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Apocalypses biologiques, 3 : The Crazies de George A. Romero, par Francis Moury
Evans City et ses environs, Pennsylvanie, États-Unis, 1972.
Un virus dont le nom de code est «Trixie » — résultat d'expériences militaires bactériologiques — est répandu accidentellement dans l’eau d’une rivière à la suite d’un accident d’avion. Une fois infectés, les habitants de la petite ville américaine la plus proche se comportent en fous meurtriers. Face à l’ampleur du carnage, l’armée délimite, boucle, confine puis quadrille — au prix de sérieuses pertes — le périmètre contaminé. Militaires et scientifiques livrent une course contre la montre dans un climat de franche panique pour maîtriser l'épidémie et abattre les fous qui les attaquent indistinctement et sans relâche. Un petit groupe de civils, confinés sans explications, se révolte. Mené par deux anciens des Forces spéciales, ils découvrent l'ampleur de la catastrophe, à mesure qu'ils se frayent un chemin, au besoin par la force armée, vers la liberté.
The Crazies [La Nuit des fous vivants] (États-Unis, 1972) de George A. Romero peut être considéré comme son second chef-d’œuvre : c'était son quatrième film, si on suit la chronologie de sa filmographie, mais il ne fut distribué chez nous qu'en 1979, donc très tardivement et confidentiellement, dans une copie bien doublée mais assez abîmée et un peu lacunaire, sous un titre français qui évoquait volontairement celui de La Nuit des morts vivants (1968). cette copie argentique française fut par la suite exploité en VHS Secam en VF d'époque par Reflex Vidéo et Victory Vidéo vers 1985 sous le mignon titre Experiment 2000. Le film est également connu en Amérique sous les titres américains alternatifs Cosmos 859 et Code Name Trixie.
Le titre d’exploitation français est parfaitement adapté au climat de l'intrigue et il indique, avec raison, une analogie de structure entre le film de 1968 et celui de 1972. La nouveauté provenant d'abord d’un élément purement plastique (l’emploi de la couleur et de l’écran large : on passe du format standard 1.37 N&B au format large 1.66 couleurs) puis de l’argument du scénario qui relève cette fois-ci moins du fantastique que de la science-fiction, accentuant donc encore l’aspect politique-fiction. On pense, de fait, plus d’une fois au cinéma pseudo-documentaire de Peter Watkins des années 1960 et 1970 lorsqu’on visionne The Crazies de George A. Romero.
Cependant, certains aspects purement fantastiques et son petit budget, magnifiquement exploité sous forme d’une liberté parfois expérimentale à l’absolue virulence, le rattachent directement au chef-d’œuvre de 1968 dont il est clairement, n’en déplaise à son cinéaste qui le niait à l'occasion, une évidente variation : les morts-vivants cannibales sont ici remplacés par des fous assassins. À noter l'extrême violence de l'ensemble, au rythme encore plus hallucinant et cauchemardesque (on y tue et on s'y fait tuer pratiquement sans arrêt) que dans le film de 1968. À noter aussi un emploi forcené de la carabine militaire USM2 encore en dotation à l’époque dans certaines unités de la garde nationale et de l'armée : elle se différencie de l’USM1 originale par l’ajout d’un sélecteur permettant le tir automatique, donc en rafales aux effets dévastateurs. Mise à part la charmante actrice Lynn Lowry que l’on retrouvera peu de temps après dans Parasite Murders / Shivers [Frissons] (Canada, 1975) — le premier grand film fantastique de David Cronenberg — le reste de l’interprétation est pratiquement composé d’acteurs inconnus (y compris d'authentiques habitants d'Evans City) mais souvent excellents, à commencer par les deux héros, stupéfiants de présence et d’efficacité dramatique.
Jean-François Rauger avait justement remarqué, dans son article sur George A. Romero édité dans le Programme de la Cinémathèque Française (novembre-décembre 2001) que le thème de l’armée anonyme dont les visages sont recouverts de masques à gaz est un point commun à The Crazies et à certaines séquences de Dawn of the Dead [Zombie] (1978). C’est une évidence mais il n'est jamais inutile d’écrire une évidence : en général personne n’a encore songé à le faire. Il en écrivait une autre en précisant que, tout comme dans La Nuit des morts-vivants, un groupe de rescapés est pris en tenaille entre monstres inhumains d’une part et milices ou armées devenues non moins inhumaines d’autre part, d’où un suspense étouffant qui ne se relâche jamais.
Ajoutons que ce sera aussi la structure de Day of the Dead [Le Jour des morts-vivants] (1985) que Romero avouait en 2001 préférer à ses titres antérieurs : la société civile y était certes prise en tenaille de la même manière qu'en 1968 et qu'en 1972 mais des interactions se produisaient entre les trois groupes. En fait, elles se produisent dans les quatre films et, le recul permet aujourd'hui de le constater, seront une constante de la filmographie fantastique de Romero. N’importe quel individu peut y passer d’une catégorie à l’autre à tout moment, au gré des bouleversements de l’action. Voir par exemple, dans The Crazies, la scène, d'une brutalité stupéfiante, où un soldat contaminé se retourne brusquement contre ses camarades qui l’abattent immédiatement puis l'achèvent au lance-flamme.
Dans l'entretien de 2001 annexé au film de 1972, Romero confirme explicitement que son thème profond n’est pas politique mais proprement cosmologique et donc authentiquement fantastique. Ce qui l’intéresse, c’est l’hypothèse terrifiante du remplacement, de l’absorption du monde humain par un autre monde, par une nouvelle communauté régie par ce qui n’est plus la morale ni la raison mais une nature autre, un autre instinct ou un pur «ça» au sens freudien. Le fait que le thème de l’inceste fasse irruption au cœur même de l'action (la jeune fille jouée par Lynn Lowrie est presque violée par son père) est un autre signe spectaculaire du bouleversement irréversible de l’ordre humain provoqué par la catastrophe. Ce thème sera d'ailleurs repris par Romero, d’une manière différente mais tout aussi intéressante, dans Survival of the Dead [Le Vestige des morts vivants] (2009).
L’aspect critique et politique qu’on croit lire en priorité dans l’œuvre fantastique de Romero, n'est que la conséquence morale de ce chevauchement que Romero s’attache à dépeindre avec précision. Une peinture eschatologique comme celle-là engendre inévitablement un aspect critique mais il est secondaire et non primaire : conséquence morale n’est pas cause ontologique.
The Crazies est donc bien, contrairement à ce que pensent certains critiques américains contemporains, un très grand film indispensable à une évaluation correcte du génie de Romero tout en constituant par lui-même une date dans l'histoire du cinéma de l'apocalypse biologique, au point que Hollywood en produira en 2010 un luxueux et intelligent remake-variation, signé par le cinéaste Breck Eisner en format ultra-large CinemaScope 2.35, doté d'un budget de 20 millions de US$.
Note sur les sources techniques
VHS Secam Victory Vidéo et Reflex Vidéo éditées vers 1985 (avec la VF de 1979) + Coffret George A. Romero 3 DVD-9 Zone 2 PAL, édité en janvier 2004 par Wild Side, collection «Les introuvables» contenant The Crazies (1972) + Season of the Witch (1973), image recadrée 1.37 avec VOSTF seulement mais nombreux suppléments + BRD américain Blue Underground, édité en 2010, image au format original 1.66 enfin respecté et compatible 16/9, avec VOSTF mais sans VF d'époque, entretiens avec Romero et l'actrice Lynn Lowry.
Le coffret Wild Side de 2004 comporte un livret illustré rédigé par Olivier Père, un documentaire de 2001 sur la vie et l’œuvre de George A. Romero dans lequel ce dernier commente sa vie et son oeuvre (durée 50 min. environ), 25 photos couleurs dont le jeu complet de photos d'exploitation sous le titre alternatif Code Name Trixie, presque 110 photos de plateau, une vingtaine d'affiches, de publicités et des reproductions d'articles de presse. Durée du film en PAL zone 2 : 103’ ou 1h43’. Image argentique en couleurs assez bien restaurées mais au format recadré 1.37 standard au lieu du format large original 1.66 , son VOSTF sans la VF d'époque de la sortie cinéma française de 1979 (heureusement disponible sur les mignonnes VHS Secam éditées vers 1985 par Reflex Vidéo et par Victory Vidéo).
Ce coffret est un bel objet à dominante subtilement noire et grise émaillé de fines traces de couleurs brunes, rouges ou blanches – heurté parfois de bleus ou de verts qui le font respirer - qui se déplie en 4 volets et contient 3 DVD. Les graphismes et les sérigraphies, un peu expressionnistes, sont intelligents.
L’ensemble est protégé, une fois replié, par un étui sur le dos duquel sont résumées les informations essentielles. Il reproduit une thèse qui est celle du rédacteur du livret : à savoir que Romero serait d’abord un auteur de films politiques avant d’être un cinéaste de genre. C’est peut-être aller un peu vite en besogne puisque Romero dément formellement, en ce qui le concerne, une telle interprétation dans le documentaire qui lui est consacré en supplément. Le livret s’avère cependant un utile instrument de travail : on y trouve des fiches techniques détaillées, une utile filmographie à jour en 2004, des critiques globalement intéressantes mais attention à certains jugements : le titre français d’exploitation La Nuit des fous vivants de The Crazies n’est pas «aberrant» comme l’écrit Père. Il me semble, au contraire, tout à fait cohérent dans la mesure où il restitue parfaitement la parenté de structure entre le chef-d’œuvre de 1968 et ce second chef-d’œuvre de 1972. Père reconnaît d’ailleurs lui-même infra cette communauté thématique en réfléchissant à la possibilité critique de constituer une trilogie alternative qui comprendrait précisément La Nuit des morts vivants (1968), The Crazies [La Nuit des fous vivants] (1972) et Dawn of the Dead [Zombie] (1978). Au moment où il écrivait ces lignes, on considérait que la trilogie romérienne était constituée par La Nuit des morts vivants (1968), Dawn of the Dead (1978) et Le Jour des morts-vivants (1985).
Romero lui-même considérait cette dernière comme naturelle et en excluait le titre de 1972 mais, comme on sait, nul n'est moins bien placé qu'un créateur pour juger son œuvre et je pense qu'on peut, tout au contraire, parfaitement intégrer le titre de 1972 à l'ensemble. Ensemble qui s'étend filmographiquement jusqu'à 2010 : ce qu'on ne pouvait pas encore prévoir en 2004, au moment de la rédaction de ce livret et de l'édition de ce coffret français qui marque cependant une date dans la réception vidéo de l’œuvre de Romero chez nous, en raison de la richesse du matériel publicitaire historique enfin rassemblé sur disque.
Reste qu'aujourd'hui, c'est d'abord le BRD Blue Underground américain de 2010 qui constitue le disque majeur : son image est enfin au format correct et il propose un commentaire audio de George A. Romero et William Lustig, ainsi qu'un entretien d'une quinzaine de minutes avec l'actrice Lynn Lowrie, quelques bandes annonces, quelques spots TV mais aucune galerie photos : sur ce dernier plan, l'édition Wild Side du coffret demeure une référence.
Inutile de dire qu'on attend impatiemment l'éditeur français qui serait capable de nous donner une édition définitive haute définition ; il suffirait, pour qu'elle le soit, qu'elle intégrât l'image 1.66 respectée du BRD américain de 2010, une VOSTF + la VF d'époque 1979 (au besoin sur deux disques distincts), les suppléments du BRD américain et les galeries affiches et photos du coffret français de 2004. Rien de bien difficile à faire, en somme : il suffit de le vouloir.
09/05/2020 | Lien permanent
Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 2 : de 2005 à 2010, par Francis Moury
Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985.
Je suis une légende de Richard Matheson.
Zone 1 de Colson Whitehead.
Land of the Dead (Le Territoire des morts, États-Unis, 2005).
Dans un futur proche, une ville américaine organisée en forteresse isolée, dirigée par Kaufman et ses riches associés, abrite deux catégories de personnes : un prolétariat misérable survivant de pains et de jeux barbares, et une garde privée assurant la sécurité. Les morts-vivants reclus dans les villages abandonnés environnants, imitant les actions des vivants en pure perte, s’aventurent parfois à sa frontière mais ne peuvent en franchir les limites. Des raids à la cruauté inutile sont menés à leur encontre par certains mercenaires, à l’occasion d’un pillage méthodique des villages. La ville de Kaufman tombera pourtant inéluctablement entre les mains des morts au cours d’un assaut assez consciemment organisé par leur «chef» pour réussir, permettant de justesse à quelques mercenaires de s’en échapper.
