
Nous savons que Flaubert rêva plus d'une fois d'un livre qui ne tiendrait que «par la seule force interne de son style». Pierre Adrien Ekman, qui lui aussi y rêva comme, sans doute, tout écrivain quelque peu conscient de ses moyens et, surtout, de sa responsabilité, parvint à nous donner, qui sait, un tel roman avec son
Festin de l'urubu publié en 1958 par Gallimard, un texte devenu pratiquement introuvable, et dont le si généreux Christy d'
Oublieuse postérité, qui me l'a fait découvrir, m'en a prêté un exemplaire d'autant plus rarissime qu'il porte une dédicace adressée à Lucien Rebatet, avant de le donner à lire à un éditeur, paraît-il désireux,
une fois qu'il se sera fait son avis, de le rééditer (1). J'ai quelque doute sur la capacité dont dispose un éditeur contemporain pour se faire un avis ou même une idée autre que commerciale, commerçante, de vendeur de saucisses, de pneus ou de quoi que ce soit d'autre que produit en masse toute société moderne, sur un texte pareil, mais voilà une considération plaisante qui, si je la suivais, risquerait de nous éloigner de ce dernier, qu'il importe donc d'évoquer, peu importe à vrai dire que, pour l'heure, il ne soit connu que d'un ridicule petit nombre de lecteurs vivants; autour de tout grand roman, finalement, il convient de tourner, sans même faire davantage qu'en ouvrir les pages et d'y accrocher un regard inattentif ici ou là, alors, quelle importance que nous n'ayons pas la possibilité de nous ruer immédiatement sur ce qui n'est plus disponible sur les rayons des libraires qui, dans le meilleur des cas, achalanderaient leurs tables de deux ou trois pauvres exemplaires d'une possible réédition du
Festin de l'urubu ? Voilà une équation qui comporte bien trop d'inconnues pour que nous nous y attardions.
Ce style donc, Ekman le manifesta d'abord par la peinture avant de se consacrer plusieurs années durant aux romans (de 1956 à 1964, et cela pour six romans publiés, d'intérêt inégal apparemment), peintures murales et décorations variées dont existent plusieurs exemples (2) encore visibles ou bien recouverts d'un quelconque badigeon et même détruits, donc perdus à tout jamais (si tant est que l'on puisse assurer qu'une chose peut être perdue à tout jamais, même un livre ou une peinture), une fois que l'on a pu considérer qu'il ne répondait plus du tout aux dits standards esthétiques de l'époque concernée, dès 1938 au Palais des Nations à Genève et chez Lord Mond à Londres, en 1952 au Brésil,

dans un édifice dit Roosevelt à Sao Paulo ainsi que, l'année suivante, à Fortaleza dans l’État du Ceara, à Rio de Janeiro pour divers décors ou encore pour la décoration de l'hôtel Amazonas à Manaus, devenu l'édifice Ajuricaba, un nom tout de même beaucoup moins poétique que celui par lequel nous fut connu le lieu de la rencontre entre notre peintre et écrivain, Pierre (Gustave) Adrien Ekman, et le pauvre homme père de l'explorateur Raymond Maufrais, disparu à l'âge de 23 ans en 1950 au cours d'une expédition solitaire dans les monts Tumuc-Humac, aux confins de la Guyane et du Brésil.
C'est à Edgar Maufrais, qui se sera consumé et finira par mourir sans être parvenu à son but, sur les traces si maigres laissées par son fils avalé par la forêt vierge, que nous devons la mention de la présence d'Ekman à l'hôtel Amazonas, décoré de «scènes de la forêt amazonienne» par ce dernier (3), et qui a œuvré je le disais dans bien d'autres lieux comme la salle de conférences de l'aéroport de Nice mais aussi, ce détail ne pouvant que nous dire quelque chose de l'artiste, pour des intérieurs de paquebots (4) qui ont peut-être été repeints ou même ont fini découpés au chalumeau. Quelque curieux tentera-t-il un jour de rapprocher les peintures d'Ekman de ses textes, en remarquant le goût de l'écrivain pour des images qu'il fixe d'une résine, comme si elles avaient été peintes sur le vif ou, même, prises par un photographe figeant l'instant ? Voyez celle-ci : «Dans l'effort d'une dernière vision, un gros serpent se chauffe au soleil dans le bassin d'une fontaine morte» (p. 262), bien d'autres encore, trop significatives pour que nous puissions ne point les voir, pointant systématiquement du doigt ce que Pierre Adrien Ekman nous somme de regarder, comme cette scène de genre, presque une nature morte, c'est le cas de le dire : «Le cadavre du Belge, avec la tête de Sylvain, au pied du terrible monument et tout autour l'hystérie de la jungle» (p. 281).
