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01/09/2016

L’insécurité culturelle de Laurent Bouvet, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Duarte Sa (Reuters)

«Il en est beaucoup qui prétendent que des canons sont braqués sur eux, quand il ne sont la cible, en réalité, que de lunettes d’opéra.»
Bertolt Brecht.


C’est le 7 janvier 2015 que L’insécurité culturelle (1) de Laurent Bouvet est sorti en librairie, soit le même jour que Soumission de Michel Houellebecq. C’est aussi ce jour-là que la rédaction de Charlie Hebdo a subi l’attaque terroriste des frères Kouachi. Quarante-huit heures plus tard, l’attentat contre un magasin Hyper Casher dans le 20e arrondissement de Paris donne du grain à moudre à un sentiment qui prend de plus en plus d’ampleur dans le pays et les deux livres susmentionnés se proposent d’en évaluer quelques constantes, l’un en procédant à une analyse rigoureuse, l’autre en ayant recours aux expédients de la fiction (2). Ce sentiment est à peu près le suivant : les valeurs tutélaires de la France sont menacées par un mode de vie multiculturel qui semble résulter d’une pure construction des élites et non du désir profond de sa population autochtone. En d’autres termes, la France ne serait plus tout à fait celle que l’on se plaît à défendre dans les repas de famille traditionnels. Ce serait plutôt un pays mutilé par les injonctions de la classe dirigeante, qui paraît soutenir des enjeux internationaux à défaut de se préoccuper des situations locales. En effet, ce que l’on entend souvent de la part de nos dirigeants modernes, c’est que pour être compétitive sur la scène mondiale, la France ne peut pas se contenter de ses valeurs sûres; elle doit les adapter de sorte à pouvoir rester efficace économiquement et culturellement sur le marché à grande échelle. Cette mise au pli internationale de la France, plus ou moins vérifiable dans les faits, crée une rupture assez nette entre un peuple qui ne soutient pas les arguments parfois confus de la mondialisation et une société d’aristocrates qui plaide pour la neutralisation des frontières afin de faciliter les différents flux qui sont censés renforcer la santé de la nation. De la naît une tension entre les partisans d’une culture française classique, nourrie de repères structurants et de références historiques triomphantes, et les avocats entêtés du multiculturalisme, fréquemment érigé en «religion politique» pour reprendre les mots d’un récent livre du sociologue québécois Mathieu Bock-Côté (3). Cette divergence constitue la base de la notion d’insécurité culturelle, que l’on pourrait définir par le fait de se sentir non seulement négligé par la politique, mais aussi inquiet par rapport aux normes culturelles particulières que nous estimons fondatrices et fédératrices, autant de jalons qui seraient à présent fragilisés par la nouvelle donne des discours officiels à prétentions universelles. Bien que cette impression d’insécurité culturelle soit largement tributaire d’un ressenti, elle n’en est pas moins justifiée par toute une série de faits, et c’est la raison pour laquelle Laurent Bouvet diagnostique un continuum tangible entre les données imprécises du sentiment et les phénomènes concrets de la réalité (cf. p. 46).
Historiquement, l’insécurité culturelle peut se comprendre à partir du «tournant identitaire» des années 1960-70 (cf. pp. 49-54), lorsque la culture commence étroitement à être définie par le biais de critères d’identité fortement revendiqués. L’individu ne se perçoit plus en fonction d’une culture dynamique où l’esprit humain ne cesse de se former et de s’informer auprès d’une vaste gamme de créations humaines, il se réclame au contraire d’une culture statique qui s’appuie sur une définition figée de la civilisation française, avec un certain nombre de subdivisions exclusives qui tendent à prolonger et fortifier des identités spécifiques comme on l’observe par exemple dans les mouvements régionalistes véhéments. On perd ainsi le caractère supposément inclusif de toute société, lui préférant une stratégie du repli identitaire qui ruine la possibilité du dialogue ou des échanges interculturels. Sous couvert de promouvoir des cultures propres dont l’addition des éléments nous fournirait une image authentique de la culture française, cette volonté de se replier, farouchement cocardière en partie, ne fait qu’aboutir à une étrange abstinence culturelle tant la dialectique de l’identité s’avère insuffisante pour fonder un peuple homogène et vigoureux dans son instruction continue et ses référents vénérables. Mais le problème qui nous intéresse n’est pas d’établir les principes d’une bonne culture ou d’une mauvaise culture, ni de revenir sur les dérives d’un patriotisme abusif, il est plutôt d’essayer de concevoir comment cet ensemble de doléances identitaires n’a pas pu trouver de réponse politique adéquate et comment il s’est inexorablement acheminé vers une recrudescence des populismes à notre époque (cf. pp. 7-13).