Tourné en écran large 2.35, distribué par une major (Universal), Land of the Dead est le plus gros budget pour l’instant confié à Romero par un producteur : il a déjà rapporté quatre fois sa mise. Mais il n’abuse pas inutilement des moyens matériels mis à sa disposition, préférant les utiliser à bon escient pour offrir une vision futuriste assez ample. L’apocalypse qu’il décrit n’est pas seulement urbaine mais générale, nourrie d’assez de plans annexes des «zones», des «wastelands» environnants, urbain revenu au rural, rural anciennement urbanisé redevenant rural. Land of the Dead est une sorte de parallèle de Day of the Dead (1985) : dans les deux films, l’humanité abandonne les hommes pour reparaître comme spontanément chez certains morts-vivants. Les termes de l’équation initiale (mort-vivant = inhumanité, vivant = humanité) ne sont certes pas inversés mais la ville humaine, ultime rempart, est en fait devenue une ville inhumaine alors que l’humanité perdue est en train d’être réinventée par les zombies, recherchant obstinément à imiter, à recréer une amorce de société. Certes, ils sont dominés encore par l’instinct qui les fait agir en animaux féroces, mais certains d’entre eux sont devenus assez intelligents pour organiser un assaut, et assez disciplinés pour le mener à bien. Ironie noire, en place depuis 1968 : les morts, pour trouver la paix, doivent être tués, ce qui les rapproche des vampires. Cette paix que les vivants sont incapables de trouver : les mercenaires survivants laissent volontairement aux morts la victoire tant ils sont lassés de l’inhumanité des autres hommes. Le reste de la cité est perdu d’avance : sans surprise, la faille provient d’en haut. C’est le dernier grand rôle de l’acteur Dennis Hopper, celui de cet homme d’affaire croyant tout contrôler et tout dominer mais victime de sa propre démesure, s’en rendant compte alors qu’il est déjà trop tard. Asia Argento, sauvée des nouveaux jeux du cirque, promise au combat à vie plutôt qu’à l’amour, apporte une touche d’érotisme brut, inédite dans l’univers de Romero assez sage dans ce domaine, jusqu’ici. Une seule facilité de scénario : celle de l’autocar surblindé, peut-être inspiré par celui qu’on pouvait voir à la fin du Dawn of the Dead [L’Armée des morts] (2004) de Zack Snyder qui était le remake-variation, parfois original, du Dawn of the Dead [Zombie] (1978) de Romero. Land of the Dead est plastiquement assez classique, son montage est sans surprise notable mais on n’oublie pas certains plans stupéfiants, au carrefour de l’expressionnisme et d’une sorte d’hyperréalisme futuriste : celui du chef des morts émergeant silencieusement de la fosse d’eau qui protège la cité, bientôt suivi des autres morts, utilisé par toutes les jaquettes DVD, en est un bel exemple.
Diary of the Dead (Chroniques des morts-vivants, États-Unis, 2007).
Alors qu’ils tournent un film fantastique à petit budget (une ultime variation de La Momie), en extérieurs nuit et en pleine forêt, des étudiants en cinéma de l’Université de Pittsburgh et leur professeur apprennent par la télévision la nouvelle (confirmée par Internet) que les morts attaquent les vivants. Ils les croisent sur la route, les écrasent et sont bientôt eux-mêmes attaqués en tentant de trouver de l’aide dans un hôpital. Ils décident de tenir une chronique de l’apocalypse, filmée en temps réel à travers la Pennsylvanie au péril de leur vie et de leur raison.
Tourné en vidéo numérique («DV» pour «Digital Vidéo») au format 1.85 afin d’épouser plus étroitement son argument – savoureux : les étudiants se font rattraper par la réalité puisqu’ils tournent un film de momie, donc selon le schéma du classique film de Karl Freund de 1932, au sens strict une histoire de mort-vivant, de mort ramené à la vie, bien qu’elle n’en porte pas le nom – Diary of the Dead reprend le schéma de Night of the Living Dead (1968) mais en l’actualisant au niveau médiatique (Internet, la vidéo – ouverte et en circuit fermé, la télévision y sont importantes) et surtout en l’inversant sur le plan de l’espace : alors que le groupe de survivants de 1968 résistait statiquement (sauf deux séquences de fuite, une spontanée, l’autre organisée, mais qui avortaient toutes les deux), celui de 2007 se déplace sans cesse, rencontre des vivants constituant d’éphémères groupes alternatifs de résistance (par exemple, le gang noir reconstitué en milice armée, ayant pris possession d’un village) mais… en vain. Les rencontres avec les morts sont quantitativement plus fréquentes que celles avec les vivants et leur fréquence augmente sans cesse. Les valeurs morales et religieuses s’effondrent sous les yeux conjoints du spectateur et des héros : la conductrice religieuse se suicide car elle craint (à tort) d’avoir tué des hommes alors qu’elle vient de tuer des morts-vivants. Les infirmiers et les médecins de l’hôpital devenus des zombies ne soignent plus les gens mais les tuent. La fille aimant ses parents et qui rêvait de les retrouver à leur domicile, les retrouve transformés en zombies tentant de l’assassiner («Il est temps de s’en aller» conclut avec une noire ironie le professeur après avoir achevé la mère). La communication via Internet ou télévisée s’avèrent incapables de permettre une action concrète sur le réel à moins que les locuteurs soient en mesure – et ils le sont rarement – de connaître la vérité, avant de la transmettre. Ultime ironie encore plus noire, à usage médiatique intra-hollywoodien : les voix des cinéastes Wes Craven, Quentin Tarantino, et d’autres cinéastes contemporains de Romero sont entendues aux informations, répétant les dernières nouvelles les plus terrifiantes.
Alors que toute l’œuvre de Romero s’était développée de 1968 à 2005 selon une dialectique discourant inlassablement sur la différence spécifique du vivant et de l’humain et la qualité d’être humain, Diary of the Dead remet le spectateur dans la situation de celui de Night of the Living Dead (1968) comme si Day of the Dead (1985) et Land of the Dead (2005) n’avaient jamais été tournés. Les morts-vivants de Diary of the Dead n’ont, comme en 1968 et comme en 1978, aucune trace, autre qu’apparente, d’humanité : ce sont tous des monstres assoiffés de sang qu’il faut détruire pour éviter d’être tué ou dévoré. Le combat contre eux engendre, sans surprise, une inhumanité fondamentale chez un certain nombre de survivants humains qui prennent un malin plaisir à tuer ces apparences, ces figures, ces «eidolos», ces ombres d’êtres humains. Il produit aussi – thème constant chez Romero – une sorte de faillite des médias, ceux-là absorbant toute représentation en vain, tournant à vide, n’empêchant rien, se contentant d’enregistrer l’irrépressible, irrésistible, irréversible renversement de l’ordre humain. Cette régression filmographique au thème essentiel de 1968 ne laisse pas de surprendre : outre son aspect commercial bienvenu pour Romero (qui ne possédait plus les droits du film de 1968 tombé dans le domaine public américain), elle est peut être la marque du retour à un pessimisme fondamental, ontologique autant qu’eschatologique, qui renoue en profondeur avec celui du classique de 1968. Diary of the Dead en retrouve la virulence. Il a couté cinq fois moins cher que Land of the Dead mais il a rencontré, à défaut d’un gros succès au box-office, un succès financier relatif et surtout, un certain succès critique international.
Survival of the Dead (Le Vestige des morts-vivants / La Survie des morts-vivants, États-Unis, 2009).
Un petit groupe de déserteurs de la Garde nationale (celui-là même qui avait volé le bus des étudiants du film précédent) fuyant Philadelphie cherche un refuge. Or sur Plum, une petite île au large du Delaware, deux familles survivent dans des ranchs, environnés de morts-vivants. Les Muldoon maintiennent en vie les morts-vivants, notamment ceux appartenant à leur famille, dans une réserve soigneusement gérée, en attendant qu’on trouve une solution scientifique. Ils tentent de les rééduquer, convaincus d’un progrès possible. Les O’Flynn les abattent systématiquement bien qu’une des filles de O’Flynn soit une morte-vivante particulière, capable d’évoluer, et le sosie de sa sœur encore vivante. L’affrontement entre les deux clans est inévitable : O’Flynn est expulsé mais il passe une annonce sur Internet que les déserteurs visionnent sur leur «Smartphone», vantant Plum comme ultime refuge ! Les déserteurs et lui s’associent, retournent sur Plum, rompant son fragile équilibre «biologique», la replongeant dans le chaos alors que l’expérience Muldoon réussit.
Tourné en Technicolor sur négatif numérique Recode RAW sous «aspect ratio» 2.35 au Canada, Survival of the Dead est le prolongement narratif direct de Diary of the Dead, dont un extrait est d’ailleurs inclus au montage, censé avoir été mis en ligne. Signe que Diary of the Dead non seulement bouclait une boucle mais ouvrait un nouveau cycle, écrit par Romero. Toujours est-il qu’une autre source d’inspiration est ici à l’œuvre : celle du western, puisque le scénario est lointainement inspiré par celui de The Big Country [Les Grands espaces] (1958) de William Wyler. Ce conflit tragique (la folie oscillant d’un patriarche à l’autre, semblant envoyée par les Dieux pour perdre l’ensemble de l’île) sera arbitré en pure perte par les déserteurs, eux aussi soumis au destin. Le pivot du scénario, très serré et à l’action en constant mouvement, repose sur la dualité entre une vivante et une morte, sœurs ignorées puis reconnues. On songe souvent, en voyant ce beau plan d’une morte chevauchant inlassablement à travers champs, à une image d’un conte d’Edgar Poe tel que Metzergenstein. Cette dualité, occasion évidente du sadisme et de l’inceste, se double d’une autre, renvoyant à l’anthropologie, à l’ethnologie, voire à l’histoire des religions : le type de nourriture (cadavre d’homme / cheval) permettant d’identifier quel mort a vocation à redevenir – peut-être ? – humain, quel mort est pur et quel mort est impur ! L’île devient le théâtre, épuré aux normes d’un récit «survival» cependant magnifié par son cadre, d’une renaissance. La modification de leur régime alimentaire fait accéder (en puissance mais pas encore en acte) les morts-vivants à un degré retrouvé d’humanité, sous réserve qu’ils ne soient pas abandonnés par les hommes à ce stade précis de leur éducation. Or la folie des hommes fait qu’ils le sont. Le monde humain devient, du coup, divisé en quatre espèces : morts-vivants dangereux, morts-vivants potentiellement humanisés, vivants dangereux, vivants réellement humains. Le suspense provient du fait que chaque individu passible de relever d’une de ces quatre espèces, est susceptible de passer de l’une à l’autre. Configuration qui, dans un cadre apocalyptique, marque cependant un progrès évident, scientifique autant que sociologique, par rapport à celles, déjà «progressistes», de Day of the Dead et de Land of the Dead. Romero ne peut se résigner à la fin du monde humain ni à cette apocalypse dont il ne désigne jamais l’ordonnateur (Dieu, Destin, Hasard, Nature : le champ des possibles philosophiques demeure ouvert), mais dont il détaille les errements. Il lui donne donc à nouveau une chance, chance qu’on croyait définitivement abolie lors du film précédent.
Survival of the Dead a reçu un accueil public et critique assez mitigé. Peut-être est-ce dû au fait que le format 2.35 n’y est nullement exploité de manière spectaculaire, en dépit de sa constante beauté ? Peut-être aussi est-ce dû au fait que ce film épuré repose d’abord sur l’évolution psychologique des personnages (une parole de trop peut y bouleverser le monde à chaque instant, décider sa survie ou sa perte) et qu’il ne s’intéresse à l’action que d’une manière strictement nécessaire ? Le grand public est-il habitué à une telle rigueur ? L’action y est constante et on y parle à bon escient, exactement comme chez un Howard Hawks, un John Ford ou un Fritz Lang, les dialogues de Romero étant très bien écrits. C’est que le sujet de cette série repose sur une quête métaphysique, inlassablement reconduite, inlassablement déclinée mais, à mesure qu’elle l’est et qu’elle s’approfondit, toujours plus aporétique.