L'hystérie de la jungle... : dites-moi, quelle peinture criarde, primitiviste, cela ferait-il ?

Est-ce en discutant en 1953 avec le malheureux Edgar Maufrais qui jamais ne retrouva son fils, que Pierre Adrien Ekman eut l'idée d'écrire son
Festin de l'urubu, tant ce personnage, son histoire remarquablement douloureuse, hantent les pages de son roman, les mentions de cet homme étant d'ailleurs celles qui font surgir l'assez rare, finalement, première personne du singulier, comme si Ekman outrepassait ses droits de réserve et s'exposait directement devant cet homme de douleurs ? On peut supposer que ce roman pour le moins fiévreux et, même, halluciné dans beaucoup de ses pages, a été achevé en assez peu de mois, tant la succession de ses scènes, comme de ses phrases le plus souvent courtes et frappantes, est rapide, s'enchaînant de manière obstinée, à la façon de la progression aussi méthodique qu'implacable d'une immense colonne de fourmis, à la fois toutes différentes les unes des autres mais rigoureusement identiques dans leur monstrueuse similarité, dévoratrices de tout ce qui aura le malheur de se trouver sur leur chemin, à la façon aussi dont l'urubu roi fixe ses proies plus tout à fait vivantes mais pas encore vraiment mortes, à la façon enfin dont se répète, au fil des

pages, tel motif que l'on ne remarque guère qu'à la seconde lecture, comme l'apparition d'une petite paire de ciseaux en forme de cigogne, que l'un des personnages, le photographe français Sylvain Fénelon, offrira à Roberto Magalhaes (da Sylva Braga, selon la coutume brésilienne des patronymes à rallonge), journaliste collectionneur d'histoires à dormir debout, ou encore d'une alliance en or (ou plaquée or) appartenant à ce même Roberto et qui sera récupérée par Paolo le Bahianais qui se noiera, puis qui réapparaîtra (la bague, pas son pauvre porteur) comme l'anneau maudit des Nibelungen au cours du roman puisqu'il a été avalé par un gros poisson en ayant dévoré de plus petits dont le plus petit lui-même a «mangé le doigt de Paolo» (p. 227), sans oublier le motif de la mandragore aux vertus moins magiques que commerciales, magiques un peu tout de même dans ces contrées soumises aux lois biscornues de la bizarrerie, elle aussi unique (d'où son prix !) et revenant pourtant sans cesse sous la plume d'Ekman, comme si cette mandragore si singulière (par sa taille et ses vertus magiques) n'était qu'un bout minuscule de l'immense forêt, remontant à la surface du texte comme un renvoi de bile, comme le polyptote d'une nature préhistorique (cf. p. 175) ainsi que Marlow la décrivit quand il s'aventura dans les profondeurs du Congo belge, à la recherche non pas de Raymond Maufrais ou de Voulet mais de Kurtz dont le crâne plein de bourre a été rempli par la jungle, motif, donc, apparaissant encore et encore comme une idole torve et innombrable à laquelle rendre un trouble culte, puisque rien n'est véritablement unique dans la forêt maudite (pas même une cité d'or ?), où tout est sauvagerie (combien de fois ce terme revient sous la plume d'Ekman, avec où sans adjectif pour l'intensifier) et sexualité réellement débridée de la végétation, qu'il s'agisse de ficus ou de lianes dont certaines, dit-

on, ne dédaignent pas, quand elles en ont l'occasion, de se nourrir de la chair des aventuriers qui osent s'enfoncer dans une forêt qui, comme dans le conte d'Ursula Le Guin intitulé
Plus vaste qu'un empire, semble être consciente, et très mauvaisement, salement consciente, maléfiquement consciente, son but étant d'engloutir les rebuts sociaux ou les aventuriers ou bien tant de ces inadaptés à la société des grandes villes modernes (5) que l'auteur confond aisément avec les aventuriers de basse extraction et qu'il n'est pas loin de rapprocher des nobles cœurs comme Edgar Maufrais parti à la recherche de son fils englouti, digéré par la
selva obscure, explorant la maudite contrée foisonnante et putride des années durant, sans obtenir le moindre résultat, ni même recueillir quelque fragile indice (car tout pourrit si vite dans la jungle) suggérant que son fils, oui, s'est tenu droit, un temps du moins, face à la sauvagerie aux milliers de cris et de grimaces différents, avant de disparaître à jamais, avec son secret.
