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31/07/2006

Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (Angelus ex Machina, 1)

Crédits photographiques : Scott Andrews (Nasa).


«Il est arrivé par l’Astroport International de Windsor, pour se rendre à Grande Jonction. Il est doté d’une technologie clandestine. Et il doit exécuter un homme» (34. Les pages entre parenthèses renvoient à l'édition d'Albin Michel).

Commençons : nous n'avons besoin de rien de plus que ces trois phrases concises, de science-fiction, il me semble inutile de l'indiquer. N'en déplaise d'ailleurs à Angelo Rinaldi qui affirme dans l'un de ses plus mauvais articles, avec une extraordinaire prétention et, ma foi, une sottise qui d'habitude l'épargne, ne pas aimer ce genre : «le recours à la science-fiction écrit-il ainsi, c'est déjà un signe de faillite chez un romancier». Pourquoi notre éminent critique littéraire se prive-t-il alors de citer quelque nom digne d'opprobre qu'il jetterait ainsi aux chiens pelés de l'orthodoxie littéraire ? Parce que monsieur Angelo Rinaldi, qui chaque semaine répète [il faut désormais employer le passé], du haut de son tabouret laqué, son numéro de caniche beuvien, n'en connaît tout simplement aucun, de ces écrivains qu'il méprise généreusement. Or, je veux bien pour ma part, que l'on me présente aujourd'hui, dans notre France à la littérature moribonde, je veux dire crevée, un écrivain, un seul, de la trempe d'un Dick, d'un Delany, d'un Herbert ou d'un Ballard, je dis bien un seul écrivain d'une dimension ne serait-ce que voisine de celle de ces auteurs (et combien d'autres !), afin que j'échange son roman le plus bâclé, pas même, la moindre de ses plus mauvaises lignes contre les productions tout entières, passées et à venir, d'une Nothomb, d'une Angot, d'un Zeller, d'une Millet (Catherine), d'un Jardin, d'un Sollers et, pourquoi pas, d'un Rinaldi. Et encore, comme je reste modéré et digne d'éloge... Car notez tout de même que j'évoque Rinaldi sans oser le mêler, de peur qu'immédiatement son fier patronyme ne s'invertèbre, à celui du liquéfide et amollifiant Assouline qui, sans honte à l'égard de Houellebecq (ou tout simplement de ses propres lecteurs), épand avec application son crachat de puceron [note indisponible] sur ses terres plantées de courges ! Mais passons car Olivier Noël, avec la sécheresse légiste qui convient à ce type de maigre dissection, à écrit ce qu'il fallait écrire sur l'inévitable farce médiatico- (j'ose à peine ajouter ce terme) littéraire qui décidément semble, pour ces gourmets que sont les journalistes, constituer l'ultime nectar, la graisse purulente d'une charogne qu'ils sucent avec délice. Chaque année. Durant la même période. Sans jamais se lasser. Ils sucent. Le même monceau répugnant de viscères dévidés. Chaque année. Ils se battent même pour racler le morceau le plus avarié de la bête lascive. Répétant les mêmes phrases qui sentent l'ammoniac. Voilà ce que baisent ces Goncourt aux langues empâtées de truismes, l'inamovible et lubrique charogne d'une catin mille fois prise : la littérature française, vieille bassine au fond marneux que grattent ces perpétuels nécessiteux.

Oui, passons décidément. Et tant pis pour l'évocation de la charogne, qui fit les délices d'un Baudelaire, d'un Heym ou d'un Benn.

