine intégrant un élément fantastique puis la pure littérature fantastique russe soient adaptées par des cinéastes... italiens, français ou anglais : Mario Bava (Les Trois visages de la peur), Robert Hossein (J’ai tué Raspoutine), Don Sharp (Raspoutine, le moine fou). Notons, concernant ce dernier thème, que La Tragédie impériale (1938) de Marcel L'Herbier est une version qui ne relève pas autant du genre que les versions modernes.
Le «péplum» (terme commode et usuel désignant, à partir d’un accessoire vestimentaire, le cinéma mythologique, religieux ou historique de l’antiquité biblique, grecque, romaine, puis des invasions barbares en Europe jusqu’au début du Moyen Âge) italien muet constitue de son côté un empire oublié : on y trouve, outre Cabiria, des Inferno bien antérieurs à et bien différents de celui tourné en 1980 par Dario Argento, et explicitement inspirés par L’Enfer de Dante, sans oublier déjà un Maciste aux Enfers (1926) co-réalisé par Guido Brignone (projeté à l’Étrange Festival 2009) qui est très différent du beau film postérieur parlant Maciste en Enfer de Riccardo Freda, au titre d’exploitation française presque homonyme.
Le cinéma fantastique le plus important de la période muette est allemand et couvre le muet d’environ 1915 jusqu’au début du parlant des années 1930 avec M [M le maudit] et Le Testament du Dr. Mabuse de Fritz Lang. Cinéma purement expressionniste (Le Cabinet du Dr. Caligari de Robert Wiene, Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni), cinéma du clair-obscur (L’Étudiant de Prague d’Henrik Galeen d’après Chamisso), cinéma de la «Stimmung» (Phantom de Murnau), cinéma d’horreur et d’épouvante (Nosferatu le vampire [Nosferatu : une symphonie de l’horreur] de Murnau adapte sans en avoir les droits le roman Dracula de Bram Stoker, raison pour laquelle le vampire ne s’y nomme pas Dracula), cinéma mythologique (mythologie judaïque : les versions du Golem tournées par Paul Wegener; mythologie germanique : les Niebelungen de Fritz Lang, le Faust de Murnau), cinéma de « science-fiction médiévale » (Metropolis de Fritz Lang) ou de science-fiction futuriste et d’anticipation (La Femme dans la Lune encore de Fritz Lang). Il faut cependant noter que l’esthétique de l’étrange, de la peur, de l’angoisse, peut s’introduire sans crier gare au détour du film le plus réaliste qui soit : débutant comme un roman d’Honoré de Balzac ou d’Émile Zola, la Loulou de G. W. Pabst finit sous les coups de couteau de… Jack l’Éventreur. Le même Jack l’Éventreur était déjà en 1924 l’un des personnages maléfiques du Cabinet des figures de cire. La psychanalyse de Freud permet à G. W. Pabst de signer en 1926 un remarquable Les Secrets d’une âme / Les Mystères d’une âme [Le Cas du professeur Mathias] : c’est le triomphe du fantastique interne sur le fantastique externe, d’ailleurs contaminé par la mise en scène des fantasmes du protagoniste. Sigmund Freud ayant décliné l’offre des producteurs, les psychanalystes Karl Abraham et Hanns Sacht en furent les conseillers techniques : il faut attendre le Freud de John Huston pour retrouver une tentative aussi ambitieuse.
C’est Jack l’éventreur qui constitue, sans surprise, le personnage essentiel,emblématique et mythique, du cinéma fantastique anglais muet puisque Alfred Hitchcock signe son premier film d’auteur (le premier qu’il ait revendiqué comme tel dans ses déclarations publiques) avec son très beau et parfois expérimental The Lodger : a story of the London fog [Les Cheveux d’or] en 1926. Le cinéma américain parlant comme le cinéma anglais parlant multiplieront naturellement les adaptations (au ton mi-policier mi-épouvante : nous y revenons plus en détails à la section consacrée au cinéma fantastique anglais parlant, infra) de cette véritable histoire jamais élucidée et pour cette raison devenue un mythe moderne.