C'est que, «dans l'immense bouillon végétal» (p. 191), dans «la grande fourrure verte [qui] est aux aguets» (p. 166), dans le «chou-fleur malsain étalé à l'infini» (p. 164), dans «la choucroute amazonique» (p. 154), nous trouvons de tout, Edgar Maufrais donc, «sec, brûlé par les fièvres, maigre à faire peur, têtu, volontaire, jamais déçu, jamais vaincu» (p. 160), Ferdinand Michaud aussi, botaniste français, manchot, dont on ne sait trop si le cadavre retrouvé est bien le sien, tant d'autres encore de «ces hommes qui prennent la vie pour une escale perpétuelle» (p. 103), ou bien deux niais dont Roberto imagine la mort pourtant certaine : «Les approvisionnements dérisoires, l'équipement, les armes insuffisantes, la chaleur, les insectes, la peur et la haine entre les deux affamés, les pluies, les tourbillons de moustiques, les vers de pied, les ulcères, les étincelles dans les yeux, les lèvres crevassées qui découvrent les dents, les grelottes horribles, les racines au goût infect et la terreur sans cesse derrière les arbres» (p. 128), oh oui, que d'histoires pour un «Crevaux, une Fawcett, un Maufrais» (p. 101), de ces histoires pourtant qui sont le sel de la terre (je ne sais trop quelle métaphore conviendrait à notre dense et même suffocant décor !), sans oublier Henri Taverneau, l'un des personnages du roman, un Belge, ferronnier de son état, qui est à la poursuite des traces d'une mystérieuse cité d'or, représentant aux yeux d'un de ses amis «un explorateur, un voyageur, un homme qui peut écrire, un homme qui représente l'aventure et, consciemment», que l'on peut à bon droit envier, car un tel homme «peut illuminer ses dernières années de feux de camps dans l'inconnu et vivre des haltes enchantées dans un décor de cité perdue» (pp. 101-2) même si, cruelle ironie, la cité perdue ou une autre, car il y en a tant, une fois découverte par hasard, ne sera même pas reconnue, alors même qu'il n'est pas commun, en pleine forêt amazonienne, de tomber sur des
azulejos et des scènes bibliques.

C'est peut-être bien la marque du vrai écrivain que de raconter les petites et les grandes aventures, et de parvenir à montrer que, dans la plus minuscule d'entre elles, ou même la plus sordide, se cache un reste de grandeur, de vieux rêve d'enfant point complètement pourri comme si, dans la vie, tout se tenait «dans l'immense pagaye» (p. 75), cette remarque rejoignant finalement le but secret de Pierre Adrien Ekman (6) qui pourrait penser, comme l'un de ses personnages, Roberto Magalhaes, qu'en «entassant les faits divers les plus disparates, il arriverait un jour à saisir le fil conducteur d'un roman jamais imaginé» (p. 68), à moins qu'il ne faille résolument se ranger au pessimisme foncier de Roger Stéphane et de Jean-Paul Sartre qui préfaça le plus célèbre de ses livres,
Portrait de l'aventurier bien sûr, où nous trouvons ce qui suit, convenant si bien au propos d'Ekman : «fuyant et cherchant la solitude, vivant pour mourir et mourant pour vivre, convaincu de la vanité de l'action et de sa nécessité, tentant de justifier son entreprise en lui assignant un but auquel il ne croyait pas, recherchant la totale objectivité du résultat pour la diluer dans une absolue subjectivité, voulant l'échec qu'il refusait, refusant la victoire qu'il souhaitait, voulant construire sa vie comme un destin et ne se plaisant qu'aux moments infinitésimaux qui séparent la vie de la mort», analyse sartrienne remarquable, toute en oppositions irréductibles et qui pourtant forment une véritable figure paradoxale, à laquelle j'ajoutais dans
ma note ces mots valant pour
Le Festin de l'urubu, «autant d'antinomies ne pouvant trouver de solutions, autant de contradictions ne pouvant recevoir une synthèse, et c'est heureux car l'aventurier, du moins ce qu'il en reste, jamais n'a été le plus franc allié des ratiocinations». Pas de synthèse, non, mais bien autre chose de plus grand et de plus puissant : une figure, un homme monté fièrement sur un cheval ou bien, pour ce qui nous occupe, ne détournant pas son regard des rapides qu'il descend sur une embarcation lancée à toute allure vers la possibilité d'une cité perdue.
