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Les larmes du Stalker. Entretien avec Marc Alpozzo, 3

Christ des Aireaux
Photographie intitulée Le Christ des Aireaux reproduite avec l'aimable autorisation de Joël Soleau.
Marc AlpozzoJe reviens sur cette idée de destruction qui semble vous hanter. Votre prose est souvent polémique, imprécatoire, par moment violente contre l’époque et ses idoles. Vous critiquez les œuvres récentes de trois auteurs contemporains, Maurice G. Dantec, Éric Bénier-Brückiel, Marc-Édouard Nabe, sans manquer de souligner toutefois l’échec monumental du roman que vous commentez, excepté peut-être celui de Nabe, Alain Zannini que vous sauvez in extremis. Je ne sais pas si j’extrapole mais n’est-ce pas l’aveu de votre part que l’époque est incapable de produire une œuvre infinie, transcendante et intemporelle ? Au fond, n’avez-vous pas le sentiment d’être, par votre regard critique sur la production moderne, dans la posture de l’homme révolté d’Albert Camus dont Léon Bloy dira qu’il «pleure son idéal saccagé», que vous citez d’ailleurs dans La Littérature à contre-nuit (8) ?Juan AsensioJe ne vois pas bien comment Léon Bloy peut dire quoi que ce soit d’un type analysé par Camus. Passons, je vous taquine. Je suis d’accord avec la fin de votre question (un révolté, oui) et absolument en désaccord avec son début. Voyons, aucune époque n’a prétendu produire une œuvre, je vous cite, «infinie, transcendante et intemporelle» pour la bonne et simple raison que l’art est fini, immanent et temporel. Son mystère, partant justement de l’humilité absolue de son extraction, est qu’il parvient à rejoindre une sphère qui le dépasse… Non, qui l’accomplit plutôt, qui assume, récapitule, encharne si je puis dire (voir les beaux livres de Leupin, Weidlé et les textes, non traduits en français, de Lorentzatos, dont le plus célèbre a pour titre éloquent Le centre perdu) son humilité. L’art est ainsi, à mes yeux, christique : il ne maudit pas la matière, il ne maudit pas la chair, il affirme qu’ils sont chair, matière et esprit. L’art assume la matière et la chair.Bien sûr, si vous voulez dire que l’art contemporain confond la matière et la chair qu’il transforme en viande, dans ce cas, oui, je suis d’accord avec vous : il manque d’ambition, tout simplement. Il croit produire ce que Joyce appelait une épiphanie et, dans le meilleur des cas, il ne provoque qu’une émotion érigée en parangon des sens et de l’esprit, malgré tout le bavardage pseudo-intellectuel qui salue ses très maigres résultats.MAÉcrivant à propos de Villa vortex de Dantec et Alain Zannini de Nabe, vous n’hésitez pas à dire que ces deux romans sont monstrueux car «ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art» (9), à savoir le langage, qu’il faut sauver d’une littérature en putréfaction et encore trop bavarde. Quelle est selon vous la conséquence immédiate de cette perte du langage ? Est-ce que, à l’instar d’un Heidegger par exemple, vous y voyez une perte de la recherche de l’être ? JAIncontestablement. Selon Pierre Boutang, les critiques ne servent à rien, hormis, ce qui est absolument énorme et d’une portée tout de même plus noble que les bluettes de Gérard Genette, à «maintenir le sens et la fonction religieuse du langage» (10). Ce que je cherche en lisant un roman, c’est le visage de Dieu et ma foi, quelle que soit l’outrance du maquillage, j’ai toujours réussi à déceler, sous le masque grotesque, une face rayonnante de beauté. Sur Dantec et Nabe, je crois n’avoir pas une ligne à ajouter à celles que j’ai écrites à propos des deux romans que vous évoquez, Villa Vortex et Alain Zannini. Ce n’est pas de la prétention, c’est un simple constat : Dantec, par exemple, ne nous raconte à peu près plus rien d’intéressant depuis Villa Vortex. Il se répète, répétition aggravée par le fait que son rythme de publication me semble draconien. Pour exténuer un écrivain et, finalement, le ridiculiser, on ne s’y prendrait pas mieux.Quoi qu’il en soit, la conséquence immédiate du manquement que vous évoquez n’est point une nouveauté : elle réside dans le fait, pour les puissants, de parvenir à manier les foules dont les émotions simples ont été décrites une fois pour toutes par Gustave Le Bon. Il semblerait aujourd’hui que le pouvoir lui-même ou plutôt, maintenant, la sphère du politico-médiatique, ne soit plus en mesure de résister à la force centrifuge de cette toupie devenue folle évoquée par Chesterton puis Bernanos : plus aucun domaine ne semble devoir donc échapper à l’emprise tentaculaire de ce qu’Armand Robin, dans un livre que je ne me lasse pas de relire, appelait la «fausse parole». MAContinuons avec Dantec et Nabe. Vous les considérez comme les deux derniers écrivains qui ont ressenti «la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture» (11). Question naïve : les considérez-vous comme les deux derniers grands écrivains d’une époque littéraire révolue ? Pensez-vous qu’après ces deux écrivains, d’ailleurs controversés et bannis par le système, la littérature française aura rendu son dernier souffle ? Et d’ailleurs, pourriez-vous vous expliquer ce bannissement, presque aussi violent que celui qui touche encore aujourd’hui Joseph de Maistre, Léon Daudet, ou Drieu La Rochelle ? Notes(8) Page 106.(9) La Critique meurt jeune, pp. 128-129.(10) Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (éditions des Syrtes, 1999), p. 346.(11) La Critique meurt jeune, idem, p. 130.