Qu'en est-il des textes [recueillis dans ma Critique meurt jeune] que je vais publier dans les jours qui viennent ? Il ne s'agit non pas d'un article, à proprement parler, de critique, progressant dans la linéarité d’une écriture pliée à la contrainte d’une lecture qui se devait tout de même d’être logique, de suivre la voie aride de la concaténation, comme je l’écrivis pour Villa Vortex, le précédent roman de Dantec. Plutôt, ici, quelques courts textes ou divagations (il en va de l’errance dans ce mot) écrits au gré de ma lecture de Cosmos Incorporated, toutefois ordonnés autour de thématiques évidentes comme la liberté, la Machine ou encore la beauté. Certitude en somme que ce type de texte sans claire structure s’adapte mieux que d’autres, plus rigides, plus contraints, à la temporalité sinueuse, souvent réversive, de toute lecture mais surtout méfiance grandissante, je dois le dire, vis-à-vis de la démarche critique même, dont le but inavoué est de déplier ce qui était plié, à savoir le livre. Ici, dans les lignes qui vont suivre, je ne déplierai rien mais tenterai d’illustrer cette évidence naguère relevée par Don DeLillo dans L’Étoile de Ratner : «L’importance du message de l’étoile de Ratner, indépendamment du contenu, c’est qu’il nous dira quelque chose d’important sur nous-mêmes». Nul doute sur ce point dans mon esprit : à son tour, Cosmos Incorporated tente de nous mettre en garde en disant, sur nous et plus encore sur ce qui nous attend, quelque chose d’important, qu'il serait suicidaire d'ignorer et de mépriser, quoi que l'on pense par ailleurs de l'écrivain. Ce que nous faisons ; je veux dire : mépriser ce que nous dit Dantec, voilà bel et bien ce que nous faisons, les imbéciles confondant deux mépris, celui qu'ils témoignent à l'auteur et celui qu'ils réservent, le petit doigt levé, à ses écrits.
De Cosmos Incorporated, le pire des contresens serait d’affirmer qu’il ne ferait qu’obéir aux lois du genre, par exemple celles, plus que maîtrisées par l’écrivain, de la science-fiction. Bien évidemment, Cosmos Incorporated est une œuvre d’anticipation, même si je dois immédiatement ajouter que ce roman décrit moins un probable futur qu’un présent bien réel mais que nous ne savons pas voir, que nous refusons plutôt de voir. Que nous méprisons. S’il y a donc, dans ce livre, les habituels poncifs propres au polar – un tueur entouré, parfois secondé de belles et d'un certains nombre de trognes pour le moins torves qui tous se meuvent dans un univers crépusculaire – futuriste –, ce même tueur est une espèce améliorée d'humain qui doit exécuter le maire d’une ville abritant un immense spatioport –, c’est, comme le signe selon le philosophe, pour cacher et révéler. D’abord cacher au tueur et bien sûr, métaphoriquement, au lecteur, l’horrible vérité, le truquage du monde, sa sénescence accélérée, sa destruction perpétuelle, voire toute proche, définitive ; ensuite révéler que de ce monde même, dans ce monde même, réduit au triomphe d’une Machine qui se perpétue par sa propre nécessaire annihilation (en somme : une autophagie), la liberté n’a pu être totalement éradiquée.
De sorte que nul ne s’étonnera de constater que le roman de Dantec, une nouvelle fois mais, je crois, avec une intelligence plus vive des perspectives narratives telles qu’elles nous étaient exposées, parfois grossièrement, dans Villa Vortex, se trame, s’ourdit autour d’un centre secret ou plutôt absent (Dantec parle à plusieurs reprises de trou noir) puisque immanent, donné de toute éternité non seulement au héros tueur, Plotkine, mais aussi au monde entier et, tout autant, en guise d'énigme, au lecteur. Ainsi le secret dont nous parlons n’est-il pas celui qu’abrite des regards le Dôme de l’hôtel Laïka où s’est installé Plotkine, mais celui de la propre vérité du tueur qui n’est autre que… sa liberté, la liberté, je veux dire, la liberté première, essentielle, de la Création. À toutes fins utiles et pour lever toute ambiguïté, cette liberté ne peut être, dans l’esprit de Dantec, qu'angélique (Métatron est présenté comme l'Ange de la liberté par nombre de textes anciens), et divine, donnant non seulement le sentiment d’une radicale altérité mais aussi et d’abord : provenant de Dieu, fille aînée en somme de Celui-ci.

Non pas, donc, la possibilité d'une île mais bel et bien la possibilité d'un homme, la possibilité de l'homme, lequel, nous confirme Dantec après tant de ces mystiques qu'il a lus, qu'il ose lire, n'est pas une île.

Mais peut-être, ultime retournement, l'identification de Métatron à l'Ange de la libération est-elle elle-même illusoire si l'on se souvient que certains courants ésotériques présentent l'Ange comme mauvais, en tout cas rival de Dieu et des hommes.
Alors, l'Ange tutélaire ayant présidé à l'écriture de ce roman ne serait pas Métatron mais Raziel, celui du Secret.

Prochainement, suite de notre critique intitulée Angelus ex Machina, 2 : de la servitude volontaire. Ce texte ainsi que ceux qui vont suivre ont été recueillis dans La Critique meurt jeune.

26/07/2006

A Scanner Darkly

Crédits photographiques : NIF/Lawrence Livermore National Laboratory.

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23/07/2006

Marcel Bozonnet en vacances sur la plage de Scheveningen

Crédits photographiques : Bruno Domingos (Reuters)

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22/07/2006

Raphaël Dargent et Sarah Vajda sur La Critique meurt jeune

Crédits photographiques : Shamil Zhumatov (Reuters).

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16/07/2006

Villa Vortex de Maurice G. Dantec

Crédits photographiques : Douglas H. Wheelock (Nasa).

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14/07/2006

Le spinozisme eudémoniste de Robert Misrahi, par Francis Moury

Roberto Carlisky, La Cène, 1963

Photographie reproduite avec l'aimable autorisation de Claudia Carlisky.