Rien n'est réglé, de fait, dans
Le Festin de l'urubu, même si les motifs je l'ai dit, les destins des personnages, les trames de leurs faits et gestes ne cessent de se croiser, jusqu'à constituer, sur le fond plus ou moins verdâtre du décor amazonien qualifié, parmi tant d'autres appellations, d'«immense bouillon végétal» (p. 191), une toile humaine presque aussi complexe que celle que crée l'innombrable vie, faune aussi bien que flore, grouillant, batifolant, copulant, dévorant, tuant dans la jungle humide, frêle rempart, parfaitement dérisoire et labile, face à la sauvagerie menaçante, puisque «l'esprit vagabond n'a pas trouvé dans les fourrés agressifs, le moindre effluve

d'une pensée humaine» (pp. 177-8), s'il est aussi vrai, utile contrepoint au Démon tel que Georges Bernanos le figure dans son dernier roman,
Monsieur Ouine dont l'atmosphère pourtant glaciale elle aussi est étouffante, que c'est «dans la forêt qu'on prend conscience du diable» (p. 210), même si jamais elle ne sera rassasiée, cette forêt où s'aventurent et s'enfoncent pour ne jamais plus en ressortir les pauvres hères et les aventuriers, de ce qu'elle aura si brusquement dévoré et qu'elle pourrait continuer de dévorer sans jamais dégorger quelque immonde bouillie de viscères et d'os à moitié dissous, contrairement au titre choisi par l'auteur pour la troisième partie de son roman.
Il faut de toute façon continuer à marcher, coûte que coûte, péniblement, mètre après mètre, remonter le fleuve indomptable comme une «vague silhouette déformée qui remonte les temps révolus de l'effroi» (p. 230), s'il est vrai que toute incursion dans ce vert primordial, dans ce «grand mystère vert» (p. 231) est une plongée dans le temps, vers le cœur des ténèbres qui, chez Ekman, n'est point aussi localisable que chez Conrad, qui n'est en tout cas pas du tout telle ville perdue qu'Henri Taverneau imagine plus qu'il ne pense voir dans ses «rêveries dangereuses» : «Il voit la grande place, l'église, les églises dans le silence des rues vides où passent félins et hardes de cochons sauvages, l'anta et les tourbillons de macaques. Il imagine les serpents gros comme des barriques dans ce décor de ville tropicale. Les faïences, les azulejos qui scintillent, les belles demeures, les fresques. Il est poète, le Belge, et voit dans le détail les céramiques blanches, bleues, vertes et roses qui brillent entre les racines et les lianes dévorantes» (pp. 234-5).
Suit la splendide description que
voici de la si mystérieuse cité d'or dont «un fou effrayant, un jour, a vu des vestiges» alors que, «depuis un mois, il crevait en forêt à petit feu. Il est venu au village et a raconté ce qu'il avait vu : des ciboires encore sur l'autel, un squelette dans une maison, le nez dans une tasse d'argent, des plantes, des squelettes partout, ricanant dans les feuilles et les singes jouant avec les ossements, dans le déchaînement hystérique des lianes» (p. 237).

Sylvain, lui, passera à côté de ce que tant d'autres hommes, fous dans leur lucidité (ou inversement) ont cherché, sans même comprendre la nature de ce qu'il vient de voir, quelque chose d'inouï pourtant, rien de moins qu'«une berge humaine, peu farouche, assez élevée, avec des rampes gracieuses sur les bords, des rampes en escalier comme pour en faciliter l'accès. L'accès des crocodiles, pense Sylvain sans y attacher d'importance», alors qu'un «homme de l'art, un archéologue aurait tout de suite compris», lui, puisque la nature, en effet,«ne fait pas de choses pareilles» (p. 243). Ekman insiste, quelle tristesse quand même de passer sans la voir à côté de la cité engloutie, alors qu'il «prend des notes diluées dans un carnet moisi», «enregistre les piqûres des insectes, la forme des crocodiles, l'état de ses boyaux en pleine dysenterie» (p. 244), comme l'ont fait tous les explorateurs en s'enfonçant dans l'inconnu, comme Maufrais père et fils ont dû le faire, oui, quelle sacrée poisse que d'être «si loin en pleine barbarie et trouver ce vestige troublant de la vanité humaine...» (p. 245) sans même comprendre de quoi il en retourne alors que, affamé et délirant, Sylvain tire sur un macaque pour le manger et «ne songe même pas à l'achever et reste accroupi stupidement sur une plaque de céramique représentant la tête de Moïse fulminant !» (p. 247).