Les pays nordiques flirtent à l’occasion avec le fantastique : notamment Carl Th. Dreyer et son Vampyr ou l’étrange aventure de David Gray (1932) semi-parlant mais magiquement muet la plupart du temps. Séquence mythique, souvent pillée par la suite : un mort (qui ne l’est donc pas tout à fait) assiste à son enterrement depuis l’intérieur de son cercueil, en plans subjectifs filmés en contre-plongé à 90°. Des cinéastes aussi divers que Roger Corman (L’Enterré vivant d’après The Premature Burial d’Edgar Poe) ou Aldo Lado (La Corta notte delle bambole di vetro / Malastrana [Je suis vivant !]) et Renato Polselli (L'Amante del vampiro) s’en souviendront encore dans les années 1960-1970.
Il a probablement existé un cinéma fantastique japonais muet dans la mesure où une littérature fantastique japonaise correspondante absolument à la littérature fantastique européenne existait aussi. Les récits fantastiques du Konjaku-monogatari datent du Moyen Âge, ils furent recueillis en volume vers l’an 1 000 de notre ère. L’histoire de Hoichi l’homme sans oreille qui est illustrée dans le magique Kwaidan de Masaki Kobayashi est d’abord un conte fantastique appartenant au corpus classique de la littérature fantastique japonaise, tel qu'un Lafcadio Hearn la recueille : signalons au lecteur qu’on en trouve d’ailleurs la traduction française dans Anthologie du Fantastique de Roger Caillois (1). On le connaît évidemment moins bien (et encore aujourd’hui, en dépit de la multiplication des supports et des échanges) que le cinéma fantastique japonais parlant, section science-fiction incluse. Il n’est pas impossible non plus qu’un cinéma fantastique indien, chinois et d’Asie du Sud-Est ait prospéré à l’époque du cinéma muet.

Note
(1) Édition originale reliée Club français du Livre, 1958, puis réédition revue en deux volumes brochés chez Gallimard-N.R.F., 1965.

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08/07/2012 | Lien permanent

Dracula, 1 : Dracula de Tod Browning et George Melford, par Francis Moury

Cette série de critiques évoquera Dracula [Dracula] (É.-U., 1931) de Tod Browning et Dracula [version espagnole] (É.-U., 1931) de George Melford, puis Dracula’s Daugther [La fille de Dracula] (É.-U., 1936) de Lambert Hillyer, Son of Dracula [Le fils de Dracula] (É.-U., 1943) de Robert Siodmak et enfin House of Dracula [La maison de Dracula] (É.-U., 1945) d’Erle C. Kenton. D'autres notes compléteront cette série, évoquant les films The Brides of Dracula [Les Maîtresses de Dracula] (Grande-Bretagne, 1960) de Terence Fisher, Dracula Has Risen From the Grave [Dracula et les femmes] (Grande-Bretagne, 1968) de Freddie Francis, Taste the Blood of Dracula [Une messe pour Dracula] (Grande-Bretagne, 1969) de Peter Sasdy et The Vampire Lovers (G.-B.-É.-U., 1970) de Roy Ward Baker.Résumé du scénarioL’agent immobilier Reinfield se rend au château du comte Dracula en Transylvanie, afin d’organiser en secret son départ pour Londres où il a acquis secrètement une abbaye située près d’un asile de fous. En dépit des avertissements des habitants, il se présente au sinistre Col de Borgo où l’attend un étrange chauffeur qui le mène à un train d’enfer jusqu’à la montagne où se dresse la terrible demeure. Il est accueilli par un homme élégant dans un château en ruines et plusieurs signes l’avertissent en vain qu’il a affaire à une créature démoniaque. Il tombe sous son emprise. Le comte Dracula assassine les marins du bateau qui lui font franchir la Manche par une nuit de tempête. Reinfield est seul rescapé mais fou à lier. Une fois à Londres, Dracula fait la connaissance de ses voisins, le docteur Seward, sa charmante fille Mina et son fiancé, Jonathan Harker. Or Reinfield est justement incarcéré dans l’asile que dirige le docteur…Fiche technique succincteAvec Bela Lugosi, Edward Van Sloan, Dwight Frye, Helen Chandler, David Manners, etc.Production : Carl Laemmle Jr. et E.M. Asher (Universal Pictures)Réalisation : Tod BrowningScénario : John L. Balderston et Hamilton Deane (dialogues de Garrett Fort) d’après une pièce américaine de théâtre elle-même adaptée du roman anglais original, Dracula de Bram StokerDirecteur de la photographie : Karl FreundMontage : Maurice Pivar et Milton CarruthDirection artistique : Charles D. HallMaquillage : Jack Pierce (non crédité au générique)Critique603526116.jpgProduit par Carl Laemmle Jr. pour la Universal, Dracula [Dracula] (É.