06/04/2014 | Lien permanent
Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985, par Francis Moury
Pennsylvanie 1968 : un petit groupe de rescapés tente de résister, dans une maison isolée et durant toute une nuit, à une attaque massive et inexplicable de morts-vivants devenus prédateurs des vivants.
La Nuit des morts-vivants (The Night of the Living Dead) de George A. Romero fut, à sa sortie parisienne, un choc esthétique comme thématique et le demeure à chaque nouvelle vision. Si Henri Langlois déclarait qu’il y avait un cinéma «d’avant Godard et d’après Godard», il nous semble qu’on peut affirmer, avec toutes les raisons le démontrant, qu’il y a un cinéma fantastique mondial d’avant La Nuit des morts-vivants et un d’après La Nuit des morts-vivants.
D’abord pour une raison thématique.
Le thème du mort-vivant était jusqu’alors, dans l’histoire du cinéma fantastique classique, majoritairement associé à deux catégories de personnages :
- le «zombie» manipulé par la sorcellerie «vaudou» et un sorcier ou un maître bien vivant les utilisant pour assouvir ses désirs de domination : c’est la vision classique qui est à l’œuvre depuis Les Morts-vivants / White Zombie (1932) de Victor Halperin à L’Invasion des morts-vivants / The Plague of the Zombies (1966) en passant par Vaudou / I’ve Walked With a Zombie (1943) de Jacques Tourneur.
- le fantôme d’un ou de plusieurs mort(s) assoiffé(s) de vengeance revenant hanter les vivants (coupables envers lui/eux) pour les tuer : c’est la vision classique du fantôme tant occidental – cf. Danse macabre / La danza macabra (1963) et La Sorcière sanglante / I lunghi capelli della morte (1964) d’Antonio Margheriti, Les Amants d’outre-tombe / Amanti d’oltre tomba (1965) de Mario Caiano – qu’oriental comme les Histoires de fantômes de Yotsuya (Yotsuya Kaidan) filmées durant toute l’histoire du cinéma japonais et notamment par les cinéastes Keisuke Kinoshita (1949), Kenji Misumi (1959), Nobuo Nakagawa (1959), Shiro Toyoda (1965), Kazuo Mori (1969), etc.
Il est clair qu’on est en présence, concernant ces deux thèmes, de l’influence de la fameuse Crainte des morts étudiée par James. G. Frazer, S. Freud, les sociologues, les anthropologues et les psychologues qui ont contribué à l’étude des religions et de la mythologie primitive. La Nuit des morts-vivants bouleverse la donne en faisant des morts-vivants des êtres dénués d’individualité, nullement manipulés par un vivant, ne cherchant à assouvir aucune vengeance explicite. C’est peut-être une expérience spatiale malheureuse qui a provoqué leur résurrection. C’est une hypothèse évoquée à la radio et à la télévision, jamais confirmée, mais si elle l’était, le film ressortirait absolument en ce cas de la catégorie «science-fiction» et non plus «fantastique» : dans cette stricte mesure, il reste à la frontière des catégories «horreur et épouvante» d’une part, «science-fiction» de l’autre, toutes deux appartenant au genre «fantastique» de toute manière.
Cependant, une lecture strictement freudienne du film est possible, compatible avec les deux catégories classiques : les deux premiers êtres humains du film se rendent sur une tombe, celle de leur père. De mauvaise grâce en ce qui concerne Johnny, de bonne grâce en ce qui concerne Barbara. Et sur une tombe pas assez visitée par les autres membres de la famille, comme le signale Johnny. On peut considérer que tout le film est d’emblée, ainsi, placé sous le signe d’une culpabilité fondamentale, d’une mauvaise conscience fondamentale des vivants vis-à-vis des morts. Freud n’a cessé d’étudier les origines de cette culpabilité dans la mythologie, la littérature et la psyché. Le cauchemar de La Nuit des morts-vivants – car le film a la structure d’un cauchemar : c’est évident – trouve d’un point de vue strictement freudien son origine et son explication symbolique par cette mise en place. Les morts se vengent peut-être bien des vivants parce que les vivants les négligent et ne les aiment plus. Les vivants ont peur que les morts se fâchent parce qu’ils savent qu’ils ne les ont pas assez aimés quand ils étaient vivants, parce qu’ils savent qu’ils les négligent une fois morts. La Nuit des morts-vivants comme illustration dynamique des rapports du deuil et de la culpabilité ? Oui. C’est pourquoi les deux génériques existants d’ouverture du film (copie VF de 1968 : une voiture en arrêt sur image au milieu d’une route de forêt; copie VO de 1968 : une voiture roulant à travers cette même forêt) sont tous deux géniaux : on ne sait pas encore que la voiture se rend là-bas, mais elle tranche déjà sur le paysage végétal menaçant, paysage annonciateur symboliquement d’une visite du mouvant vers l’immobile, du vivant vers le mort. Il y aurait également une psychanalyse bachelardienne (disons une phénoménologie, puisque comme chacun sait, le terme «psychanalyse» fut abusivement employé par Bachelard qui n’était pas freudien) symbolique de l’arbre et de la terre – la terre comme «rêverie de la volonté» supplantant la terre comme «rêverie du repos» – applicable au film de Romero.
Ensuite pour une raison économique.
La Nuit des morts-vivants fut conçue par des indépendants, en dehors du système de production hollywoodien, par des gens qui travaillaient depuis presque dix ans dans la production de documentaires et de publicité pour les télévisions locales de Pittsburg. Latent Facility Inc., à laquelle s’adjoignit la Image Ten Production crée en 1968 pour la circonstance par Romero et ses neuf associés, existait depuis 1961. Le film fut tourné d’une manière artisanale. Le co-producteur Russel W. Streiner joua ainsi «Johnny», la première victime du film tandis que Karl Hardman et son associée Marilyn Eastman jouèrent Harry et Helen Cooper (dont la petite fille était interprétée par Kyra Schon ou Schoen – suivant les graphies – qui était la propre fille de Hardman) et tous deux contribuèrent aussi à créer les effets spéciaux de maquillage et de musique électronique, furent photographes de plateau, voire même photographes de tournage ! Hardman a effectué lui-même les photos utilisées pour le générique de fin. Le directeur de production Vince Survinski, comme bien des membres de Image Ten, apparaît comme figurant. On pourrait multiplier les exemples : nous n’en avons cité qu’un petit nombre. Cette production collective a, de toute évidence, insufflé un réalisme inédit qui venait modifier le professionnalisme de certains autres acteurs comme Duane Jones, la vedette noire du film qui lisait un livre du psychanalyste anglais Ernest Jones entre deux prises sur le tournage !
Romero avait conçu son film comme une modification du fameux livre I Am a Legend (Je suis une légende) de Richard Matheson, déjà adapté antérieurement par Sidney Salkow avec Vincent Price. Modification essentielle puisque le héros du livre de Matheson est un homme seul la plupart du temps alors qu’au bout de la première demi-heure du film de Romero, la petite communauté de survivants s’est constituée – à peine constituée qu’elle est menacée de destruction. L’action du film raconte non pas celle du combat d’un homme isolé contre un groupe mais celle du combat d’un groupe contre un autre. Dans l’un de ces deux groupes (les vivants) on parle et on perd son temps et son énergie à parler au lieu de penser à survivre, dans l’autre (les morts) on ne parle pas et on tue efficacement pour «se nourrir». Cette idée poétique du «cannibalisme» dévoyé devenant le moteur des actions des morts marque d’ailleurs un glissement du mythe de la goule qu’il faudrait aussi étudier un jour. Le film ayant été tourné pour le budget d’un film publicitaire télévisé de trente secondes ou d’une minute, garde quelque chose de fondamental de cette origine économique : la nécessité de délivrer le maximum d’informations dans un laps de temps réduit. D’où le rythme du film, faisant de sa pauvreté un sublime moyen d’efficacité maximale. Il faut bien considérer que les trente premières minutes de La Nuit des morts-vivants sont une prouesse technique mais aussi une prouesse de conception d’écriture et une prouesse cinématographique à tous points de vue : depuis l’attaque du frère de l’actrice Judith O’Dea, puis sa course folle vers la maison et jusqu’au déclenchement accidentel de la boîte à musique par la même Judith O’Dea devenue folle de peur, tous les éléments nécessaires à la compréhension de cette situation nouvelle sont donnés, perçus, compris par le spectateur. Ils aboutissent à un effet de choc mettant le spectateur dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouve Barbara. La modification en apparence bénigne de la démarche d’une silhouette d’homme, aperçue à l’arrière plan, aura accouché, en ce strict temps, d’une modification ontologique du monde humain, devenu concurrencé par un monde inhumain qui désire le remplacer… le remplace sous nos yeux !
Romero a composé entre cette inspiration originale et de nécessaires accommodements avec la conception classique du suspense de la série B : la discussion longue entre ceux venant de la cave et les deux premiers vivants, la tentative de fuite au moyen du camion sont de beaux exemples de cette touche classique. Un autre exemple, technique cette fois-ci et au carrefour des deux exigences, est celui de la musique : Romero n’avait pas d’argent pour payer un compositeur. C’est donc une sélection d’extraits de musiques composées pour d’anciens films d’horreur de série B des années 1945-1955 (depuis lors soigneusement identifiées par les historiens mais dont l’ensemble est désormais associé au film de Romero bien davantage qu’à leur source respective) qui fut montée par séquences (parfois très courte, cf. : la boîte à musique) et agrémentée d’effets électroniques. La musique oscille donc entre classicisme suranné et modernité absolue tout au long du film, provoquant chez l’auditeur une impression d’inquiétante étrangeté et de totale nouveauté. Romero a, en revanche, créé d’emblée un nouveau mythe : ses morts obéissent à de nouvelles lois biologiques et physiques, voire géométriques. Leurs mœurs sont décrites, apprises, reconnues : terribles et féroces, cannibales envers les vivants, pouvant être tués de telle manière précise et pas de telle autre. Enfin Romero confie la vedette à un acteur noir, ajoutant une inquiétante étrangeté supplémentaire pour le spectateur américain de 1968 qui ne sait vraiment pas ce qui va arriver si déjà tout est ainsi modifié !
Reste une troisième raison purement graphique : la représentation graphique de la mort violente et celle de la violence de la mort. Romero n’a pas fait ce que faisait H. G. Lewis dans ses Blood Feast et 2000 Maniacs. Romero a dosé quelques plans d’horreur graphique pure au sein d’une action classique qui en est renforcée alors que les scénarios de Lewis ont pour finalité ces mêmes plans. Démarches inconciliables sauf pour un futur Tom Savini, qui d’ailleurs n’est ni Lewis ni Romero. Les morts de La Nuit des morts-vivants ne sont plus «nos» morts. Ils sont autres. Ils sont devenus des étrangers fondamentaux. Et il faut le re-tuer faute d’être dévoré par eux. Le film est une suite d’assassinats de vivants par les morts-vivants et de tueries de morts-vivants par des vivants. Cette effroyable confusion, absolument logique étant donné la rigueur du scénario, produit une série de séquences insoutenables, jamais filmées auparavant. C’est une confusion qui abolit les différences de sexe, d’âge, de culture, d’aspect. Raison pour laquelle une si gigantesque confusion provoque la terreur la plus totale : elle est une mise en scène de l’effet réel de la mort, une dramatisation géniale du résultat de la mort. Mais ici ce résultat n’est jamais atteint : on travaille d’un côté à ce qu’il soit atteint; on lutte de l’autre pour reculer son arrivée. Tout le suspense repose sur cette tension entre deux volontés collectives contraires qui broie immédiatement l’individualité. De chaque vivant, le seul trait réellement distinctif qui demeure est la manière finale dont il sera tué, et de chaque mort aussi. Vers le concret… par l’équivalence en acte. On ne se plaint pas de cette «perte de poésie» comme disait Jean-Marie Sabatier : elle est elle-même une nouvelle poésie. Preuve : on peut visionner toute sa vie La Nuit des morts-vivants et y trouver, à chaque vision, un élément nouveau qu’on n’avait pas encore aperçu ou analysé.