Mais Sylvain, non content de rater ce que tout le monde a cherché avant lui, la si mystérieuse cité d'or, «encore pleine de charmants souvenirs des XVII
e et XVIII
e siècles» (p. 248), a été piqué par un serpent et va mourir; nul regret pour le narrateur, décidément, à peine quelque légère trace d'un apitoiement amusé et ironique, qui expose alors un peu de son histoire passée, française, «rue des Canettes» (p. 249), trouée percée dans les frondaisons prodigieuses vers Paris : «Un garçon curieux et intéressant qui depuis près de dix ans rissolait dans la poêle puante des mauvais souvenirs. Un être destiné entre tous à se dissoudre dans la grande forêt sur de beaux remords» (p. 251).
Ainsi revenons-nous à ce qui me semble être la principale préoccupation de notre écrivain, existentielle comme il se doit, dans la peinture de ses personnages qui, tous probablement, ont quelque chose à cacher, sans parvenir à l'oublier, comme c'est le cas

pour Sylvain Fénelon, «photographe, agonisant dans la jungle en de merveilleuses perspectives de repos» (pp. 250-1), trop honnête pour chercher à oublier un crime dont il est, sans doute, indirectement responsable lorsqu'il vivait avec sa compagne, misérablement, en France, période qu'il a donc fuie en partant se perdre dans la forêt amazonienne, non sans emporter dans ses bagages, sortie d'un tiroir de son appartement de deux pièces, «une petite pochette en feutre rouge avec fil, aiguilles et une paire de petits ciseaux en forme de cigogne», que nous retrouverons tout au long du roman, comme s'il fallait les garder «pour que sans cesse leurs petites pointes piquent du bec dans ses regrets» (p. 251), comme nous finirons par retrouver le corps de Sylvain qui, «plein d'un calme serein» et alors qu'il «regarde intensément la jungle», alors que «déjà commence la vie intérieure qui illumine son cerveau en éblouissantes visions futures», se divise et se décompose sous les coups de bec et d'ongles et les franches morsures, Sylvain Fénelon entrant ainsi «dans le grand échange universel», «sa mission de faire de la pourriture et du terreau [ayant] commencé» (p. 252).
Que l'on ne s'y trompe pas car un tel sort est, aux yeux d'Ekman, une victoire, puisqu'il s'agit en somme d'un retour à l'équilibre, fût-il de pure sauvagerie, que l'intrusion de l'homme dans la forêt avait rompu, et que sa mort, aussi sordide soit-elle, rétablit : «Une grande bonté était dans cette chose pleine de miséricorde qui lui pardonnait tout, même de trop boire», et cette femme, car c'est d'une femme qu'il s'agit, qu'Henri voit en songe, procure à celui-ci une «sensation merveilleuse» qui lui fait se sentir «à deux doigts de tout comprendre», comme si «cette félicité d'entretenir avec amour l'image qui lui réchauffait le côté du cœur» venait, qui sait puisque ce roman ne nomme Dieu et Christ qu'épisodiquement (mais, Satan, plus souvent), «de l'autre monde» (p. 263). Et ce retour à l'équilibre, quelle plus parfaite figure que l'anneau pour le symboliser, figure de l'anneau que composent les personnages en se croisant sans même le savoir, comme si le fait de trancher net les différentes trajectoires qu'ils inscrivent dans la jungle hurlante suffisait à leur donner une accélération les éloignant illusoirement les uns des autres, perdant de vue leurs orbes respectives, leurs ellipses si l'on y tient, puis étant de nouveau attirer par elles, pour mieux les recouper et ainsi de suite, tout comme ne cessent de s'entrecroiser les motifs de l'anneau et de la paire de ciseaux perdus puis retrouvés, ces objets passant de personnage en personnage, gros poisson compris, ou encore des colonnes dévorantes de fourmis, multiples dans