Ce virage identitaire, en plus d’avoir exacerbé plusieurs aspects du nationalisme, a surtout mis en évidence des minorités sociales jusqu’alors marginalisées à tous les niveaux (cf. pp. 50-1). Or dans la mesure où toute minorité sociale ne possède pas des représentants charismatiques de la carrure d’un Martin Luther King ou d’un Gandhi, on assiste quelquefois à des harangues maladroites qui se résument à une simple apologie des intérêts personnels, quand ce ne sont pas de pitoyables calculs politiques qui les motivent. Par ricochet, les desiderata formulés par les minorités entraînent des «stratégies politiques à géométrie variable» (p. 53) parce que ces minorités frénétiques envisagent moins leur intégration dans la société que leur ardent besoin d’être reconnues pour une identité distincte (cf. p. 51). À l’évidence, en répondant positivement aux vœux des minorités lorsque le contexte social nous en procure l’occasion, on peut profiter du double avantage d’être distingué moralement tout en agrandissant subrepticement notre électorat. S’ensuit un traitement politique en général déséquilibré puisque les luttes sociales menées par les minorités sont légitimées tandis que les préoccupations des classes populaires sont négligées (cf. pp. 68-74), déterminant ainsi une puissante ligne de démarcation à deux entrées : horizontalement d’abord, avec la coupure «eux/nous» qui oppose les étrangers minoritaires aux autochtones réputés hégémoniques, verticalement ensuite, avec la séparation irréductible «haut/bas» qui traduit une antinomie tenace entre les élites dominantes et le peuple dominé (cf. pp. 11-2). Cette lecture dualiste, par ailleurs tout à fait recevable, nous montre que l’insécurité culturelle est vécue plus durement par les classes populaires et que plus on évolue dans la hiérarchie sociale, moins l’on est sensible aux questions identitaires, lesquelles s’agrègent in fine à la question globale des valeurs (cf. pp. 67-8 et 82-6).
Il est courant, de ce point de vue, d’accuser les classes populaires de racisme et de xénophobie intrinsèques, reprenant de la sorte les vieilles mythologies d’une France qui n’en aurait pas encore terminé avec son passé colonial. Cette réponse standardisée d’une certaine frange politique moralisatrice ne peut clairement pas convenir et elle explique partiellement les succès croissants du Front National, qui bénéficie désormais de la politisation accrue de l’insécurité culturelle (cf. pp. 108-9). Par conséquent, toute manifestation verbale des classes populaires à l’encontre des minorités, fût-elle argumentée, tombe souvent sous l’accusation de discours réactionnaire (4). On oublie en outre que ces classes populaires subissent aussi une domination et une discrimination, sans doute parce que les facteurs coercitifs qu’elles endurent sont devenus beaucoup plus dispersés et souterrains que ne le sont ceux qui touchent les minorités (5). Ce lancinant processus de forclusion des classes populaires est aujourd’hui accentué par l’idée anglo-saxonne d’une «intersectionnalité des luttes» (cf. pp. 74-82), idée selon laquelle on fait se recouper un grand nombre de revendications issues des minorités en les incluant dans un combat générique pour l’égalité. Ce mécanisme de légitimation des voix marginales s’achève lorsque les demandes en provenance des classes populaires sont considérées comme étant nuisibles à la recherche de l’égalité sociale (cf. p. 76).