Romero aurait pu se contenter de ce film : son nom serait pour toujours dans l’histoire du cinéma écrit en lettres blanches sur fond noir. La Nuit des morts-vivants est un des films N.&B. les plus beaux du monde du point de vue de la variété de la photographie et du montage : une analyse purement esthétique du film demanderait à elle seule un livre entier. Caméra portée, plans fixes, plongées et contre-plongées, effets d’arrière plan et de mise au point : tout est d’une précision et d’un naturel admirable, sauf quelques effets baroques particuliers qui portent à plein leur richesse. Le montage que Romero a bien sûr contrôlé comme le reste est un des montages les plus parfaits jamais effectués : aucun plan n’est inutile, chaque plan est surprenant par lui-même, et parfois bien plus surprenant encore replacé dans la séquence à laquelle il appartient : la syntaxe oscille entre classicisme et cinéma expérimental, cinéma documentaire aussi. Bien entendu, en dépit de toutes ses tentatives, Romero fut contraint par le succès du film – avec plaisir car celui-ci lui avait révélé sa nature créatrice bien davantage que tout ce qu’il avait pu faire avant : il ne se retrouve génial qu’en donnant en 1972 une variation remplaçant les morts par des fous – d’y revenir. Et en y revenant, il a approfondi et fait évoluer son mythe dans des directions renouvelées et passionnantes. Film achevé, La Nuit des morts-vivants était un film naturellement tout autant destiné à devenir matriciel.
La Nuit des fous vivants (The Crazies, États-Unis, 1972).
1972 : un virus transformé en arme bactériologique est répandu accidentellement dans l’eau d’une rivière à la suite d’un accident d’avion. Une fois infectés, les habitants d’Evans City, la petite ville américaine la plus proche, se comportent en fous meurtriers. Face à l’ampleur du carnage, l’armée délimite, boucle puis quadrille le périmètre contaminé. Tandis que militaires et scientifiques livrent une course désespérée contre la montre dans un climat de panique, un petit groupe de civils – mené par deux anciens des Forces spéciales – décide de se frayer un chemin, au besoin par la force. Mais la mort et la folie les guettent, eux aussi…
The Crazies (La Nuit des fous vivants, 1972) de George A. Romero est son second chef-d’œuvre, et son quatrième film si on suit la chronologie de sa filmographie puisqu’il fut tourné après Season of the Witch. Sorti très tardivement et confidentiellement à Paris en salles vers 1979, dans une copie bien doublée mais assez abîmée – sous un titre français qui évoquait celui de La Nuit des morts vivants – The Crazies fut par la suite exploité en VHS Secam sous le titre Experiment 2000. Il est également connu sous les titres américains alternatifs Cosmos 859 et Code Name Trixie. Le titre d’exploitation français La Nuit des fous vivants est parfaitement adapté à son climat et indique, avec raison, une analogie de structure entre le film de 1968 et celui de 1972. La nouveauté provenant d’un élément purement plastique (l’emploi de la couleur et de l’écran large : on passe du format 1.37 N.&B. au 1.66 couleurs) et de l’argument du scénario qui est moins «fantastique» que «science-fiction», accentuant encore l’aspect «politique-fiction». On pense plus d’une fois au cinéma de Peter Watkins lorsqu’on visionne The Crazies. Certains aspects proprement fantastiques et son petit budget, magnifiquement exploité sous forme d’une liberté parfois expérimentale à l’absolue virulence, le rattachent néanmoins directement au chef-d’œuvre de 1968 dont il est clairement, n’en déplaise à son cinéaste, une évidente variation : les morts-vivants cannibales étant remplacés par des fous assassins. À noter son extrême violence, au rythme encore plus hallucinant et cauchemardesque (on y tue pratiquement sans arrêt) et un emploi forcené de la carabine militaire USM2 encore en dotation à l’époque dans bien des unités de la police et de l’armée : elle se différencie de la USM1 originale par l’ajout d’un sélecteur qui permettait le tir automatique en rafales, aux effets dévastateurs dans le film comme dans la réalité. Mise à part la charmante Lynn Lowry que l’on retrouvera peu de temps après dans Parasite Murders / Shivers (Frissons, Canada, 1975) – le premier grand film fantastique de David Cronenberg – le reste de l’interprétation est pratiquement composé d’acteurs inconnus mais excellents, à commencer par les deux héros, stupéfiants de présence et d’efficacité dramatique. Jean-François Rauger a justement remarqué dans son article sur Romero édité dans le Programme de la Cinémathèque Française de novembre-décembre 2001 (c’est une évidence mais il est toujours bon d’écrire une évidence : en général personne n’a songé à le faire auparavant) que le thème de l’armée anonyme dont les visages sont recouverts de masques à gaz est un point commun à The Crazies et à certaines séquences de Dawn of the Dead [Zombie] (1978) de Romero. Et aussi que, tout comme dans Night of the Living Dead, un groupe de rescapés est pris en tenaille entre monstres inhumains d’une part et milices ou armées devenues non-moins inhumaines d’autre part, d’où un suspense étouffant qui ne se relâche jamais. Ajoutons que ce sera aussi la structure de Day of the Dead [Le jour des morts-vivants] (1985) : la société civile y est prise en tenaille de la même manière mais des interactions se produisent entre les trois groupes. En fait, elles se produisent dans les 4 films. N’importe quel individu peut passer d’une catégorie à l’autre à tout moment, au gré des bouleversements de l’action. Voir la scène exemplaire de The Crazies où un soldat contaminé se retourne brusquement contre ses camarades qui l’achèvent au lance-flamme. Dans uin entretien, Romero dit d’ailleurs explicitement que son thème profond n’est pas politique mais proprement cosmologique et donc authentiquement fantastique. Ce qui l’intéresse, c’est l’hypothèse terrifiante du remplacement, de l’absorption du mond
06/06/2012 | Lien permanent
Apocalypse et civilisation selon Baptiste Rappin, par Francis Moury
«Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à dire aux foules à propos de Jean : «Qu'êtes-vous allé voir au désert ? Un roseau agité par le vent ?... Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un homme vêtu d'habits soyeux ? Ceux qui portent des habits soyeux sont dans les palais des rois ! Alors qu'êtes-vous allé voir ? Un prophète ? Certes, je vous l'affirme et même plus qu'un prophète !».
Évangile selon saint Matthieu, II, 2-19 traduction lézin Jean Steinmann, Saint Jean Baptiste et la spiritualité du désert (Éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1955), page 96.
«En dernière et suprême instance, il n'y a pas d'autre être que le vouloir. Vouloir est l'être primordial, et c'est à lui seul que reviennent tous les prédicats de ce dernier : absence de fondement, éternité, indépendance à l'égard du temps, auto-affirmation.»
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Œuvres métaphysiques 1805-1821 (Éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, traduction J.-F. Courtine & E. Martineau, 1980), p. 137.
«Nous pouvons deviner que, dans nos rêves, la vie et la matière, telles que nous les trouvons dans notre monde, ne sont pas nécessairement constantes; que le temps et l'espace n'existent pas tels que nous les comprenons à l'état de veille. Parfois je crois que la vie matérielle n'est pas notre vie véritable et que notre futile présence sur le globe terrestre est un simple phénomène secondaire ou virtuel.»
Howard Phillips Lovecraft, Par-delà le mur du sommeil (1919) (Éditions Denoël, collection Présence du futur, traduction Jaques Papy, 1969), pages 9-10.
«L'humanité ne comprit pas, tout d'abord, qu'elle venait de recevoir le coup de grâce. [...] La civilisation avait sombré. A part quelques rares avions, quelques installations privées de cinétéléphonie, tout était à peu près disparu de ce qui avait fait la puissance et l'orgueil de la société moderne. [...] De vastes régions étaient jonchées de paralytiques gémissants qui mouraient de faim et de soif ; en d'autres lieux, on ne trouvait plus guère que des aveugles. Des hallucinés, des fous, des monstres qui n'avaient même plus figure humaine erraient à l'aventure. Aucun des groupes sociaux n'avait subsisté. L'individu assurait sa subsistance au jour le jour et vivait en état de perpétuelle alerte.»
Ernest Pérochon, Les Hommes frénétiques (Éditions Plon 1925 cité d'après la pagination de l'édition Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, section science-fiction, Verviers, 1971), page 210.
«Le souci du domaine dans lequel l'étant se montre ― c'est, pour la philosophie moderne, la subjectivité ― se trouve du côté du déchirement, c'est-à-dire de la conscience. Ce qui est ainsi déchiré est, par sa déchirure, ouvert à la pénétration de l'absolu. Ce qui, pour la pensée, signifie : le déchirement garde ouvert le chemin vers la métaphysique.»
Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? , traduction A. Becker et G. Granel de cours professés en 1951-1952, éditions PUF 1959, retirage en 1967), pages 66-67.
Baptiste Rappin dans la Zone.
À partir d'une étude du célèbre manga japonais Hokuto no Ken [Ken le survivant] (1984-1989, traduit en édition française 1999-2001), Baptiste Rappin constitue rien de moins, au fil des pages, qu'une authentique philosophie de l'apocalypse et de la civilisation, dédiée, qui plus est, en exergue à Juan Asensio et «aux arpenteurs de la Zone, derniers lecteurs parmi les derniers hommes».
Sous un titre et un sous-titre, au premier abord assez énigmatiques mais bien expliqués par la suite, c'est un véritable court traité de philosophie politique qui réfléchit sur l'histoire générale, l'histoire de l'art, l'histoire de la philosophie et des religions. L'anthropologie d'André Leroi-Gouhran, les sociologies de Gabriel Tarde et d'Émile Durkheim, les études d'histoire des religions de Mircea Eliade, la psychanalyse d'Hélène Deutsch, les mondes animaux décrits par Jacob von Uexküll, les thèses biologiques de Darwin, les analyses au carrefour de l'économie et de la philosophie d'auteurs tels que Myriam Revault d'Allones voisinent, en de suggestifs aperçus, avec l'histoire de Ken, mais aussi avec Mad Max, avec Resident Evil, avec le thème du zombie dans le cinéma fantastique de George A. Romero et même avec le traité taoïste écrit par l'acteur chinois Bruce Lee (1940-1973) sur Le Tao du Jeet Kun Do (traduit en français en 1995) que Baptiste Rappin compare à l'art du sabre dans le Kendo japonais.
On retrouve inévitablement, parmi les thèses discutées, celle de Norbert Wiener (qui opposait, en reprenant les anciennes intuitions métaphysiques des Présocratiques, la dissolution entropique et la mort à la construction organisationnelle et à la vie, résultat d'une exception permanente) telle que Baptiste Rappin l'avait analysée dans ses études antérieures dont j'avais rendu compte (1). Elles éclairent les différentes facettes des deux thèmes examinés : celui de l'effondrement apocalyptique d'une part (s'effondrer se dit, en anglais, «to collapse» d'où une nouvelle prospective phénoménologique assez logiquement dénommée la «collapsologie» dont relèvent les chapitres 1 à 3), celui de la civilisation et de ses fondements d'autre part (chapitres 4 et 5).
Les pages consacrées au premier thème sont plus nombreuses que celles consacrées au second. Cela s'explique d'abord par la nécessité constante pour l'auteur de relier le fil du récit japonais quasi mythologique à la variété des thèmes et symboles métaphysiques occidentaux qui le sous-tendent : la section de l'apocalypse s'avère donc, pour cette raison, relativement plus nourrie que celle de la civilisation. La majorité des illustrations s'y rapportent d'ailleurs et ce sont les plus spectaculaires.
Cette relative prédominance quantitative du thème apocalyptique sur celui de la civilisation s'explique peut-être aussi (hypothèse que je soumets a posteriori à l'auteur) par le fait que l'apocalypse me semble être un thème littéraire et religieux plus ancien et plus universel que celui de la naissance et de la structure de la civilisation. Notez bien que je n'écris pas «plus ancien que celui de la naissance du cosmos»! L'idée d'une disparition du cosmos fascina visiblement davantage les hommes, y compris les Indo-Européens et les Asiatiques d'Extrême-Orient, que celle de la civilisation humaine, d'importance secondaire sur le plan mental de la mythologie primitive, le niveau humain étant, dans la mentalité archaïque primitive, constamment considéré comme un niveau de réalité inférieur à celui du cosmos d'une part, à celui des divinités d'autre part. Qu'on se souvienne aussi, sur le strict plan de l'histoire comparée des religions, des remarquables articles de Francis Gerald Downing (2) qui prouvait que l'eschatologie juive et catholique avaient, toutes deux, largement puisé dans une réserve littéraire antique grecque et romaine constituant une sorte de fonds commun d'images apocalyptiques. Ici ce thème de l'apocalypse est réduit, par le manga comme par son commentateur, à la fin de la seule civilisation humaine tandis que son aspect cosmologique primitif et religieux (envisageant la disparition totale du cosmos) demeure en retrait. On n'y trouvera donc guère (voire : aucun) de commentaire relatif à des apocalypses religieuses telles que l'Apocalypse de saint Jean mais je tenais tout de même à rappeler ici cet aspect historique et littéraire si important.