leur infâme grouillement et ne constituant pourtant qu'une seule masse rampante de dévoration, sans oublier l'animal qui donne son titre au roman et qui n'est, n'en doutons pas un seul instant, le même du début à la fin de l'histoire ? : «Dans la soirée, quelqu'un a ramassé dans [les entrailles de la vieille pyrahiba] l'anneau d'or de Paolo le Bahianais» (p. 287) qui finira au doigt d'un compagnon de voyage, roux donc traître bien sûr et qui va, logiquement, «vers son destin rond» car «il n'est pas au bout de sa ronde infernale, lui...» (p.288), la mort violente, un autre personnage, Antonio le coupeur d'oreilles, le tuant pour se venger de sa traîtrise, avant que l'anneau d'or (ou d'or plaqué) ne disparaisse puis ne surgisse de nouveau :

«Et désormais l'alliance du pauvre Paolo tremblote au vent d'une fenêtre, sur l'avenue Atlantica, en attendant une décision pour repartir dans le grand tourbillon où il n'y a pas de fin possible. La preuve que tout revient au cercle, à l'anneau, l'image parfaite ! Si on voulait se donner la peine de penser en rond, on serait peut-être moins malheureux» (p. 295), nous assure Ekman que l'on hésite pourtant à qualifier de fataliste, puisque chacun de ses plus mémorables personnages a décidé, un jour, d'avancer tout droit devant lui pour fuir ce qui se trouvait dans son dos, «la société derrière le paravent des feuilles; police, visa, papiers en règle, contributions. Régime terrifiant. Encore mieux vaut la mort en forêt» (p. 270). Encore mieux vaut la mort en forêt, qu'on en soit la victime ou bien qu'on la donne, car plus d'un passage du texte de Pierre Adrien Ekman nous a fait penser à la violence extrême du
Méridien de sang de Cormac McCarthy, lorsque le premier évoque des bandes armées pillant, violant et tuant tout le monde sur leur passage fracassant : «Elle avait dû en soulever de la poussière rouge, cette bande d'hommes à chapeaux et vestes de cuir, galopant du Pernambuco à l’État de Bahia. Toujours dans les régions sèches, évitant les grands centres et la côte humide et fiévreuse; chantant partout leur refrain de guerre. Tour à tour pourchassés ou attaquant la police. Téméraires en diable ou fuyant comme des couards. Ils se faisaient justice entre eux et se confessaient avant l'attaque des riches domaines. Une bonne équipe conduite par un homme triste. Un révolté» (p. 31), cette description, et d'autres du même acabit concernant des faits divers sordides, puisqu'il n'y a «rien de tel que beaucoup de morts en forêt pour faire tous ces yeux de graisse qui surnagent sur ce bouillon» et, ainsi, faire que «se déplacent ces zones d'épouvante, selon le désir des dieux de la forêt», où des hommes se sont perdus, alors même que «les zones d'épouvante attendent sans hâte...» (p. 37), ces descriptions disais-je, nous font penser à la violence primaire, initiale, du texte de Cormac McCarthy, qui lui aussi, comme tant de fois je l'ai expérimenté en le relisant et affirmé, est halluciné, comme l'est à sa façon un autre très grand roman de la pure aventure, cette fois-ci brésilienne comme celle que décrit
Le Festin de l'urubu, je veux parler de
Diadorim de João Guimarães Rosa ! Et, bien sûr, dans ces deux autres romans, tout finit par revenir au point de départ, comme si la violence n'était rien de plus, en fait, qu'un état transitoire destiné à se répéter à l'infini, ne nous donnant finalement que de très maigres indications sur le dieu ou les dieux rieurs, à moins qu'ils ne soient absolument indifférents à nos si peu variées aventures, présidant de très loin le déclenchement de ces amusements dignes, au mieux, de fournir la trame plus ou moins complexe de romans tournant en rond.
