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05/10/2013

Utøya de Laurent Obertone

utoya 2.jpg

Photographie (détail) de Juan Asensio.

P1070870.JPG





obertone.jpgÀ propos de Laurent Obertone, Utøya (Éditions Ring, 2013).
LRSP (livre reçu en service de presse).

Il n'y a guère de différence, quant au fond, entre le premier ouvrage de Laurent Obertone, La France Orange mécanique, et le second, un récit consacré au massacre méticuleusement planifié de 77 personnes perpétré par Anders Breivik sur l'île d'Utøya le 22 juillet 2011, si ce n'est, souci de la forme plutôt que du fond justement, la prétention du style.
Je pourrais donc me contenter de reproduire, quasiment in extenso, ma critique du précédent ouvrage de l'auteur (1), s'il n'y avait, dans Utøya, cette prétention nouvelle de l'auteur, se prétendre écrivain, aspirer à la littérature et non plus au journalisme, véritable marotte de la rentrée dite littéraire à en croire justement les cancres journalistiques, et qui semble pourtant avoir été oubliée de tous ou presque, et d'abord des écrivains présumés, Yannick Haenel, Philippe Vasset, Ono-Dit-Biot que je suis en train de lire, tant d'autres bien sûr.
Cette prétention de l'écriture, le souci du beau style, de la phrase ample qui vous perd mais vous hante, de l'ellipse qui vous foudroie, est un péché véniel, car nous nous doutons qu'il faut au moins le génie de Faulkner pour rentrer dans l'esprit d'un idiot ou bien, à tout le moins, le talent corrosif d'un Jim Thompson, celui, ténébreux, d'un James Ellroy, celui, halluciné, d'un David Peace, voire, enfin, le savoir-faire après tout honnête d'un Marc Dugain dans sa récente Avenue des Géants, pour prétendre parler à la place d'un meurtrier parfaitement conscient de ses actes et, selon l'avis des experts qui l'ont jaugé sous toutes les coutures durant son procès, très intelligent.
Laurent Obertone, au cas où quelque doute existerait sur ce point puisque l'auteur n'a de cesse de prétendre que son œuvre est littéraire, n'est pas William Faulkner, ni même Truman Capote comme l'affirment quelques journalistes sans la moindre culture littéraire de L'Express ou de Metro, et se hisse bien davantage, quoique assez facilement, à la hauteur d'un story teller, la définition de ce terme conservant une ambiguïté appréciable (2).
Le récit de Laurent Obertone se lit vite, très vite même (tout de même moins vite que l'inutile préface de Stéphane Bourgoin qui brode quelques lignes banales sur les tueurs en série, sans jamais évoquer le texte d'Obertone), malgré les plus de 400 pages qui le composent, tout simplement parce que son écriture est efficace, n'est qu'efficace, la presque totalité des phrases étant très courtes, pas seulement d'ailleurs dans les premiers chapitres décrivant le massacre proprement dit et où ce type de phrase colle bien à la description des meurtres du tueur, mais aussi dans le reste de notre livre, où, souvent, il donne une impression d'amateur pressé : «Une douleur comme une brûlure, se propageant dans tout mon crâne. J'y ai passé ma main, j'ai vu mon sang. Ce coup a tout déclenché. Je me suis dit qu'un nez cassé ce n'était rien du tout. J'ai oublié mon manche à balai et je me suis jeté dans la mêlée» (p. 298). La description de l'action vite écrite (cela se défend), et celle de la pensée ou de la théorisation, tout aussi vite écrite (cela se défend moins), c'est tout un, sous la plume obertonienne, qui est strictement efficace, plus efficace en tout cas que l'est celle d'un des cancres des Inrockuptibles, David Doucet qui, dans le style eunuque pitoyable propre à cette presse pour demi-mondaine de salle de rédaction ou de maison d'édition (souvent les mêmes), ouais, ouais, n'a pas peur de reprocher à Laurent Obertone son manque de style. Le mauvais journaliste est un crétin doublé d'un cancre, qui n'hésite pas à attirer l'attention du badaud sur sa crétinerie : cette constance séculaire, partout vérifiable, du Mondes des Livres jusqu'à la Gazette dominicale de la prose périgourdine en passant par Transfuge ou Le Nouvel Observateur, n'est peut-être étonnante que pour moi. Elle l'est toutefois pour Obertone aussi, qui ma foi a parfaitement raison de moquer la stupidité et l'inculture crasse de ses pseudos contradicteurs.