On trouvera ici, en revanche, les aspects philosophiques, anthropologiques et sociologiques de la destruction de la civilisation humaine : ces aspects permettent d'éclairer, par un renversement de point de vue (une sorte de réduction phénoménologique appliquée à la fin de l'histoire humaine, permettant d'en isoler comme chimiquement les composants à mesure qu'on les soustrait mentalement et artistiquement au composé total formant cette histoire), les fondements positifs de la civilisation et de la culture. Il ne faut pas demander au livre davantage : c'est déjà, tel quel, un très ample sujet.
Pourquoi donc ce manga japonais offre-t-il une si bonne base de discussion philosophique sur la fin de la civilisation et sur sa naissance comme sur sa structure ?
Parce que les Japonais ont vécu l'attaque atomique d'Hiroshima et de Nagasaki en 1945 : étant de facto les rescapés d'une apocalypse et d'une période post-apocalyptique, il est assez naturel qu'ils soient esthétiquement comme philosophiquement inspirés lorsqu'ils traitent ces sujets. Pour une part, ils y insufflent leur culture nationale : les mangas dérivent des estampes d'Hokusai; l'art du sabre est millénaire. D'ailleurs, le nom même du héros (Kenshirô) l'intègre puisqu'il est composé du nom «Ken» (le sabre) et du prénom Shirô. Je n'ai pas pu, pour ma part, m'interdire de penser à plus d'une reprise, pendant que je lisais cette étude de Baptiste Rappin, au film classique «Ken» (Le Sabre, Japon 1964) de Kenji Misumi, adapté de la nouvelle homonyme de Yukio Mishima. On se souvient de la somptueuse bien que si brève séquence initiale : le jeune héros y contemplait en extase un soleil qui semblait envahir l'écran l'espace d'un instant, s'assimilant presque physiquement et très dialectiquement à la lumière du drapeau japonais d'une part mais aussi à celle d'une explosion atomique d'autre part. La conséquence thématique comme esthétique est, en somme, assez bonne de l'écrivain Mishima et du cinéaste Misumi au dessinateur de Ken le survivant, Tetsuo Hara. Cette communauté de destin et de génération ne pouvait qu'engendrer de telles rencontres esthétiques.
Un souvenir personnel là-dessus : lorsque j'avais rencontré à Paris le cinéaste TKO Nakano, courant des années 1990 (en pleine période du mouvement «otaku» : l'explication du terme est dans le livre de Baptiste Rappin et je n'y reviens pas ici), nous nous étions découverts, Nakano et moi, une commune admiration pour le cinéaste Inoshiro Honda, probablement le plus grand plasticien du cinéma japonais parlant du siècle passé mais aussi son plus grand cinéaste de l'apocalypse. J'avais mentionné, lors d'une de nos conversations sur l'histoire du cinéma japonais, le nom de la belle actrice transsexuelle Akihiro «Miwa» Maruyama qui avait joué en vedette, en compagnie de Mishima lui-même, dans le film Kurotokage (Le Lézard noir, Japon 1968) de Kinji Fukasaku. Le cinéaste et son producteur me révélèrent alors que la belle «Miwa» avait vu de ses propres yeux, étant adolescente, le champignon atomique du 09 août 1945 s'élever dans le ciel de Nagasaki !
Le titre Tu es déjà mort ! peut surprendre le néophyte : il faut attendre la page 126 pour qu'il soit expliqué et cette explication révèle un des noyaux philosophiques de ces «leçons dogmatiques». Cette formule annonce, en effet, le peu de temps qui reste à vivre aux victimes frappées par Kenshirô d'une manière si experte que leur mort, pour n'être pas instantanée, est néanmoins certaine. Outre les arts martiaux traditionnels, le souvenir de l'explosion atomique est évident car nombreux furent ceux dont la mort fut certaine mais différée par ses conséquences biologiques. Elle est aussi, pour Baptiste Rappin, le symbole du peu de temps, plus exactement de la curieuse suspension temporelle figée, de cet après-apocalypse, de ce «post-collapse», d'un monde hésitant entre vie et mort, tentant désespérément de renouer le fil entre passé sur le point d'être progressivement oublié et futur incertain. Inutile de préciser que La Route de Cormac McCarthy est un des paradigmes esthétiques revendiqués : des citations en sont placées en exergue des pages de titre des chapitres; il est cité et analysé à plusieurs reprises dans le corps du texte. Le lecteur se souvient que Juan Asensio contribua à la réception critique du roman de McCarthy, analysé dans la mémorable section n°32 de la série stalkérienne Au-delà de l'effondrement. Baptiste Rappin commente (p. 199) un fragment de cette critique de Juan Asensio.
Le terme «dogmatique», employé dans le sous-titre, reçoit sa première explication à la page 261. Elle est largement développée aux pages 265 et suivantes. Baptiste Rappin l'emprunte aux théories sociologiques et politiques de Pierre Legendre concernant l'histoire et la fonction de la question dogmatique en Occident. Il relie ces thèses récentes de Legendre (elles s'appuient sur la sociologie et la sémiologie structuraliste des années 1960-1970 mais suivent un trajet constructiviste assez opposé à celui de la déconstruction de la plupart de ses inspirateurs de cette époque) à des méditations théoriques plus anciennes (plus suggestives et plus solides) de Paul Valéry dans ses Variétés, citées et discutées en conclusion, aux côté de celles de Legendre. Je ne suis pas convaincu que le langage et la mise en scène comme langage (dédoublé) puissent être considérés comme une sorte de médiation ou de référent suprême dans l'institution de la culture et dans sa transmission : bien des arts ignorent le langage. Les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) s'en passent (sauf le cinéma qui, dès l'époque du muet, fait parler les personnages dans des intertitres et lui ajoute la musique : c'est un art du temps et un art de l'espace à la fois); la musique s'en passe aussi (sauf le chant et l'opéra, ce dernier étaient l'art le plus complet avant que le cinéma n'existât); la danse s'en passe également et bien d'autres arts encore (exemple : la composition de parfums ou art olfactif). Le langage lui-même, bien qu'il soit doté d'une fonction première antique et médiévale gnoséologique ― adaequatio rei et intellectus (3) ― n'est pas forcément l'organe privilégié de la connaissance, qu'elle soit religieuse, métaphysique ou logique : le silence a ses défenseurs de saint Augustin en passant par maître Eckhart jusqu'à Bossuet (qui tenait ainsi le silence pour une méthode supérieure d'oraison, y compris funèbre bien qu'il ait lui-même écrit et prononcé de si beaux sermons et de si belles oraisons funèbres) sans oublier la célèbre formule quasi-mystique, encore plus récente, de Wittgenstein, «ce dont on ne peut parler, il faut le taire». (4)
L'auteur quantitativement le plus cité n'est autre que Platon : Baptiste Rappin prouve ainsi qu'il est le digne disciple de Jean-François Mattéi. Son éloge de l'institution pédagogique et culturelle comme armature ontologique de l'homme dérive directement des thèses de Mattéi qui était platonicien à une époque où certains rêvaient de renverser le platonisme. La démonstration est en outre nourrie de citations d'ouvrages de sociologues moins connus mais intéressants tels que l'oublié Gabriel Tarde ou que le plus récent Joseph A. Tainter (The Collapse of Complex Societies, Cambridge University Press, 1988) et de philosophes politiques classiques modernes tels que Thomas Hobbes (discussion de l'idée d'état de nature) ou Alexis de Tocqueville sans oublier Albert Camus qui s'intéressa autant à Plotin qu'à l'essence du politique.
Pages 127 et 128, le thème du zombie, du mort-vivant, est considéré comme emblématique de cet entre-deux crépusculaire qui caractérise le temps de la post-apocalypse. Citant obligeamment page 128 la première partie de mon article sur Cinéma et eschatologie chez George A. Romero (5), Baptiste Rappin s'intéresse brièvement à la première grande trilogie eschatologique de Romero que j'y étudiais, celle de 1968-1978-1985. Je signale, puisque l'occasion m'en est ici redonnée, que les trois titres américains la composant, constituent poétiquement une boucle circulaire temporelle : Night of the Living Dead (1968), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985) : traduits littéralement, ils font en effet se succéder sémiologiquement la Nuit, l'Aube, le Jour des morts-vivants symbolisant ainsi directement cette idée d'une conquête progressive, corollaire d'un remplacement et d'un effacement tout aussi progressif de l'homme à la surface de la Terre. À vrai dire, Romero développait une thématique réflexive sur la régression et la disparition de l'humanité qui était un thème classique de la science-fiction. Baptiste Rappin cite à très juste titre le roman de Richard Matheson, Je suis une légende (adapté plusieurs fois au cinéma) mais je signale que Le Seigneur des mouches (Angleterre, 1963) de Peter Brook, adapté du roman de William Golding, contenait déjà certains plans (notamment ceux des enfants en haillons en train de dévorer à mains nues la chair d'un sanglier) qui inspirèrent probablement Romero en 1968.
Le thème fondamental du désert est, dans la première partie, très bien traité. Il me semble constituer la charnière concrète entre les deux parties du livre, celle consacrée à l'apocalypse et ses conséquences, celle consacrée à la civilisation humaines et à ses armatures symboliques et institutionnelles. Le désert est dialectique, pour le dire rapidement en une formule commode mais efficace : il est en effet symboliquement double et contradictoire car il peut aussi bien représenter la mort et le délaissement culturel et civilisationnel que la retraite volontaire de l'ascète, du prophète ou du sage philosophe antique loin de la société afin de refonder, de retrouver, de repenser, de ressentir d'une manière neuve l'essence du monde et de l'homme. Le désert est symboliquement ambivalent et ces deux chemins (qui mènent non pas nulle part, comme ceux empruntés en leurs temps par un beau titre de Martin Heidegger, mais bien quelque part) sont précisément arpentés par Baptiste Rappin. Après nous avoir fait traverser des espaces désolés sous le soleil brûlant du désert, il nous remets face au soleil , celui que contemple enfin le prisonnier échappé de sa caverne dans La République. Sous la poussière du désert
23/01/2020 | Lien permanent
Nosferatu le vampire, par Francis Moury
15/11/2009 | Lien permanent
Les deux visages de Périclès, par Francis Moury
22/12/2008 | Lien permanent
Apocalypses biologiques, 4 : Le Pont de Cassandra, par Francis Moury
Genève, aube du 25 octobre 1976 : des terroristes attaquent la section américaine de l'Organisation Mondiale de la Santé. L'unique survivant devient contaminé sans le savoir par une variante bactériologique de la peste. Il s'enfuit et parvient à monter dans un train «Trans-Europe-Express» transportant un millier de passagers. Aucun d'eux n'arrivera à destination. L'OTAN détourne le train, devenu un vecteur dangereux, vers un camp de quarantaine en Pologne dont la voie ferrée passe par le Pont de Cassandra, abandonné depuis 1948. Un ancien survivant d'un camp de concentration s'en souvient : il pense qu'il ne supporterait pas, étant donné son état de délabrement, le poids d'un convoi ferroviaire moderne. Cette rumeur provoque une révolte armée dont la violence augmente à mesure que le convoi se rapproche du pont maudit.
The Cassandra Crossing [Le Pont de Cassandra] (États-Unis et Europe, 1976) de George Pan Cosmatos est, contrairement à ce qu'écrivent aujourd'hui certains critiques américains malheureusement incapables de juger correctement leur propre patrimoine filmique, un des meilleurs films-catastrophes de la période 1970-1980 et l'un des meilleurs titres de la filmographie de Cosmatos. Il en co-écrivit le scénario avec Robert Katz avec qui il avait déjà écrit celui de SS Représailles (1973), son premier grand film. Cosmatos s'était d'autant plus intéressé au sujet qu'étant enfant, il avait vécu une épidémie de choléra en Égypte. Il déclara (durant la production ou au moment de la sortie en exclusivité) :
«À mes yeux, une épidémie peut avoir des conséquences bien plus dévastatrices qu'un tremblement de terre, qu'un incendie ou même qu'une bombe. Et une épidémie provoquée par l'homme, telle qu'elle est représentée dans ce film, est la chose la plus atroce qu'on puisse concevoir. Nous sommes notre pire ennemi parce que le soi-disant progrès nous donne la possibilité de nous assassiner mutuellement».
