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17/01/2017

Le Monde libre d'Aude Lancelin

Photographie (détail) de l'auteur.

C2KuD94XUAAafkb.jpg large.jpgJusqu'ici nous avons gardé le silence sur le nouveau drame d'Aude Lancelin, pourrais-je paraphraser le grand Barbey d'Aurevilly en reprenant l'entame de son article du 3 décembre 1838 sur Ruy Blas. Il valait mieux se taire, en effet, et prendre son mal en patience, le temps que l'orage formidable se fracasse contre l'émail jauni du bidet médiatique parisien, puisque celui qui fut le patron de celle par qui le scandale n'est même pas arrivé, le très narcissique Jean Daniel, a ramené les hauts faits d'arme de son ancienne employée rancunière à une banale évidence qu'il n'a hélas que bien trop tardivement avouée, et de surcroît dans un article d'une platitude confondante, qui débute par un cliché aussi élimé que le style d'un étudiant du Celsa. Il n'en reste pas moins que le vieillard bientôt centenaire, caricaturé non sans justesse sous les traits de Jean Joël, a parfaitement raison de ramener la folle et risible prétention de celle qui, avoue-t-il sans fard, l'a blessé, à ce qu'elle a toujours été, et restera : l'ambition démesurée d'une idéologue de piètre talent mais de vaste entregent. Pour preuve, rappelons cette quarantaine de médiocres lécheurs professionnels qui, dans le torchon Libération essoré à la date du 25 mai 2016, signèrent une pétition scandalisée pour protester contre l'éviction de l'embaumeuse de cadavre idéologique. Jean Joël stigmatise encore la caricature de pensée d'une femme se rêvant influente alors que seul son bavardage convenu, comme les hémorroïdes dites ouvertes, est fluent, et «dont les seuls faits de plume ont finalement été quelques articles bien tournés». Jean Daniel Joël, je l'avoue, a la méchanceté bien fade, sans doute parce qu'il a été réellement blessé dans son orgueil, que nous savons colossal, et à mes yeux mérite donc parfaitement les coups de pieds que lui distribue au cul, apparemment élargi par la graisse de la satisfaction et de la prétention (cf. p. 32), son ancienne protégée, car Aude Lancelin n'a pas franchement une plume qui vous permettrait d'oublier la fadeur de celles de tous ses collègues. C'est ainsi que telle Rastignac à couettes blondes se rêve tigresse de l'insurrection, alors qu'elle est à peine petite souris de laboratoire, soumise aux expérimentations de la recherche en journalisme génétiquement ou managérialement modifié.
Toutes proportions malheureusement écartées, car le métier de journaliste est incontestablement plus défiguré par la lamproie de la petite vérole que ne l'est celui de tiers voire franche demi-mondaine, et la lecture d'un livre de journaliste plus déplaisante que celle d'un traité scientifique consignant les effets versicolores des maladies sexuellement transmissibles, j'ai été pris d'un profond dégoût à la lecture du livre sanieux d'Aude Lancelin, Le Monde libre qui, assez curieusement et faussement (mais sans doute fort prudemment, d'un point de vue juridique), se donne pour un texte romanesque dès son avertissement (1), prétend, sans rire mais en ricanant beaucoup, dissiper quelques flatulences intellectuelles, s'enferme dans un délire d'autosatisfaction revancharde et, pour le dire rapidement, gonfle jusqu'à l'éclatement une baudruche de mots vidés de leur sens. Dénonçant des mensonges pieux («le noir souci de la précarité», par exemple, «désormais repeint en expérimentation de nouvelles libertés», p. 196), le livre d'Aude Lancelin n'en forme pas moins une sorte de mensonge au carré, dans lequel les dernières forces de la pensée, en France et même à l'étranger, seraient incarnées par des penseurs inhumanistes comme Alain Badiou qui regretta, mais franchement tard, d'avoir salué la victoire des khmers rouges par un tonitruant, irresponsable et criminel Kampuchea vaincra !.