Il est d'ailleurs étonnant de constater que l'écriture de l'auteur, écriture que nous dirons, à tout le moins, n'être que publicitaire, c'est-à-dire devant séduire le plus de monde, est très vite lassante, elle qui se propose tout au contraire de tenir en haleine le lecteur, de lui gommer toute aspérité logique de compréhension, au cas où le discours de l'auteur ne serait pas suffisamment clair, de le séduire en faisant se succéder les phrases sans jamais véritablement les enchaîner logiquement, encore moins subtilement. Laurent Obertone aligne des mots avec la même régularité d'amateur entraîné qu'Anders Breivik aligne les cadavres sur l'île d'Utøya, et il faut décidément être un crétin embrumé dont l'esprit secrète des hectolitres de graisse idéologique pour trouver au récit d'Obertone autre chose que sa qualité la plus évidente : l'efficacité qui, probablement, s'accroîtra à mesure que l'auteur écrira des livres, comme l'efficacité de Breivik s'est accrue une fois son premier meurtre accompli. Espérons en tout cas que Laurent Obertone parviendra quelque peu à étoffer ses phrases, le métier venant, ce qui nous évitera d'avoir à lire ce genre de tirade digne d'illustrer une quelconque bande-dessinée : «Une boucherie. L'odeur de poudre pique le nez, agresse les neurones, fait tourner l'esprit. Et tout ce sang... C'est indescriptible. C'est de la folie, c'est une blague» (p. 63), ou encore, cette fois lorgnant vers le plus mauvais Dantec : «Vie. Cerveau. Stimuli-nerfs-tendon-muscles-doigt-détente-percuteur-poudre-détonation-balle-canon-air-crâne» (p. 69). Gageons aussi qu'un bon relecteur barrera les quelque part (cf. p. 63 ou 158) et les quoique mis en lieu et place des quoi que (cf. pp. 346 et 404) qui agrémentent de vilains grumeaux un texte pourtant impeccablement lisse, strictement efficace, mais sans la moindre grâce.
L'efficacité (clinique puisque Obertone a décidément la manie des chiffres dans ses livres, comme si la nullité du style pouvait être utilement balancée par le sérieux de la documentation. Nous saurons ainsi, à la balle près, le nombre de projectiles qui se sont logés dans les corps des dizaines de femmes et d'hommes que Breivik a tués), l'efficacité publicitaire à quoi se résume l'écriture de Laurent Obertone est sans doute une belle chose dans une société strictement consumériste, donc désireuse de se vendre et d'être achetée le plus rapidement possible. Avouons même que l'avant-dernier chapitre du livre, qui mêle adroitement plusieurs types de récits tout en décrivant les heures qui ont précédé l'arrivée du tueur sur l'île, se lit d'une traite, efficacement en somme. Pourtant, nous ne devons pas oublier que cette efficacité est censée servir une idée ou une thèse, fût-elle tout juste digne de ne pas encombrer le cerveau d'un moineau.
Laurent Obertone fait de son personnage le porte-parole d'une seule idée efficace, simple, simpliste même, déclinée de bien des façons mais qui est ici assez commodément résumée pour que nous l'évoquions très rapidement : «[...] la seule chose qu'adorent les marxistes, c'est l'égalité, c'est ce gigantesque État méprisable et tyrannique de bonté, cet ignoble ver luisant bouffi de bon sentiments, qui se goinfre de l'impôt des riches et des intelligents et qui chie des aides sur les pauvres et les cons, jusqu'à tuer les uns et crever des autres. Cette marée ne pense pas. Eux tous n'ont pas d'âme, leur âme, c'est celle de la foule. Ils sont l'État, la Bête, la Légion» (p. 167). C'est donc, aux yeux de Laurent... restons prudents, aux yeux de Breivik (3) tel qu'Obertone l'imagine, c'est cette utopie meurtrière de l'égalitarisme acharné mâtiné de thèses multiculturalistes voulant la fin de l'homme blanc qui a ouvert les vannes à une immigration désormais incontrôlable, c'est-à-dire à la ruine assurée de la Norvège et, plus largement, de l'Occident.
Assez peu curieusement nous devons le constater, l'idée que développe Obertone par le biais de son assassin monomaniaque est exactement la même que celle de Richard Millet (et, à peu de choses près, de Renaud Camus (4)), qui écrivait, dans un livre beaucoup plus prétentieux que celui de Laurent Obertone : «On peut donc dire que Breivik est un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l'immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d'années, et dont l'avènement avait été préparé de longue date par la sous-culture de masse américaine, conséquence ultime du plan Marshall : du plan Marshall à la toute-puissance d'un Marché mondialisé, on peut suivre le mouvement par lequel l'Europe s'est déhistoricisée sur le plan économique, culturel et sans doute ethnique. Je ne cherche pas à faire de la socio-psychologie politique; je ne suis pas un «expert», et nullement proche de Breivik dont, je le répète, je condamne les actes; je constate que la dérive de Breivik s'inscrit dans la grande perte d'innocence et d'espoir caractérisant l'Occident, et qui sont les autres noms de la ruine de la valeur et du sens» (5).
Il importerait sans doute d'explorer plus avant cette thèse, dont les derniers ressorts convoquent un destin eschatologique de la nation occidentale, lequel me semble, sauf erreur de ma part, être parfaitement absent des préoccupations d'un Richard Millet, d'un Renaud Camus et, a fortiori, puisqu'il a infiniment moins écrit que le châtelain de Plieux, d'un Laurent Obertone. Malheureusement, ni Richard Millet, faux infréquentable ayant trôné des années durant chez Gallimard et inondé presque toutes les collections de cette maison de ses livres, guerrier de salon (ses combats au Liban sont au moins aussi fantasmatiques que les assauts de Don Quichotte contre ses ennemis) et essayiste de plus en plus nul, ni Laurent Obertone qui, quoique plus jeune et beaucoup moins prétentieux que ses aînés, semble promis lui aussi à une belle carrière, n'y parviennent, faute de style. Un meurtre est tout, comme le montre l'ouverture de La Condition humaine de Malraux, un meurtre, un seul meurtre est tout, tout autant que 77 ou 10 000. Or, qui n'est pas parvenu à nous faire ressentir un frisson d'horreur sacrée en décrivant un seul meurtre, comme celui d'une usurière par un étudiant fauché ou d'un homme par un autre, ne parviendra jamais à nous émouvoir en en décrivant 76 autres ou 9 999 autres.
J'ai parlé, plus haut, de cerveau de moineau mais je crains de m'être assez lourdement trompé car, en fait d'animaux, nous ne trouvons, dans le récit éminemment pavlovien de Laurent Obertone dont j'avais à ce titre souligné les étranges obsessions zoophiles (au sens strictement étymologique de ce terme) apparaissant dans son premier livre, que des fourmis, des rats-taupes nus et aussi un reptile (cf. pp. 38, 39, 69, 73, 74, 88, 125, 403), qui n'est autre que le cerveau primitif et instinctif du tueur, «l'animal» réveillé par l'adrénaline (p. 38), l'auteur s'autorisant même un très subtil clin d’œil à l'attention du lecteur distrait lorsqu'il souligne un terme censé nous révéler son génie de la métaphore filée : «Le reptile marche sur le chemin de graviers qui serpente au sommet de la colline, à l'ombre des résineux» (p. 39).
Pour ne rien vous cacher, j'ai dû faire un grand effort de bonne volonté pour ne pas refermer immédiatement le livre d'Obertone après avoir lu cette phrase, tout en me souvenant de ce que j'avais écrit à ce propos dans ma critique de La France Orange mécanique, qui vaut donc pour notre récit : «Ces considérations hautement philosophiques sur la nature darwinienne et lorenzienne de l'homme depuis qu'il s'est séparé de son très lointain ancêtre bonobesque (pour revenir à celui-ci dans bien des cas, dirait l'auteur, amateur de métaphores animalières), bien d'autres propos encore qui forment le soubassement pour le moins friable sur lequel s'appuie la multitude d'exemples et de chiffres donnés par Laurent Obertone, sont très instructifs, puisqu'ils nous font soupçonner, derrière le stuc d'un nietzschéisme de bazar et, bien davantage encore, mais surtout plus grave, d'un spencérisme bon teint, un mur de froideur inattaquable sur lequel la plus humble radicelle de vertu et, surtout, réflexion chrétienne, aurait encore du mal à trouver prise.»
Nietzschéisme de bazar qui est pesante apologie du surhomme (cf. p. 135 ou encore p. 141), spencérisme (6) bon teint... Avouons que je ne m'étais pas trompé et que le second ouvrage de Laurent Obertone tire sur cette fort maigre ficelle idéologique (Utøya, ou le récit idéologique par excellence) jusqu'à dépouiller de son paletot loqueteux la puante dépouille d'un darwinisme social assez vulgairement exposé, comme le montrent amplement de nombreux passages du troisième chapitre, intitulé La stratégie du rat-taupe nu qui commence ainsi : «La peur est une manifestation purement biologique, animale. Nous luttons pour notre survie parce que notre organisme est programmé pour ça. Nos gènes nous ont été transmis pour leur capacité à survivre. [...] Nos gènes ne sont pas le produit du hasard, ce sont des gènes gagnants, qui présentent des caractéristiques gagnantes» (p. 97), se poursuit par : «La morale, c'est celle des gènes. Survivre, protéger les siens, s'imposer, trouver et séduire le partenaire, transmettre la vie, prendre soin des enfants... Tout s'articule autour de l'égoïsme de nos gènes» (p. 98) et «Avoir le pouvoir, c'est être mieux adapté. C'est s'imposer. C'est donc assurer sa survie dans les meilleures conditions» (p. 99), et se conclut par l'application de cette pseudo-théorie scientifique à la société tout entière : «C'est comme ça que nous avons dominé le monde entier. C'est comme ça que les gènes des plus forts, puis des plus intelligents se sont répandus. L'organisation eusociale [celle des rats-taupes nus (7)], c'est le nationalisme, une compétition entre États-nations, ce que nous avons fait de mieux» (p. 101), Anders Breivik se proposant donc, de la plus radicale des façons, de relancer la «compétition pour la vie» (p. 103) en ayant décidé, comme un rat-taupe incapable de (ou dans son cas, désireux de ne pas) se reproduire, de se «sacrifier pour la colonie», son action permettant «à d'autres nordiques, les reproducteurs, de transmettre leur génome dans de bonnes conditions, à l'abri des envahisseurs venus de galeries orientales» (p. 112), afin que sa nation ne se mobilise plus «pour interdire à ses enfants d'avoir peur de l'envahisseur» (p. 113).
Un second thème, comme inscrit en filigrane du premier, structure le texte de Laurent Obertone, je veux parler de la différence entre la réalité, celle dans laquelle Anders Breivik vit et rappelle, au moment de les faire détaler comme des lapins, ceux qu'il va tuer, par opposition avec le doux refuge idéologique que les militants travaillistes haïs se sont construit : «L'espèce humaine est théoriquement «généraliste». Nous savons courir, sauter, nager, grimper, ruser, nous battre, nous cacher... question adaptation, nous sommes plus polyvalents que n'importe quelle autre espèce. Je pensais les réveiller, les faire courir, les faire se jeter à l'eau massivement, leur rendre des réflexes, de l'instinct, de la vie. Les plus atteints sont incapables de mettre un pied devant l'autre. Depuis combien de temps n'ont-ils pas eu peur ? Votre morale a mangé votre cœur et votre âme, je vous rends la peur que vous avez désapprise, je vous rends quelque chose d'humain, une sorte d'éclair rédempteur avant la mort. Vous avez vécu en zombie, vous mourez humain» (pp. 72-3). Laurent Obertone ne cesse de revenir à cette idée simpliste, illustrée de façon tout aussi simpliste, écrivant ainsi que pour ramener à la réalité les femmes et les hommes qui le jugent, «il n'y a que des balles» (p. 161) ou encore faisant dire à son personnage qu'il a «redonné du sens à la réalité. Pour des travaillistes, rien de plus angoissant» (p. 166).
Cette thématique aurait pu donner lieu à de beaux développements sur la difficulté de passer à l'acte, voire, tout simplement, sur la fragilité des apparences mais, si Obertone n'est pas Faulkner lorsqu'il s'enfonce dans les méandres d'un cerveau (8), fût-il reptilien comme celui de Breivik, il est encore moins Shakespeare évoquant les terribles hésitations de Macbeth, où se niche une espèce d'horreur ontologique entre le cauchemar entrevu et sa réalisation : «Ma préparation a été efficace. Je ne sais pas si un non-initié peut mesurer le fossé qui sépare la planification du passage à l'acte. Il faut être fort pour le combler, pour réaliser exactement ce que l'on veut réaliser» (p. 135). N'accablons pas Laurent Obertone sous le poids de références trop prestigieuses : après tout, il n'a jamais prétendu écrire un chef-d’œuvre et l'efficacité de son récit pourrait être enviée par bien des écrivants qui, à sa différence, sont acclamés par une critique littéraire journalistique dévorée par les petits arrangements et la crasse de la plus évidente inculture littéraire.
Reconnaissons aussi au texte d'Obertone une inflexion, très nettement perceptible dans son septième chapitre intitulé, d'ailleurs bellement, La force de marée d'un homme. En effet, le fait de présenter Breivik comme un homme qui, à la différence de ses congénères, est passé à l'acte, devenu «loup solitaire d'extrême droite» (p. 185), puisque une «tonne d'explosifs et un millier de balles, voilà la différence entre [lui] et [eux]» (p. 175), semble acculer Laurent Obertone dans ses retranchements. Très vite, les explications psychiatriques et psychologiques, assez sobrement relayées par le truchement de récits de spécialistes prenant la parole, cèdent la place devant une analyse un peu plus sophistiquée qui ose, pour la première fois, mettre une majuscule au terme Mal.
Certes, le récit de l'auteur n'en continue pas moins d'être pollué par de vagues et inutiles considérations sur les théories de l'évolution (cf. pp. 199), l'instinct dominé par la peur (cf. p. 202), l'ordre naturel (cf. p. 219) qui reprendra un jour à n'en pas douter ses droits sur la vaste mystification mise en place par les communistes (cf. p. 207), les socialistes qui se nourrissent de la misère (cf. p. 214) ou bien encore de prétendues différences biologiques en fonction des orientations politiques, un homme de droite ne pouvant ainsi qu'être «favorable à la sélection naturelle» (p. 245) et de longues pages, assez inutiles, sur la préparation qu'ont exigé les meurtres de Breivik.
Il est néanmoins frappant de constater que la mention de l'hypothèse du mal radical s'accompagne d'une série de belles images et métaphores qui toutes évoquent le serviteur du mal comme étant un homme doué d'une densité particulière, possédant, comme un astre quelconque, une «force de marée» qui ne peut que contrebalancer l'indifférence ontologique voire purement physique de particules aussi fugaces que les neutrinos (cf. p. 232, ces images seront reprises au douzième et dernier chapitre).
En somme, celui qui accomplit une telle tuerie ne peut qu'attirer à lui, comme un de ces astres ultra-massifs que les astrophysiciens surnommaient naguère des astres occlus ou, à présent, des trous noirs, des femmes et des hommes de masse beaucoup moins forte qui seront capturés dans le disque d'accrétion du meurtrier : «Tout mon procès tourne autour de ma personne» (p. 233), cette image somme toute banale, devenue quasiment catachrèse dans l'usage courant, pouvant évoquer cette réalité du Mal comme astre effondré sur lui-même (9).
Finalement, Anders Breivik est bel et bien l'homme qui s'est inventé une morale parfaitement autistique, ne tenant compte ni du Bien ni du Mal : «La morale moderne est une entrave cornaquant toute intelligence» (p. 241), le meurtrier ayant réussi à échapper au système mis en place par les socialistes, travaillistes et les communistes (cf. p. 269), l'un des spécialistes appelés à se prononcer sur le cas du tueur admettant qu'une «fracture très claire nous sépare de Breivik, et qu'elle est morale bien plus que médicale» (p. 273).
Hélas, cette évidence est très vites noyée, de nouveau, par des considérations inutiles sinon vaseuses sur les différences biologiques entre femmes et hommes (cf. pp. 279 et sq.), la nécessaire expulsion des musulmans hors d'une Europe qu'ils conquièrent de plus en plus vite (cf. 305), de nouveau la différence entre la cruelle réalité et l'utopie doucereuse que symbolise l'utopique Utøya (cf. p. 313) et de beaux crachats de haine sur les travaillistes, dans lesquels nous croyons déchiffrer la haine d'un auteur, Laurent Obertone plutôt que Breivik, qui aurait oublié que la méchanceté se doit d'être drôle, comme Philippe Muray le savait bien et, surtout, se draper dans un style impeccable, y compris même si le constat est juste : «Chacun se fait voir comme il peut. Hip hop, guitare, tam-tam, jongleries, performances, ateliers, art de rue... Coiffure décoiffée, style démodé à la mode. Fringues criardes et pendantes, look relâché tendance, allure débraillée sympa. Casquettes, petits chapeaux, grosses lunettes, froc aux genoux. Faut avoir l'air de se réveiller. Surtout pas viril, sensible. Surtout pas d'air sérieux sur les photos, déconne totale. Graffitis, tatouages, piercings. Capotes, pilules, drogue. On cuit les saucisses torse-nu. On mange équitable. On est engagé, concerné. Citoyen. On a des toilettes sèches. On picole du cocktail à 1°, on discute après le couvre-feu, on s'essaie à la cigarette améliorée. On est des dingues. Antiracisme, keffiehs, tresses africaines, Guevara attitude. Musique militante, grosse ambiance dans la bergerie. Concerts punks, chansons pacifistes de ménopausées ringardes» (p. 309).
Les dernières pages du livre sont étonnantes, si nous les mettons en rapport, bien sûr, avec celles qui les ont précédées, qui s'ouvrent par le récit d'un des policiers débarqués sur l'île (cf. p. 363 et sq.), qui nous présentent le tueur par le biais d'un narrateur externe, alors que ce même tueur, de nouveau, s'exprime à la première personne du singulier, puis qui concluent le propos de l'auteur par l'exposition de ses doutes, de l'avenir de sa mission. C'est d'ailleurs peut-être ce mélange qui eût dû être privilégié pour l'ensemble du livre, puisqu'il accentue le dynamisme du récit et nous donne l'impression, enfin, d'une certaine maîtrise stylistique, malgré beaucoup de facilités (10), une fois encore, comme l'île d'Utøya comparée à une putain (cf. pp. 387 et 392), Breivik qui, juste avant de passer à l'action, se demande s'il est comme Léonidas aux Thermopyles (cf. p. 387), l'habituelle marotte de l'explication par les gènes (cf. p. 408), quelques métaphores peu convaincantes (comme celle du Titanic, cf. p. 411) ou bien enfin quelque rime involontaire, donc drôle : «Je suis d'ailleurs, de ma campagne et de mon cerveau, de leurs cauchemars et de leurs caveaux» (p. 408).

Notes
(1) Dont voici la conclusion, qui convient de façon idoine pour le récit de Laurent Obertone : «En un mot, Laurent Obertone a écrit un livre très documenté quoique profondément superficiel, dont les chiffres en provenance de plusieurs sources ne sont jamais comparés les uns aux autres, un compendium brouillon qui n'impressionnera que les esprits brouillons qui, par avance, sont impressionnables, un catalogue de faits divers cahin-caha reliés par une écriture banalement plate en dépit même de quelques saillies et pointes d'humour, où le seul mot important, le Mal je l'ai dit, n'est jamais écrit, qui eût pourtant donné un peu de hauteur (ou plutôt de profondeur) à cette enquête à ras de caniveau ou de front journalistique, c'est tout un.» Il est de fait assez troublant de constater que Laurent Obertone semble s'être précautionneusement tenu à l'écart du trou noir qu'est Breivik, comme s'il avait eu justement peur de tomber dans ce dernier, selon une image utilisée par l'auteur. Comme s'il avait eu peur de tomber dans le Mal, de crainte de ne pouvoir en sortir, et s'était contenté de tourner indéfiniment dans le disque d'accrétion du monstre.
(2) «One who tells or writes stories», «One who relates anecdotes» ou encore «One who tells lies». Je n'ai aucun mépris pour ce type de production, à condition que nul ne prétende la faire passer pour de la littérature. Après tout, Laurent Obertone ne démérite pas, d'un strict point de vue littéraire, son écriture étant même supérieure à celle de bien des gloires de cette rentrée dite littéraire, comme le très fumeux Yannik Haenel, pourtant fort apprécié des journalistes, surtout s'ils sont mauvais voire nuls, comme la bande de scribouilleurs d'obédience sollersienne de Transfuge.
(3) Bref, aux yeux de Laurent Breivik, qui écrivait dans La France Orange mécanique (p. 94) que, de nos jours et en Occident, c'est bel et «l'idéal égalitaire, progressiste, socialiste, ses droits de l'Homme, sa démocratie, sa république, son pacifisme, son humanisme, son humanitarisme, son aide aux personnes, sa compréhension, son ouverture à l'autre, sa tolérance» qui excusent, dans l'esprit de nos dirigeants et de l'élite médiatique française, les violences des pires voyous. Voyons encore ce passage (pp. 332 et sq.) de La France Orange mécanique : «La faute à qui ? Il faut être clair et ne pas se tromper de cible : la responsabilité de la situation incombe uniquement à la politique de Français autochtones, de gauche comme de droite, coupables d'avoir favorisé une immigration de peuplement coupée des réalités économiques et sociales, coupables de n'avoir su prévoir, organiser, gérer et combattre une insécurité qui n'existait pas dans les années cinquante, et qui n'a jamais été sérieusement combattue depuis son apparition».
(4) Renaud Camus écrit ainsi dans un de ses plus récents entretiens publiés sur la Toile : «Cet état de société, c’est celui qu’ont créé le multiculturalisme, le mélange ethnique, la conquête coloniale en cours, la Grande Déculturation, l’enseignement de l’oubli, l’industrie de l’hébétude. Il faut dire NON à tout cela et tâcher de revenir en arrière, de rebâtir un État; non pas se résigner à ce quelque chose de bien plus archaïque encore et de monstrueux que nous voyons naître sous nos yeux, la guerre de tous contre tous (mais surtout des conquérants contre les indigènes), la nocence généralisée, le réensauvagement de l’espèce, revenue en deçà du pacte social». Laurent Obertone fait de Breivik un camusien et un lecteur de Philippe Muray accompli : «Il n'y a pas d'épuration, de génocide, de poteaux, de gibets, de camps, de fusillés, de concentrés, de déportés, de gazés, d'affamés. Il y a un Mélange à sens unique qu'on s'efforce de rendre festif. Il y a une mathématique démographique. Le sablier d'un désordre racial, déjà bien entamé (p. 406).
(5) Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012), pp. 108-9.
(6) J'écrivais dans ma précédente note : «Rappelons qu'Herbert Spencer fut le père du darwinisme social, puisqu'il appliqua la théorie évolutionniste de Darwin au champ de la société qu'il analysait comme un organisme vivant, les individus les plus faibles étant supplantés par les plus forts, donc, pour reprendre la distinction établie par Laurent Obertone, les sur-socialisés par les sous-soucialisés, les hommes par les bêtes.» Curieusement, la métaphore obertonienne semble s'être, dans notre récit, inversée, puisque c'est bel et bien Anders Breivik qui est décrit comme un animal parvenu à dépasser les limites de l'esprit (cf. p. 64 rappelant les douces brebis communistes à la réalité de leur mort.
Nous pouvons donc je crois affirmer que l'inversion même de la polarité de la métaphore animale est une assez bonne du fait que c'est bel et bien Obertone qui parle, et non Breivik. Pour le dire plus clairement : ce sont bel et bien les animaux qui fascinent l'auteur, qu'il s'agisse des fauves des quartiers décrits dans son premier livre ou du loup solitaire évoqué dans le second.
(7) Une analyse comparée entre le texte où Laurent Obertone évoque l'exemple du rat-taupe nu (cf. pp. 100, 111 et 112) et l'article que Wikipédia consacre à cet étrange mammifère est fort instructive.
(8) Car enfin, la seule complexité technique du récit de l'auteur tient à l'exposition purement médicale des lésions provoquées par les balles de Breivik sur les corps de celles et ceux qu'il a massacré (utilisant le même procédé, l'auteur de 2666 accédait, lui, à la littérature, sans doute parce qu'il était un écrivain) ainsi que par de brèves intrusions narratives où ce sont certains témoins ayant échappé à la tuerie ainsi que des experts qui évoquent leur expérience ou leur avis sur le tueur.
(9) J'ai tenté, dans Maudit soit Andreas Werckmeister !, de développer longuement la métaphore du trou noir en l'appliquant à la littérature. Cette image sera de nouveau évoquée p. 422.
(10) Tenant sans doute au fait que Laurent Obertone a voulu tout dire, résumer les thématiques de son livre, dans ce dernier chapitre. Un livre n'est pas une rédaction. C'est dommage, parce que cet ultime chapitre, qui nous montre un Breivik pétri de doutes, a quelque chose de dickien dans sa façon de s'interroger sur la réalité à toutes forces construite par les travaillistes norvégiens et leurs alliés. Du reste, la thématique de la confusion entre plusieurs ordres de la réalité est à peine esquissée, d'un point de vue métaphysique, par Laurent Obertone, qui se contente d'opposer la réalité souhaitée par les gauchistes, et celle dont Breivik se veut l'annonciateur (cf. pp. 313 et 388).