-U., 1931) de Tod Browning avec Bela Lugosi inaugure le cycle Universal consacré au cinéma fantastique et son succès immédiat enclencha le cycle global défini aujourd’hui comme l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1939. Sans le succès d’exploitation du Dracula de Browning, il n’y aurait pas peut-être pas eu de mise en chantier du Frankenstein de Whale quelques mois plus tard ! C’est dire la date majeure qu’il constitue dans l’histoire du cinéma.Dracula est le film matriciel de toute la filmographie moderne du personnage mythique créé par Stoker. C’est par rapport à lui que chaque nouvelle tentative sera amenée à se définir en l’imitant ou en en prenant le contre-pied. Il l’est bien davantage que le Nosferatu : eine Symphonie des Grauens [Nosferatu le vampire] (All., 1922) de F.W. Murnau qui adaptait Stoker 10 ans plus tôt sans en avoir d’ailleurs eut l’autorisation, raison pour laquelle le vampire s’y nommait Orlock ! Car si «Nosferatu» est un des premiers mots prononcés par le dialogue du film de Browning – hommage volontaire d’Universal ou volonté contraire de prouver que cette fois-ci, le roman va être «correctement» adapté ? Voilà une question à laquelle le commentaire audio ne répond pas ! –, le grand public américain identifiera bel et bien le comte stokerien au personnage incarné par le génial Bela Lugosi et nullement à la créature particulièrement répugnante d’aspect incarnée en son temps par le non moins génial Max Schreck. Murnau s’était éloigné en ce point précis du roman de Stoker. Browning le respecte fidèlement. Le comte Dracula, chez Stocker, a une apparence humaine : seul ce qui l’entoure est déjà franchement inquiétant mais lui-même, au premier abord, ne l’est pas immédiatement – du moins sa nature authentiquement terrifiante demeure-t-elle encore secrète – même si sa poignée de main est un peu trop froide, un peu trop puissante. Browning respecte cette dualité fascinante lors de la scène d’introduction avec Reinfield (dans le roman, c’était Harker qui se rendait au château) mais ne rompt pas tout à fait avec la vision de Murnau dans la mesure où son personnage est immédiatement présenté au spectateur comme un vampire. Le spectateur de Browning tout comme celui de Murnau sait donc ce que Harker ou Reinfield ne savent pas encore et ce point commun méritait d’être immédiatement souligné.Comme le roman de Mary Shelley, celui de Bram Stoker avait été adapté à la scène théâtrale de nombreuses fois et John Balderston écrivit un scénario inspiré de ces nombreuses pièces de théâtre, qui se contenta d’adapter pour le public américain les idiotismes anglais que ledit public aurait eus du mal à comprendre. Bela Lugosi reprit le rôle qu’il avait déjà interprété au théâtre. C’est donc bien à Browning que revient le génie d’avoir créé cinématographiquement l’adaptation alors la plus proche du roman de Stoker : il héritait d’une longue tradition qui avait déjà procédé aux aménagements permettant de condenser l’intrigue quitte à en modifier sa structure, à réduire les trois femmes vampires à des silhouettes entrevues et douces, voire même à donner à Reinfield l’honneur de rencontrer Dracula avant Jonathan Harker ! Son génie plastique et poétique, aidé par le caméraman Karl Freund (qui avait travaillé avec Murnau et Lang en Allemagne avant d’émigrer aux États-Unis,) l’aida à penser le sujet autrement