La ligne droite qui serait, théologiquement, celle du christianisme, d'un alpha vers un oméga, du Christ en Croix vers la consommation des temps, est-elle sérieusement envisageable, quand la moindre progression, dans la forêt amazonienne, tient à l'effort surhumain ? Encore mieux vaut la mort en forêt, en tout cas, qu'une fulgurante décomposition annonçant le nouvel assemblage de molécules elles-mêmes destinées à une prochaine dissolution, dans laquelle s'avance sans peur, et peut-être sans beaucoup d'intelligence rhétorique mais cela ne semble guère devoir gêner le Chevalier et encore moins le peintre, Dürer, qui en fait la gravure, et alors point du tout,

carrément, son apologiste, Jean Cau qui répète que nous sommes gavés de mots sonnant de plus en plus creux, encore faut-il mieux, donc, s'enfoncer en forêt, tout droit devant soi : «La vie ne recule pas et sur elle je suis monté. Je t'écoute me demander quel est le contenu de mon
oui mais cette interrogation m'importune car pour te répondre il faudrait que je stoppe ma monture et que je réfléchisse. Dès cet instant, le doute me couvrirait de ses lichens et de sa mousse. Après le doute vient la culpabilité. Après la culpabilité vient le renoncement» (7). Il est d'ailleurs frappant de constater que Jean Cau fait pénétrer le Chevalier dans ce qui n'est qu'une forêt européenne et certes pas un jungle titanesque en le détachant volontairement de la foule puisque, derrière lui, «il n'y a personne» et que, hors de lui et de la forêt ou jungle, «il y a le pullulement criard des derniers hommes. Leur grouillante foule. Leur même visage. Leur même ressemblance. Leur même langage. Leurs mêmes mots qu'ils échangent fébrilement afin d'en vérifier sans cesse la nullité. Ils rampent à toute vitesse vers l'avenir, eux. Ils reculent vers un dieu graisseux dont ils lèchent la bave et qu'ils appellent Progrès» (p. 54), passage significatif qui me semble avoir été comme annoncé par Ekman lorsqu'il écrit dans son
Festin de l'urubu : «Les explorateurs parcourent chaque jour la forêt. De nouvelles tribus d'Indiens sont mises à jour pour le grand bénéfice des périodiques illustrés et le malheur des sauvages désormais civilisés. Des voyageurs passent, écrivent des livres où claquent les mâchoires des crocodiles, les morsures de serpents, les fléchette empoisonnées. L'Amazone, fleuve monstrueux entre tous, continuera à attirer les fous. Les fous y vont écrire des livres. D'autres respirent la forêt de loin, écrivent aussi sur l'Amazone. Ils font une salade de vérités incroyables et de mensonges appétissants» (p. 290), peut-être parce qu'il n'y a plus guère de Chevalier digne de ce nom, hormis Maufrais père à la recherche de son fils (8), qui ose entrer, sans peur et sans reproche selon l'adage, dans une forêt impénétrable, mais une foule de petits aventuriers dénués de tout scrupule qui, dans le meilleur des cas et pourvu que la fortune leur rende leur sourire, deviendront prospères, ou même riches. Et, quand ils seront prospères comme Antonio, à force de volonté et d'efforts, ils auront du temps, un peu du moins, pour penser; et, quand ils seront riches, ils auront du temps, un peu plus quand même, pour penser et se déclarer de plus en plus convaincus de «l'harmonie étonnante qui se camoufle dans ce désordre, aussi touffu d'apparence que l'immense forêt» (p. 300). Mais ce serait là, sans doute, une considération savante, esthétique, qui dépasserait de loin la progression implacable et tranquille du Chevalier, mais aussi la très difficile pénétration, faites de haltes et de cuisantes suées, de l'aventurier, l'un et l'autre ne pouvant, quoi qu'on en dise, se payer le luxe des monologues trop longs, pleins de ces mots qui taillent les langues en pointes selon la belle image de Jean Cau (cf. p. 58), Chevalier sur sa monture et aventuriers avançant comme ils le peuvent, indéfectible combattant ayant peu de scrupules, ou même aucun, à répandre la mort autour de lui si elle est donnée sans haine, et louvoyants, et hésitants, et torves et louches et traîtres et voleurs et tueurs et «fous qui s'ennuient, qui fuient un châtiment» (p. 10) selon Ekman, indistincts dans leur pullulement criminel et anonyme, tous cherchant à se désengluer des «orgies de langage» pour voir surgir sous leurs yeux, miraculeuse fût-elle grande consommatrice de vies, «la forêt où [leur est] promise la solitude et, avec l'origine, les retrouvailles» (pp. 58-9).
Ce serait là, encore une fois, accomplir un mouvement circulaire, et ne point sortir d'un Ouroboros maléfique, Jean Cau, toujours dans ce même texte étonnant que nous venons de lire après avoir relu
Le Festin de l'urubu, répondant sans bien sûr le savoir à Pierre Adrien Ekman quand il fait remarquer, moins ironiquement que tristement, que les merveilles des cités englouties ou perdues finissent toujours par être exposées derrière quelque vitrine de musée; ainsi : «Des hommes, plus tard, fouilleront la forêt et découvriront le temple. Les dieux seront libérés des lianes comme un prisonnier l'est de ses chaînes. Des pelles soulèveront l'humus, des truelles racleront les mousses, des treuils enlèveront avec précaution les statues que des chariots emporteront vers des ports où elles seront embarquées vers les villes d'autres empires. Bientôt, elles offriront leur sourire à des visiteurs de musées ou à des clients de foires et de bazars. Un dieu est à vendre. C'est une occasion. Voici une affaire à ne pas rater» (p. 149). Au moins, dans le roman d'Ekman, nous n'assistons pas à la dernière destitution de la folie humaine, qui est bien souvent grandeur et courage, sous la forme d'une pétrification muséale plus étouffante que mille Amazones.