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02/08/2008 | Lien permanent

Le corps politique de Gérard Depardieu de Richard Millet

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2681642119.jpgRichard Millet dans la Zone





Si elle était douée d'un cerveau, la blonde de Neuilly dont nous avions esquissé le très rapide portrait estimerait que l'un des plus récents essais de Richard Millet (nous n'osons dire, le dernier, tant ce cacographe parvient à publier, à un rythme sidérant, ses cacographiques productions) est pour le moins embrouillé. Il n'en est pas moins intéressant, non pas tant pour ses propres qualités d'écriture, ses vues sur telle ou telle thématique, la profondeur de son raisonnement, que parce qu'il nous offre la vision, assez incroyable tout de même pour qui ne possède aucune notion scientifique en tératologie, de la destruction progressive d'une intelligence qui s'enferme volontairement dans un discours tournant à vide, devenu fou, lui-même monstrueux. Si le cerveau, nous l'avons dit hypothétique, de notre lectrice blonde était en outre assez bien configuré, il pourrait même lui suggérer que le plus récent essai, et non le dernier donc, car il n'y a jamais de dernier essai de Richard Millet, n'est que la plus récente confirmation de l'imposture intellectuelle constante, répétée, point du tout honteuse et même fière de son courage, de plus en plus folle et abjecte, que représente un essai de cet auteur qui écrit dans un cabanon paradoxal, public, puisqu'il parvient fort aisément à se faire publier. J'appelle fou l'essayiste Richard Millet, et complice de sa folie tout éditeur qui publie ses essais. J'appelle imbécile, en revanche, ou mauvais lecteur, ou lecteur tellement idéologisé qu'il ne sait plus lire, toute personne qui prend pour argent comptant le développement inquiétant de la folie de cet homme. Il apparaît de cela qu'un éditeur, qui est d'abord un lecteur, peut être un parfait imbécile, ou un mauvais lecteur, c'est au fond un peu la même chose.
CLo0CasWsAAzPcn.jpgJ'ai aussi bien écrit, noir sur blanc, qu'un essai de Richard Millet est une imposture intellectuelle, que nul ne semble devoir désigner comme telle, dans ce pays où pourtant le dernier concierge se pique de lettres, et je crains même que cette série de débâcles que sont les textes à prétentions intellectuelles de Richard Millet ne finisse par me faire relire un ouvrage comme Le sentiment de la langue avec bien peu d'aménité, pour y lire, ou plutôt y redécouvrir, toutes les petitesses que j'ai lues dans les textes qui ont suivi ce dernier.
Richard Millet est loin, mais alors très loin des préoccupations immédiates de notre ridicule blonde et mon lecteur pourrait à bon droit se demander pourquoi, venu lire un article sur un des innombrables essais du dernier écrivain de race française (comme on le dit des vaches charolaises) encore vivant, je l'ennuie avec les aventures convenues (amourettes et gaudrioles plus ou moins virtuelles, Emma s'ennuie et elle a baisé tous les Charles) d'une connasse tout aussi plate qu'une limande élevée dans une piscine genevoise. Eh, que ne me remercie-t-il pas plutôt, cet ingrat, puisque, en évoquant tout autre chose qu'un essai de Richard Millet, par exemple la trajectoire fulgurante d'une idiote, je lui inflige en somme la même punition que ce dernier administre à ses lecteurs, lui qui ne parle jamais, ou presque jamais, du sujet qui devrait être celui de son livre, que je rappelle obligeamment : le corps politique de Gérard Depardieu, soit quelque chose comme la beaufisation intégrale de la France mâtinée de très vagues considérations de théologie politique ! De la sorte, en lui infligeant une telle punition, je devance son ennui, et le dégoûte de lire Richard Millet, dont par surcroît il associera la logorrhée aux maigres cavalcades d'une bourgeoise décérébrée.