Je suis étonné de constater avec quelle régularité les noms de Houellebecq et de Dantec me paraissent liés, quant à mon propre rythme de lecture, à l'été, qu'il s'agisse de son approche ou de sa longue fin gracquienne. C'est en tout cas en bordure de mer, toujours, que j'ai lu les romans de ces deux auteurs, les plus intéressants de langue française, à l'évidence les plus puissants (je parle de puissance de questionnement), deux des très rares dont les écrits, dans quelques années, commenceront à être disséqués par d'enthousiastes étudiants. Dantec et Houellebecq ont sondé les entrailles de notre époque festivo-barbare, et certainement pas Angot, Nothomb ou Sollers, toute la ribambelle des nains médiatiques qui confondent littérature et partie fine dans un club à la mode. Je ne sais pas, en revanche, si leurs romans peuvent être rapprochés au-delà du fait de souligner quelques traits remarquables de convergence. Chez Houellebecq, je crois lire les traces évidentes (parfois exagérées) ou très subtiles d'un réel désespoir qui, chez Dantec, me semble être vigoureusement combattu par une confiance sans faille : tôt ou tard, se manifesteront les Puissances véritables qui entraînent ce monde vers une Fin qui sera, aussi, Révélation. En fait, ces Puissances se manifestent déjà, il suffit de savoir interpréter les signes épars trahissant leur action lumineuse ou ténébreuse, voici d'ailleurs, j'y songe, ce qu'un véritable écrivain pourrait répondre à qui lui poserait la stupide question : Pourquoi écrire ? Pourquoi écrivez-vous, cher monsieur X ? J'écris, cher monsieur, pour tenter de déchiffrer les signes d'une réalité surnaturelle qui infuse notre monde et que nous refusons de voir, pourquoi donc une telle réponse devient de plus en plus rare en notre époque de vaches maigres et de chiennes en chaleur... ?
J'attends quoi qu'il en soit de lire (je l'espère, une fois de plus, en fixant le grand large : pour l'heure, je suis plongé dans les livres de Spinoza, où les amers sont assez peu nombreux !) Grande Jonction de Maurice G. Dantec, afin d'y entrevoir, peut-être, au loin, la silhouette blanche et lumineuse d'une île où nous aurons la... possibilité de préserver quelques traces de la beauté menacée de l'homme.

L’Éthique de SpinozaSur Spinoza, L’Éthique (traduction française, introduction générale, notes et commentaires de Robert Misrahi, éditions de l’Éclat, collection Philosophie imaginaire dirigée par Patricia Farrazi et Michel Valensi, Paris / Tel-Aviv, 2005).

«J’ai quelquefois donné à des étudiants, comme exercice de logique, à prendre une proposition dans le quatrième ou le cinquième livre de L’Éthique et à reconstituer, en suivant les références de Spinoza lui-même, la chaîne des démonstrations qui est censée la relier aux axiomes, définitions et postulats initiaux. Ceux qui ont tenté de le faire ont vite rencontré tant de ruptures, d’indéterminations, de «petits bonds» et même de grands qu’ils en ont été amusés ou rebutés.»
André Lalande (et Société française de Philosophie), Préface (1902-1923) au Vocabulaire technique et critique de la philosophie (12eme éd. P.U.F., coll. Les grands dictionnaires des Presses universitaires de France, 1976, p. XVI).

«Hegel a, il est vrai, déclaré que la méthode géométrique, telle que Spinoza l’a pratiquée, est celle qui convient le moins à l’absolu. [...] Plus sévères peut-être que Hegel [...] nous sommes enclins à dénoncer l’inadéquation radicale d’une telle méthode à l’objet que lui assignait Spinoza.»
Victor Delbos, Le Spinozisme – cours professé à la Sorbonne en 1912-1913, Appendice § II Le cartésianisme et le spinozisme (éditions Vrin., coll. B.H.P., 1972, conforme à la première édition de 1916), p. 214.

«Condillac a voulu démontrer que Spinoza n’a nulle idée des choses qu’il avance, que ses définitions sont vagues, ses axiomes peu exacts, et que ses propositions ne sont que l’ouvrage de son imagination, et ne renferment rien qui puisse conduire à la connaissance des choses.»
Joseph Moreau, Spinoza et le spinozisme, § III intitulé Le spinozisme dans l’histoire (éditions P.U.F., coll. Que sais-je ? n° 1422, p. 108 – la citation provient de Condillac, Traité des systèmes, § X).

«Je voudrais préciser mon propos en donnant un exemple, vous soumettre une brève lecture psychanalytique de Spinoza.
J’ai choisi Spinoza pour maintes raisons dont la plus personnelle est qu’il me fascine à la façon d’un personnage de conte d’Hoffmann, fabricateur d’automates et marchand de lunettes (qui sont peut-être des yeux), lunettes qu’il fait passer de Dieu à moi et de moi à Dieu pour nous réunir enfin derrière la même paire. En somme une réplique dédramatisée de l’Homme au sable, sans effusion de sang, en deçà du complexe de castration, mais néanmoins, pour moi étrangement inquiétant.»
Dr. Francis Pasche, L’Angoisse niée, Revue Française de Psychanalyse 1/1979 réédité dans Francis Pasche, Le Passé recomposé – Pensées, mythes, praxis § III (éditions P.U.F., coll. Le Fil rouge, préface de Didier Anzieu, 1999), p. 87.

