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20/03/2012

De l'égarement à travers les livres d'Éric Poindron

Crédits photographiques : Michael Buholzer (Reuters).

51mUqz8JCyL._SS500_.jpgÀ propos de Éric Poindron, De l'égarement à travers les livres (Le Castor Astral, coll. Curiosa & caetera, 2011).
LRSP (livre expédié par les soins de l'auteur, l'éditeur ayant refusé de me l'adresser en SP pour des motifs ridicules, alors même que je suis le préfacier d'un de ses ouvrages).

8.1 Bouton Commandez 100-30

«Entrer dans un grand livre, c'est [...] comme entrer dans le monde, c'est-à-dire être abasourdi, égaré, désorienté par son vacarme et par son silence également inexplicables.»
Claudio Magris, Alphabets (Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2012), pp. 409-10.


Malgré son beau titre borgésien, je ne me suis absolument pas égaré dans le dernier ouvrage d'Éric Poindron, directeur de la collection Curiosa et caetera au Castor Astral, mais je m'y suis en revanche passablement ennuyé.
Qu'est-ce qu'un bon, voire un grand livre ? Un livre dans lequel nous nous égarons justement, comme nous pouvons nous égarer dans Nostromo, Moby Dick, Les Reconnaissances, Absalon, Absalon !, Autodafé, Les Frères Karamazov, La Mort de Virgile, Diadorim ou encore 2666 ou encore Monsieur Ouine. Chacun de ces livres est un dédale, où nous attend à coup sûr le monstre du romanesque qu'évoquait José Bergamín mais, parfaitement conscients du danger et allant même à son devant, nous osons nous y aventurer parce que nous savons que, comme dans la mystérieuse Zone où le stalker mène quelques visiteurs intrépides, certains de nos vœux les plus secrets pourront être réalisés. Paraphrasant Julien Gracq déclarant que la littérature ne valait rien si elle n'était pas capable de nous offrir des histoires de créatures, hommes et femmes, fatales, nous pourrions affirmer que nous y pénétrons à la recherche de la seule chose importante : la rencontre avec notre destinée.
A contrario, un mauvais livre est un livre étriqué, et pas seulement par sa taille puisqu'il n'aura échappé à personne que les exemples que j'ai évoqués sont ceux de romans de belle ampleur. Un mauvais livre est un livre qui n'a pas de souffle, un livre qui s'essouffle, un livre non pas condensé et resserré mais rétréci si je puis dire, pas plus labyrinthique qu'un texte d'Éric Chevillard pour papier Carambar, une surface d'écriture absolument plane derrière laquelle ne se cache pas le plus minuscule farfadet, à moins que nous ne considérions la présence des fautes (1) qui émaillent le texte de Poindron, et le diable sait qu'elles sont nombreuses, comme un sale coup joué par ces vilaines créatures qui rendirent fou le bon Berbiguier de Terre-Neuve du Thym. Ajoutons donc à l'ennui de lire Poindron l'agacement de constater qu'un auteur peut rendre à un éditeur une copie truffée de fautes, ce qui est une chose après tout excusable, et qu'un éditeur peut vendre sans peur ni reproche un livre mal ou pas du tout relu, ce qui en est une autre à coup sûr bien moins pardonnable.
Surface que tout cela me dira-ton, quelle tristesse de se contenter de pointer les fautes maillant un texte ! Tout à fait, mais je suis bien obligé d'évoquer cette surface puisque, à dire vrai, le texte d'Éric Poindron n'a pas de profondeur. Un mauvais livre est aussi cela : un miroir aux alouettes, un texte qui mime une profondeur (ici, une mise en abyme ratée ou, comme tout le reste du livre, superficielle) qu'une fois pour toute il a décidé d'ignorer et, surtout, de ne jamais explorer.