Deux thématiques principales structurent le texte d'Aude Lancelin, thématiques d'ailleurs liées l'une à l'autre, qui cachent, nous le verrons, une confession qui a pour particularité d'être une absolution administrée par l'intéressée à elle-même, tant il est évident qu'Aude Lancelin, dans son livre à vocation romanesque, ne sait camper qu'un seul personnage, mais sous des traits flatteurs, elle-même contre tous (ou presque). Se sachant coupable, quelle meilleure façon que de s'absoudre soi-même, en faisant mine de se confesser devant ses collègues, moins courageux, moins impudiques ou bien moins fondamentalement fascinés par leur petite personne que ne l'est Aude Lancelin ? Ces deux thématiques principales sont assez communes dans un brûlot : l'évocation de la décrépitude crépusculaire d'un monde (politique et intellectuel, donc, partant, tout entier ou presque journalistique) à l'agonie, et la certitude, commune à tout témoin complaisant qui se prend pour élu intraitable, que la réalité n'est en fait qu'une bulle savonneuse d'imposture, derrière laquelle se cache une vérité fort peu reluisante, mais que l'intéressé, lui, pour son malheur, a vite fait de considérer.
Le ton qu'utilise Aude Lancelin, volontiers pessimiste voire obsessionnellement noir, n'est pas pour nous déplaire dans les deux cas, puisqu'elle ne cesse de rappeler que nous vivons dans et par (du moins certains d'entre nous, vendus, n'en déplaise à notre prêtresse du culte sacrificiel de la Pureté Idéologique) «la presse d'une France au crépuscule» (p. 14) qui ne représente plus rien d'autre que la ruine d'un «âge d'or de la pensée et de la politique» (p. 16), et cela alors même qu'Aude Lancelin ne condamne pas vraiment un état politique, intellectuel et culturel que d'aucuns ont nommé d'un terme repris au vocabulaire de la psycho-pathologie, la sinistrose. Elle ne peut le condamner puisque c'est sur le cadavre de la France qu'une telle journaliste, comme tant d'autres, se nourrit et prospère, établit sa propre colonie d'animalcules : une France qui se relèverait et retrouverait sa santé, voire sa grandeur intellectuelle rendrait aussi utile la présence d'une Aude Lancelin que celle d'un de ces moucherons de pissotière qu'un seul rai de lumière dissout selon Rimbaud. Il nous semble bien au contraire qu'Aude Lancelin n'est pas complètement mal à l'aise dans cette France qui, pour se trouver belle, est obligée de se contempler dans un miroir déformant, tant la mention d'un passé pourtant proche, où, fumeux cliché, «l'astre français n'avait pas encore pâli» (p. 16), est constante (cf. p. 23) dans ce livre, jusque dans l'usage pour le moins facile qui est fait de «l'Obsolète», le titre derrière lequel se cache l'ancien employeur d'Aude Lancelin, que cette dernière décrit comme étant «l'évangile hebdomadaire de tous les intellectuels progressistes des années 70» (p. 21), un journal né sur les cendres de «la petite équipe politiquement correcte de France Observateur» (p. 24) qui, bientôt, se trouverait engluée, comme tant d'autres, dans «une même uniformité libérale et autoritaire» (p. 113) régnant désormais à droite comme à gauche.
Si la France intellectuelle, superbement radiographiée par Jules Monnerot, forcément et férocement à gauche selon l'auteur (mais attention, pas n'importe quelle gauche : celle d'Aude Lancelin, qui n'a rien à voir avec «la gauche Finkielkraut», sorte de «deuxième gauche» en train «d'achever sa mue en deuxième droite», p. 111), si cette France est morte, nous ne pouvons qu'en déduire que nous vivons dans un monde creux, une imposture tout juste comparable aux «trivialités bon teint de centre gauche» (p. 26) que l'intéressée ne peut que vomir, elle qui vomit, comme Dieu, la tiédeur. Curieusement, Aude Lancelin, pourtant toujours prompte à crucifier la cécité, coupable, de toutes celles et surtout ceux qui ont brimé son apocalyptique lucidité lorsqu'il était «difficile d'ignorer que les lumières de la fête étaient en train de s'éteindre les unes après les autres» (p. 38), ne semble même pas se rendre compte que pour elle aussi, pour elle d'abord en tant que journaliste, les dés étaient pipés. Sans doute Jules Monnerot, déjà cité, avait-il parfaitement raison d'affirmer que l'«illusion intellectuelle par excellence est l’illusion de l’intellectuel sur lui-même», même si se serait mentir comme un de ces hommes de paille qu'Aude Lancelin voue au bûcher que de prétendre que notre journaliste est une intellectuelle. Il n'est en effet point logique de claironner, à chaque ligne ou presque, que l'on décrie le mensonge de classe dont s'engraissent presque tous les autres (sauf peut-être Alain Badiou et Philippe Muray), clamer, conséquemment et à rebours des lâches, la vérité, procéder en somme au dégonflement de ces «temps d'imposture universelle» et, en disant la vérité, commettre un acte véritablement révolutionnaire selon George Orwell, tout en travaillant pour un journal sur lequel l'intéressée elle-même ne nourrit absolument aucune sorte d'illusion, et cela depuis l'origine : «il est certain que «l'Obsolète» n'était pas un lieu possible pour ce genre de révolution. L'avait-il été un jour ? C'est peu probable. On ne change pas. Des éléments, des failles de la personnalité, toujours les mêmes, font dévier toujours plus profondément un parcours, jusqu'à parfois le rendre si hideux qu'il semble en tout point dissemblable, voire même (sic) (2) contraire à ce qu'il était à l'état naissant» (p. 29).
