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31/05/2019

Le Tunnel d'Ernesto Sabato (prélude à celui de William H. Gass)

Crédits photographiques : Paula Bronstein (Getty Images).

2412828415.jpgErnesto Sabato dans la Zone.









«Quand je reçus sa lettre, ce fut comme si le soleil avait percé. Mais ce soleil était un soleil noir, un soleil nocturne.»
Ernesto Sabato, Le Tunnel in Œuvres romanesques (Seuil, 1996).


Remise en une d'un des premiers textes publiés sur ce blog, en avril 2004 je crois, et consacré au Tunnel d'Ernesto Sabato.
Contrairement à ce que le titre de cette note pourrait laisser entendre, il n'y a guère de points communs entre ce roman de Sabato et celui de William H. Gass, si ce n'est, peut-être, la rage inouïe d'un héros bien décidé, quoi qu'il lui en coûte, à dissiper les apparences.
La littérature, singulièrement le roman, se nourrit de ces plongées solitaires vers les profondeurs, desquelles il est si difficile de revenir : les héros de Dostoïevski, Sabato, Faulkner, Selby Jr., ceux, plus bas évoqués, de Conrad et de Broch, sont avant tout des hommes qui n'hésitent point à s'enfoncer sur les traces de Macbeth, faisant leurs les paroles terribles du meurtrier du roi Duncan (I am in blood/Stepped in so far that, should I wade no more,/Returning were as tedious as go o'er, 3, 4).
À peine commencé, ce journal virtuel me paraît parfaitement inutile. C'est bien évidemment l'abîme prétentieux de toute parole que je contemple, lorsque la terrifiante brutalité des faits la paralyse, la rend caduque et ridicule. Pourtant nous continuons d'écrire, car l'horreur, j'ai déjà avancé cette idée plusieurs fois, n'est jamais aussi dramatiquement évoquée que par la littérature.
À mes yeux, un lien ontologique unit le Mal et le Verbe, pourriture de la langue de l'ancien professeur Ouine, du vagabond Marius Ratti (Le Tentateur de Broch) ou du démoniaque Kurtz plongé au cœur des ténèbres tout autant que gangrène infectant les discours modernes, comme l'ont évoqué les remarquables analyses d'un Karl Kraus, d'un Orwell ou d'un Armand Robin...
Dès lors, je ne puis guère m'étonner de relire Le Tunnel d'Ernesto Sabato, roman foudroyant de rapidité qui est toutefois bien inférieur à Héros et Tombes et à L'Ange des Ténèbres, sépulcrale plongée dans une modernité, la nôtre, devenue folle dans le sens où Chesterton entendait ce vocable.
Voici donc ce vieil article, rédigé pour la revue sud-américaine Aleph, article dont j'ai donné également la version traduite en espagnol. Les curieux peuvent se reporter au recueil de textes, réunis par l'équipe de Cancer !, intitulé Gueules d'amour, dans lequel j'ai écrit un long portrait de Sabato (ce texte a été recueilli dans ma Littérature à contre-nuit).

Le Tunnel d'Ernesto Sabato est le premier volet d'une trilogie romanesque qui comprend Héros et tombes (une première fois traduit sous le titre Alejándra) et L'Ange des ténèbres; lors de sa publication française en 1956, il fut salué par Albert Camus et Graham Greene. À sa parution, en 1948, dans son pays d'origine qui est l'Argentine, Sabato a trente-sept ans. Écoutons-le évoquer ses années de formation, lorsqu'il affirme : «Je me suis formé à l'époque où Borges était déjà un écrivain très important. Et au même moment, mais de l'autre côté, il y avait un autre écrivain moins connu, Roberto Arlt, mélange de Dostoïevski et de Paul de Kock. C'était un existentialiste “hors la lettre”, un écrivain excentrique qui s'était formé à partir de traductions indirectes de classiques européens, un écrivain d'une force exceptionnelle, célèbre pour ses chroniques noires et ses reportages sur le monde du football... Ma littérature est donc née d'une certaine hybridation entre ces deux courants : celui des écrivains “aristocratisants” de la revue Sur et celui des écrivains dits populaires du type Arlt».
Le Tunnel est l'histoire d'un meurtre, dont l'intrigue éventuelle, propre à ravir l'amateur de romans policiers, est annulée dès la première ligne de l'ouvrage : «Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué María Iribarne; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire plus sur ma personne». Ce roman pose sans ambages la question de la félicité dans le Mal, question qui ne semble plus guère devoir étonner le lecteur familier des diaboliques créatures peintes par Barbey, question qui n'est même pas rangée, par un geste de pudibonde moralité, dans l'enfer de ces auteurs malades ou névrosés que le XIXe siècle finissant saupoudrait commodément de l'épice décadente, pour les dédouaner de leur frénésie. Tout au plus, ce bonheur proscrit nous étonne-t-il, bien incapable désormais, parce qu'il n'est plus qu'un cliché littéraire, de nous faire mesurer la profondeur d'ennui dans laquelle nous sombrons, de nous livrer intolérablement cette platitude pourtant scandaleuse : je tue et je suis heureux.

La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici.


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