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28/06/2006
Rannoch Moor de Renaud Camus
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26/06/2006
Exercice camusien sur La Revue du cinéma, n°2
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23/06/2006
Les voies du Stalker, 4 : Fabrice Trochet pour Un grain de sable
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22/06/2006
Albert Londres : un débat occulté sur un mythe à déconstruire, par Jean-Pierre Tailleur
21/06/2006
Impasse phénoménologique ? Sur L’Histoire d’une vie et sa région sauvage de L. Tengelyi, par F. Moury
J'adresse mes remerciements à Claudia Carlisky qui m'a autorisé à reproduire cette photographie d'une des sculptures de son père, Alberto Carlisky (cf. fin de l'article pour quelques indications biographiques). D'autres clichés de cette série sont disponibles sur le site de l'ADAGP (onglet Banque d'images puis Consulter la BI et enfin entrer le nom de l'artiste).
«L’auteur décrit l’impression de libération qu’éprouvaient les étudiants en prenant contact avec la phénoménologie [...].»
Gaston Berger, Le Cogito dans la philosophie de Husserl (édition Aubier-Montaigne, coll. Philosophie de l’esprit dirigée par L. Lavelle et R. Le Senne, 1941, p. 149 – recension bibliographique d’un article de Jean Hering paru en 1939).
«L’idée n’est pas le fondement du réel, c’est le contraire qui est vrai et ne pouvait cependant être affirmé que par une philosophie ayanr les moyens de nous faire concevoir un réel capable d’être effectivement l’origine de nos idées, parce qu’il est le lieu où se réalise originairement la vérité [...].»
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps – Essai sur l’ontologie biranienne, cf. chapitre II, Le corps subjectif (éditions P.U.F., coll. Épiméthée, 1965), p. 102.
«L’idée d’intentionnalité apparut comme une libération [...].»
Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, cf. chapitre intitulé Intentionalité et sensation (1965, édition Vrin, coll. Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1941, réimpression conforme à la première édition suivie d’essais nouveaux, 1982), p. 145.
Que s’est-il passé de 1938 (année de la mort de Husserl) à 2005 (année de la parution de cette traduction française du livre de Tengelyi) ? S’est-il vraiment passé quelque chose ? Pas sûr.
Le titre est trompeur pour le néophyte : ce n’est pas une biographie (histoire d’une vie), ni une étude géographique (une région sauvage) ni une fiction romanesque mais une sorte de thèse universitaire se présentant, pour l’essentiel, comme une suite de commentaires d’histoire de la philosophie, eux-mêmes soutenus par une thèse enfin développée dans la quatrième partie. Un regard sur les textes publiés dans cette riche collection – un regard cultivé sur son simple titre, emprunté à un ouvrage célèbre de Husserl, comme le savent nos lecteurs – ne laisse plus place au doute : la collection Krisis (chez Jérôme Millon) est majoritairement dédiée à la phénoménologie même si on y trouve aussi des textes de Schelling ou de Condillac. Certains des commentaires de Tengelyi sont riches et clairs mais d’autres sont assez désinvoltes voire parfois franchement navrants ou involontairement drôles. Le projet de Tengelyi est posé dès le commencement de l’ouvrage : poursuivre la phénoménologie morale du dernier Lévinas. Mais peut-on la poursuivre ? Et surtout la poursuivre de cette manière ?
Matériellement le livre est beau et bien imprimé sur un beau papier : quelques remarques négatives cependant, avant d’en venir au fond. Il faut arriver à la note 2 de la p. 217 pour savoir enfin qui est – ou, du moins, d’où vient – l’auteur : il est hongrois ! Nous avions un préjugé favorable envers les penseurs hongrois à cause du Dr. Sandor Ferenczi. La mention «ouvrage traduit de l’allemand et de l’anglais» correspond peut-être à deux livres distincts parus en 1998 (édition allemande) et en 2004 (édition anglaise) puis rassemblés ou bien à deux éditions respectives d’un même livre : ce n’est pas évident. Le titre courant en haut des 360 pages ne varie pas alors que le texte compte plusieurs parties divisées en très nombreuses sections elles-mêmes titrées : paresse navrante. Qu’on compare à cette paresse le beau travail des anciennes P.U.F. sur les titres courants d’un livre tel que, par exemple, Raymond Ruyer, Néo-finalisme (collection B.P.C., section Logique et philosophie des sciences dirigée par Gaston Bachelard, 1952).
Il n’y a pas d’Index nomini : dommage pour les étudiants pressés devant rapidement chercher une référence sur tel ou tel auteur cité ou analysé. Ils pourront cependant se reporter à la table des matières. Il n’y a pas non plus de bibliographie récapitulative des ouvrages cités en note ou dans le corps du texte. Nombre de coquilles sont probables aux pp. 270, 277 et d’autres certaines comme dans les notes des pp. 47 et 278. Une citation de Martin Heidegger est «légèrement modifiée par le traducteur» p. 276 : pourquoi ? On ne sait pas.
Les citations de certaines éditions laissent de côté l’édition originale ou croisent peut-être l’édition originale avec une réédition postérieure : voir pp. 296 et 323 à propos de Essai sur le mal de Jean Nabert et aussi dès le début du livre les citations de L’Être et le temps de Martin Heigegger. C’est la pagination d’une édition récente de ce dernier livre qui est citée tandis que les divisions originales sont passées sous silence : comment s’y reconnaître si on possède l’ancienne traduction donnée par Gallimard N.R.F. ? Lorsque L’Éthique de Spinoza est citée, la citation est lacunaire : «proposition 36 et corollaire» – oui très bien mais dans quel livre ? On vous le dit nous-même : c’est dans le livre V. Idem à la p. 6 note 4 : on ne cite pas Kant de cette manière ! Nous économisons volontairement du temps lorsque nous prenons la liberté de ne pas citer les propres divisions de Tengelyi mais notre temps est celui du critique : il nous est compté alors qu’un auteur a par définition le devoir de donner du temps au temps. Et de respecter strictement les usages de l’Université. À la page 315 de son ouvrage, Tengelyi parle de «l’experimentum crucis» à propos d’Adorno mais ne dit rien de l’emploi de ce terme chez Pierre Duhem et chez les philosophes médiévaux. Certains néologisme barbares sont employés : des expressions «langagières» (p. 35) par exemple. Qu’est-ce que c’est que ce terme-là ? À quoi sert-il ? On se le demande encore.