Il est de fait assez comique de constater avec quel soin méticuleux Aude Lancelin ne manque jamais de nous rappeler sa progression au sein du journal auquel non seulement elle ne croit plus, mais, selon toute apparence, auquel elle n'a jamais cru. Progresser dans une hiérarchie n'est pas croire, fort heureusement, aux principes qui la fondent, voilà une vérité qu'Aude Lancelin aura appliqué à la lettre, elle qui n'a pourtant point tort de tancer les méthodes managériales à la mode. Ainsi : «En 2014, j'avais toutefois fini par être rappelée à «l'Obsolète» pour y être nommée numéro deux, à la stupeur de certains commissaires politiques du journal» (p. 122). Si j'étais mauvaise langue, j'oserais affirmer que toute l'histoire du putanat journalistique, qu'Aude Lancelin n'a jamais de mots assez durs, parfois drôles, pour condamner, réside dans ces quelques termes anodins, «j'avais toutefois fini par être rappelée»... Il faudrait ici la puissance d'un Balzac pour faire naître, de ce carambolage d'euphémismes, le répugnant golem des compromissions, innombrables et toutes point complètement répréhensibles ni même condamnables, mais qui, posées les unes sur les autres, amalgamées les unes aux autres comme une pâte ignoble, n'en forment pas moins une créature ayant bien des aspects mais portant toujours le même nom, l'arrivisme et, aussi, l'absence de toute éthique, pas seulement professionnelle, mais intellectuelle. D'ailleurs, lorsqu'elle ne travaille pas pour ce journal, c'est pour un autre qu'Aude Lancelin exerce ses talents d'inspectrice sourcilleuse des idées finies et même fossilisées, Marianne en l'occurrence. Las, car elle ne tardera pas, dit-elle, «à comprendre que, à peu de chose près, les mêmes pharisiens, soumis aux mêmes maîtres, chargés de veiller à peu de chose près sur les mêmes vérités, y régnaient aussi inflexiblement» (p. 135). Qu'on se le dise, il faudrait, à ce stade de putrescente assurance, qu'Aude Lancelin dirige son propre journal, qui serait composé à 95 % par les analyses jurassiques d'un Alain Badiou qui, sans mourir, est déjà momifié comme son vénéré Staline, le reste du bavardage pompier comme une parade de l'Armée rouge étant occupé par celles d'un Giorgio Agamben (point nommé, assez curieusement) ou d'un Antonio Negri. Pourtant, et voilà bien le détail qui prouve qu'Aude Lancelin est une vestale de laquelle toute souillure et corruption se tiennent éloignées comme Michel Onfray ou Bernard-Henri Lévy (nous y reviendrons) se tiennent éloignés de toute forme de pensée autre que publicitaire, donc sonnante et trébuchante, pourtant, nous assure l'intéressée, elle s'estime encore être «la part maudite» (p. 141) du système, et ce n'est pas sans une immense immodestie, sous l'apparent humour, qu'elle se qualifie aussi comme une «éternelle hérétique de «l'Obsolète» laquelle, ô surprise, au sein de ce journal essuyant les délires de flamboyance du «Narcisse de Blida» qui l'a tordu et froissé dans tous les sens pour en extraire quelques gouttes de nectar soi-mêmiste et laudateur, devient tout de même, «pour deux ans la princesse consorte, avec notamment les pleins pouvoirs dans le domaine des idées que ses fondateurs tenaient pourtant pour sacré» (p. 143).