Dans cette perspective, le rôle des élites consisterait à se situer dans une espèce de commentaire permanent, rapportant systématiquement les récriminations des minorités, les disant jusqu’à la satiété, et dédisant avec régularité les sollicitations de la classe populaire. Nous sommes alors témoins d’un story-telling qui nie dangereusement le réel au profit d’une narration confortable et arrangeante du point de vue électoral. En cela, l’objectif n’est pas tant d’être politiquement performant que de maintenir un statu quo qui évite au pouvoir de réfléchir en profondeur aux façons qu’il devrait avoir de s’exercer. Reste que par un habile exercice du pouvoir, l’élite gouvernante feint de privilégier aussi bien le droit (ce qui devrait être) que le fait (ce qui est), sachant qu’une observation plus engagée nous fait voir que la morale de l’élite est inconsistante et que son évaluation des faits n’est pas exempte d’un dramatique déni de réalité. Mais faut-il à tout prix exhiber ces manutentions du pouvoir ? Notre intérêt, dirait Pascal, est de bien comprendre que l’ordre établi vaut mieux que la guerre civile, ne serait-ce déjà que parce que les hommes ne sont pas capables de s’accorder sur les principes de justice qui doivent réguler leur existence, la démocratie ne faisant pas défaut à cette carence de fraternité juridique. C’est pourquoi il est utile pour les seuls gouvernants de savoir que l’ordre établi n’est pas juste, que les grands ne le sont d’ordinaire que fortuitement, que l’être et l’apparence ne coïncident que rarement, mais que nous pouvons opportunément apprêter cet ordre afin qu’il paraisse juste et que nous puissions ainsi en tirer des avantages substantiels dans notre position de gestionnaires de l’État. À cet égard, si nos gouvernants avaient une quelconque «pensée de derrière» (6), ils estimeraient davantage les opinions de la classe populaire en même temps qu’ils loueraient celles des minorités, et ils s’exprimeraient en faisant peuple tout en étant toujours en avance dans leur discours intérieur. Ceci étant, la distance invisible que l’on met entre soi-même comme intériorité et notre discours comme extériorité constitue une tactique probante dans la conquête du pouvoir, moins dans sa pratique effective. En effet, le soupçon s’abat plus férocement sur ceux qui sont au pouvoir que sur ceux qui s’échinent à l’obtenir, et la pensée de derrière caractérisée par Pascal, chez nos politiciens du moins, ne s’avère être habituellement qu’une vague poussée d’adresse rhétorique plutôt qu’une indéniable marque de génie de l’administration civile. Tout ceci pour affirmer que les discours séduisants du Front National ne font sûrement pas exception à la règle et que l’alternative politique est à localiser ailleurs.
Il n’en demeure pas moins que la crise actuelle de la représentation politique, qui révèle concomitamment une défiance regrettable et croissante envers les institutions, associée de surcroît à un niveau embarrassant d’incompétence selon les ministères, joue à plein régime en faveur des équipes de Marine Le Pen. Outre cela, le FN gagne en puissance au fur et à mesure que l’image de l’islam se détériore, profitant d’un contexte national de méfiance généralisée puisque les classes populaires ont un œil soupçonneux sur les musulmans, et, parallèlement, ces derniers s’exposent à un crescendo de conjectures hostiles à leur égard, justifiant de ce fait une posture de vigilance de leur côté. Que l’on se place en ce moment dans la sphère mondiale ou locale, l’islam souffre conjointement des métastases du terrorisme planétaire et de la plus grande «visibilité des pratiques culturelles musulmanes» dans les villes françaises d’importance (cf. p. 27). La question de la compatibilité de l’islam avec les lois de la République, et plus précisément avec les principes de la laïcité, ne cesse de revenir dans le débat public sous une forme de moins en moins neutre. Qu’il soit proche ou lointain, l’islam cristallise désormais les passions, et il renvoie invariablement au problème de l’étanchéité des frontières, sujet favori, parmi tant d’autres, du Front National. Se confirment alors deux aspects de l’insécurité culturelle, avec d’une part une «insécurité-réalité» qui s’abreuve au débit musclé d’une actualité irréfutable, et d’autre part une «insécurité-sentiment», qui s’entretient à travers les représentations collectives fantasmées, les constructions médiatiques spectaculaires et les discours politiques opportunistes qui savent exploiter les peurs (cf. pp. 41-3) (7).