que Murnau. On se demande si Browning avait vu Nosferatu de Murnau et le Vampyr [L’étrange aventure de David Gray] (Dan. 1930) de Carl Theodor Dreyer ou non : quoiqu’il en soit, la force de son film est de se situer à mi-chemin des deux esthétiques opposées qui président à ces deux classiques. Browning passe d’un réalisme strict dont l’impact comme tel est constamment subverti par la réalité cachée qui se tient derrière (toutes les scènes «normales» de dialogue où Van Helsing arrive à convaincre méthodiquement et rationnellement ses interlocuteurs) à un onirisme cauchemardesque pur régulièrement et pendant tout le film : il marche sur le fil du rasoir et maintient un équilibre absolu entre les deux visions. Le décor même du château est ambivalent : une ruine laide et froide d’une part, un lieu magique où un démon traverse une toile d’araignée sous les yeux d’un homme effaré d’autre part. Celui du jardin de l’asile Seward est ambivalent : jardin paysager semblable aux autres même si des fous s’y promènent et si les gardiens en sont des comiques ayant raté leur vocation d’une part, lieu magique où le vampire sous forme humaine ou animale pourchasse et fascine ses victimes. Cet équilibre entre le réalisme modifié de l’intérieur et un irréalisme évident, cette dialectique est la clé du film : l’interprétation est répartie de manière à préserver deux camps correspondants, le décor aménagé de même entre peintures irréelles et décors réalistes banals, la progression du scénario aussi oscille entre horreur et quotidienneté. En outre, Browning ajoute par pincées quelques doses de comédie légère ou franchement populaire afin de permettre au grand public de respirer un peu. De l’ensemble naît donc une tension quasi-constante, parfois prégnante et évidente, parfois plus discrète mais qui ne se relâche jamais. Seul Browning pouvait sans doute réussir ce très curieux alliage entre poésie européenne et efficacité américaine, entre passé et présent dans l’intrigue, entre cinéma muet et cinéma sonore, entre adaptation et originalité absolue. Et Lugosi fit passer Dracula définitivement de la littérature au cinéma comme personnage mythique du cinéma fantastique, dans la mesure où, comme on l’a déjà dit, Max Schreck ne se nommait pas ainsi dans le film de Murnau et où le vampire du film de Dreyer n’appartient pas au cycle inspiré par le roman de Bram Stoker. Quand à Dwight Frye, il est un Reinfield insurpassé tandis que Van Sloan compose un curieux savant positiviste, assez intéressant et qui participe de l’angoisse globale du film. Même si Peter Cushing sera le Van Helsing définitif de l’histoire du cinéma fantastique dans le génial Dracula / Horror of Dracula [Le cauchemar de Dracula] (G.-B., 1958) de Terence Fisher. C’est d’ailleurs un beau résumé charnel de toute l’histoire de ce passage du fantastique d’Europe vers les É.-U., puis de son retour postérieur à cette Europe, en l’occurrence à l’Angleterre, la terre qui avait justement vu naître la littérature dont proviennent ces films : de Stoker à Murnau, de Murnau à Browning, de Browning à Fisher, la boucle sera admirablement bouclée, sans oublier le détour de 1957 par le Mexique et Fernando Mendez.Suppléments de Dracula* La route vers Dracula : (ce titre incorrect inscrit sur le menu principal est mieux traduit une fois le bonus lui-même ouvert par «sur les pas de Dracula» ) 4/3 couleurs et N.