Si Le Monde libre est bien des choses, et même la description d'une femme assez étrange pour être une espèce de révolutionnaire de salon, une millénariste acoquinée avec les pires langueurs intellectuelles et reculades grimées en inflexibles principes qui pleurnichera sans la moindre honte en osant se peindre sous les traits d'une journaliste partant à «Pôle emploi en plein sinistre de la presse» (p. 45), il est aussi le portrait d'une carriériste résolue, tout du moins d'une ambitieuse féroce, un «Young Leader» en jupons à vrai dire point tout à fait jeune, ni même prometteuse, même si tel «écrivain noctambule» n'aura pas hésité, en 2000, à vouloir la «lancer» dans «l'émission télévisée qui venait de lui être confiée» (p. 41). Pas grand-chose en somme, du vent s'acoquinant avec du vent, du vide avec du vide, mais attention, l'un à moitié plein de nocturnes ribauderies, l'autre à moitié vide de désespoir languissant, chantant les lendemains qui chantent sur une mandoline plaquée à la feuille d'or consanguine.
Pourtant, Aude Lancelin, qui comme un personnage de Philip K. Dick semble anormalement capable de détecter le plus infime grain de corruption et de décomposition au sein du régime (cf. p. 120) et même sur «le terrain idéologique français entier [qui] était en train de s'effondrer» (p. 115), pourtant, Aude Lancelin qui seule au milieu d'une cohorte d'entrelécheurs penauds mais pleins d'entrain et de lâches vendus au «capitalisme financier» pourvoyeur de petit robots d'un «usinage idéologique» (p. 47), paraît avoir détecté la «glissade vers la droite de tout le spectre intellectuel et politique», glissade «d'une profondeur inouïe» (p. 103), pourtant Aude Lancelin qui seule encore paraît être en mesure de «reconnaître la corrélation toujours niée entre le ralliement sans condition de la gauche au marché et les poussées du Front national» (pp. 92-3), pourtant Aude Lancelin écrivais-je, qui n'est décidément pas à une contradiction près pourvu qu'elle serve son ambition aussi démesurée que foncièrement sotte et vaine, semble elle aussi fort à l'aise dans «ce petit carrousel d'influence» (p. 88) qu'est son journal préféré et semble, elle aussi, ne lui en déplaise, s'être acoquinée avec «la haine de la complexité intellectuelle» (p. 49). Pour renvoyer son compliment à cette inflexible gardienne de la bonne pensée pourvu qu'elle soit franchement à gauche, Aude Lancelin semble s'être avachie elle aussi dans quelque «maestria mafieuse» (p. 54) qu'elle reproche à Bernard-Henri Lévy avec le cri sincère d'effroi de la pucelle devant l'avancée résolue et pocharde d'un Gilles de Rais de gaillarde humeur.
27634886273_b69492504f_o.jpgAprès tout, la chair, mais aussi l'esprit sont faibles n'est-ce pas, mais il y a pire que cette soif de pouvoir si admirablement commune, bien que si peu compatible avec l'antienne plusieurs fois entonnée par Aude Lancelin qui se déclare près des plus humbles (3) et qui, sans doute pour prix de cette proximité, a payé «le prix de l'irrévérence» (p. 63). Il y a pire, bien pire que ce péché véniel : il y a, au sein même du livre d'Aude Lancelin et probablement de l'intention trouble qui l'a nourri, une contradiction interne qui rend caduc le petit exercice de vengeance banale auquel la journaliste, tout de même «nommée directrice adjointe» (p. 71) d'un journal qu'elle conchie désormais, qu'elle conchiait secrètement alors qu'elle y travaillait (puisqu'il sert après tout de miroir à un «Parti socialiste en voie de putréfaction», p. 47), s'est adonnée : il y a que l'on ne peut manifester un goût pour ce que l'auteur appelle les «grands catholiques rouges» (p. 74) ou pour un penseur qui, comme Alain Badiou, s'est juré «de laver le drapeau rouge du fleuve de boue dans lequel les muscadins de l'antitotalitarisme» l'ont plongé «trente années durant» (p. 70), ce qui suppose un sens réellement miraculeux de l'abnégation, et, ô surprise, déclarer se méfier «des tables rases», et même avouer, bien tranquillement, clé de voûte de cet édifice de papier mâché : «Jamais je n'avais cru en une possible rectification définitive d'un bois humain voué à demeurer à jamais tordu» (p. 64), phrase qui nous prouve qu'Aude Lancelin a tout de même lu autre chose que les rinçures savantasses et amphigouriques d'Alain Badiou. Autant le dire à la place d'Aude Lancelin, pourtant fille d'un père qui, «seul de toute sa lignée» a obtenu le baccalauréat et qui a été «contre-révolutionnaire par attache [vendéenne] autant que par snobisme» (p. 59) : la messe est dite après cette révélation franchement peu progressiste, et même, osons le vilain mot, réactionnaire.