Je demande, de nouveau : qu'est-ce donc qu'un bon livre ? Un livre où nous nous perdons, notre égarement semblant être la conséquence du mauvais tour que nous a joué cette créature autonome qu'est devenue, y compris (surtout) contre son propre créateur, un grand livre. Avec Éric Poindron, le parcours, fléché grotesquement et, au cas où nous serions aveugles, dûment rappelé par quelques-unes de ces petites boîtes métalliques émettant des avertissements atones près des passages pour piétons, nous réserve moins de surprises qu'une visite de quelques minutes dans l'admirable catalogue des éditions Jérôme Millon, dont le titre le plus anodin publié dans la collection Atopia remplacera fort utilement le spicilège artificiel et brinquebalant assemblé à la diable par Éric Poindron qui, partisan du moindre effort, nous promet déjà une suite.
Ennui. Agacement. Artifice aussi, ai-je dit. Celui-ci réside d'abord dans l'évidente maladresse avec laquelle l'auteur a essayé de regrouper, au moyen d'une très vague intrigue pas même digne d'un almanach Vermot, les différents chapitres (2) de son ouvrage qui, s'il ne nous égare pas au sens noble, romanesque du terme, nous mène néanmoins nulle part : est-ce l'approximation poussive d'une fausse enquête policière, accommodée de vagues ingrédients dûment attendus (le «détective littéraire», cf. p. 75, la société secrète appelée le Cénacle, la bibliothèque infinie...) qui réussit le prodige de rendre plus insipide l'épais potage qui, s'il s'était contenté d'être une légère collation au goût bizarre, aurait accompli son rôle le moins inutile, celui de nous divertir entre deux plats copieux ? Est-ce démonologie de café du commerce et sorcellerie de concierge ? Est-ce enquête ratée sur les traces de bizarreries aussi bien littéraires qu’ethnographiques, voire méditation avortée sur l'«histoire secrète de la littérature» (p. 96), quête de l'essence même de la littérature, comprise comme mensonge nécessaire pour indiquer la vérité (cf. pp. 60, 77 et 187) ?
Éric Poindron ne nous le dit pas et, à lire son livre, on se doute qu'aucune intention véritable n'a jamais présidé à son écriture, encore moins, et c'est peut-être le plus grave, à sa composition. Nous n'avons là, en guise et place d'un sous-Sebald ou d'un vague Magris qui nous eût conduit sur des terres à tout le moins étranges, qu'un cicérone pressé d'achever sa petite déambulation réglementaire, un guichetier de l'étrange roulant des yeux devant quelques badauds et un assemblage d'historiettes moins inquiétantes qu'ennuyeuses, moins paradoxales que platement illustratives, moins interlopes que ne l'est une quatrième de couverture pour dix-millième volume de la série San Antonio.
Peut-être, en fin de compte, n'avons-nous été que fort imparfaitement ce «détective littéraire» capable de «lire entre les lignes» que Poindron évoque, en précisant que ces lecteurs d'élite sont capables de «retrouver ainsi le brouillon d'un auteur» (p. 19), ce qui n'est pas forcément une bonne ni belle chose à vrai dire.
Comme le progrès, qui a permis au démon de nous faire croire qu'il n'existait pas, ne peut décidément jamais être stoppé, nous avons pu découvrir, grâce à Éric Poindron qui anime des ateliers d'écriture et ne sait visiblement pas ce qu'écrire signifie, un brouillon en lieu et place d'un livre.

Notes
(1) Je tiens à la disposition de l'auteur et de son éditeur mon exemplaire corrigé, au cas où ils envisageraient une réédition amendée. Espérons pour les lecteurs que les autres ouvrages de cette collection non dénuée d'intérêt et que je serai le premier à défendre si elle en vaut la peine, qui nous vante des «objets littéraires illustrés à la facture soignée et à la typographie raffinée», aient été correctement relus et corrigés.
(2) Ainsi la vague esquisse d'intrigue policiaro-fantastique n'est-elle qu'une pesante et fausse tentative de concaténation entre des chapitres qui auraient pu constituer tout au plus d'aimables nouvelles.