&B, durée 35’. Ce documentaire produit en 1999 par David J. Skal à l’occasion de la sortie du film en zone 1 permet de revoir Ivan Butler, historien du cinéma fantastique décédé à qui il est partiellement dédié et d’entendre bien d’autres participants dont le fils de Lugosi. On y compare à l’occasion le film Browning et celui de John Badham de 1979 produit aussi par Universal : vous avez compris à quel niveau on est parfois conduit ! Ne soyons pas trop méchant : présenté par Carla Laemmle d’une manière amusante et sympathique, ce petit film est riche en informations pour ceux qui ignorent tout de Vlad l’empaleur, du romancier Bram Stoker (on signale que Stoker n’a pas écrit que ce roman mais bien d’autres contes fantastiques dont certains parus en langue française dans diverses anthologies), moins pour les autres qui se rabattront avec intérêt sur l’histoire théâtrale postérieure au roman, tout à fait intéressante et méconnue chez nous. Quant aux commentaires esthétiques ou d’histoire du cinéma, ils sont, en général, très médiocres mais parfois informatifs d’un point de vue purement factuel, souvent sur des points de détails.** Commentaire audio de David J. Skal : riche et précis, notamment pour celui qui ignore tout du sujet mais même celui qui en sait davantage y trouvera d’utiles informations techniques, comme celle sur la technique de peinture sur glace qui permit la réalisation du premier plan, le fait que l’action soit située en Hongrie parce que la Transylvanie appartenait à la Hongrie et non à la Roumanie à l’époque où Stocker écrivit son roman. Certains jugements sont en revanche discutables comme la remarque sur la qualité davantage «cinématographique» de l’apparition du comte à Reinfield dans la version espagnole même si celle de Browning est cependant «digne de considération» : on croit rêver en entendant de telles affirmations !*** La nouvelle bande sonore composée par Philip Glass : on peut écouter le film de Browning doté de cette partition qui imite le ton vieillot et compassé de certaines partitions musicales anciennes. C’est un exercice futile qui n’apporte strictement rien à l’œuvre en l’occurrence, dont l’une des qualités est précisément d’hésiter entre cinéma muet et sonore avec originalité. Un détournement en somme… Il vaut mieux réécouter la sublime partition de Glass pour les génériques de début et de fin d’Hamburger Hill [Hamburger Hill] (É.-U., 1987) de John Irvin !**** Photos de la production : c’est la galerie affiches et photos. Il vous faudra pas moins de 9’20’’ pour toutes les observer et certaines sont si belles que vous y passerez probablement plus de temps encore. 33 documents réunissant des affiches souvent splendides et rares de diverses nationalités et des photos d’exploitation ou de plateau, certaines colorisées comme on le faisait souvent à l’époque mais la plupart en N&B. Puis des dizaines de photographies du film, toutes détourées, dont on ne sait donc pas la provenance exacte mais qui sont en majorité des photos de plateau ou de tournage. Certaines sont très célèbres. Elles sont sonorisées avec la musique de Philip Glass (pourquoi pas ?) et suivent l’ordre chronologique de l’action : travail soigné. Mais on a cru bon de les filmer au lieu de tout bonnement les présenter. Si bien qu’on zoome dessus en avant et en arrière et que ce mouvement perpétuel finit par être fatiguant pour les yeux même s’il participe d’une volonté toute prométhéenne donc frankensteinienne de mettre en scène ce qui avait pour nature de demeurer figé. Ce qui est figé pouvait aussi bien le rester : les films de références étant mouvants eux et disponibles ! Mais enfin, on a un peu l’impression d’une présentation ultra-luxueuse d’un prologue métamorphosé d’un Cinéma de Minuit 10 fois plus long ! Ce n’est pas si désagréable même si fondamentalement on préfère tout de même qu’une photo demeure immobile pendant qu’on la contemple. C’est au regard du spectateur de zoomer dessus à sa guise et dans la direction qu’il désire, pas à celui d’un pédagogue armé d’une caméra, si bien attentionné soit-il.Le film-annonce : 4/3 durée 1’50’’ en état médiocre mais le document est rare et appréciable. Il est lourdement sonorisé par une musique d’époque surajoutée. La mention Relart Pictures fait comprendre qu’il s’agit sans doute de la bande-annonce exploitée à l’occasion d’une reprise (en Angleterre probablement).