On rapporte en outre que l'idée du scénario lui serait venue deux ans et demi plus tôt, assez brusquement, vers cinq heures du matin : Katz et lui se mirent au travail dès la journée suivante. Le producteur Carlo Ponti considéra le sujet comme une sorte d'écrin destiné à mettre en valeur son épouse l'actrice Sophia Loren. En revanche, on rapporte que l'acteur Charlton Heston, contacté pour jouer le héros (interprété finalement par Richard Harris) refusa l'idée de tourner une dizaine de semaines en Italie et en Suisse, persuadé en outre que le public demeurait réticent aux films prenant pour sujet une maladie. Cette information éclaire peut-être bien, rétrospectivement, la raison profonde pour laquelle, lorsque Heston soutint en 1971 le projet Warner de The Omega Man[Le Survivant] (réadaptant le roman Je suis une légende de Richard Matheson), les scénaristes embauchés pour l'occasion décidèrent que c'était non plus un mystérieux virus mais une guerre atomique qui était à l'origine des mutations subies par la race humaine.
La structure du Pont de Cassandra évoque celle du classique film noir policier américain Panique dans la rue (États-Unis, 1950) d'Elia Kazan : un criminel meurtrier, porteur de la peste sans le savoir, traqué simultanément par les autorités sanitaires et par la police. Elle est augmentée d'un effet de politique-fiction impressionnant, servie par un budget important (un train complet avec locomotive, wagon-restaurant, wagon-lit et nombreux wagons fut mis à disposition par la Schweizerische Bundesbahnen de Berne) et un casting de stars internationales. Le souvenir maléfique des camps de concentration de la Seconde guerre mondiale est allié à l'esthétique futuriste des uniformes de guerre NBRC (Nucléaire Bactériologique Radiologique Chimique) déjà si bien employés dans des classiques du cinéma de science-fiction tels que Le Mystère Andromède [The Andromeda Strain] (États-Unis, 1971)* de Robert Wise, adapté d'après le roman de Michael Crichton, et La Nuit des fous vivants [The Crazies] (États-Unis, 1972) de George A. Romero.
Ce dernier titre constitue une évidente référence plastique durant toute la seconde partie, à partir du moment où l'armée prend le contrôle du train. Cosmatos était un connaisseur émérite de l'histoire du cinéma et il est tout à fait possible que ces références aient été sélectionnées par son scénariste et lui en toute connaissance de cause. Il y a, d'autre part, dans l'histoire du cinéma, une constante : les idées originales des séries B et C sont systématiquement reprises et pillées par les séries A qui les intègrent lorsqu'elles sont considérées comme intelligentes ou intéressantes. Il est certain, de ce point de vue, que Cosmatos a, en 1976, une dette envers ce Romero de 1972. Raison pour laquelle il est impossible de juger (sinon correctement, au moins complètement) un film sans une connaissance de l'histoire du cinéma mondial : la seule qui permette d'évaluer les sources et les influences.
Toujours est-il que ces références (qu'elles soient latentes ou manifestes, volontaires ou non, avouées ou non) sont agrégées à une structure pour sa part originale car dotée d'une double détente dramatique : une action terroriste provoque une catastrophe mais les mesures prises pour y remédier en provoquent bientôt une autre, encore plus meurtrière. Le suspense est maintenu à un rythme soutenu par un montage précis et de plus en plus nerveux, jusqu'à la spectaculaire séquence finale : elle demeure démentielle et techniquement virtuose. En regard, les évidents emprunts au roman-photo (la liaison amoureuse tourmentée entre un médecin renommé et son épouse divorcée mais qui l'aime encore) et au film noir policier classique (un trafiquant d'héroïne pourchassé par un inspecteur d'Interpol interprété par un O.J. Simpson assez étonnant) sont négligeables bien que leurs éléments structurels soient bien intégrés à la continuité d'ensemble. La musique signée Jerry Goldsmith constitue une de ses meilleures partitions de la décennie 1970-1980 : celle qui accompagne le générique d'ouverture, constitue même probablement un des sommets de son œuvre. Les observateurs ont relevé certaines erreurs matérielles (notamment géographiques et ferroviaires) : on les pardonne aisément car la tension et le suspense sont tels, à première vision, qu'on ne les remarque pas du tout. Et le réel viaduc français filmé (celui de Garabit, achevé selon les plans de Gustave Eiffel en 1884) demeure photogénique. Le connaisseur appréciera l'armement léger des unités NBRC : pistolet-mitrailleur italien Beretta M12 (réglementaire de 1959 à 1977) et fusil d'assaut américains M16 A1 (version améliorée du M16 produite de 1967 à 1982). Il manifeste le fait que l'OTAN supervise l'opération et il est cohérent sur le plan tactique, puisqu'il s'agit de contrôler aussi bien les quais d'une gare (où le fusil d'assaut, arme d'épaule, peut être employé) que l'intérieur d'un train (où seul le pistolet-mitrailleur peut l'être, étant donné l'espace confiné).
Le scénario parachève, in fine, son effet de sidération par une menace directe sur les derniers protagonistes, prononcée en hors-champ : l'effet de paranoïa devient alors total et le générique de fin est un somptueux panoramique, symétriquement et exactement inverse de celui du générique d'ouverture, bouclant alors une boucle qui pourrait presque être, un peu à la manière de certains titres d'Alfred Hitchcock (songeons par exemple à Le Rideau déchiré ou à La Mort aux trousses), d'essence authentiquement cauchemardesque : le fantastique serait alors discrètement frôlé. On retrouvera intacts, quoiqu'il en soit, ce pessimisme et cette virulence, confinant parfois au baroque, dans des titres postérieurs de Cosmatos, notamment dans son plastiquement si beau et si injustement méprisé film fantastique Leviathan (États-Unis et Italie, 1989) avec lequel Le Pont de Cassandra partage une relative communauté thématique (une arme bactériologique involontairement libérée en 1976, volontairement libérée en 1989 et investissant un espace confiné terrestre en 1976, sous-marin en 1989) mais qui sera esthétiquement encore plus abouti et concerté.
[*] J'aurais bien évidemment souhaité inclure ce titre de Robert Wise adapté du roman de Michael Crichton à la présente série stalkérienne : il y aurait eu toute sa place. Il convient, hélas, d'attendre. L'ancienne édition américaine BRD Universal de 2015 n'était pas à la hauteur en raison d'un matériel argentique mal restauré. La nouvelle édition américaine BRD Arrow de 2019 offrait, en revanche, non seulement une image argentique restaurée d'après un transfert 4K à partir du matériel Universal mais encore les plus nombreux suppléments jamais ajoutés sur une édition numérique haute définition, puisqu'elle reprenait les suppléments des anciennes éditions DVD et BRD tout en les augmentant considérablement. Elle ne dispose hélas d'aucune VOSTF, encore moins d'une VF d'époque. Par conséquent, à moins d'être nativement anglophone, iI vaut vraiment mieux attendre une future édition BRD française qui bénéficiera des apports de l'édition américaine Arrow.
Note sur les sources techniques
Édition américaine Timeless Media 2014 + Édition française Éléphant Films 2019. Concernant les aspects techniques de ces éditions, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article publié le 21 novembre 2019 sur ce site.
18/05/2020 | Lien permanent
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 4, par Francis Moury
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1.
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 2.
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 3.
Les années 1970-1980
Elles sont l’occasion d’un renouveau du cinéma fantastique anglais et américain (États-Unis et Canada anglo-saxon inclus) qui demeure, quantitativement, le plus important du fait de la capacité d’Hollywood à investir lourdement, régulièrement et à stimuler la production indépendante à petit budget. Les unes nourrissant, à terme, les autres dans la mesure où le succès d’une production indépendante signifie automatiquement une série de «suites», variations obstinées parfois approfondies et passionnantes.
La Nuit des morts-vivants de George A. Romero est l’exemple d’un tel mécanisme : tourné en 1968 en toute indépendance, son succès mérité (en raison de son originalité et de sa rigueur, de son mélange subtil de science-fiction et de fantastique, de son indécision terrifiante et inédite, de sa critique mi-psychanalytique, mi-sociale aussi) lui permet d'approfondir le sujet, de constituer une œuvre cohérente traitant de l'apocalypse, en forme de cycle authentique approfondissant toujours davantage la donne initiale, dans le sens d'une réflexion sociologique et mythologique prolongeant celle du Richard Matheson de Je suis une légende : Dawn of the Dead [Zombies] (1978), Day of the Dead (1985), Land of the Dead (2005), Diary of the Dead (2007), Survival of the Dead (2009). Il faut noter que Romero, outre sa collaboration à de nombreux autres remakes et ersatz sans autre intérêt que financier, a réalisé non pas la variation mais la dérivation de son sujet initial : La Nuit des fous-vivants [The Crazies] (1972) fait basculer le film fantastique de 1968 dans la science-fiction par un simple déplacement thématique d’une part, une inversion de la structure dramatique et spatiale d’autre part.
Du côté anglais, la Hammer brille des années 1970 à 1975 de ses derniers feux, des feux baroques et pervers : Une Messe pour Dracula* [Taste the blood of Dracula] de Peter Sasdy, The Vampire Lovers et Dr. Jekyll & Sister Hyde de Roy Ward Baker qui introduit le lesbianisme explicitement puis l’hermaphrodisme et la transsexualité dans ces deux sujets, sans oublier le psychanalytique et brillant La Fille de Jack L’Éventreur [Hands of the Ripper] de Peter Sasdy. Un nouveau cinéaste tente de relabourer la terre fantastique anglaise : Gordon Hessler donne un décevant Cry of the Banshee mais un passionnant film de SF reprenant le thème du savant fou en l’étendant d’une manière diabolique : Lâchez les monstres ! [Scream and scream again !] avec Christopher Lee, Peter Cushing et Vincent Price réunis, dont Fritz Lang déclare tranquillement que c’est «le premier film adulte» de science-fiction qu’il voit. Hessler adapte également, d’une manière presque géniale par moments, Edgar Poe avec notamment le très impressionnant Le Cercueil vivant [The Oblong box]. Lorsque Hessler franchit ensuite l’Atlantique, l’inspiration est passée et il redevient un technicien honorable, donc l’idéal de l’Hollywood de série B ou C et de la télévision.
D’autres cinéastes anglais émergent, entre 1970 et 1980, le temps de quelques films indépendants comme Norman J. Warren qui donne d’intéressants films de SF (Le Zombie venu d’ailleurs [Prey] (1977) où deux belles lesbiennes sont troublées par un extra-terrestre cannibale et Inseminoïd) (1980), ainsi qu’un film fantastique, Terror [La Terreur des morts-vivants] (G.B., 1978) qu’il ne faut pas confondre avec Zombi Holocaust [La Terreur des zombies] (Ital., 1980) de «Frank Martin» alias Marino Girolami. Pete Walker tourne en 1973 l’admirable mais méconnu Flagellations [House of Whipcords] d’après un scénario original de l'intellectuel David McGillivray. Robert Fuest donne un Abominable Dr. Phibes et Douglas Hickcox un shakespearien Théâtre de sang qui offrent tous deux à la star Vincent Price deux de ses derniers très grands rôles vers 1971-1973.
Du côté français, deux courants très différents apparaissent : d’une part l’avant-garde expérimentale (elle existe depuis bien avant, mais ses plus beaux fruits nous semblent dater de cette période) avec, par exemple, les délires baroques et spiritualistes du Lit de la vierge (1969) de Philippe Garrel ou les délires plus charnels mais non moins baroques de Le Désirable et le Sublime (1969) de José Benazeraf, d’autre part un cinéma voulant au contraire renouer avec la tradition du cinéma muet de Louis Feuillade mais en bénéficiant du parlant et de la couleur sans oublier les filles hippies dénudées, avec les films de vampire de Jean Rollin (Le Frisson des vampires en 1970), qui introduit bientôt un érotisme graphique insistant, contraint et forcé par les producteurs-distributeurs parisiens qui veulent profiter de la vague érotique puis pornographique déferlante de 1970 à 1980 en France. Cette vague «contamine» et «contaminera» en France tous les autres genres cinématographique durant dix ans, mais leur permet aussi, à cause de sa taxation, d’exister financièrement. C’est dont très logiquement que Jean Rollin tourne un Phantasmes pornographiques (1975) qui est à la fois un film fantastique et un film pornographique. Jesus Franco, dans ses coproductions françaises régies par Robert de Nesle, subit alors les mêmes contraintes qu’il honore avec le même désir d’inspiration (exemple type dans sa filmographie : Plaisir à Trois – Les Inassouvies n°2).