Ainsi le Font National se constitue à présent comme le protecteur acharné des valeurs françaises (bien que cette notion soit floue) et il instrumentalise l’islam à dessein d’instaurer une critique retentissante du multiculturalisme. Le champ lexical lepéniste, en prenant acte de l’union des menaces lointaines et des turbulences de proximité (c’est-à-dire ici la globalisation des campagnes de guerre djihadistes et ses effets dévastateurs sur le territoire français), a peu à peu procédé à un significatif glissement sémantique, passant de «l’Arabe» jadis économiquement délétère pour la France au «musulman» culturellement nocif pour le monde entier, à commencer pour le pays de la langue de Molière (cf. pp. 106-7). De plus, le Front National revendique l’originalité de son discours au sens fort du terme, se targuant d’être l’agitateur initial de toutes ces interrogations cruciales depuis plusieurs décennies, ce qui tend à rendre le parti autonome et à pousser ses adversaires dans une situation scabreuse d’hétéronomie (cf. pp. 121-2). Illustrons d’emblée cela : dans son discours de Grenoble de l’été 2010, le président Nicolas Sarkozy a homologué le lien entre l’immigration, l’échec de l’intégration et l’insécurité (cf. pp. 39-40), s’ajustant de la sorte à une politisation des valeurs et poursuivant l’intention évidente d’affaiblir le clan des Le Pen, mais, en définitive, il n’a fait que reformuler quelques vieilles rengaines frontistes en même temps qu’il a officiellement entériné le refrain identitaire pour mieux évoquer la souveraineté française. Cette manœuvre politique a exhibé la position subalterne de la droite, au même titre que l’inauguration du débat sur l’identité nationale a découvert des dissensions internes à l’UMP, étant donné que Sarkozy et Juppé ne partageaient pas tout à fait les mêmes convictions à ce propos (cf. pp. 121-2). À l’inverse de ces conflits internes, le Front National et toutes les couches afférentes de l’extrême-droite s’entendent sur les questions identitaires et culturelles, en les combinant aux sujets économiques et culturels (cf. p. 116). Cette ratification des raisonnements identitaires ne peut en outre que nous encourager à défendre «une politique dégagée de ses oripeaux identitaires» tel que le suggère Laurent Bouvet (cf. p. 13).
Malheureusement, dans la perspective d’une compétition convulsive avec le Front National, la gauche n’a pas mieux fait que la droite car elle s’est enfermée dans une «double dérive idéologique» (p. 155) : d’abord en pariant exagérément sur les vertus de l’action économique, ensuite en s’abîmant dans un culturalisme sélectif (cf. p. 130) qui n’a fait qu’aggraver le scepticisme des classes populaires, tant à l’égard du pouvoir en place qu’à l’égard des minorités. Plus désespérant encore, la gauche du président François Hollande, contrairement aux gauches précédentes, ne sera pas parvenue à mener à bien une réforme emblématique tel que ce fut le cas pour le RMI en 1988 et pour les «35 heures» en 1997 (cf. p. 150). Depuis l’élection de Hollande en 2012, «l’absence d’une grande réforme sociale qui puisse rester comme un symbole incontestable et durable a laissé un vide» (p. 151). En fin de compte, la vive impression d’un abandon des classes populaires prédomine de nos jours, amplifiée par une intendance fiscale misérable.