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Dracula, version espagnole (É.-U., 1931) de George MelfordRésumé du scénarioScénario identique à celui du film de Tod Browning mais continuité légèrement différente concernant quelques plans ajoutés ou retirés. Certains plans dans lesquels les acteurs principaux n’apparaissent pas en gros plans sont identiques.Fiche technique succincteAvec : Lupita Tovar, Carlos Villar, Pablo Alvarez Rubio, Eduardo Arozamena, Production : Carl Laemmle Jr. et Paul Kohner (Universal Pictures)Réalisation : George MelfordScénario : John L. BalderstonDirecteur de la photographie : George RobinsonMontage : Maurice Pivar et Arturo TavaresDirection artistique : Charles D. HallIntéressante version espagnole, restaurée en 1992 par Universal, et dont on peut enfin découvrir chez nous la teneur : elle était totalement inédite en France et on se réjouit d’y avoir accès. Elle est précédée d’un entretien avec sa vedette Lupita Tovar qui tient (bien d’ailleurs, avec une touche « sexy » et un jeu assez naturel, compte-tenu des conventions dramaturgiques de l’époque, bien sûr) le rôle principal d’Eva (au lieu de « Mina » dans la version américaine) et explique les circonstances de son tournage en langue espagnole : dans les mêmes décors et de nuit, dirigé par Melford (après que Browning et son équipe aient levé le camp), avec pour les acteurs, «les mêmes marques». Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, les mêmes angles de prise de vue : la reptation de Reinfield vers l’infirmière à terre est toute différente dans la version Browning et dans celle-ci. Notons que certains plans dans lesquels n’apparaissent pas d’acteurs principaux permettant d’identifier la version, sont strictement identiques : le travelling vers le cercueil de Dracula et ceux des 3 femmes vampires, par exemple. En dépit de ce que disent imprudemment divers commentateurs américains des suppléments annexés au DVD contenant le film de Browning, l’infériorité esthétique de cette version espagnole est patente même si elle est historiquement passionnante dans la mesure où elle annonce tout un pan du cinéma fantastique d’Amérique Centrale et Latine dont le chef-d’œuvre sera El Vampiro [Les proies du vampire] (Mexique, 1957) de Fernando Mendez. C’est peut-être parce qu’elle a été platement dirigée par l’insignifiant George Melford : il eût fallu confier non seulement son interprétation mais encore sa mise en scène à un cinéaste latin pour que la cohérence esthétique maximale fusse atteinte. Et ce n’est pas le cas. On a beau jeu de gloser sur le plus grand nombre de mouvements de caméra en nous expliquant gravement que la retenue de Browning limitait les tentatives expérimentales de son opérateur Karl Freund. C’est avouer qu’on n’a rien compris à Browning ni à Karl Freund (aussi grand cinéaste que grand directeur de la photo, d’ailleurs) que de dire cela. Car dans la version américaine il y a moins de mouvements de caméra mais ils dont d’autant plus impressionnants et signifiants. Dans cette version espagnole, ou bien ils sont platement insérés ou repris lorsqu’on ne voit pas de visage d’acteur, ou bien ils sont nouveaux mais gratuits et vulgaires, dénués de sens. Carlos Villar (ou «Villarias», selon qu’on se fie au générique ou au témoignage de Lupita Tovar : son nom a dû être abrégé, en fait) qui interprète Dracula dans cette version, est intéressant car son jeu est parfois à mi-chemin de celui d’un Chaney (père) et de Lugosi. Mais il n’a finalement l’originalité d’aucun des deux. Certes, sa brutalité accentuée dans quelques très rares plans pourrait préfigurer fugitivement une vision moderne plus graphique et plus violente. Ce sentiment est illusoire car fragmentaire : on ne s’ennuie pas une minute en visionnant la totalité du Browning alors que l’ennui nous étreint plus d’une fois en visionnant cette version espagnole qui est d’ailleurs interminable par rapport à celle de Browning ! La perte de Lugosi y est pour quelque chose : c’est un euphémisme ! On nous vante l’acteur espagnol qui interprète Reinfield, l’âme damnée du compte. Il est bon, mais avouons qu’à son physique rappelant un peu celui de Charlot par moment et à son interprétation bruyante, nous préférons le physique halluciné et naturellement plus inquiétant ainsi que l’interprétation véritablement expressionniste et géniale de Dwight Frye. Le Van Helsing de la version espagnole n’a pas la finesse d’Edward Van Sloan. Cette version semble plus moderne parce qu’elle parle plus fort, que le son y est donc plus présent et moins étouffé, et qu’elle contient quelques effets comme ceux de la fumée sortant du cercueil. Mais elle est en fait plus ancienne dans l’esprit : tout ce que Browning avait si génialement pris le temps de faire est mutilé ou platement recopié, et tout ce qui s’en écarte est soit théâtral soit régressif et proche du cinéma muet dans ce qu’il a de plus traditionnel et de moins créatif. Browning, tout au contraire, a su maintenir un équilibre absolu entre modernité sonore et classicisme muet, en y ajoutant une touche personnelle mystérieuse et profonde.

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28/02/2010 | Lien permanent

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