Si Dieu vomit les tiède, parole fameuse qu'Aude Lancelin choisit pour titre de son huitième chapitre, et si Aude Lancelin, qui n'hésite pas à se décrire à tel moment comme «une journaliste de base» (p. 52), affirme son goût pour des penseurs comme Rousseau, «dont le style et la radicalité» (p. 59) l'éblouissent, ou bien Nietzsche dont la pensée est pour elle «la plus puissante, la plus inhumainement subtile» (p. 60), s'il n'y a pratiquement pas une seule page dans son livre qui ne déplore le fait que nous avons «incontestablement dévalé quelques marches intellectuelles» (p. 56), l'auteur n'ayant de cesse de pleurer «toutes ces années en voie d'évanouissement au cours desquelles la France avait été le méridien de Greenwich de la pensée» (p. 68, où Lancelin fait référence à... la French Theory et au «folklore gauchiste de la faculté de Vincennes»), il n'en est dès lors que plus prodigieusement comique que cette journaliste n'ait pas, avant même que de travailler pour tel ou tel journal, tiré les conséquences de ce qu'elle savait, de ce qu'elle se flattait même de savoir, et qu'elle n'hésite même pas à nous exposer en toute innocence : la pourriture totale du monde journalistique français, singulièrement d'une presse à prétentions hautement intellectuelles, surtout lorsqu'elle se pique de culture littéraire et philosophique. Et, tirant ces conséquences pourtant délétères, qu'Aude Lancelin ait non seulement joué le jeu, mais se soit investie comme tant de ceux qu'elle critique, moque et insulte sans vergogne, au lieu de rejoindre l'action directe, qui est ou devrait être après tout, à ses propres yeux, la voie royale des derniers purs, est une tache non seulement intellectuelle mais morale.
Si la charge d'Aude Lancelin ne peut convaincre voire transporter de ravissement que les imbéciles au moins aussi scorbutés par la souillure journalistique qu'une putain unique livrée à l'appétit d'une centaine de pervers sexuels privés d'amusements pendant une dizaine d'année, elle ne pourra jamais ne serait-ce qu'effleurer d'un frémissement éphémère le plus modeste contradicteur qui, au nez de notre ambitieuse dont l'étendard a flotté au vent de l'irrévérence intellectuelle, lui rappellerait qu'elle n'était absolument pas dupe : «Au départ de ce métier était une blessure morale, je ne saurais le dire autrement. Celle-ci consistait à vendre ses mots pour en obtenir une reconnaissance immédiate, parfois déconcertante de facilité, mais jetable, passagère, peu consistante au total». Changez deux petits mots de cette tirade émouvante, disons «ses mots», et remplacez-les par «son corps» (ou, pour les tourmentés et ceux qui croient au diable, par «son âme»), et vous saurez que Le Monde libre d'Aude Lancelin, non seulement met en scène une femme plus torturée qu'elle n'a voulu l'admettre «par l'opprobre qui pesait sur le métier qu'[elle s'était] choisi» (p. 39), mais figure jusqu'au vertige et, surtout, jusqu'au vomissement, la situation d'une femme prétendument honnête qui, durant des années, aurait exercé pour de forts nobles motifs le plus ancien métier du monde, aurait même su qu'elle allait l'exercer, avant même de sentir l'haleine giboyeuse de son premier client, ce plus vieux métier du monde qui ne pourrait que la dégoûter, fort logiquement puis, après avoir tenté d'accéder (et y être parvenue) aux plus hautes fonctions réservées aux personnes les plus douées ou méritantes, s'aviserait de froncer ses délicates narines, et conspuerait à partir de ce moment-là par-dessus le marché celles et ceux, surtout ceux apparemment, qui lui ont accordé leur confiance pour qu'elle devienne ce qu'elle a voulu devenir : une petite soldate du journalisme sénescent qui, comble de malchance, détalera en rase campagne plutôt que d'affronter l'ennemi, cet ogre derrière lequel se cache tel grand patron au passé rose, rose Minitel. J'oublie de préciser, histoire de rendre plus répugnant ce bucolique tableau et pour filer la métaphore (4), que ladite belle de jour et même de nuit, une fois ses noces consommées, ne s'aviserait de trouver quelque chose à redire à sa banale mais prospère situation qu'au moment où une personne plus douée qu'elle, plus ambitieuse qu'elle, moins honteuse encore qu'elle si cela est possible, lui aurait fait perdre sa place ! En bon français, une telle attitude s'appelle cracher dans la soupe, et témoigner, ce faisant, d'une préoccupation plus que lointaine des personnes les plus modestes, y compris des journalistes d'égouts, puisqu'il en existe de plus haute hiérarchie, disons de caniveaux.
Nous savons donc ce qu'est Aude Lancelin et n'hésitons pas à le dire. Aude Lancelin est une journaliste au professionnalisme et à la culture philosophique et littéraire fluctuants, qui n'hésite pas une seconde à moquer (à raison) l'inénarrable baudruche médiatique Bernard-Henri Lévy (mais semble, à tort, moins sévère avec son frère jumeau gonflé à l'hélium du lieu commun, Michel Onfray), mais oublie de rappeler qu'elle-même se ridiculisa lorsqu'elle crut bon de faire la maline à propos de Claudine Tiercelin nommée comme professeur au Collège de France, comme Jacques Bouveresse ne manqua pas de le lui rappeler de façon cinglante. Aude Lancelin est une gardienne de pacotille de la langue française dont elle ne manque jamais de pointer l'inquiétante dégradation (cf. p. 146) et la dernière gardienne du temple journalistique lequel, désormais, ne s'appartient plus (cf. p. 223), qui ne cesse pourtant de rappeler qu'elle savait parfaitement à quoi elle s'exposait avant même que de gagner sa vie dans et par le journalisme (cf. pp. 212 et 223, où sont cités les exemples de textes d'Alphonse Daudet et de Maupassant). Aude Lancelin est une journaliste sans la moindre vergogne qui, non contente de camoufler sa bassesse en osant évoquer les exemples de Kraus et d'Orwell (qui, avant que d'être des journalistes, étaient de véritables écrivains, ce qu'Aude Lancelin n'est pas, cf. p. 39 !), expose sans la moindre pudeur la trajectoire d'une arriviste sans scrupules, ce qu'un de ses condisciples d'hypokhâgne ou de khâgne je ne sais plus, romancier sans beaucoup de talent, m'affirma être une vérité déjà sérieusement établie voici quelques années, sans la moindre vergogne et sans le plus petit scrupule parce qu'elle a su, et cela depuis le début, en somme comme Alain Badiou a su de toute éternité que le communisme était le plus grand espoir de libération pour l'homme, que le journalisme était un lupanar à ciel ouvert : «On ment beaucoup sur le métier de journaliste. L'un des plus honnis, et en même temps des plus enviés qui soient. Toute une nuée de ressentiments l'accompagne, pointant la servilité inhérente à ceux qui l'exercent, leur collusion odieuse avec les pouvoirs, leur façon de chasser en meute, leur inconsistance aussi. La réalité est pire encore» (p. 35). Voilà ce qu'Aude Lancelin ne craint pas d'affirmer, voilà ce que ne craint pas d'écrire le chevalier blanc improvisé et stochastique du maljournalisme à la française, Aude Lancelin devenue par le miracle de l'auto-complaisance la nouvelle Zoya Kosmodemyanskaya de la presse française.
Toutefois, il n'est pas étonnant qu'une France qui est «en train de se transformer en gardienne de cimetière de son propre passé» (pp. 84-5) et qui se love «dans une molle fin de l'histoire, tièdement libérale» (p. 87) puisse considérer qu'une Aude Lancelin est une journaliste de talent et même de courage, alors que je n'y vois rien d'autre que la version gauchisante d'un Alain Finkielkraut, «réactionnaire vedette» (p. 111) étrillé (à juste raison) dans ces pages (cf. pp. 101-11) : en somme, une arriviste bien davantage qu'une intellectuelle. Amusons-nous à voir en Aude Lancelin l'un de ces exemples, en effet pathétique, de «rares individus» (en fait franchement communs) qui, comme Manuel Valls selon l'auteur, collent «à cette langue d'un nouveau genre» qui est la «langue de la gauche après sa propre mort» (p. 119). Amusons-nous ensuite à considérer que la différence n'est que de degré, et non d'essence, entre un Bernard-Henri Lévy, décrit comme le «chanteur de charme de l'antitotalitarisme» (p. 130) et un «pitre mégalomane dont chacun riait par-devers soi» (p. 132) et une Aude Lancelin, qui aime à s'imaginer ultime survivante impavidement dressée sur son indéracinable honnêteté intellectuelle dans un Paris devenu «une bauge à cochons, où toute personne encore éprise d'un certain idéal ne pouvait plus que se salir ou disparaître» (p. 132), et qui n'hésite pas à lier la rapide consomption du mouvement ridicule que fut Nuit Debout dont son compagnon, Frédéric Lordon, fut la tête pensante, avec ses propres déboires au sein de son journal (5). Si Aude Lancelin avait été la Cléopâtre du maljournalisme français, son éviction eût probablement soufflé tous les soleils de la Voie lactée.
Le chemin sur lequel, gaillardement, Aude Lancelin s'aventure désormais, non sans son indéfectible compagnon de pseudo-pensée, Alain Badiou, molosse argumentatif qui, au besoin et pour survivre dans des conditions extrêmes, ne dédaignerait pas de déterrer du permafrost quelque cadavre congelé de Russe envoyé à la Kolyma, Badiou ridiculement présenté (6) comme «celui qui a d'ores et déjà gagné son paradis en acceptant de poursuivre longtemps une œuvre véritable dans l'obscurité, parfois même dans l'opprobre» (p. 70), est tracé par avance, et ne la conduira sans doute pas bien loin, voire ne la mènera nulle part. Cette intraitable thuriféraire d'un «souverainisme de gauche qui, depuis longtemps, [lui était] cher» (p. 198), cette implacable rétiaire louant le pluralisme intellectuel et répétant comme une nonne son chapelet le seul nom de Badiou, cette conchieuse de toute forme d'imposture qui n'inclut bien évidemment pas son propre travail dans cette bulle de puanteur boueuse, cette spécialiste de littérature et de philosophie qui ne cite que quelques auteurs, dont certains des noms les plus convenus, Badiou je l'ai dit, ou tel flegmatique écrivain qualifié de «maître du jeu romanesque dans la France de l'époque» (p. 156), Michel Houellebecq bien sûr, cette journaliste à rigueur et intelligence variables mais point dénuée d'un solide talent prospectif voire utopiste, puisqu'il s'agit en somme, pour elle et une poignée de séides rouges plutôt que roses, de penser ce que pourrait être un «socialisme véritable, libéré de son pacte faustien avec le néolibéralisme» (p. 191), de «défendre le faible contre la myriade d'exploitations variées que le fort était en train de réinventer» (p. 196), au sein d'un véritable journal, qui ne se résumerait point à une «sorte de spectacle» (p. 193), n'a pas peur de se rêver libre alors qu'elle n'est qu'esclave.
Esclave volontaire, Aude Lancelin l'a été quand, en toute connaissance, elle a travaillé durant des années au sein d'un journal qui la nourrissait mais qu'elle moquait, gravissant pourtant comme il se doit, avec l'application de la première de la classe, chacun de ses échelons, jusqu'à occuper une place plus qu'enviable, à condition bien sûr de trouver enviable de servir de la merde idéologique réchauffée au micro-ondes journalistique. Esclave, Aude Lancelin l'est encore, elle qui se présume à contre-courant, non alignée, réfractaire, autant de beaux mots dans son cas aussi mensongers que ceux d'intégrité ou de rectitude, maintenant qu'elle ne travaille plus pour un journal dont elle moque les travers, mais rêve d'écrire de «vraies phrases, pour mener de vrais combats, dans des journaux véritablement habités, qui ne soient pas de simples décors de théâtre, occultant de déshonorantes coulisses» (p. 227) : sans doute quelques causeries, en présence des habituelles marionnettes que l'on veut faire croire être des intellectuels, avec le vieux dinosaure extrait de l'inlandsis stalinien Alain Badiou, dans l'émission Contre-courant hébergée sur le site de Mediapart. Bref, de la tambouille entre amis gauchistes, et plus si affinités, la réactivation des vieux réflexes des moines-guerriers rouges s'illusionnant non point d'un combat perdu d'avance, mais du fait qu'ils incarnent à eux seuls la Résistance et la possibilité du Grand Soir.
Nous pensons, et nous le pensions avant même d'avoir lu Le Monde libre puisqu'il suffisait de lire ses articles approximatifs et truistiques (ce mot est un faux-ami !), que non seulement Aude Lancelin est l'esclave volontaire d'un système dont elle a joui des années durant, et continue d'ailleurs de l'être puisqu'elle tire désormais ses rentes de son exécration consacrée par le Renaudot, au moins aussi nul que le Goncourt, mais que, inversant son propre dithyrambe final (cf. p. 230), elle est plus fade, inculte, sectaire, résignée et moins hérétique que jamais, mais se propose de devenir de plus en plus célèbre, du moins dans certains cercles picrocholins rêvant Apocalypse le cul assis dans un beau fauteuil en cuir. Ainsi, bien plaisante manière de clore cet article en citant un écrivain remarquable qui fut un journaliste exceptionnel (l'une et l'autre de ces qualités étant comme il se doit liées), il faudrait reprendre comme le fait Barbey d'Aurevilly tel passage de Ruy Blas pour en proposer une morale expéditive, qu'Aude Lancelin ne manquera pas de méditer si bien sûr elle me lit : «La popularité, c'est la gloire en gros sous».

Notes
(1) Aude Lancelin, Le monde libre (Les liens qui libèrent, 2016), p. 11.
(2) Le texte du Monde libre me paraît avoir été assez vaguement relu. Je relève ainsi quelques grosses fautes, par exemple dans le titre L'Opium des intellectuels, où le s est manquant, cf. p. 86, ou bien un horrible «avions étaient» à la page 181, ainsi qu'une phrase fort mal construite, au début de la page 188; p. 218 enfin, je note un curieux «y voie à matière à sursauter», le «à» baladeur se trompant de place selon toute apparence, puisque la ligne suivante en est dépourvue : «Grâce à ce premier trophée, ils ne tarderaient pas emporter». En outre, j'ai quelque mal à ne point considérer ce lourdaud «voire même» comme un pléonasme à peine moins gracieux que le triple pléonasme «au jour d'aujourd'hui», lâché par tous les couillons analphabètes, à savoir, de nos jours, en France, tout se qui se pique d'écrire et même de penser, et jusqu'aux politiques. Il faut en tous les cas être un rude baudet, nourri à l'herbe bio de gras pâturage, comme un certain Saïd Mahrane du Point, pour oser rapprocher le style à peine moins abrasé qu'une pénéplaine d'Aude Lancelin de celui de l'incendiaire Jean Cau.
(3) «Quel était, au fond, ce désir sur lequel je ne voulais pas céder ? Seulement, je crois, celui de ne pas renoncer à prendre ma part, celle que n'importe qui peut prendre à tout moment du temps, dans la lutte éternelle contre l'écrasement de l'esprit» (p. 73).
(4) Je me sens autorisé à le faire par Aude Lancelin elle-même, qui a placé, en ouverture de son ouvrage, une phrase de Georges Bataille qui, en fin de compte, indique quel est le véritable objet de ce livre : une confession impudique, que ne parvient même pas à habiller «la légèreté du romanesque» (p. 11) : «Comment écrire ? sinon comme une femme accoutumée à l'honnêteté se déshabille dans une orgie» (p. 9). Le thème du putanat journalistique est du reste un des fils rouges de l'essai d'Aude Lancelin, qui mentionne ainsi «la vie confortable des essayistes prostitués» (p. 124).
(5) «Pendant tout le temps que dura la procédure [de licenciement], Frédéric Lordon cessa de s'exprimer publiquement, pour ne pas me nuire alors qu'une négociation était encore espérée avec les actionnaires [...]. Durant ces mêmes semaines, «Nuit Debout» périclita irréversiblement, jusqu'à disparaître de la surface de la République» (p. 206).
(6) Car il n'est ainsi présenté qu'a contrario, son opposé absolu étant... Bernard-Henri Lévy. En somme, l'un est un penseur que parce que l'autre ne l'est rigoureusement pas.