Ces maladresses de gouvernance ont précarisé l’appareil de l’État, tant et si bien que le climat de défiance entre les individus s’est propagé au sein d’une proportion considérable de la société. Par-dessus le marché, les attentats de novembre 2015 et ceux du segment juin/juillet 2016 ont contribué à la fragilisation du pouvoir étatique, envenimant indirectement mais insidieusement les rapports de citoyenneté. Ainsi l’homme ne serait plus cet «animal politique» décrit par Aristote (8), naturellement disposé à faire société et à parachever son humanité par ce biais. La désagrégation des relations d’altérité, lisible dans les conséquences à la fois réelles et ressenties de l’insécurité culturelle, exige une politique qui se mette en position de réviser ses classiques, voire une politique qui bannisse définitivement l’expression inopérante de «vivre-ensemble» de son vocabulaire. Ce que nous observons en cette occurrence, c’est une société où les individus n’avaient déjà pas besoin des épreuves inhérentes à l’insécurité culturelle pour se méfier des uns et des autres, et désormais les inclinations à la crainte et au tremblement vis-à-vis d’autrui se sont accrues. Il semble ici que nous retrouvions ni plus ni moins la description du monde que propose Hobbes dans son De Cive, à savoir un monde où la présence d’un État n’est pas forcément la garantie d’une pacification des échanges humains, puisque la sécurité a priori certifiée par l’État n’empêche pas les citoyens de continuer à verrouiller leur maison. Or dans la mesure où l’État français est actuellement miné par ses idéologies et les attaques redondantes qu’il essuie sur de nombreux fronts, on peut aisément imaginer l’amplitude prise par la défiance interhumaine. Cette vision de l’humanité n’est pas un pessimisme que l’on doit reprocher à Hobbes, il s’agit plutôt d’une occasion de repenser la politique en acceptant que tout homme est certes doté d’une aptitude à se rassembler, à partager des émotions, mais qu’il en va tout autrement quant à son aptitude à s’organiser spontanément dans une société politique. Pour y arriver, Hobbes suppose qu’il est nécessaire d’en passer par l’éducation, ce qui revient à dire qu’une politique qui martèle automatiquement les slogans du multiculturalisme ne peut que s’égarer dans une impasse destructrice. Emmener les hommes à vouloir le pacte social, c’est une toute autre affaire que les ennuyer avec des ritournelles ineptes ou des réflexes de technocrate.
C’est la raison pour laquelle Laurent Bouvet insiste beaucoup sur le fait que le multiculturalisme ne saurait incarner une quelconque politique (cf. pp. 161-4). En tant que tel, le multiculturalisme n’est qu’un fait de société, «ni bon ni mauvais en soi» (aussi ne jouit-il d’aucun prestige moral), et il n’a pas à dépendre du savant ou du politique (cf. p. 161). Par conséquent l’usage extravagant du multiculturalisme, qui voudrait faire de celui-ci une valeur, ne repose que sur une perfide instrumentalisation des faits et cela engendre toujours plus de bavardage identitaire (cf. p. 162). Bien pire, l’apologie incontestée du multiculturalisme produit une essentialisation des individus, et cette prédominance de l’essence sur l’existence induit une confusion entre des faits négligemment examinés et des normes artificiellement décrétées. Dans un tel cas de figure, la société devient moins une république des personnes (ce que Kant espérait malgré «l’insociable sociabilité» (9) des hommes) qu’un réseau d’individualités qui n’aspirent à rien d’autre que la protection de leurs prés carrés respectifs. C’est ainsi que disparait la noblesse des luttes sociales au profit des luttes purement identitaires (cf. p. 168), avec des «petits Blancs» qui se contenteraient d’affronter des «minorités visibles» et vice versa.