Aspects intellectuels et historiques négatifs
Le terme de «région sauvage» se trouve dans Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (au paragraphe intitulé La Trace de l’autre (1949) à la p. 187 de la réédition de 1982). Tengelyi n’en dit mot mais analyse l’idée de «pensée sauvage» chez Merleau-Ponty à la page 213 de son ouvrage. De nombreuses formules ou thèses énoncées sont tout bonnement des redites, des paraphrases voire des flatus vocis ou des erreurs. Husserl n’est pas «le premier» à s’être intéressé à une expérience anté-prédicative (p. 38). Hegel n’est pas non plus «le premier» à avoir pensé que l’expérience était «un événement apportant quelque chose de neuf» (p. 39). En outre, on ne dit pas, comme on peut le lire à la page 40 , Introduction à la Phénoménologie de l’esprit mais Préface à la Phénoménologie de l’esprit. Une phrase (p. 43) commence par «Ce qui semblait échapper à Hegel, c’est que…» : il faut oser même si c’est involontairement amusant ! Un peu plus loin (p. 43), nous trouvons un vulgaire «… pour parler comme Hegel…».
La différence théorique entre Michel Henry et Lévinas est évoquée page 94 : elle ne fait que redire ce qu’avait déjà écrit Lévinas en substance dans Énigme et phénomène (1965, repris in op. cit., supra, p. 205 de l’édition de 1982) à propos de l’édition originale du livre de Michel Henry, L’Essence de la manifestation (tomes I & II, éditions P.U.F. coll. Épiméthée, Paris, 1963). Idem pour la remarque sur Brentano, empruntée à Lévinas, L’Œuvre d’Edmund Husserl, op. cit., supra, pp. 30-31 et 40-41 à propos de la conscience interne du moi dans le temps et l’influence de Brentano sur Husserl. Je signale à ce sujet que pas une seule fois ne sont cités les livres remarquables de Lucie Gilson, La Psychologie descriptive selon Franz Brentano (édition Vrin, coll. B.H.P., 1955) et Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, même éditeur, même année. En 1891, Husserl avait pourtant dédié à son maître Brentano sa Philosophie de l’arithmétique et il redira sa dette à son égard en 1911 dans La Philosophie comme science rigoureuse puis en 1919 dans un article sur Brentano inclus dans un livre en hommage collectif à ce dernier. Tengelyi parle à la page 194 de son ouvrage d’une «tradition française de longue date, qui remonte à Maine de Biran et reste encore détectable dans ses effets chez Michel Henry». Très bien mais Tengelyi sait-il que Henry est l’auteur d’une Philosophie et phénoménologie du corps – Essai sur l’ontologie biranienne (éditions P.U.F., coll. Épiméthée, 1965) ? Tengelyi traduit en français, cela peut aussi donner ceci (p. 248) : «[...] en lien avec une référence de Lévinas à Alphonse de Waehlens [...]». N’était-il pas plus simple d’écrire ou de traduire cela par un banal mais simple et clair : «[...] concernant la référence de Lévinas à Alphonse de Waehlens… [...]» ?
Aspects positifs ou négatifs mais révélateurs de tendances réelles et actuelles même si lesdites tendances sont médiocres.
Les pages 154-155 de notre ouvrage constituent un apport utile à l’histoire de la philosophie. Il faut immédiatement ajouter que c’est souvent le cas lorsque Tengelyi utilise des textes longtemps inédits et que nous ne connaissions pas nous-même. On apprend des choses de première main en lisant ses considérations sur le Cours de 1928 professé par Martin Heidegger sur Leibniz, par exemple. Et aussi, pourquoi ne pas le dire, on peut appprécier une rafraîchissante et juvénile audace : critiquer son propre maître Husserl (pp. 216-217) d’une manière si prétentieuse qu’elle laisse rêveuse.
La thèse commence à se dessiner plus précisément à la page 223 : Tengelyi prône le dialogue interculturel avec l’étranger, le renoncement au concept du «propre» et considère Totalité et infini comme «la première grande œuvre de Lévinas» parce qu’elle aborde la question éthique. Totalité et infini est une thèse de doctorat tardive qui marque certes une date et donne une impulsion fondamentale à l’infléchissement de l’évolution philosophique de Lévinas, mais qui est précédée de très nombreux articles métaphysiquement importants dans la bio-bibliographie lévinassienne. La présenter ainsi est objectivement trompeur.
On lit une phrase succulente à la page 230 : «[...] Derrida souligne à bon droit que Husserl «se montre soucieux de respecter dans sa signification l’altérité d’autrui». Lévinas insiste lui aussi à bon droit sur le fait que, etc. [...]». Le premier a toujours eu le chic pour enfoncer des portes ouvertes. Tengelyi prend la suite courageusement. Une comparaison scolaire et fragmentaire des morales d’Aristote et de Kant à la page 250 donne aussi le ton récurrent de cet ouvrage : une certaine niaiserie appliquée.
La quatrième partie est une laborieuse position d’éléments «pour une éthique de l’altérité». On nous y parle à la page320 de la «question d’une possibilisation de la moralité conforme à la conduite de la vie». Il suffisait d’écrire : «la question de savoir comment la moralité peut nous guider» ! Page 340, l’auteur nous avoue, après quelques commentaires des inévitables Lacan et Ricoeur – et cet aveu nous soulage un peu – que «Nous laisserons ces questions ouvertes». La page suivante commente la morale de Kant puis la thèse de Nabert sur celle-ci. La conclusion est particulièrement nulle en dépit de sa modestie remarquable… Qu’on en juge : «Pourtant, le mal ne porte pas toujours l’empreinte du bien. Le bien reste plutôt différent du mal. Différent, toutefois d’une différence qui, comme le dit Lévinas, est plus différente que l’opposition». Flatus vocis…, dissolution totale de la pensée, en somme. Il fallait oser écrire ça pour achever la dernière page 358 !
Bref, un livre à l’occasion utile au philosophe cultivé en raison de certaines discussions techniques précises et occasionnelles mais inutile pour les novices, qu’il ne pourra qu’égarer sur de mauvais chemins.
P.S. : nous nous excusons du délai très long écoulé entre notre réception du livre et l’envoi de notre recension critique auprès de son éditeur comme auprès du nôtre, notre cher varan Juan Asensio. Mais peut-être le premier regrettera-t-il, après lecture de celle-ci, qu’il n’ait pas été beaucoup plus long encore ?
Note additionnelle sur l’édition Vrin, coll. B.H.P., de 1982 de Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger.
Nous signalons à l’éditeur Vrin qu’à l’occasion de notre lecture, nous avons rajouté une liste d’à peu près 35 coquilles et fautes de syntaxe ou de grammaire – sans parler de très nombreuses fautes de ponctuations – à la liste déjà considérable d’errata établie à l’avant-dernière page. Nous en tenons la liste exhaustive (page et ligne de la page) à sa disposition.
Quant au fond, il est évident que Lévinas se sépare toujours davantage d’Husserl à mesure qu’il vieillit. Il devient poète et moraliste d’abord, métaphysicien ensuite ou simultanément, peut-être. C’était son ambition : ce fut en effet son originalité. Mais les premiers écrits historiques de Lévinas sur Husserl – et Heidegger – sont utiles à comparer, pour saisir la réception et le retentissement de la phénoménologie husserlienne, avec ceux par exemple d’un Gaston Berger (années 40-60) ou d’un René Schérer (années 60-75). Il reste que de cette comparaison il nous semble évident qu’émerge un problème : Husserl à hésité toute sa vie entre réalisme et idéalisme. C’était un oscillateur incarné. Et ses commentateurs (notamment Merleau-Ponty, en France) sont incapables de trancher dans un sens ou dans l’autre très longtemps : ils oscillent aussi toujours eux-mêmes. C’est l’aporie phénoménologique dans toute sa saveur et sa richesse : saveur réservée aux techniciens raffinés mais qui peut lasser ou dégoûter les novices très rapidement de l’idée de philosophie elle-même qui est bien sûr tout, sauf une «science rigoureuse» au sens où Edmund Husserl l’entendait parfois. C’est ici que la critique d’Husserl par Léon Chestov peut être mentionnée ainsi que le dialogue manqué de Chestov avec Jean Hering : elle ouvre bien des perspectives jamais véritablement dépassées depuis.
Sur Alberto Carlisky : sculpteur, né en Argentine en 1914. Antifasciste. Carlisky débute dans le journalisme, milite pour les républicains espagnols et gagne sa vie dans la publicté. Il travaille en sculpteur autodidacte, à l'âge de 38 ans, avec Zadkine. Une année plus tard, il expose pour la première fois de sa vie à Paris. Ensuite viennent les biennales de Buenos Aires, Venise, Sao Paolo. Première exposition d'art contemporain au musée Rodin. Plusieurs expositions individuelles et collectives en France et à l'étranger. Il s'installera définitivement en France à partir de 1959 où il mourra en 1999. Signalons une exposition à l'Espace Cardin de la série L'homme martyr de l'homme, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest ainsi qu'une rétrospective de son œuvre en 1982.
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17/06/2006
Le Da Vinci Code ou la régression païenne, par Germain Souchet
«Lorsque la vraie doctrine est impopulaire, il n’est pas permis de rechercher la popularité au prix d’accommodements faciles. […] Nous n’avons pas le droit d’abandonner «l’enseignement solide» ni de le modifier. Le transmettre dans son intégralité est le rôle du Magistère de l’Église.»
Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance (Plon-Mame, 1994).
Le pilonnage médiatique aura donc été efficace. Alors que le livre de Dan Brown s’était déjà vendu à plus de quarante millions d’exemplaires à travers le monde, l’adaptation cinématographique du Da Vinci Code, réalisée par Ron Howard, avec Tom Hanks dans le rôle principal, a raflé plus de 225 millions de dollars le week-end de sa sortie internationale. Cette performance exceptionnelle – la deuxième de «tous les temps», selon l’expression consacrée du petit milieu nombriliste du cinéma hollywoodien – a déjà permis aux studios américains d’engranger 100 millions de dollars de bénéfices. Aux seuls États-Unis, le film a rapporté à ses producteurs la bagatelle de 75 millions de dollars en trois jours seulement. Nul doute que cette superproduction, à défaut de convaincre, lors de sa projection sur la Croisette, une presse pourtant largement anticléricale, tiendra toutes ses promesses au «box office». Dans une société ayant remplacé le culte du Christ-Roi par celui de l’Argent-Roi, le Da Vinci Code a d’ores et déjà trouvé sa place au panthéon des réussites commerciales.
Je tiens à le dire tout de suite : je n’ai pas lu le livre et je n’ai nullement l’intention d’aller voir le film. Non que je boycotte l’œuvre – peut-on ainsi l’appeler ? – du mystérieux Dan Brown, comme avait appelé à le faire, maladroitement, un prélat du Vatican, au risque d’alimenter le fantasme, cher aux médias, d’une «peur» de l’Église. C’était oublier que cette dernière, revigorée par le pontificat de Jean-Paul II, qui s’était ouvert en 1978 par sa désormais célèbre exhortation, ne pouvait raisonnablement avoir peur de ce non-événement historique et théologique. Non, bien que l’idée de contribuer à l’enrichissement de Dan Brown ou à celui de cinéastes peu scrupuleux m’eût révulsé, elle n’aurait pour autant pas constitué un obstacle insurmontable. Mais, voyez-vous, la vie est bien trop précieuse pour que je perde ne serait-ce que deux heures de ma courte existence à assister à la projection d’une histoire dont le «crétinisme» a fort justement été pointé par Marie-Noëlle Tranchant dans sa critique écrite pour Le Figaro.
Je laisse donc à d’autres, qui ont eu le courage de lire ce «thriller théologique», le soin de répondre aux soi-disant arguments «troublants» – mot qu’il suffit de prononcer, sans la moindre once de fondement historique, pour que les esprits faibles soient convaincus de l’existence d’une vaste machination – avancés par l’auteur. Cette tâche a d’ailleurs largement été amorcée, souvent avec talent, dans des ouvrages d’enquête, des journaux généralistes ou spécialisés, ou encore sur des sites Internet (1). J’entends simplement, dans ces quelques lignes, montrer en quoi le mariage de Jésus-Christ avec Marie-Madeleine est une impossibilité théologique.
Une dernière chose, tout de même, avant d’en venir au cœur de ma réflexion. Au siècle dernier, la légende des Protocoles des Sages de Sion a servi de justification à un antisémitisme violent, largement répandu à travers l’Europe, et sur lequel des régimes barbares se sont appuyés pour exécuter leurs politiques génocidaires. Aujourd’hui, les esprits rationnels s’évertuent à expliquer que l’utilisation de la théorie du complot est caractéristique des idéologies de la haine, dont les effets ravageurs ne sont plus à démontrer. Le mythe tenace des Protocoles des Sages de Sion, inventé de toute pièce, est donc unanimement et légitimement dénoncé comme criminel. Mais, au fond, qu’y a-t-il de différent entre ce protocole fictif et le livre de Dan Brown, qui prétend que l’Église, depuis deux mille ans, cache un terrible secret pour mieux régner sur les esprits ? Notre société est-elle prête à légitimer la théorie du complot, que seul le mystérieux «Prieuré de Sion» – étrange consonance, tout de même, avec les Protocoles des Sages de Sion – aurait découvert, parce qu’elle vise les catholiques ? Si l’utilisation de ressorts totalitaires est tolérée et activement relayée par les médias à l’encontre de certains groupes religieux, sans que personne n’y trouve rien à redire, alors la liberté de culte est un mot bien vide de sens… et l’athéisme institutionnalisé une menace bien réelle.
La théorie de Dan Brown – car bien que celui-ci s’en défende, son ouvrage a pour ambition de «révéler» l’histoire «véridique» du christianisme – est désormais bien connue : selon l’auteur américain, Jésus aurait épousé Marie-Madeleine et aurait eu une fille avec elle. À sa mort, son épouse, à qui il avait confié la direction de son Église, aurait été écartée par Saint Pierre et les autres apôtres, machistes invétérés, qui auraient soigneusement effacé toute trace du mariage de leur maître avec l’ancienne pécheresse. Marie-Madeleine se serait alors réfugiée en France, où sa descendance aurait prospéré jusqu’à aujourd’hui, en passant notamment par la dynastie royale des Mérovingiens. Inutile de préciser que dans la vision brownesque de l’Histoire, Jésus ne serait pas ressuscité. Ce n’est que plusieurs siècles après, lors du Concile de Nicée, que l’Empereur Constantin – on se demande bien pour quel motif – aurait acheté le vote des évêques, afin que la divinité du Christ soit reconnue. Ce terrible secret aurait été découvert et gardé par le Prieuré de Sion, société fondée lors des Croisades, et dont le membre le plus célèbre aurait été Léonard de Vinci. Au lieu de crier haut et fort la vérité, au lieu de révéler publiquement l’incroyable imposture, les membres du Prieuré se seraient contentés, au cours du dernier millénaire, de tenter d’alerter leurs contemporains en cachant des indices dans des tableaux, des écrits, ou dans des églises. Étrange façon de procéder pour qui prétend libérer le monde occidental de la tyrannie du Vatican…
Passons sur l’absurdité et les incohérences de ce scénario, ainsi que sur l’énormité des erreurs historiques et théologiques commises par Dan Brown (2), et essayons de voir ce qui se cache derrière cette «théorie». Ne pouvant s’opposer frontalement au message du Christ, qui parle d’Amour et de Pardon, les ennemis du christianisme tentent désormais de le vider de sa substance. L’idée souvent avancée de nos jours est, qu’au fond, seul le message des Évangiles compterait. Que Jésus soit on non Dieu serait secondaire, voire accessoire. Or, précisément, le message du Christ n’a de sens que s’Il est le Fils de Dieu, deuxième Personne de la Très Sainte Trinité. Dans sa première épître aux Corinthiens, Saint Paul le dit très clairement :
«Si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi votre foi. […] Le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Car la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ. […] Puis ce sera la fin, lorsqu’il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance. […] Et lorsque toutes les choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous» (1 Co, 14-28).
Sans la divinité de Jésus, qui s’est manifestée par Sa résurrection, il ne peut en effet y avoir d’Espérance. Sans l’annonce de l’avènement du Royaume de Dieu, il ne peut y avoir de Justice. Et alors le message des Évangiles n’est plus celui de l’Amour qui donne Sens et du Pardon qui trouve sa source en Dieu, mais une belle déclaration d’intention pouvant toucher à la mièvrerie. Utilisé par les apôtres d’un gauchisme faussement généreux, il devient justification incohérente d’un partage des richesses imposé – jusque par la violence –, d’un pacifisme lâche et meurtrier, et enfin d’une tolérance généralisée face à la dissolution des mœurs. Or, si le Christ nous parle d’Amour, sa Parole est aussi exigeante et éminemment morale. Cela, naturellement, est inacceptable dans une société qui refuse toute forme de contrainte, croyant trouver le bonheur dans l’asservissement volontaire à ses désirs de puissance et de jouissance effrénée.
Quel rapport avec le Da Vinci Code, me direz-vous ? Il est fort simple. Si Jésus avait épousé Marie-Madeleine, Il ne serait pas le Fils de Dieu et Il ne serait pas ressuscité. Le christianisme, dès lors, ne serait qu’un avatar des paganismes antiques, une vieille superstition qui n’aurait rien à dire à ce monde, et que le monde pourrait donc balayer d’un revers de main…
La différence fondamentale entre le polythéisme et le monothéisme ne tient pas tant, en effet, au nombre qu’à la nature de la divinité. Les dieux païens étaient contingents, quand le Dieu unique est absolu. Dans les mythologies grecque et romaine, comme dans les mythologies nordiques, les dieux sont des êtres immortels, qui ont souvent succédé à d’autres êtres supérieurs (les Titans, chez les Grecs), et dont le règne est perpétuellement menacé. À l’inverse, le Dieu d’Israël est éternel. Il est la source de toute chose. Il est le Créateur que personne n’a créé et il ne s’inscrit ni dans la temporalité ni dans l’espace. Les dieux païens incarnaient des concepts et ressemblaient aux hommes. Le Dieu de l’unique Alliance, quant à lui, est une personne qui a créé l’Homme à Son image, mais qui ne peut être totalement compris par la raison bornée de Sa créature.
Dans ce contexte, l’Incarnation de la deuxième Personne de la Trinité, du Verbe de Dieu, de Jésus-Christ, constitue un mystère éblouissant. À la fois homme, pleinement homme, Il reste en même temps Dieu, pleinement Dieu, «de même nature que le Père», selon le symbole de Nicée-Constantinople (3). Ayant pleinement partagé la condition des Hommes, Dieu nous est devenu proche, d’autant plus proche qu’Il a désormais un visage, celui de Jésus. Mais dans le même temps, Il est resté le Dieu absolu de l’Ancien Testament, ce qui était indispensable à la rédemption de l’Humanité, car seul Dieu, en rétablissant la dignité originelle de l’Homme, pouvait nous libérer des contingences du péché et de la mort. De fait, il demeure une distance infranchissable qui nous séparera toujours du Seigneur.
Si Jésus s’était marié, et s’Il avait eu une relation charnelle avec Marie-Madeleine, cette distance aurait été franchie. Cet absolu que Jésus incarne dans Son humanité aurait disparu. Car seuls des dieux contingents, terrestres, temporels, peuvent s’unir par la chair à des hommes ou à des femmes. À l’inverse, la vie terrestre de Jésus n’est qu’une dimension de Son existence : «né de Dieu avant tous les siècles», selon le symbole de Nicée-Constantinople, le Verbe a toujours été. C’est ce que confirme le premier verset de l’Évangile selon Saint Jean : «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu» (Jn 1, 1). L’Incarnation du Verbe dans l’Histoire des hommes n’enlève donc rien à l’éternité du Christ. Dès lors, en se faisant Homme, il apporte aux Hommes le Sens que Son Père donne à toutes choses, et qui s’exprime à travers Son Amour. Cet Amour est gratuit, il est donné également à tous les hommes et il n’a besoin d’aucun retour. Ainsi, on comprend bien que Jésus ne pouvait aimer d’un amour terrestre Marie-Madeleine : cet amour, en effet, aurait eu besoin de réciprocité, alors que Dieu ne peut avoir besoin de l’Homme. Jésus aimait donc Marie-Madeleine autant que tous les autres hommes et toutes les autres femmes ayant vécu avant, pendant et après Son passage sur Terre. Ni plus, ni moins. Prétendre le contraire, c’est dégrader la divinité du Christ et manifester son incompréhension du mystère de l’Incarnation.
Cet argument suffirait, en lui-même, à porter un coup fatal à la théorie de Dan Brown. Mais, puisque, décidément, beaucoup de ses lecteurs croient en ses élucubrations, ne nous arrêtons pas en si bon chemin. D’aucuns prétendent que l’idée d’une relation charnelle entre le Christ et Marie-Madeleine dérange l’Église «qui a un problème avec la sexualité», selon la formule consacrée. Là encore, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse. Si on s’intéresse à la théologie de la sexualité, et en particulier aux développements que lui ont consacré les papes Jean-Paul II (4) et Benoît XVI, on constate que l’éros a toute sa place dans la vie d’un chrétien. Dans son encyclique Dieu est amour, le souverain pontife affirme en effet que «si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité». Seulement, la chair ne doit pas non plus être coupée de l’esprit :
«Mais ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui aime; c’est l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux se fondent véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même. C’est uniquement de cette façon que l’amour – l’éros – peut mûrir jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur» (Benoît XVI, Deus caritas est, 5).
Cette grandeur de l’éros, Jean-Paul II l’a explicitée d’une façon radicalement nouvelle dans les premières années de son pontificat. L’union des corps, dans le cadre des liens sacrés du mariage, et dans la mesure où l’acte sexuel n’est pas coupé de la possibilité de la procréation, peut être considéré comme une communion :
«Pour qu’il y ait communion, il faut que soient réunies les conditions du don des personnes. […] Il s’agit de se donner pleinement et sans réserve, selon la tonalité de ce que nous sommes. Et ce don total n’est pas possible s’il y a dissociation entre les deux significations de l’acte conjugal. Cette norme éthique n’est donc pas une sorte de diktat moral qui s’imposerait comme l’absolu d’un ordre moral insupportable. Elle n’est que la condition minimale du don des personnes leur permettant d’arriver dans et par l’acte conjugal à cette véritable communion qui est l’aspiration la plus fondamentale de la personne humaine, car la personne est faite pour le don d’elle-même dans la communion. C’est pourquoi l’acte sexuel authentiquement vécu comme communion des personnes conduit les époux à la communion à Dieu alors que la simple union des corps peut en éloigner» (in La sexualité selon Jean-Paul II, op. cit.)
Autrement dit, la sexualité bien vécue est non seulement conforme à l’ordre du monde créé par Dieu, mais elle est même communion à Dieu. L’union des corps des époux peut donc être perçue comme l’annonce, la préfiguration du royaume des cieux. Jésus, le Christ, Celui qui vient ouvrir pour nous les portes de ce royaume, pouvait-Il donc se contenter d’en vivre les prémices ? Pouvait-Il rechercher, auprès de Marie-Madeleine, une communion à Dieu alors qu’Il est Lui-même Dieu et qu’Il se donne en communion par l’eucharistie ? Prétendre qu’une relation charnelle entre Jésus et Marie-Madeleine ne pose aucune difficulté est donc tout simplement absurde. Peut-on imaginer Jésus communiant au moment de la Cène ?
Pour terminer sur la question de la sexualité, il est nécessaire d’aborder aussi le dogme de la Virginité de Marie. Le même raisonnement que précédemment peut être employé. Certes, Marie n’est pas de nature divine : même si elle est la plus sainte de toutes les femmes, elle n’est pour autant qu’une femme. Néanmoins, ayant porté en son sein le Fils de Dieu, ayant donné naissance au Messie, elle a vécu un événement qui dépasse l’entendement humain. Son corps s’est transformé en Temple pour le Christ, qui signifie littéralement l’Oint du Seigneur; elle L’a porté et L’a senti vivre en elle (5). Elle a donc atteint à une forme de communion qu’aucune autre personne sur cette Terre ne pourra jamais connaître. À partir de là, il est facile de comprendre qu’elle soit restée toujours Vierge, car elle ne pouvait, par la suite, rechercher une communion inférieure à celle que la Providence lui avait donné à vivre.
Ainsi, ceux qui affirment que Jésus pouvait parfaitement, en tant qu’homme, épouser Marie-Madeleine et avoir des relations charnelles avec elle montrent clairement qu’ils ne conçoivent la sexualité que d’un point de vue strictement humain. Incapables d’appréhender la dimension spirituelle et transcendante de l’acte conjugal, telle que révélée par la théologie des corps, ils ne peuvent voir les incohérences flagrantes de leurs affirmations.
Définitivement discrédité, le Da Vinci Code ? Peut-être, mais que le lecteur me permette de lui porter l’estocade. Il convient en effet d’étudier la question de la descendance de Jésus.
Si le Christ s’était marié, il paraîtrait logique qu’il ait eu des enfants. En tout cas, la théologie chrétienne affirme – ô, affreux conservatisme ! – que le mariage se doit d’être tourné vers la procréation. Dan Brown, fait surprenant, s’inscrit dans cette logique mais, obsédé par sa théorie du «féminin sacré», il affirme que Marie-Madeleine a donné naissance à une fille. Or, si Jésus est le Fils de Dieu, que sont ses descendants ? Sa fille serait-elle, comme dans les paganismes antiques, une demi-déesse ? Et ses petits-enfants, des «quarts de dieux», puis des «huitièmes de dieux» ? On le voit, cette théorie nous renvoie une nouvelle fois à une conception archaïque de la divinité, qui permettait une démultiplication des dieux et l’apparition d’une «race» supérieure, celle, précisément, des demi-dieux (6). Elle s’oppose à l’unité absolue de la Transcendance inhérente au monothéisme, mais aussi à l’unité absolue du genre humain. En effet, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, l’Homme apparaît comme la créature de Dieu et aucune distinction n’est faite entre les individus. Tous créés à l’image du Seigneur, ils ont en conséquence une dignité égale. C’est ce qui, seul, peut fonder la théorie des droits de l’Homme, n’en déplaise aux grands prêtres de la fraternité mondiale. Car il ne peut y avoir de fraternité sans paternité commune…
Par voie de conséquence, l’existence d’une descendance du Messie remettrait en cause l’unité et l’égalité de l’Amour de Dieu pour tous les êtres humains. En effet, Jésus ne serait-Il pas tenté de considérer Ses héritiers comme étant «davantage» Ses enfants que les autres Hommes ? Ne les aimerait-Il pas plus ? Et comment pourrait-on penser que le Jugement Dernier, annoncé notamment par l’Apocalypse de Saint Jean, puisse être équitable ? N’y aurait-il pas un risque de favoritisme envers cette «lignée royale» ?
Sur ce point comme sur les autres, la théologie catholique n’a rien à craindre des théories farfelues du livre de Dan Brown. Sa cohérence sans failles, signe, à mon sens, de sa Vérité, la met nécessairement à l’abri de tous les mensonges et de toutes les calomnies.
La Vérité de la foi catholique, justement, est la suivante : si Jésus a bien une épouse, il s’agit de l’Église, et non de Marie-Madeleine. L’Église est donc à la fois le Corps mystique du Christ, dont Il est la tête, et son Épouse. C’est ce que rappelle l’Abrégé du catéchisme de l’Église catholique, promulgué par la lettre apostolique en forme de motu proprio du Pape Benoît XVI, le 28 juin 2005 : «[…] Le Seigneur lui-même s’est défini comme «l’Époux» (Mc 2, 19) qui a aimé l’Église, qui s’est lié à elle par une Alliance éternelle. Il s’est livré pour elle, afin de la purifier par son sang, de la «rendre sainte» (Ep 5, 26) et d’en faire la mère féconde de tous les fils de Dieu. Si le terme «corps» fait apparaître l’unité de la «tête» et des membres, le terme « épouse » met en relief la distinction des deux dans une relation personnelle» (paragraphe 158). L’Église, dès lors, n’est pas un organe de pouvoir, prêt à tout pour défendre son pré carré, comme Dan Brown voudrait nous le faire croire. Continuellement assistée par l’Esprit-Saint, descendu sur les apôtres le jour de la Pentecôte (Ac 2, 1-4), elle a reçu pour mission de témoigner de la Résurrection du Christ, son Époux mystique, et d’annoncer l’Évangile au monde entier.
Au terme de cette analyse complexe, une question demeure : le Da Vinci Code constitue-t-il une menace pour la diffusion de la foi chrétienne ? Pour les athées, il ne change rien : puisqu’ils ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, et même, puisqu’ils ne croient pas en Dieu, peu leur importe que Jésus se soit ou non marié avec Marie-Madeleine.
Le danger concerne donc avant tout les agnostiques : leur culture religieuse, dans nos sociétés oublieuses de leur passé et de leurs valeurs, frôle souvent le zéro absolu. En lisant le Da Vinci Code, petit thriller somme toute insignifiant, ils croient «apprendre beaucoup de choses sur le christianisme», comme plusieurs me l’ont confié (7). En réalité, ils n’apprennent rien. Manipulés par un auteur qui prétend s’appuyer sur certaines vérités cachées, alors qu’il n’avance pas le moindre élément de preuve historique à l’appui de ses théories – et je dis bien historique, pas théologique –, ils en viennent à porter un jugement fortement négatif sur l’Église catholique. Ils risquent d’être ainsi durablement, si ce n’est définitivement, réticents à toute forme d’évangélisation. Or, quand les valeurs chrétiennes reculent, le monde se porte moins bien. Les intérêts égoïstes, la haine et la marchandisation de l’être humain progressent. Et ce sont les mêmes qui, après avoir contribué à affaiblir l’Église, cause unique, à leurs yeux, de tous les maux de l’Histoire, s’étonnent de constater que les choses empirent…
Cela étant, les chrétiens eux-mêmes ne sont pas à l’abri des effets pervers du Da Vinci Code. Plusieurs reportages ont, complaisamment, relayé les déclarations d’hommes et de femmes, catholiques fervents, se disant «ébranlés» par la lecture de cet ouvrage. Mais surtout, nous avons vu fleurir, au cours des dernières semaines, un discours tentant de minimiser l’impact d’une telle «révélation». À en croire certains, parmi lesquels l’omniprésent Frédéric Lenoir du Monde des religions, dont l’avis théologique pèse plus – ô nivellement permanent des médias ! – que celui même du Pape, un chrétien peut très bien s’accommoder d’un Jésus marié. En fait, cela le rendrait «plus proche» de nous, «plus humain» et plus compréhensif, plus à l’écoute de nos problèmes quotidiens. Et cela permettrait aussi de dénoncer l’attitude rigide de l’Église qui refuse toujours – mais comment ose-t-elle ? – la contraception, l’avortement, le mariage des prêtres et l’ordination des femmes.
Citant les Écritures, mais les déformant et les sortant de leur contexte, comme le fit Satan quand il tenta le Christ dans le désert (8), ces individus espèrent semer le doute dans l’esprit des croyants. Le risque est que certains chrétiens, certes de bonne volonté mais ne comprenant pas l’importance du dogme et peu attentifs aux déformations que celui-ci peut subir, acceptent de faire des concessions sur l’essentiel, croyant que l’important est seulement de répandre le message du Christ – alors que celui-ci est indissociable de sa Personne. Ce faisant, des entreprises comme le Da Vinci Code pourraient affadir le christianisme et le transformer en une insipide bouillie rose droit-de-l’hommiste qui, de fait, n’aurait plus rien à apporter à notre époque. À défaut d’être abattu, il ne dérangerait plus personne.
Le rôle de tout chrétien est, au milieu de cette sombre nuit de la pensée, d’allumer des flambeaux pour éviter que certains d’entre eux ne se perdent. C’est ce que ces quelques lignes ont tenté, humblement et bien imparfaitement, de faire.
Que le lecteur me permette une toute dernière remarque. Après avoir tout mis en œuvre pour saper les fondements du christianisme, Dan Brown termine son livre par un éloge du «féminin sacré» – représenté par Marie-Madeleine – qui aurait été étouffé par l’Église, institution d’hommes, au profit d’un patriarcat dont la violence et la guerre seraient les conséquences naturelles. C’est oublier la place éminente accordée par les catholiques aux femmes, de Marie et Marie-Madeleine à la bienheureuse Mère Teresa, en passant par Sainte Thérèse d’Avila et Sainte Thérèse de Lisieux, docteurs de l’Église. C’est oublier également que Jésus est très souvent présenté comme le Prince de la Paix par la hiérarchie catholique.
Mais c’est surtout faire un aveu extraordinaire : le monde d’aujourd’hui, désenchanté parce que déchristianisé, ne serait pas viable sans vie spirituelle. Pour combler le vide oppressant de nos sociétés matérialistes, mais détestant l’exigence de la Vérité chrétienne, Dan Brown a donc recours à un culte païen, ancestral même. Cette régression théologique, ce retour volontaire à des croyances primaires donnerait presque raison à Marx, pour qui la religion était l’opium du peuple. Et, par le jeu des contrastes, elle fait apparaître l’éternelle actualité du christianisme. C’est finalement le mérite caché du Da Vinci Code.
Bien joué, Mr. Brown !
Notes :
(1) : Voir notamment les dossiers du Figaro, de Famille chrétienne ou encore le site suivant.
(2) : Je ne peux m’empêcher, tout de même, de faire deux remarques. Si les apôtres et, aujourd’hui, l’Église, avaient été si machistes, pourquoi auraient-ils accordé une place aussi éminente à Marie, mère du Sauveur, «élevée corps et âme à la gloire du ciel et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers» (Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, 59) ? Par ailleurs, le concile de Nicée avait pour objet de condamner l’hérésie arienne qui, tout en reconnaissant la divinité du Christ, prétendait que Jésus n’était pas de même nature que le Père. Le vote des évêques rétablissant la vérité de la foi ne fut pas obtenu à une courte majorité, comme l’affirme le livre, mais à la quasi-unanimité. Naturellement, la subtilité de ces débats théologiques échappe à la grossièreté du traitement médiatique réservé au Da Vinci Code.
(3) : C’est ce que confesse Pierre à Césarée de Philippe : «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant» (Mt 16, 16).
(4) : Cf. l’excellent ouvrage d’Yves Sémen, La sexualité selon Jean-Paul II (Presses de la Renaissance, 2004).
(5) : C’est ce qu’expriment, entre autres, les paroles d’Élisabeth à Marie lors de la Visitation, reprises ensuite dans la prière traditionnelle de l’Ave Maria : «Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni».
(6) : Comme si la divinité était un caractère génétique qui pouvait se transmettre de génération en génération. À l’inverse, la divinité du Christ n’est pas héritée, elle résulte de son ontologie même et de sa conception par l’action mystérieuse du Saint-Esprit. De manière incidente, on comprend aussi que la Virginité de Marie, de même que l’absence de paternité de Saint Joseph, sont des nécessités théologiques.
(7) : C’est ainsi qu’un tiers des Français et plus de quinze pour cent des Américains se déclarent désormais convaincus que Jésus avait épousé Marie-Madeleine.
(8) : Mt 4, 1-11; Mc 1, 12-13; Lc 4, 1-13. La déformation et la parodie semblent être les armes préférées du diable.
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13/06/2006
Le Mahatma Pierre-Emmanuel Dauzat
11/06/2006
Deux revues de combat : Controverses et Jibrile
Dans la dernière livraison de l'excellente revue Jibrile, j'ai beaucoup apprécié le dossier, aussi bien fouillé qu'intéressant, consacré par Frédéric Dufoing aux auteurs (nous parcourons bien des siècles en allant des doctrines épicuriennes aux avertissements prophétiques de Günther Anders) ayant sondé les principaux traits de notre modernité technicienne. Une seule fausse note, l'article expéditif, une fois de plus approximatif et pompeux (je songe à l'irrécupérable papier qu'il avait fait paraître dans un dossier du Journal de la culture consacré à Georges Bernanos) que Jacques de Guillebon a consacré à Ivan Illitch, qu'il reconnaît être un bon penseur mais qu'il stigmatise, si j'ai bien compris le ridicule de l'analyse, pour la très bonne raison qu'il... n'a pas la foi ou plutôt celle, bien sûr d'une charité excessive, d'une noble ouverture d'âme et riche à profusion de talents, qu'il plairait à notre mousquetaire excédé de lui voir endosser. Guillebon écrit ainsi que «la technique est à détruire entièrement comme idole, comme dieu pseudo-vivant. C'est-à-dire qu'elle n'est pas à réduire, mais à expulser définitivement du trône où l'humanité l'a laissé s'installer, qui est le trône de l'Unique». Merveilleux de pertinence sulpicienne et... ridicule puisque, comble de malchance, la citation par laquelle l'auteur conclut son tout petit article, signée du père Kolbe, affirme exactement le contraire : «Il n'y a finalement pas de mal à user de toutes les technologies nouvelles que le monde nous offre. Il faut simplement que, là où est la machine, là soit, plus présente encore, la prière.» Détruisons donc la technique, oui, radicalement : lançons, enfin grands dieux, le Jihad Butlérien décrit par les romanciers futuristes. Affranchissons-nous encore de toutes les barrières petitement bourgeoises que les placides exaltés décrits par Ballard dans Millenium People veulent renverser et parions alors que, très vite, des pans entiers de la civilisation retourneront aux mangroves infestées de rats d'eau. Nul doute alors, ce sera même pour moi une très douce consolation en ces temps futurs d'Apostasie, nul doute que nous croiserons, sur son embarcation légère de bambou assemblée à la diable par quelques hardis scouts au visage glabre de Torquemada de catéchèse, la main en visière sur le regard sombre fouillant les terres idolâtres, notre fier missionnaire Guillebon venu porter la Bonne Nouvelle jusqu'au plus profond des forêts redevenues subitement dangereuses et frémissantes d'ombres noires...
Publiée par les éditions de L'Éclat que je suis avec beaucoup d'attention depuis de nombreuses années à présent, voici le premier numéro d'une revue, Controverses, qui eût sans doute mérité de s'appeler Combats, tant son ton est réjouissant, je veux dire utilement polémique, tranchant avec la logorrhée saumâtre du reportage universel. Avec un dossier consacré à la théologie politique des alter-mondialistes, des têtes de Turc dont les noms bien connus sont Hardt et Negri, il y a fort à parier qu'un silence prudent, de la part des plumes timorées des salles de rédaction, ne soit observé à l'endroit de Controverses. Quoi qu'il en soit, plusieurs auteurs attaquent les fondements vermoulus de la pseudo-philosophie alter-mondialiste, par exemple rigoureusement critiquée par Shmuel Trigano (lequel dirige par ailleurs la revue) ou encore Mitchell Cohen. Mais l'article, en tous points remarquable (et surtout... relu, ce qui n'est hélas pas le cas de bien des articles de Controverses, l'exemple de ce manque de correction grammaticale la plus élémentaire étant donné par le texte de Léon Sann), est celui signé par Rapaël Lellouche, auteur d'un livre à paraître sur Emmanuel Levinas aux éditions de L'Éclat. Lellouche analyse superbement le messianisme de l'apôtre Paul, affirmant que nul ne saurait passer sous silence sa dimension profondément prophétique, ne craignant pas de voir dans l'ouvrage célèbre que lui a consacré Jacob Taubes (La Théologie politique de Paul, Seuil; Abendländische Eschatologie, lui, n'a pas encore été traduit dans notre langue) et dans celui (qui célèbre ne l'est pas moins, hélas...), rédigé par Badiou (Saint Paul, la fondation de l'universalisme, PUF), deux extrêmes de l'interprétation contemporaine du paulinisme. La lecture à laquelle l'auteur procède de l'essai de Badiou est implacable dans ses conclusions : l'intellectuel maoïste n'a à peu près rien compris à la pensée théologico-politique de l'apôtre, qu'il réduit à n'être qu'un chantre de l'universalisme, pseudo-concept devant lequel se pâment tous les pions de l'alter-pensée, qu'il faudrait, après cette lecture corrosive, renommer sous-pensée. Et Lellouche d'affirmer que l'interprétation d'Agamben (Le Temps qui reste, Rivages), sur ces questions difficiles, est tout de même d'une portée nettement supérieure à celle de Badiou, tout de même plus à l'aise, me semble-t-il, lorsqu'il s'agit de disserter sur le concept de mathème (que l'auteur oppose à l'analyse heideggérienne du poème en tant que vecteur privilégié du dévoilement de l'être, cf. L'Être et l'Événement, Seuil). C'est enfin Shmuel Trigano qui conclut ce remarquable dossier sur le retour à Paul de certains penseurs contemporains, affirmant de celui-ci qu'il pourrait : «montrer que quelque chose d'autre se trame, comme un nouvel âge de l'Europe, sortant de la modernité. Au moment où les post-modernistes décrètent la fin de l'État-nation et s'auto-hypnotisent avec le rêve (prfondément totalitaire) d'un État mondial et vertueux, multiculturel, métissé, les Juifs par leur persévérance dans l'être [...], leur identité trop forte et surtout l'État-nation d'Israël deviennent l'objet de leur exécration» (Controverses, p. 117).
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08/06/2006
Les voies du Stalker, 3 : L'Éphémère chinois
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07/06/2006
Entretien sur Léon Bloy avec Pierre Glaudes, suite
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