Voici une nouvelle* traduction française de L’Éthique de Spinoza. Une première remarque s’impose : il s’agit d’une traduction mais pas d’une édition du texte latin original accompagné d’une traduction. Pour connaître le texte latin original, le lecteur français doit donc toujours tenter de se procurer la seconde édition revue et corrigée en deux tomes du texte latin avec traduction française de L’Éthique par Charles Appuhn, à la Librairie Garnier, dans la célèbre collection des Classiques Garnier (1934).
Le livre est plastiquement beau et très bien imprimé. Il s’ouvre par 55 pages d’Introduction générale mais la biographie de Spinoza est très brève et aucune bibliographie spinoziste n’est fournie. Cette introduction est divisée en deux parties distinctes : une justification historique et logique des innovations de Misrahi en matière de traduction d’une part, un résumé et une interprétation du spinozisme de l’autre. Il se poursuit par 265 pages contenant la Traduction proprement dite. Elle est parfois améliorée par rapport à la traduction Appuhn ou à celle de la Bibliothèque de la Pléiade, parfois identique, parfois discutable : dans une telle entreprise, il ne peut pas en aller autrement. Misrahi le sait puisqu’il faisait partie de l’équipe de La Pléiade en 1954 qui traduisit les Œuvres complètes (enfin presque complètes) de Spinoza en un épais volume – volume soit dit en passant aussi indispensable à l’étudiant français que les deux volumes d’Appuhn déjà cités, même s’il n’offre que des traductions. La note 1 de la Partie III (pp. 401-404) nous semble ainsi très convaincante et précise : elle rectifie d’ailleurs un terme qui semblait à notre professeur J. Castaing (cf. son cours d’agrégation sur Spinoza à l’université Paris-I Sorbonne du 20 novembre 1997) le seul défaut de la traduction d’Appuhn : c’est dire ! Comme souvent, le choix entre chiffres arabes et chiffres romains (numérotant les Définitions, les Axiomes, les Propositions) est un peu aléatoire et ne respecte jamais absolument l’original. Suivent 150 pages de Notes historiques et critiques souvent très précises et soigneuses mais parfois aussi très agaçantes, et pour cause… Misrahi pense que le système de Spinoza est le meilleur du monde et cela fait cinquante ans qu’il le dit ! Enfin on trouve un Index des notions de 30 pages environ mais certaines notions sont absentes (par exemple «indivisibilité», «négation», «pression») et on ne trouve pas d’Index nomini. Ce dernier point est très regrettable car l’appareil de notes cite de très nombreux noms propres : comment les retrouver aisément ? Nous suggérons momentanément une solution. Il suffit de constituer soi-même cet Index nomini en le reportant manuellement à la page 474 qui est blanche et située juste après cet appareil critique ou bien en l’imprimant et en glissant l’imprimé juste entre les pages 474 et 475.
Misrahi a écrit bien des choses depuis sa collaboration aux Œuvres complètes de Spinoza à La Pléiade en 1954. Pages 505 et 506, on en trouve la liste et la lire est une source, parfois, d’amusement. Rien d’étonnant : Misrahi ne cesse d’utiliser les termes «joie» et «bonheur» dans les titres de ses ouvrage ! Enfin cela concerne une partie d’entre eux. À vrai dire, notre homme navigue depuis cinquante ans entre La Condition réflexive de l’homme juif, La Philosophie politique et l’État d’Israël, Existence et démocratie, Un Juif laïque en France et des idées plus gaies comme celles de L’Enthousiasme et la joie au temps de l’exaspération (sic), Un combat philosophique pour la joie, 100 mots pour construire son bonheur. Et bien sûr, l’esquif sur lequel il navigue entre ces notions bien hasardeuses c’est, vous l’avez compris, le système de Spinoza ! On ne sait pas ce que Spinoza aurait pensé du marxisme, de Martin Buber, du sionisme, du choix des sionistes de créer un État juif en plein milieu de terres palestiniennes (provoquant ainsi des guerres à répétition et des actions terroristes continuelles depuis plus de cinquante ans qui menacent régulièrement l’ordre et la sécurité du monde, pour paraphraser le beau titre d’un film de Claude d’Anna), ni de la condition des Juifs laïques en France en 2004. On sait aussi assurément (derniers paragraphes conservés du Tractatus politicus) qu’il n’aurait pas apprécié la candidature de Ségolène Royal ! Par contre, en lisant les notes de Misrahi on sait ce qu’il pense de Spinoza. Selon Misrahi, Spinoza «dépasse» l’antiquité, la philosophie médiévale, le cartésianisme et même tout ce qui vient après lui : ce verbe, «dépasser» est utilisé assez souvent. Il est particulièrement agaçant dans le contexte. À noter tout de même aussi que sa bibliographie comporte, en 1998, un Spinoza et le spinozisme (édition Armand Colin : est-ce Misrahi ou Armand Colin qui a eu l’idée de ce titre déjà utilisé par le regretté Joseph Moreau pour son propre livre – comme toujours remarquable – de 1971 ?) Bref, passons… Si les éditeurs de philosophie font des «remake» et rachètent les droits des titres (ou les volent) comme à Hollywood, les bibliographies vont contenir autant de titres homonymes que les filmographies tant l’imagination des uns et des autres semblent limitée ! Cette pratique est récurrente et on pourrait en citer tant d’exemples….
Et puis finalement, on se demande en fin de compte à quoi il sert à Misrahi d’avoir lu Wolfson, Guéroult (qu’il critique constamment avec un acharnement qui nous semble tout de même suspect) et les autres si c’est pour arriver à ce résultat : considérer que Spinoza exprime «l’humanisme le plus exigeant et le plus qualitatif» (p. 466), et qu’il n’est surtout pas passible d’une interprétation déïste ou théologique. On croirait lire du Michel Onfray : Spinoza humaniste mais surtout pas mystique ! Et pourtant il y a un Dieu de Spinoza, et Spinoza croyait sincèrement en ce Dieu, au point de lui sacrifier sa vie privée comme publique. Il était absolument mystique et a vécu pratiquement comme un mystique. Mais son Dieu était un Dieu très particulier – sive natura. Une «natura» assez curieuse, elle aussi. Pas la nature de Lucrèce ou d’Épicure non plus ! Ce Dieu «ne crée pas, il ne pond pas, il n’émane même pas à la façon plotinienne, il reste gravide pour l’éternité. Il «exprime» comme dit G. Deleuze. Ce Dieu est une déesse, grosse d’un réel dont elle n’accouche jamais» (Francis Pasche, op. cit., supra). Joseph Moreau faisait probablement fausse route en pensant trouver chez Plotin le paradigme, la clef du spinozisme : le fait est assez rare pour être signalé puisque, d’une manière générale, Moreau fait bien partie de cette rare catégorie d’historiens français de la philosophie qui étaient capables d’écrire sur tous les sujets sans jamais commettre une erreur de fait ou de jugement, ainsi que nous l’avait fait une fois remarquer à juste titre le professeur Rémy Brague. Joseph Moreau : encore un de la génération d’avant-guerre ! On savait former les gens, à cette époque !
Revenons à Misrahi qui, en dépit de sa précision et du soin méticuleux qu’il a apporté à la rédaction de ses notes, n’est pas tout à fait de la même trempe. Il cite parfois un peu approximativement : sa note 80 au livre I (p. 357) mentionne Aristote, De Anima III, 9, 432b comme source du finalisme critiqué par la théorie de la causalité efficiente chez Spinoza. En réalité, ce n’est que l’amorce de la discussion. Il faut aller à III, 10, 433 a pour y trouver posé le problème de la faculté motrice, source de toute discussion sur la finalité. Le reste est parfaitement correct mais la fin de cette même note 80 signale que «Maïmonide, comme Thomas d’Aquin, pense que Dieu agit par finalité, et qu’il a institué une finalité naturelle dans les choses». La dernière phrase de la quatrième page de couverture assimilant L’Éthique au Guide des égarés de Maïmonide est donc un peu abusive même si on devine qu’elle se cantonne au niveau moral davantage que métaphysique.
C’est surtout du point de vue métaphysique que Misrahi nous pose des problèmes. «Pour posséder la vie éternelle, il nous faut croire, disait saint Paul, que Jésus est le fils de Dieu; il nous faut savoir, dit Spinoza, que nous sommes Dieu» écrivait en 1934 Charles Appuhn à la fin de l’ultime note du second volume de la seconde édition de sa propre traduction. Et cette belle et claire comparaison résume tout de même assez bien le problème. «Ainsi, après avoir, dans la Partie I, fait la critique du dualisme ontologique et du Dieu personnel, Spinoza, dès le début de cette partie II, fait la critique rigoureuse du dualisme psychologique (et de son substantialisme animiste) et de l’immortalité qu’il fonde. Contestant la Bible, le platonisme, l’aristotélisme, tout le Moyen Âge et Descartes, le spinozisme est aussi l’annonce d’une anthropologie philosophique et unitaire» écrit pour sa part bravement Misrahi à la fin de sa note 39 de la Partie II. Cela fait tout de même pas mal de belles et bonnes choses contestées tout de même, non ? Et c’est cela qui permet de traduire «individu» par «chose» comme le fait plus honnêtement Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza (édition Maspéro, 1979, lorsqu’il cite le texte latin d’une phrase de la Partie II, Scholie de la Proposition 13, p. 182 !) On signale aussi la page 215 de Macherey concernant ce problème de la détermination / délimitation de ce qu’est un individu/chose/mode fini chez Spinoza : les lectures en regard du commentaire de Macherey et de cette note-là de Misrahi (ainsi que de ses notes 10 et 11 de la Partie II) sont instructives.
Spinoza ne croit absolument pas aux religions monothéistes constituées à son époque car il refuse l’idée de création, celle d’un Dieu personnel, et dénie à l’homme toute liberté réelle. Il reconnaît cependant l’utilité des religions et des lois, bien que leurs objets soient fondamentalement des fictions réservés aux ignares et aux esclaves. En cela il influencera Nietzsche, de toute évidence. Il faut bien avouer que son système est probablement l’un des plus beaux esthétiquement mais aussi l’un des plus démentiels et des plus délirants qu’on ait jamais vu fleurir sur terre. Ce n’est pas dans le cadre de cette critique que nous allons le prouver : cela fait trois siècles que la cause est entendue. Qu’on soit idéaliste ou réaliste, dans les deux cas, le spinozisme est une folie aberrante qui n’est pas vraie et encore moins satisfaisante. Sade avait le sens de l’humour noir et faisait volontiers citer Spinoza par ses héros les plus intellectuels à l’appui de leurs démonstrations les plus ardentes. Déjà le Père Malebranche avait dit son «dégoût» profond pour le spinozisme; Bayle l’avait ridiculisé en une formule célèbre quelques années plus tard tandis que Leibniz, faisant comme d’habitude feu de tout bois, s’y était intéressé au point de le considérer comme une extension logique du cartésianisme : considération totalement fausse même si Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza furent en effet étudiées avec bonheur et bien plus d’objectivité par l’excellent Pierre Lachièze-Rey. La note 62 de la partie II (p. 388) écrite par Misrahi confirme d’ailleurs bien en quoi Leibniz se trompait et nous lui en savons gré.
Sa note 12 de la Partie V sur l’idée de sujet (p. 452) est elle-même… sujette à discussion : on lui confrontera utilement le commentaire – orienté dans un sens davantage logique et physique – de l’Axiome en question par Pierre Macherey (op. cit., supra, p. 246). La note 44 de la Partie V (p. 462) sur l’éternité de l’esprit (qui passe par celle de l’éternité de l’essence du corps puisque l’esprit est l’idée du corps) est assez croustillante : on la comparera utilement avec la critique de cette même idée chez Raymond Ruyer, Néo-finalisme (édition P.U.F., coll. B.P.C., 1952, p. 174). La note 26 de la partie II consacrée à la «doctrine du parallélisme» (p. 373) est passible d’une intéressante comparaison avec Pierre Macherey (op. cit., supra, paragraphe intitulé Le Problème des attributs, p. 131). «La finitude, au sens où l’emploie la philosophie existentielle chrétienne, n’a pas son équivalent chez Spinoza» écrit Misrahi à la note 10 de la Partie II (p. 368) : c’est le moins qu’on puisse dire !
Enfin, il convient tout de même de comparer la note 37 de la Partie I (p.341) sur le problème crucial de la divisibilité et de l’infini au très célèbre article de Martial Guéroult, «La Lettre de Spinoza sur l’infini – Lettre XII à Louis Meyer», in Revue de Métaphysique et de Morale 71ème année n°4, octobre-décembre 1966, pp.385-411. Guéroult avait donné à la R.M.M. la primeur de ce qui allait constituer l’Appendice IX de son Spinoza - tome I Dieu alors sous presse aux éditions Aubier-Montaigne.
Soit dit en passant, on signale que le second paragraphe de la note 25 de la Partie I (p. 333) mentionne «Hildesheim G. Olms, 1968» comme éditeur du livre de Guéroult. Il ne faut pas se moquer du monde ! Georg Olms est un charmant monsieur (ou une enseigne éditoriale représentant de charmants messieurs !) qui rééditent des fac-similés très soignés d’éditions originales épuisées ou introuvables. Il a ainsi réédité en 1984 l’admirable La Théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote – Étude historique et critique (1908) de Léon Robin et peut-être aussi (nous avons un doute ?) le non moins rare Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et l’histoire du spinozisme du grand Victor Delbos. Mais on ne savait pas qu’un livre de Guéroult édité pour la première fois en 1968 (ce n’est tout de même pas si loin !) était déjà épuisé : on doit d’ailleurs en trouver de temps en temps des exemplaires en état neuf ou d’occasion chez Vrin, Le Chemin des philosophes, Joseph Gibert ou Gibert Joseph (il paraît que ce sont deux entités différentes !), la Fnac ou Virgin uniquement à Paris. J’inclus ces deux dernières librairies car elles ont parfois de belles occasions en état neuf, dos non cassé – ce qui comme chacun sait, est le minimum requis pour constituer un bel exemplaire. Bref, l’édition originale du Spinoza de Guéroult en deux volumes, c’est Aubier-Montaigne et pas Georg Olms.
Quant à l’ensemble des notes politiques, il convient de les comparer en permanence, afin de se remettre un peu les idées en place, à deux études : celle citée supra du Dr. Francis Pasche – une de ses plus admirables études psychanalytiques d’histoire de la philosophie – qui résume d’une manière percutante l’essentiel et celle de Ferdinand Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza (édition du Centre de Documentation Universitaire). Le point de passage de Spinoza à Hegel étant que, dans le Tractatus politicus de Spinoza, la moralité est postérieure à l’État, ce qui signifie concrètement qu’il n’y a rigoureusement aucune autre moralité que l’obéissance aux lois édictés par l’État ou alors (mais réservée à une élite restreinte) l’éthique au sens de L’Éthique – dont l’ironie est qu’elle signe la mort de l’idée de valeur puisque dans l’éthique spinoziste il n’y a que de l’être… mais strictement aucune valeur (Cf. Spinoza, Œuvres complètes, édition Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 1439).
«Ci-gît Spinoza; crachez sur sa tombe !» écrivait vulgairement un anonyme vers 1729, selon le précis Joseph Moreau. C’était tout de même bien excessif : l’homme était un honnête citoyen respectueux des lois, un ami fidèle, un citoyen courageux et sincèrement dévoué au bien public, un travailleur utile à la société (il polissait des verres de lunettes pour gagner sa vie !) qui méprisait les honneurs et l’argent, et avait refusé tous les postes universitaires qu’on lui avait proposé. Tous ces aspects secondaires, ajoutés à son mysticisme si original, empêchent encore aujourd’hui, bien évidemment, de souscrire à telle assertion. Mais intellectuellement, métaphysiquement, il faut hélas se rendre à l’évidence : Spinoza était bel et bien fou à lier. Et son système parfaitement insuffisant à rendre compte de la vérité et de la réalité. Ce qu’Hegel dira en termes plus diplomatiques : «La seule réfutation du spinozisme ne peut donc consister, en premier lieu qu’à reconnaître essentiellement et nécessairement son point de vue et, en deuxième lieu, faire en sorte que ce point de vue s’élève de lui-même à un niveau plus élevé» (Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. Pierre Macherey, cité in op. cit., supra, p. 18). On dit souvent que Hegel n’a rien compris à Spinoza : personnellement nous pensons qu’il l’a beaucoup mieux compris qu’on ne veut bien le reconnaître.

PS : Misrahi ne l’a pas établi mais le travail est fait depuis belle lurette : on confirme au lecteur qu’il trouvera la liste des meilleures études spinozistes parues en France depuis 150 ans aussi bien chez Alain ou Léon Brunschvicg que chez Émile Bréhier, Joseph Moreau ou Ferdinand Alquié. On consultera aussi avec profit la belle étude de Karl Jaspers, même si elle «tire» Spinoza un peu trop. Il faut dire que le système de Spinoza est un souvent, pour les historiens, l’équivalent d’une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y apporte. Et rien n’est faux dans ce qu’on y trouve. Pourtant Hegel a raison, il lui manque QUELQUE CHOSE…

Note
(*) Enfin pas tout à fait, comme je le découvre assez tardivement en feuilletant ce soir lundi 29 septembre 2008 le catalogue internet de la librairie parisienne Le Chemin des philosophes, rue des feuillantines à Paris, qui propose ceci : Éthique (Description : introduction, traduction, notes et commentaires de Robert Misrahi, 2e édition - P.U.F., Paris 1993, in-8°, br., 499 pages.

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12/07/2006

Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?, 5

Photographie de l'auteur.

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09/07/2006

Le Sacrifice de Tarkovski, par Francis Moury

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05/07/2006

Un splendide rapace dans la Zone : Strix Americanis prend son envol



Terminons en beauté la série des dialogues inaugurée (je ne parle pas d'ordre chronologique) par les questions de Vox Galliae.
Voici donc la suite de notre entretien, dont les premiers échanges ont été accueillis par Claude Marc Bourget sur le superbe site de sa revue, Strix Americanis. Je ne saurai bien évidemment occulter qu'en ce dernier texte, Claude Marc seul prend la parole, ne me la ravit pas mais au contraire me la laisse, me la donne : je n'ai rien à dire tout simplement parce que je crois partager les analyses de mon ami, y compris lorsqu'il démêle la fascination et la méfiance qu'implique l'existence d'un genre littéraire tel que celui de la science-fiction. Un point tout de même, concernant l'attitude de Michel Surya à l'égard de mon manuscrit sur la figure de Judas, afin de préciser à Claude Marc que je préfère encore, disons par pure faiblesse devant la beauté du chant des sirènes, même celles qui vantent la destruction désincarnante, que mon petit ouvrage sur l'apôtre félon soit publié plutôt qu'il ne dorme dans quelque recoin dématérialisé de mon disque dur. Car on ne triomphe de l'enfer nihiliste qu'en y descendant, cher Claude Marc. Lorsque l'entrée vous est refusée par quelque Cerbère malcommode qui vous renifle et vous toise comme si vous sortiez d'un défilé de nazillons...

Pour rappel.

Entretien n°5, avec Jugurta.
Entretien n°4, avec Fabrice Trochet.
Entretien n°3, avec Ygor Yanka.
Entretien n°2, avec Michel Lévy-Provençal.
Entretien n°1, avec Vox Galliae.

Claude Marc Bourget. — Cher Juan, je vous pose des questions comme à moi-même et vous adresse des échos du monde, des réflexes d’idée pris à un certain corps de civilisation, la nôtre, qui fut bien des choses aujourd’hui au mouroir, mais aussi la civilisation du livre, en cela fille de sa religion, d’ailleurs jusque dans ses hérésies. Si je m’enquière dudit livre auprès de vous, c’est avec cette manière qu’aurait son vieil esprit, à travers vous, moi, nous tous, de se cabrer devant les indices de sa catastrophe. Mais c’est d’abord par une sorte d’affinité dans la réaction. Ne faisons donc pas croire, vous et moi, que j’avocasse à la solde du livre et plaide en faveur de son empire inguérissable. STRIX AMERICANIS, cette tribune même d’où je vous parle, en est le formel et clair déni. Votre réponse en bourrasques, d’ailleurs, a soufflé jusqu’à la fin dans le sens de ses harangues, et même dans son droit fil quant au primat de l’oralité.

Déjà le livre, en effet, au temps de ses origines et sans doute éternellement dans les cœurs, fut l’accusé de la parole, la mauvaise incarnation du Verbe et comme sa gênante idole. L’écriture, ce cristal, dépossédait la mémoire naturelle, ce fluide, de son long cours, c’est-à-dire de sa propre continuité, déséduquait l’esprit comme unique véhicule du Verbe, vase vivant où il est versé et qui le verse. L’accusation n’est pas fausse et les événements la soutiennent jusqu’à nous, aujourd’hui que les livres, plus nombreux que les hommes, nous dépossèdent et nous déséduquent, mais elle est constitutive d’une autre accusation, plus tragique, celle du Mal originel, outrance de nos capacités et de notre liberté. La distance, de mon point de vue, entre le signe-écran et le signe-papier, est dérisoire au regard de l’appartenance de ce couple, sinon de toute la dynastie médiatique, au mystère du Mal originel. La littérature a vécu sous son autorité. Elle en est la chose. Mais il est bien tard pour nous interdire de l’accomplir. Au surplus, hors les greffes d’une vie surnaturelle, nous n’y avons point de remède. Reste que, tout s’intensifiant, le Net va plus loin dans la permission du paroxysme et de l’hystérie. Or, dans les extremums d’un phénomène, là gît le secret, nous arrivent toujours comme des îlots de renversement, comme de clairs points de santé dans les tréfonds de la mort. Le bien peut ainsi sortir de nos fautes mêmes. Aussi les plus abominables guerres donnent-elles lieu à de mystérieuses retrouvailles, à des tranchées nouvelles, creusées dans l’homme en soi (j’allais dire en nous) et qui portent leur ration d’assainissement.

Revenons à la science-fiction. Deux mots sur elle. Je n’en attaque ni le genre, demeuré assez pur dans l’ensemble, peut-être du fait même de son isolement, ni les captivants chef-d’œuvres, souvent écrits dans une langue qui ne se montre pas, restée fort anglo-saxonne à ce chapitre, du moins en pays français, et dont la vertu, en l’espèce, est de tout laisser, par une sorte de transparence, à l’invention ou à l’extension du fait, aux matérialisations de l’hypothèse, à la théâtralisation d’un jeu précis d’axiomes et de prémisses. Elle est un dispositif irremplaçable de projections et qui autorise de fort sérieux usages. Vous me permettrez de rendre ce jugement tout en ayant raté tel ou tel summum et de comprendre la montage dès la mi-hauteur, sans besoin de danser sur la cime ni d’y ajouter mon escabeau. Mais vous me permettrez en second lieu d’observer que la science-fiction, si elle sait inspirer, aspire également à elle, accapare, absorbe, par sa séduction propre, où le vertige n’a pas la plus mince part, une catégorie de lecteurs et d’esprits qui, souvent novices et que n’a pas encore rattrapé la terre, s’abandonnent à son irréalité, comme aux jouissances psychotropes d’une mathématique inapplicable. De l’engin de démonstration qu’elle sait être, qui nous permet d’obtenir, par les raccourcis de l’art, des vues-chocs, sous des angles hier improbables, sur les cieux et les enfers de l’être, au reste occidental et prométhéen, elle passe alors du côté de l’aide au déracinement, du désincarnant, de tout ce qui de son éther cherche à remplir le vide. Son influence, son attraction est alors funeste et tyrannise l’esprit comme un vice. Nous croyons alors qu’auprès d’elle nos gestes et nos pensées se libèrent, alors qu’à la vérité, simplement, elle nous agite et les agite. Voilà ce que je pointais en parlant d’une «pensée science-fictionnelle accablée de lectures et finalement adolescente». La science-fiction, dans cette optique, est bel et bien l’une des configurations paroxystiques de la littérature moderne. Je crois même que le siècle est proche où nous serons inaptes à écrire autre chose. Mais alors nous parlerons de sa triviale impureté.
Je terminerais, comme vous, avec Surya, Michel. Or c’est pour vous dire qu’il a eu raison. Nous n’en sommes plus, aujourd’hui, à une simple guerre des thèmes et des styles, où la beauté supérieure servait de colombe. L’ultime bifurcation s’opère, et le temps vient des durs aiguillages. Mais souvent, comme ici, nos antagonistes nous regardent et nous jaugent mieux que nous le saurions faire nous-mêmes. Surtout, ils nous éclaircissent d’instinct, à distance, dès nos simples contours et la démarche, la cadence propre à notre monture. Vous si vivant, telle une surprise, derrière les mots cathodiques, vous chez qui l’on perçoit tant d’enracinement entêté sous les fleurs en bouquet et vitrine, tant de résistance pour un peu d’abdication, tant de désobéissance, en un mot, à la loi des enfers nihilistes, y eussiez-vous donc vraiment fait descendre votre Iscariote ? L’auriez-vous donc livré à ce milliardième désabusé, ce chaînon immanquable de la pègre éternelle des revenus de tout, toujours abattus dans leur mare de petit sang ? Sans doute, mais avec regret. Surya, comme toute cette sempiternelle école du désillusionnisme, réécrit pour son compte ces hymnes au néant, ces hymnes au cancer intellectuel dont nous sommes ennuagés depuis un siècle et qui, sous apparence de constatation lucide, de bilan hautain, au bout duquel il faut réinventer le pire, ne sont que les plus vieux poisons du cœur soufflés sur l’avenir, les recettes déjà trop suivies d’un régime de désespoir, les règles maudites de ce que j’appellerais un art de la maladie. Surya, qui n’est pas désagréable ni mesquin dans sa lettre, au contraire, ni par ailleurs un imbécile, n’est dans l’erreur qu’avec son goût extrême pour cet art, et donc en ce qui le concerne, lui. Il ne s’est pas trompé dans votre cas. Il est bon éditeur, et le prouve, d’avoir laissé à d’autres votre Iscariote.

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03/07/2006

Les voies du Stalker, 5 : entretien avec Yacim Bensalem (Jugurta)

Photographie (détail) de F. Javier Alvarez Cobb, extraite de la série intitulée Autopsia, en référence à ce blog.

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