Autre signe de renouveau, cette fois-ci aux États-Unis : le traitement de la sorcellerie et du satanisme (Incubus de Leslie Stevens, le seul film tourné en espéranto qu’il ne faut pas confondre avec le plus récent Incubus de John Hough, Rosemary’s Baby de Polanski en 1968) s’adapte à l’évolution sociale et intellectuelle, voire purement religieuse, des mentalités. William Friedkin adapte un livre écrit par un jésuite, William Peter Blatty qui dénonce, à partir de faits réels, l’insouciance hippie comme l’insouciance morale des classes dirigeantes aux États-Unis : L’Exorciste (1973) triomphe et des cinéastes aussi différents que Mario Bava ou Damiano Damiani en tourneront des variations, puisque l’Italie suit de près et reproduit à sa manière l’évolution américaine. Hollywood produit la série La Malédiction [The Omen], d’après une phrase de l’Apocalypse selon saint Jean et celle des Amityville d’après un fait réel ayant donné lieu à un récit circonstancié paru sous forme de livre.
Wes Craven, un universitaire intellectuel formé par les Jésuites et sachant parfaitement ce qu’il fait, s’intéresse à la régression et à la violence graphique : La Dernière maison sur la gauche, La Colline a des yeux. Tobe Hooper s’y intéresse aussi : The Texas Chain Saw Massacre, Le Crocodile de la mort [Death Trap / Eaten Alive], Massacre dans le train fantôme [The Funhouse]. Jack L’éventreur a peut-être un peu vieilli : on lui substitue Jason, et c’est la série obsédante des Vendredi 13 produite par un ami et collaborateur de Craven, Sean S. Cunningham. Elle reprend un des éléments fondamentaux du giallo italien : le meurtre à l’arme blanche, une obscure vengeance poursuivie jusqu’au bout mettant en évidence une culpabilité fondamentale, le simple fait d’exister ici et maintenant, face à une conscience puritaine protestante archaïque, celle des Pères fondateurs de la Nouvelle-Angleterre qu'on pourrait supposer chauffée à blanc, au point de prendre un saint plaisir à décapiter ou mutiler tout adolescent livré d'une manière précoce ou impudique aux plaisirs interdits de la chair. Nathaniel Hawthorne et sa Lettre écarlate, Dreyer et son Jour de colère [Dies Irae], Michael Reeves et son Grand inquisiteur [The Witchfinder General] parlaient de faits plus ou moins réels : Craven et son ami producteur Sean S. Cunningham innovent mais poursuivent le même propos, sous couvert d’une esthétique moderne. La série des Scream, à partir de 1995, constitue presque une mise en abyme réflexive des Vendredi 13. Craven s’intéresse aussi au thème psychanalytique du cauchemar et signe le premier Nightmare on Elm Street [Les Griffes de la nuit] dont le succès donne naissance à la série des «Freddy». Il synthétise peut-être l’ensemble de son inspiration dans le très beau, et un peu trop oublié, La Ferme de la terreur [Deadly Blessing].
David Cronenberg est canadien anglophone et s’intéresse au même thème qu’Inoshiro Honda ou Jack Arnold : la mutation, chez lui davantage biologique ou psychologique qu'atomique. Durant son âge d’or, il lui donne une dimension médicale para-freudienne (Chromosome 3 [The Brood]), louchant vers la science-fiction et le vampirisme à la fois (Frissons [Parasite Murders / Shivers] et Rage [Rabid], voire une très ambitieuse politique-fiction en forme de synthèse des films précédents [Scanners]. Cronenberg cède à la facilité occasionnellement (son remake inutile du génial La Mouche noire [The Fly] 1958 de Kurt Neumann) mais retrouve parfois son inspiration initiale à l’occasion d’adaptations littéraires (Crash d’après J.G. Ballard) ou de scénarios tenant compte de l’évolution technologique : ExistenZ est un film de science-fiction métaphysique austère mais parfaitement écrit sur les jeux vidéos, qui a retenu les leçons du Nightmares [En plein cauchemar] de Joseph Sargent. De son côté, le cinéaste canadien William Fruet introduit la démesure de la violence dans son Week-end sauvage [Death Week-end], signant un des premiers «survivals» féminins, avant La Colline a des yeux de Wes Craven, avant Survivance [Just Before Dawn] de Jeff Liebermann, avant le premier Vendredi 13. Un autre auteur complet voit le jour durant cette période, vivant un âge d’or lui aussi bref mais notable : John Carpenter. Intellectuel désinvolte, il transcende deux fois de suite un film au départ policier en film fantastique (Assault on Precinct 13 dont le remake sera, à rebours, strictement policier, et Halloween [La Nuit des masques]) puis il réfléchit sur le rapport culpabilisant-culpabilisé de l’histoire au mythe (The Fog), s'intéresse à la politique-fiction du futur proche dans New York 1997, hélas assez décevant, avant de signer une excellente variation d'un grand classique du genre avec The Thing en 1982. Le reste de sa filmographie est très inégal mais il peut encore réserver de belles surprises.
Les thèmes classiques sont régulièrement renouvelés : Maniac (1980) de William Lustig, si célèbre aujourd'hui en raison de sa cruauté graphique et de son délire visuel, redonne vie au criminel psychopathe d’une très brillante manière. Steven Spielberg doit au cinéma fantastique classique sa renommée et sa réputation : Duel est un téléfilm (par la suite exploité au cinéma) sur la criminalité psychopathologique très bien écrit par Richard Matheson tandis que Les Dents de la mer [Jaws] allie «film de monstre» et «film catastrophe» avec un impact maximal dû à la véracité potentielle du sujet, d’après un excellent roman de Peter Benchley. Byron Haskin avait donné son baroque Quand la Marabounda gronde [Naked Jungle] vingt ans avant le technologique et impressionnant Phase IV réalisé par Saul Bass, passé du design de génériques à la mise en scène. Dans la foulée du succès international de Jaws, Joe Dante tourne Piranhas, produit par Roger Corman sans oublier les copies italiennes-bis parfois savoureuses, depuis Enzo G. Castellari (La Mort au large) jusqu’à Plankton [Creatures From the Abyss] de A. Passeri et M. Cerchi (1994). Stanley Kubrick traite, à sa manière pessimiste et glacée, assez distante mais suffisamment efficace pour demeurer populaire, le thème classique de la possession et de la parapsychologie dans un plastiquement beau et impressionnant Shining.
Le renouveau des années 1970-1980 peut être aussi thématique : une nouvelle science-fiction fait son apparition, la science-fiction écologique. Soleil vert [Soylent Green] (1974) de Richard Fleischer, Terre brûlée [No Blade of Grass] de Cornel Wilde, Phase IV de Saul Bass, le graphiste qui avait dessiné les plus célèbres génériques des films américains de Alfred Hitchcock. Science-fiction et fantastique peuvent se rencontrer d’une manière approfondie dans un film original produit par William Castle : The Hephaestus Plague [Les Insectes de feu] (1975) de Jeannot Swarcz puisque les cafards monstrueux issus du tremblement de terre survenu durant la messe, ont peut-être été libérés par Dieu afin de punir les hommes et les supplanter : ils sont capables de penser et même d'écrire, durant une séquence géniale et toujours aussi stupéfiante de beauté plastique. On a réduit, en France, très injustement ce film à ses effets spéciaux. 2001 L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick et Danger : planète inconnue (1969) de Robert Parrish sont des films de science-fiction à visée ouvertement métaphysique. Les enfants retiendront davantage La Guerre des étoiles et ses séquelles, avatars et clones divers.
L’ambivalence a la vie dure : John Frankenheimer signe vers 1979 un film fantastique mi-écologique, mi-SF avec Prophecy : le monstre qui reprend le thème très classique de la mutation qu’avaient déjà traité en leurs temps, trente ans plus tôt, des cinéastes comme Gordon Douglas (Des monstres attaquent la ville [Them !]) ou Jack Arnold (L’Étrange créature du lac noir) ou Nathan Juran (La Chose surgie des ténèbres [The Deadly Mantis]) mais il le traite d’une manière si sincère et si contemporaine, avec une technique si impressionnante qu’on y croit et qu’on a peur. Aux antipodes esthétiques de la grosse machine efficace de Frankenheimer, on peut opposer un assez curieux film indépendant américain, Messiah of Evil [Dead People] tourné vers 1970 par Willard Huyck, demeuré inédit en France mais récemment distribué par Artus Films en DVD zone 2 PAL, qui renouvelle assez bien le thème de l’invasion des morts-vivants en lui donnant une curieuse base “pré-prophétique” : le film est par ailleurs semé de recherches graphiques et plastiques un peu trop travaillées, qui desservent un peu le sujet… au lieu de le servir.
Note
* Voir la passionnante série de Francis Moury sur le personnage de Dracula dans le septième art.
10/08/2012 | Lien permanent
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1, par Francis Moury
On part du principe esthétique que le cinéma fantastique est le genre et que les espèces de ce genre sont, au cinéma comme en littérature, l’horreur et l’épouvante, la peur et la terreur, l’étrange, l’insolite, le merveilleux, la féerie, la science-fiction, la politique-fiction.
La féerie et le merveilleux (les dessins animés de Walt Disney tels que Bambi où les animaux se parlent et parlent éventuellement aux hommes dans leur langage) renvoient aux mythes et aux légendes des sociétés primitives ou antiques, ici les mythes du paradis perdu ou de l’âge d’or durant lequel hommes et animaux communiquaient ensemble. Les péplums mythologiques du cinéma italien muet puis parlant, adaptent explicitement les mythes et légendes de l’antiquité (Les Travaux d’Hercule [Le Fatiche di Ercole] de Pietro Francisci), en leur conférant parfois une dimension ironique (Les Titans de Duccio Tessari), parfois une dimension d’épouvante (Hercule contre les vampires [Ercole all centro della terra] de Mario Bava, Maciste en Enfer de Riccardo Freda).
Le fantastique s’appuie souvent sur des mythes et légendes d’essence archaïque, reposant sur le «tremendum» et le «fascinans» répertoriés par Rudolf Otto comme éléments constitutifs du sacré religieux : évocation d’un démon commun à plusieurs mythologies dans Rendez-vous avec la peur [Night of the Demon / Curse of the Demon] de Jacques Tourneur, manifestation hiérophanique des dieux antiques grecs et romains dans Jason et les Argonautes de Don Chaffey, manifestation de divinités japonaises primitives dans la série des Yokai produite par la société Daiei à partir de 1968, manifestation du Dieu de la Bible aussi bien dans Samson et Dalila et dans Les Dix commandements de Cecil B. De Mille que dans les diverses vies de Jésus filmées, et même, à rebours puisque Mahomet ne peut être filmé, que dans Le Message de Mustapha Akkad. Le fantastique repose aussi sur les sources constantes de l’angoisse telle que la condition permanente de l’homme permet (c’était l’une des ambitions de Roger Caillois d’y arriver) de les déduire : possibilité d’alliance entre la vie et la mort (le comte Dracula est un vampire donc un mort-vivant, le White zombie de Victor Halperin aussi, la créature du Dr Frankenstein (chez James Whale comme chez Terence Fisher) est «fabriquée», littéralement «opérée» à partir de cadavres), failles dans l’espace ou le temps, irruption d’un surnaturel défini (un démon ou Satan lui-même, voire Dieu lui-même dans le cas des péplums bibliques fantastiques ou des films reposant sur la théologie du christianisme : Ordet de Dreyer raconte même une résurrection «protestante») y compris, parfois, d'un surnaturel indéfini et voué à demeurer inconnu.
La science-fiction développe, comme son nom ne l’indique pas, une science réelle poussée à ses termes ultimes, devenant ainsi probabilité démesurée (confinant à la pure fiction mais y confinant seulement) et pouvant éventuellement parler de régression. Il y a, en effet, une science-fiction eschatologique qui parle de l’apocalypse, de la disparition du monde : Terre brûlée [No Blade of Grass] de Cornel Wilde, par exemple. En littérature comme au cinéma, la science-fiction s'intéresse à ce qui se passerait Au-delà de l'effondrement, selon l'heureuse expression de Juan Asensio, utilisée pour rassembler, sur son blog, sa série de passionnantes études d'histoire littéraires de la science-fiction envisagée sous l'angle eschatologique. L’homme ou des êtres inhumains (un virus, un météore) peuvent y modifier l’ordre connu, produisant rationnellement des effets inédits (Le Voyage fantastique de Richard Fleischer) et terrifiants (La Variété Andromède / Le Mystère Andromède [The Andromeda Strain] de Robert Wise, La Nuit des fous vivants [The Crazies] de George A. Romero).
Enfin l’insolite, sans doute le secteur le plus diaphane et fragile du genre, sa catégorie la plus évanescente, peut recouper les secteurs précédents comme eux-mêmes peuvent se recouper entre eux, à l’occasion de films inclassables car «multigenres» ou littéralement «transgenres». La Nuit du chasseur de Charles Laughton en est un bel exemple : film policier réaliste adapté d'une série noire (un criminel poursuit deux enfants dont il a auparavant tué la mère pour leur faire avouer sous la contrainte la cachette d’un trésor), film fantastique (son héros négatif est un tueur psychopathe dont les actes provoquent l’angoisse, la peur, parfois la terreur), film insolite ou merveilleux (au cours de leur évasion nocturne, les enfants croisent d’étranges crapauds qui sont filmés en premier plan d’une manière inhabituelle, les rendant plus gros que les enfants eux-mêmes)… et bien d’autres choses encore, car sa variété de tons est constante. On en dirait autant de certains films d’Orson Welles et de Samuel Fuller, d’Hiroshi Teshigahra ou de Yasuzo Masumura, de Luis Buñuel ou de Federico Fellini, dans lesquels bien des genres peuvent cohabiter d’une séquence à l’autre au sein d’un même titre.
D’autres classifications sont possibles : distinction d’un fantastique interne et d’un fantastique externe, donc d’un fantastique reposant sur l’esprit et ses visions opposé à un fantastique reposant sur les modifications matérielles et corporelles, distinction d’un regard fantastique pouvant transformer un sujet en apparence réaliste en film de pure terreur, opposé à un regard réaliste sur un sujet étrange ou inhabituel. Des confusions sont possibles aussi : on pense parfois que le fantastique repose sur le surnaturel mais des pans entiers de ce cinéma reposent sur sa négation. Il n’y a aucun surnaturel dans Psychose d’Alfred Hitchock qui est pourtant un film policier pouvant être défini aussi comme un film fantastique, et plus spécifiquement comme un film d’horreur et d’épouvante. Enfin, au sein du fantastique, les autres genres pénètrent et s’interpénètrent assez régulièrement : lequel, du Fantômas de Louis Feuillade (1914) ou de celui de André Hunebelle, appartient vraiment au fantastique ? Six femmes pour l’assassin de Mario Bava – sans doute le premier réel «giallo» (histoire policière suscitant un climat de terreur par une série de meurtres) de l’histoire du cinéma italien, plutôt que La Fille qui en savait trop – est-il d’abord un film policier ou d’abord un film d’horreur et d’épouvante ? Le cinéma français est réputé pauvre en fantastique mais il existe bien des contributions françaises à ce genre, signées par des cinéastes aussi divers que Marcel Carné, Maurice Tourneur, Christian-Jacque, René Clair, Georges Franju, Jean Rollin et Alain Jessua (La Vie à l’envers, Traitement de choc, Les Chiens) qui flirtent d’une manière très poussée avec le genre, sans oublier la nouvelle génération française représentée par Christophe Gans, Alexandre Aja et quelques autres.
Deuxième partie : brève histoire du cinéma fantastique mondial
Période muette des origines à 1930
Le cinéma muet, dès les origines du cinéma, est riche des différentes catégories évoquées.
On renvoie ici volontiers à C. W. Ceram, L’Archéologie du cinéma (Éditions Plon, 1965) et aussi, plus récemment, à Alexandre Mathis, Edgar Poe, dernières heures mornes (Éditions Édite, 2009) dans lequel l'auteur montre Edgar Poe assistant en 1849 aux projections animées primitives telles qu'elle sont techniquement et scrupuleusement décrites et répertoriées par Ceram.
Georges Méliès (1861-1938) tourne des courts, moyens et longs métrages : des féeries (Le Royaume des Fées), des féeries confinant à la science-fiction (Le Voyage dans la Lune), des fantaisies comiques merveilleuses (Voyage à travers l’impossible), des fables (L’Homme à la tête de caoutchouc), des films de science-fiction pure, adaptés ou non de Jules Vernes (Le Tunnel sous la manche, 20.000 lieues sous les mers) devenus aujourd’hui des films d’anticipation au sens strict puisque ce qu’ils montrent est devenu (au moins en partie) réalité, et même des films fantastiques d’horreur et d’épouvante (Le Manoir du Diable). Louis Feuillade donne Les Vampires mais, tout comme Les Vampires de Riccardo Freda tourné presque 40 ans plus tard, on n’y traite pas des vampires de la mythologie européenne et ce sont des faux-amis. L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière est, sans le vouloir, le premier «film-catastrophe» à tendance fantastique : les spectateurs eurent si peur que le train pénètre dans la salle et les écrasât qu’ils s’enfuirent. Mark Robson et le procédé «Sensurround» mis au point à l’occasion de la sortie de Tremblement de terre n’obtiendront pas un tel résultat des spectateurs de 1974.
Aux États-Unis, D. W. Griffith tourne des courts métrages adaptant souvent la littérature classique, y compris la littérature fantastique américaine et donc, logiquement, Edgar Poe en 1914 (The Avenging Conscience), tandis que Raoul Walsh donne une première version féerique, aux trucages très poétiques, du Voleur de Bagdad (1924). Des courts ou moyens métrages concernant Frankenstein, le loup-garou, le Dr. Jekyll et Mr. Hyde et les autres monstres qui deviendront mythique durant l’âge d’or américain fantastique de 1931-1945, apparaissent dans les plus anciens catalogues des premiers distributeurs de cinéma muet.
En U.R.S.S. la science-fiction poétique et constructiviste du Aelita (1924) de Jacob Protozanov contrebalance la tendance fantastique slave romantique : il faudra attendre les années 1960-1965 pour que l’histoire contemporaine intégrant un élément fantastique puis la pure littérature fantastique russe soient adaptées par des cinéastes... italiens, français ou anglais : Mario Bava (Les Trois visages de la peur), Robert Hossein (J’ai tué Raspoutine), Don Sharp (Raspoutine, le moine fou). Notons, concernant ce dernier thème, que La Tragédie impériale (1938) de Marcel L'Herbier est une version qui ne relève pas autant du genre que les versions modernes.
Le «péplum» (terme commode et usuel désignant, à partir d’un accessoire vestimentaire, le cinéma mythologique, religieux ou historique de l’antiquité biblique, grecque, romaine, puis des invasions barbares en Europe jusqu’au début du Moyen Âge) italien muet constitue de son côté un empire oublié : on y trouve, outre Cabiria, des Inferno bien antérieurs à et bien différents de celui tourné en 1980 par Dario Argento, et explicitement inspirés par L’Enfer de Dante, sans oublier déjà un Maciste aux Enfers (1926) co-réalisé par Guido Brignone (projeté à l’Étrange Festival 2009) qui est très différent du beau film postérieur parlant Maciste en Enfer de Riccardo Freda, au titre d’exploitation française presque homonyme.
Le cinéma fantastique le plus important de la période muette est allemand et couvre le muet d’environ 1915 jusqu’au début du parlant des années 1930 avec M [M le maudit] et Le Testament du Dr. Mabuse de Fritz Lang. Cinéma purement expressionniste (Le Cabinet du Dr. Caligari de Robert Wiene, Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni), cinéma du clair-obscur (L’Étudiant de Prague d’Henrik Galeen d’après Chamisso), cinéma de la «Stimmung» (Phantom de Murnau), cinéma d’horreur et d’épouvante (Nosferatu le vampire [Nosferatu : une symphonie de l’horreur] de Murnau adapte sans en avoir les droits le roman Dracula de Bram Stoker, raison pour laquelle le vampire ne s’y nomme pas Dracula), cinéma mythologique (mythologie judaïque : les versions du Golem tournées par Paul Wegener; mythologie germanique : les Niebelungen de Fritz Lang, le Faust de Murnau), cinéma de « science-fiction médiévale » (Metropolis de Fritz Lang) ou de science-fiction futuriste et d’anticipation (La Femme dans la Lune encore de Fritz Lang). Il faut cependant noter que l’esthétique de l’étrange, de la peur, de l’angoisse, peut s’introduire sans crier gare au détour du film le plus réaliste qui soit : débutant comme un roman d’Honoré de Balzac ou d’Émile Zola, la Loulou de G. W. Pabst finit sous les coups de couteau de… Jack l’Éventreur. Le même Jack l’Éventreur était déjà en 1924 l’un des personnages maléfiques du Cabinet des figures de cire. La psychanalyse de Freud permet à G. W. Pabst de signer en 1926 un remarquable Les Secrets d’une âme / Les Mystères d’une âme [Le Cas du professeur Mathias] : c’est le triomphe du fantastique interne sur le fantastique externe, d’ailleurs contaminé par la mise en scène des fantasmes du protagoniste. Sigmund Freud ayant décliné l’offre des producteurs, les psychanalystes Karl Abraham et Hanns Sacht en furent les conseillers techniques : il faut attendre le Freud de John Huston pour retrouver une tentative aussi ambitieuse.
C’est Jack l’éventreur qui constitue, sans surprise, le personnage essentiel,emblématique et mythique, du cinéma fantastique anglais muet puisque Alfred Hitchcock signe son premier film d’auteur (le premier qu’il ait revendiqué comme tel dans ses déclarations publiques) avec son très beau et parfois expérimental The Lodger : a story of the London fog [Les Cheveux d’or] en 1926. Le cinéma américain parlant comme le cinéma anglais parlant multiplieront naturellement les adaptations (au ton mi-policier mi-épouvante : nous y revenons plus en détails à la section consacrée au cinéma fantastique anglais parlant, infra) de cette véritable histoire jamais élucidée et pour cette raison devenue un mythe moderne.
Les pays nordiques flirtent à l’occasion avec le fantastique : notamment Carl Th. Dreyer et son Vampyr ou l’étrange aventure de David Gray (1932) semi-parlant mais magiquement muet la plupart du temps. Séquence mythique, souvent pillée par la suite : un mort (qui ne l’est donc pas tout à fait) assiste à son enterrement depuis l’intérieur de son cercueil, en plans subjectifs filmés en contre-plongé à 90°. Des cinéastes aussi divers que Roger Corman (L’Enterré vivant d’après The Premature Burial d’Edgar Poe) ou Aldo Lado (La Corta notte delle bambole di vetro / Malastrana [Je suis vivant !]) et Renato Polselli (L'Amante del vampiro) s’en souviendront encore dans les années 1960-1970.
Il a probablement existé un cinéma fantastique japonais muet dans la mesure où une littérature fantastique japonaise correspondante absolument à la littérature fantastique européenne existait aussi. Les récits fantastiques du Konjaku-monogatari datent du Moyen Âge, ils furent recueillis en volume vers l’an 1 000 de notre ère. L’histoire de Hoichi l’homme sans oreille qui est illustrée dans le magique Kwaidan de Masaki Kobayashi est d’abord un conte fantastique appartenant au corpus classique de la littérature fantastique japonaise, tel qu'un Lafcadio Hearn la recueille : signalons au lecteur qu’on en trouve d’ailleurs la traduction française dans Anthologie du Fantastique de Roger Caillois (1). On le connaît évidemment moins bien (et encore aujourd’hui, en dépit de la multiplication des supports et des échanges) que le cinéma fantastique japonais parlant, section science-fiction incluse. Il n’est pas impossible non plus qu’un cinéma fantastique indien, chinois et d’Asie du Sud-Est ait prospéré à l’époque du cinéma muet.
Note
(1) Édition originale reliée Club français du Livre, 1958, puis réédition revue en deux volumes brochés chez Gallimard-N.R.F., 1965.
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Dracula, 1 : Dracula de Tod Browning et George Melford, par Francis Moury
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