De la même manière, la promotion instinctive de la diversité ne permet nullement d’obtenir un surcroît d’égalité, pas plus qu’elle n’en défendrait la cause (cf. pp. 170-5). Cette publicité outrancière de la diversité ne fait au fond que renforcer l’insécurité culturelle, parce que non seulement l’argument ressassé de la diversité finit par pulvériser l’idée même d’une égalité des individus, mais surtout cela perpétue les controverses identitaires tout en ignorant complètement ce qui pourrait être favorablement mis en commun. Dans cette configuration, le vote Front National progresse et les classes populaires continuent à vivre et à ressentir des injustices sociales (cf. p. 174).
À contre-courant de ces outils politiques inappropriés, Laurent Bouvet souhaite mettre en avant l’idée de « commun » afin d’exorciser le corps politique français de son démon identitaire (cf. pp. 175-183). S’il est vrai que cette notion de « commun » ne prend qu’une place modeste dans l’ouvrage, elle est cependant admirablement soutenue par toutes les analyses qui précèdent, comme un leitmotiv tacite qui parcourt la réflexion d’un bout à l’autre de son déploiement. Par ailleurs, ce n’est pas Laurent Bouvet qui est au gouvernement, aussi n’est-il pas tenu de refonder le programme de la gauche ou de toute politique qui voudra se présenter comme une école de la mise en commun, comme une philosophie de l’empowerment du public tel que le dirait John Dewey, en lieu et place d’une technocratie qui se complaît à décider en solitaire des orientations socio-économiques majeures. Ce vers quoi il faudrait aller, c’est une émancipation collective, une responsabilisation collective plutôt qu’une société où les échanges sont agonistiques et où les possibilités d’aliénation empirent. Pour nous extraire de cette caverne platonicienne où les ombres ont plus de consistance que la réalité, nous ne pouvons en passer que par des élites légitimes et par un travail collectif d’envergure où «nous [accepterions] que ce qui nous est «commun» a plus d’importance et de valeur que ce qui nous est propre, identitaire et immédiatement avantageux» (p. 183). C’est être réellement philosophe que d’adopter la certitude que le bonheur n’est peut-être pas ce qui est le plus immédiatement jubilatoire, et que ce que nous avons différé de plaisir personnel sera plus tard récompensé par des biens beaucoup plus grands. Reste à se demander si la France qui chemine vers ses élections présidentielles de 2017 est en capacité de se sortir de sa caverne et du ventre mou de ses monstres.

Notes
(1) Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle (Éditions Fayard, 2015).
(2) Bien entendu, nous ne considérerons ici que les examens méthodiques conduits par Laurent Bouvet.
(3) Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique (Éditions du Cerf, 2016).
(4) Réduits commodément à des groupes de conservateurs, les réactionnaires seraient donc hostiles à toute idée de progrès. Ils ne seraient pas en phase avec les enjeux dorénavant planétaires de la vie sociale.
(5) On peut réfléchir à cela, par exemple, en étudiant cette insécurité culturelle de classe en fonction d’une approche territoriale (cf. pp. 87-99). Le lieu de vie a une influence objective sur le vote des populations, d’où les écarts entre les quartiers qui sont passés par le crible de la gentrification et ceux qui accueillent les résidents qui n’ont plus ou qui n’ont pas les moyens de suivre la hausse des loyers en centre-ville. Néanmoins, en dépit de ces constatations statistiques, on note que les lieux de vie, quels qu’ils soient, n’entraînent jamais des attitudes électorales immuables (cf. p. 98). Au reste, plus les populations sont homogénéisées, plus le vote FN est important, et plus la population est mélangée, moins le vote FN a du succès. En utilisant une comparaison littéraire, on pourrait avancer que le jeune Charles Bovary n’aurait pas vécu une rentrée aussi traumatisante s’il avait été accueilli dans une salle de classe à l’effectif culturellement hétérogène.
(6) Cf. Pascal, Pensées (Brunschvicg, 336) : «Raison des effets – Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple».
(7) À propos de la peur en tant que vecteur de la politique, on consultera le livre incontournable de Corey Robin : La peur, histoire d’une idée politique (Éditions Armand Colin, 2006).
(8) Cf. Aristote, Les politiques.
(9) Cf. Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique.