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23/01/2008

Journal d'une lecture, 5 : Le Tunnel de William H. Gass

Crédits photographiques : Matt Black

«Je ne percuterai pas l’abîme dans ma cave comme un tuyau mal placé, aussi profondément que je creuse, aussi alambiqué que soit mon tunnel – l’abîme n’est pas un filon aurifère, un surplus de pétrole – mais je peux faire mieux que tomber dessus : je peux devenir moi-même l’abîme.», William H. Gass, Le Tunnel (p. 209).

Rappel
Prélude : Le Tunnel d'Ernesto Sábato.
Journal d'une lecture, 1.
Journal d'une lecture, 2.
Journal d'une lecture, 3.
Journal d'une lecture, 4.
Siegfried Kracauer et la pensée de l'antichambre.

Gass.jpgJ'ai fini de lire Le Tunnel de Gass. Étrangement, cette lecture achevée, pénible à tous points de vue, véritablement interminable, m'a laissé une certaine sensation de tristesse. Le livre de Gass refermé, je perds une espèce de présence inquiétante qui, durant des mois, s'est incorporée à l'intime substance de mes jours. Si ce livre est un échec (parce qu'il n'a rien changé à ma façon de vivre, peut-être même pas à ma façon de penser, peut-être même pas encore à ma façon de lire : en somme, il n'a pas pénétré cette substance), c'est un échec monumental, qu'il convient de méditer, sur lequel, déjà, fleurissent les tiges poussives de la recherche universitaire d'outre-Atlantique : Gass cherche à retrouver l'essence des jours perdus et, malgré des centaines de pages consacrées à la menue description de l'alcoolisme de sa mère, l'irascibilité de son père, l'étrange manie de rangement de sa tante, ses propres déconvenues amoureuses, etc., de nombreux passages capables de nous émouvoir réellement même, je crois qu'il n'y parvient pas.

Échec d'un romancier qui, d'abord, est un essayiste, dont les essais, et c'est tout simplement une honte, n'ont jamais été traduits en français. L'explication que je donne peut paraître désinvolte. Elle ne l'est pas et touche au contraire la nervure centrale de l'impuissance de Gass en tant que créateur.
Pareille raison toutefois ne suffit pas et présente, de surcroît, le désavantage de ressortir au domaine de l'intime conviction qui, pour les imbéciles, est plus ou moins la même chose qu'une vanité horriblement proclamée.
Avançons quelques raisons, objectives, pour étayer cette conviction.
45cfe839774d57df370228284b17db6a.jpgÉchec donc. Peut-être, d'abord, parce que le passé, dont la réalité, aux yeux du romancier, est plus certaine que celle de la matière en apparence indestructible, est un royaume tout proche, présent, mais dont l'exploration nous est refusée par quelque interdit immémorial. Quels que soient nos efforts pour y pénétrer, nous ne pouvons le faire que grossièrement, maladroitement, timidement, nous y enfoncer de quelques pas à peine avant d'en être chassés : «Rien de ce que nous avons édifié en pierres, Herschel, pas même des cathédrales si pointues que leurs colonnes obscurcissent, pas même des vitraux si ornés que la lumière est à tout jamais brûlée par eux, n’a la forme ou la teinte que ces regards et ces voix ont dans leurs traces anciennes. Combien de fois notre histoire s’approche-t-elle d’elles avec une bougie, éclairant même faiblement le trou que le pendu laisse dans l’air, le fil du garrot dans la forme d’un sifflet ? (William H. Gass, Le Tunnel [1995] (tradduction de Christophe Claro, Le cherche midi, coll. Lot 49, 2007), p. 530). C'est l'histoire, elle-même science des vacillements (1) qui ausculte ce passé complexe, labile, que l'on ne peut retrouver une fois perdu, alors même que sa présence rayonnante frappe de dérision les êtres et les réalités qui nous entourent dans le présent. La réflexion sur la science historique est l'une des thématiques majeures de notre roman et les définitions qu'en donne Gass nombreuses et parfois contradictoires. Dans le passage suivant toutefois, elle est rapprochée de la nature même des mots : «[…] car l’histoire, je le crois, n’est pas une puissante multitude de causes dont nous supportons aujourd’hui les effets dans quelque présent imaginaire; c’est plutôt que les éléments de tout instant évanescent s’efforcent d’être pris à bord d’un véhicule plus permanent, de se nourrir de ce dont il se nourrit, prolongeant leur petite existence en s’accrochant à une plus longue, et de cette façon, quoique peut-être à leur insu, attachant ce qui sera à ce qui est encore (et jusqu’ici a survécu) un peu comme les anciens usages d’un mot sont le noyau de ce qu’il signifie aujourd’hui – parce que l’histoire d’un mot est ce qu’est ce mot, son avenir est une incrustation comme une croûte d’écorce – et tapi sous son usage actuel, le maintenant à la lumière du présent, se trouve l’Hercule de tout ce qu’il a été […]» (p. 348).
Si l'étymologie et l'histoire ont quelque point commun, c'est admettre que le passé ne pourra se dire que par la langue (2). D'où un nouvel échec.
Gass a essayé, littéralement, de tout dire... Il y est peut-être parvenu même si la description d'une seule journée d'un personnage, nous le savons au moins depuis Joyce, peut se révéler un exploit hors du commun, à vrai dire : parfaitement inhumain. Peut-être a-t-il échoué parce que sa prose n'a que trop rarement su capter l'essence de la poésie, que Gass oppose à la recherche historique : «Je ne comprenais pas alors […] que la poésie était l’intérieur de l’histoire, l’intérieur du texte, le présent vivant dans ce qui était passé, ce qui se prolongeait à travers tous les changements de temps. Quand le poète se demande où sont passées les neiges d’antan, il déplore vraiment la fonte de la congère sur laquelle il se tient, sentant le froid réclamer ses souliers trempés; la poussière qui ferma l’œil d’Hélène irrite ses paupières, trouble la vue de tous ceux qu’il aime; et la Byzance à laquelle il croit, si éloignée dans l’espace légendaire du temps passé, est bâtie dans sa tête par sa propre main à plume, afin que tous ceux qui le lisent la tiennent entre les leurs» (pp. 696-7).
2ed7ac4b40464d4a4a5a77e8f15e9529.jpgÉchec encore, peut-être surtout parce que le langage est à tout jamais séparé de la réalité, comme le rappelle ce passage se concluant par un paradoxe : «Nos récits, dis-je, en retenant mon souffle comme je peux, en tapissant ma voix d’étonnement, nos récits… nos récits… nos récits : quand ce ne sont pas des chimères absurdes ou des mensonges éhontés ou des idées aberrantes ou des ruses manipulatrices […], sont invariablement partiaux, incomplets, confus, déséquilibrés, malavisés, il leur manque l’objectivité nécessaire, le nécessaire et tendre regard, le mélange requis, la conscience admirative de cette complexité qu’est la réalité, avec ses nuances souples, ses belles proportions, ses harmonies quasi mythiques, ses incohérences, ses entrelacs, le mélange infi des contraires qui la composent, les atténuations dont elle se compose comme les briques sont faites de boue, mais aussi ses simplicités directes, ses lignes bâclées ou, encore, ses éruptions inexplicablement soudaines, les types de chaos qui créent ses causes et leurs opérations méthodiques : autrement dit, pour citer, parmi les faits, le deuxième que nous ne devrions pas perdre de vue : la réalité a les nombreuses caractéristiques de l’œuvre d’art» (p. 461).
Dès lors, tout l'effort de Gass va consister à remotiver les mots de la tribu, faire que l’œuvre d’art rejoigne la réalité autrement que d'une manière artificielle, de façon un peu ridicule je l'ai dit (par des jeux de mots, des jeux typographiques (3), etc.) ou plus sérieuse, métaphorique. Au livre sont conférées des caractéristiques quasiment magiques. C'est par exemple le but même que Kölher a assigné à son épouvantable livre duquel il affirme : «Cette étoile [juive], cette forme, est comme mon livre, mon histoire de Hitler et de ses sbires (leurs cœurs homosexuels, leurs styles hermaphrodites), et se présente de la façon dont mon ouvrage présente les tenants et les aboutissants de leur crime; car l’aspect sagement académique de mon manuscrit […], la sonorité de son titre […], sa forme sobrement documentée, ses jours entassés sur des décennies comme de la bouse dans une étable, sa puissance logique pareille à la puanteur qui en émane […], ainsi que sa noble hiérarchie d’explications, comme s’il s’agissait d’un service gouvernemental, les tables anales de statistiques, également, et le pesant appareil des références : toutes ces choses redressent les dents de la vérité; elles imposent un ordre à l’accident, trouvent une volonté dans l’histoire aussi brûlante que le phlogistique […]; ah, mon livre lance des ordres, et les événements sont disposés tels des raisins décoratifs sur un biscuit […]; il lève le vent qui le fait claquer, et bientôt toute brume est arrachée aux circonstances, la confusion s’éclipse, un champ désert se retrouve encerclé de citations comme du fil de fer barbelé; bref, de la même façon dont ce joli motif de noms ôte le dégoût d’une douzaine de dossiers, déchire quelques proclamations menaçantes, décore la mort tel un fanion sur une lance» (p. 43). Le livre devient être vivant, miroir spectral de l'infamie : «Ce livre est destiné à faire de vous une montagne. Du haut de cette montagne vous pouvez voir des juifs morts […]» (p. 100).
e1790687846c5792f879072cbb19ac39.jpgBien vite cependant, nous déchantons : le langage n'est pas la réalité, il semble même ne rien pouvoir en saisir. «Je souhaitais, écrit Gass, élever mon livre au-dessus de moi telle une arche, mais qu’y a-t-il de royal dans une roue de paon ? L’arche se glissera toujours sous moi, elle ne s’élancera jamais au-dessus de moi» (p. 245). L'histoire ne sait rien du passé, mais l'écriture, à son tour, qui n'est que langage mal ajointé à l'essence des choses, n'en sait pas beaucoup plus. En somme, d'entrée de jeu, le narrateur abandonne sa thèse pour écrire, sur le verso de ses pages, le livre que nous lisons, l'histoire de sa vie et, comme le personnage de Camus, celle de sa culpabilité. L'histoire ne peut rejoindre la vérité, c'est une évidence, mais Gass semble affirmer qu'elle est, de fait, incapable de rejoindre son simple ersatz. La littérature elle-même, tout du moins dans son genre le plus intime, la confession, est frappée de rachitisme : si l'histoire prétend ordonner les faits bruts, la littérature, qui tentera, elle, de sonder le Mal d'une façon rien de moins que résolument personnelle, s'embourbe (4). En fait, Gass paraît parfaitement conscient de sa propre impuissance, les tirades, d'un pessimisme absolu, n'étant pas rares dans Le Tunnel (5). Un âge d'or est désigné, peut-être moins ironiquement qu'il n'y paraît. Autre raison invoquée, essentielle : le langage ou plutôt, le monde de l'imprimé, aurait subi une mystérieuse consomption, à l'instar de celle qui semble avoir affecté l'énergie vitale des êtres humains (6) en raison, peut-être, d'une fuite des dieux, ceux-ci rendant caduc le contrat passé entre les mots et les choses (7) : «[…] il y avait autrefois d’authentiques érudits : Burton, Montaigne, Rabelais et autres faiseurs de listes, sir Thomas Browne et Hobbes, à l’époque où un livre n’était pas un simple signal, pareil à un panache de fumée dans un film d’Indiens ou montant d’un emballage de poulet froid à emporter recouvert de miettes, mais un corps empli de sang au sein du monde, un esprit en mouvement comme un boulet de canon» (p. 85).
Aux toutes dernières pages de notre roman, Gass évoque l'unique possibilité, à ses yeux, de combler le tunnel entre le monde et l'art de le dire ou de l'écrire : la poésie, non sans affirmer, dans le même temps, son échec. Poésie qui participe de ce jeu entre le langage et les choses, découvert par Kölher enfant alors que sa mère remplissait des grilles de mots croisés (8). Pourtant, quelle que soit la réussite, singulière, voire géniale, à laquelle de grands créateurs tels que Hölderlin (9) sont parvenus, Gass soupçonne qu'il ne s'agit là, dans le meilleur des cas, qu'une lutte désespérée avec le néant : rien ne reste donc, pas même les mots précieux qui ont paru ravir le sens et le sang des temps révolus.
Seuls demeurent les souvenirs du passé, plus vivaces, plus rafraîchissants que les gouttelettes du présent, dans leur chair précieuse débarrassée de mots, de l'enchantement premier, ce puits qu'il faut vouloir redescendre pour tenter de capter une chaleur qui a depuis des lustres déserté le ciel (10) : «Quand j’étais petit, je mentais comme un égout. Je racontais à mes rares copains que j’allais là-bas. Dans le royaume des ombres. Je leur disais que j’avais vu de vastes corridors, les nombreuses salles de grottes infinies, des étangs magiques gardés par des Merlins vêtus de fourrures de taupe et de toiles d’araignées, le torse dégoulinant de bijoux sans nul doute de pacotille, des salles pleines de doublons, et, soudain, par une ouverture aux bords irréguliers comme une déchirure dans un vêtement pourri, un nouveau soleil brillant, des prés remplis de fleurs saines, des ruisseaux couleur pastel, oh, les arpents des Éden qui sont en nous, je disais que je les avais vus, comme si je les avais espérés, comme si j’avais voulu y croire. Ne suis-je pas au moins en partie rédimé ?» (p. 706).


Notes
(1) «[…] de sorte que toute histoire honnête est une histoire du vacillement, des miroitements renvoyés par cette soi-disant épée qui représente la présence brutale de la réalité, des traces laissées par les choses se muant en choses, comme dans un alliage – du minerai en fer, du fer en acier, de l’acier en poutrelles, des poutrelles en bâtiments, et ceux-ci en gravats et ruines, sites d’enfouissement de déchets et terrains vagues – bref, la fragilité, la délicatesse, non pas du fait, mais de son existence continuée, intacte et inchangée» (p. 462).
(2) «L’étude de l’histoire est essentiellement l’étude des symboles et des balises, des vestiges verbaux – du fumier symbolique, dirons-nous ? – et des tombes. Notre étude, messieurs, l’étude de l’histoire, est vraiment l’étude du langage. Seuls les mots parlent au-delà du présent; seuls les mots sont dotés d’une sorte de vie visuelle franche et constante. Ces voix projettent leur distance comme les constellations» (p. 293).
(3) Sur les jeux typographiques, je rappelle quelques évidences à mes lecteurs férus de modernisme littéraire et, cela va trop souvent de paire, dénués de la plus petite culture. Quelques noms et titres, bien connus tout de même : Cocteau avec son Cap de Bonne-Espérance, mais aussi, bien sûr, Apollinaire et ses trop fameux Calligrammes. Ces tentatives sont redevables au Coup de dés de Mallarmé qui n'a strictement rien inventé; rappelons ainsi que Simmias de Rhodes avait écrit une pièce de vers en forme de hache, que les lois de Solon étaient écrites par lignes alternant de droite à gauche puis de gauche à droite, semblables à la marche du laboureur (cf. Grote, Histoire grecque, tome IV) et qu'enfin, au IXe siècle , le moine Raban composait un De laudibus sanctae crucis où la croix apparaissait en vingt-huit figures desinnées dans des poèmes en hexamètres. Je ne donne ici que quelques exemples, l'histoire des expérimentations typographiques étant conséquente.
(4) «Mais cette croissance n’est qu’une simple apparence, car ces pages-ci s’insinuent entre les feuilles de mon histoire héroïque – ma courageuse réorganisation du Troisième Reich et de ce qu’il fut – et les complète par leur annulation. Mon histoire est objective, méthodique et factuelle, elle marche d’un pas martial avec le Temps, tandis que ces notes-ci sont brouillées et secrètes et encore plus sordides, toutes bruissantes qu’elles sont d’honnêtes mensonges, et elles se traînent en queue du Temps comme des putains derrière des soldats» (pp. 332-3).
(5) «Nous sommes arrivés les derniers dans le monde des vivants, et le temps que Dieu s’occupe de nous la glace glissait déjà des pôles comme sur un gâteau imparfaitement décoré (Le Tunnel, op. cit., p. 20). Et encore : «Où est l’ouest maintenant quil n’y a plus rien de nouveau, ô vieil homme stupide ?» (p. 84).
(6) «[…] et je n’imagine pas un seul personnage dans toute l’histoire digne de ce nom marchant les yeux baissés comme vous le faites vous autres mes étudiants – non – il regardait devant lui et derrière; il ne laissait pas le vain présent, telle une boîte recouverte de mouchoirs en papier, lui faire croire qu’il s’agissait d’autre chose que d’un ruban enguirlandé ou d’un autocollant de Noël sur le temps...» (p. 595). Encore : Était-ce une plaie que nous avions ramenée de la guerre, un bras qu’on nous avait violemment tranché, un spectacle pour gogos sur la place du village, le plus infime mémorial ? Nous sommes de vieux événements manchots que les jours ont fini par dessécher, par faire s’évaporer» (p. 295).
(7) «Immortels, regardez-nous un peu ! Quelle époque ! quelles morales ! Des cieux vides, des aigles de plâtre, des isages télévisés et leurs mensonges criants sont désormais nos maîtres. Regardez-nous donc et riez tout votre soûl… au moins pendant que nous sommes encore là pour vous distraire» (p. 176).
(8) «Je pense que la première fois où je vis ma mère faire ces mots croisés, je crus que les mots devaient être reliés à un niveau plus profond que leur orthographe : je croyais qu’il y avait un message et qu’en luttant avec les indices on pouvait le délivrer […]» (p. 681).
(9) «Mon héros [Hölderlin]. Où sont vos oiseaux ? où sont les miens ? Les caractères sont sur la page, mais les sens ? et les choses qui leur correspondent ? Sont ? oh, ils sont, mais où ? Énigmes anciennes qui refusent de disparaître ; énigmes simples qui refusent leurs solutions» (p. 509).
(10) «La colonne de Trajan est un tunnel massif qui s’enfonce dans le ciel en tournant, tandis que ma colonne à moi sera faite d’air et ira dans l’autre direction; elle célébrera la défaite, non la victoire, car si nos héros ont des pieds d’argile, nous pouvons croire nos méchants» (p. 177).