Notes
(1) Dans ce cas dont nous souhaitons ardemment la concrétisation, il disposera de l'exemplaire rarissime en question, et d'autant plus rarissime que j'en aurai corrigé, au crayon de papier, quelques fautes plus ou moins grosses; ainsi, s'il reproduisait le texte

d'Ekman non expurgé de ses fautes, nous en saurions assez sur son sérieux.
(2) Il a aussi pu collaborarer avec quelques grands ébénistes comme Paul Follot, Jules Leleu, Louis Majorelle, Dominique, Marolles, Jacques-Emile Ruhlmann, Charles Catteau, Louis Süe, Léon Jallot ou encore Émile Mousseux.
(3) Edgar Maufrais,
À la recherche de mon fils. Toute une vie sur les traces d'un explorateur disparu (Points, coll. Points Aventure, préface de Patrice Franceschi, 2015), p. 181 : «M. Ekman, renommé dans tout le Brésil pour son talent», qui sera pour lui, devenu explorateur par la force des choses, «d'un grand secours et [lui] fera connaître le docteur d'Adalbert», propriétaire de l'hôtel que nous savons, mais aussi «d'innombrables entreprises dans tout le Brésil».
(4) La plaquette de l'exposition des œuvres d'Ekman qui s'est tenue des mois d'octobre à décembre 1975 à Chalon-sur-Saône nous donne un catalogue à date.
(5) «Ce sont les «mal à l'aise en société», les timides, les humiliés, les imaginatifs, les paniquards devant la feuille d'impôts, tous ceux qui guettent sur le journal le plus petit signe de casse-pipe, qui se terrent chez eux en attendant le fascicule de mobilisation du débonnaire gendarme, ceux qui endurent braises et tenailles sur le chevalet de la société. Les peu cupides, gluants d'ennui, solitaires mous, faibles crevettes dans le ressac de la vie. Ils sont nombreux, tous beurrés de basse sensiblerie, peureux, lâches, d'un courage de régicide. Ils arrivent à vivre, ont des pensées bifurquantes, opinent sur tout par fatigue» (p. 190). Ce propos sera exposé d'entrée de jeu par le romancier parlant du monde qui est «plein de fous qui s'ennuient, qui fuient un châtiment. De ces êtres qui ne peuvent plus supporter l'attente du facteur ou l'apparition du gendarme. Toux ceux que rongent un regret ou un remords. Ils viennent de tous les points du globe. En chemin, la société en récupère beaucoup, les plus faibles. les plus fous

persévèrent et les arbres s'occupent d'eux» (p. 10; toute le passage est en italiques. Signalons une faute au verbe
ronger, écrit au singulier).
(6) Dont on devine peut-être la voix sans filtre, même s'il faut certes se méfier de l'intrusion de tout
je dans un texte, fût-il en apparence celui de l'auteur, ou même d'un narrateur qui n'aurait rien à voir avec lui, qui apparaît donc peut-être aux toutes premières pages du roman, plus rarement à d'autres reprises au cours du texte.
(7) Jean Cau,
Le Chevalier, la Mort et le Diable (La Table Ronde, 1977), pp. 49-50. J'ai pu lire ce texte devenu introuvable, bellement dédicacé par son auteur dans l'exemplaire que j'ai eu sous les yeux, par la faute de celle, Alice Déon, aussi nulle que son père était brillant et, surtout, surtout, fin littéraire, qui dirige une maison d'édition devenue ridiculement non pas petite mais bassement commerçante et, pour tout dire, indigente, maison pourtant autrefois grande, grâce à l'amabilité de Francis Venciton; qu'il en soit chaleureusement remercié !
(8) Voir ce propos d'Ekman qui pourrait être contresigné par Cau évoquant le Chevalier de Dürer : «Oui, mais le vieux Maufrais, c'est autre chose. Le moteur qui le pousse est tout autre chose qu'une cité problématique ou une liane carnivore...» (p. 277). Cette remarque vaut bien sûr pour Raymond Maufrais, fils d'Edgard, qui lui aussi s'enfonce dans la jungle pour des raisons qui n'ont que peu à voir avec le désir de faire fortune : «Pour le petit Raymond Maufrais qui s'enfonçait seul dans l'inconnu des
tumuc-humacs, un brave noir, le dernier qui l'ait vu, lui a dit : «Faut pas aller là... Là-bas grande forêt.» (p. 170).