19046162334_c157504b87_o.jpgPuis c'est en partie faux d'affirmer cela car parler de la pluie et du beau temps, d'une blonde se piquant de réfléchir, de son probable amant tout aussi ridicule qu'elle, des affres de Micheline ou de Delphine, c'est encore, toujours, évoquer la France ou ce qu'il en reste, donc évoquer Richard Millet ou ce qu'il reste de ce polygraphique et patient compilateur de sa propre geste auréolée de la gloire des Anciens, les Français de souche, les simples, les gueux, les Depardieu. En quelque sorte, sombrer dans la vulgarité, la facilité, c'est immédiatement retrouver un certain nombre d'auteurs (Soral, Millet, etc.) tout autant embourbés dans ces matières à fumerolles, alors qu'ils prétendent s'en tenir soigneusement éloignés : la France beaufarde a les intellectuels qu'elle mérite, après tout.
Livre ouvert, aussitôt refermé mais il faut pourtant se forcer à l'ouvrir de nouveau, tant la première page, qu'il faudrait citer intégralement, est caricaturale : déploration, grandeur en toc, aigres lyres de la France qui n'est plus mon bon Monsieur Pinot, toutefois retenue de sombrer dans l'abîme de la décrépitude par la seule présence de rétiaire, de combattant (dans les phalanges chrétiennes d'une imagination qui se prendrait pour la réalité ?), de dernier, bien sûr, grand écrivain français vivant, Richard Millet l'unique, suite de mots sans beaucoup de sens ni d'ordre, qui s'appellent les uns les autres, confrontent leurs sonorités et les trouvent agréables, font la bagarre puis, parce qu'en fait ils n'ont de force qu'une factice énergie, s'écroulent minablement, se transforment en flache sentant la merde sèche, pulvérulente. Ces mots merdeux, qui poissent et collent aux yeux, à la langue et au cerveau : «décomposition», «effacement historique», «déclin programmé», «bien-être», «humanisme athée», «indifférence générale», «peuple français», «mouvement vertical de l'assimilation», «droit au sang», «immigration de masse», «guerre civile», «multiculturalisme officiel», «expiation des crimes de l'Europe», «fécondes tensions post-dialectiques», «forme nouvelle de barbarie». Je précise que tous ces mots tiennent, chez Richard Millet, dans une seule phrase, et que nous pourrions les mettre à peu près dans l'ordre que nous souhaiterions, comme d'ailleurs l'auteur lui-même ne manque pas de le faire (1), car l'ordre des mots, chez Richard Millet, n'a aucune espèce d'importance, puisque cela compte seulement qui les fait s'entrechoquer dans un cliquetis de bibelots en fer blanc. Tout au plus, parce qu'il finit lui-même par s'embrouiller quelque peu la concaténation, l'auteur saupoudre sa soupe indigeste de «soit» et de «autrement dit» (p. 9), censés, du moins sommes-nous fondés à le supposer, lier le potage, et empêcher que ses différentes composantes, racisme sourd, envie plutôt que saine colère, ignorance crasse (y compris et surtout, en littérature), victimisation mensongère, auto-éploration impudique, gras mensonges à vertus romanesques (la Guerre du Liban), bêtise de comptoir, ne soient point trop disparates.
Ailleurs, c'est le remugle de l'accumulation paraphrastique, déferlement de méchants mots que rien ne relie, pas même, peut-être, comme nous aurions pu l'attendre d'un homme qui se redit écrivain du soir au matin, leur sonorité, baratin d'escamoteur de petit pois vaguement gréé par de martiaux «nous, veilleurs des confins» (p. 10), ce «nous» qui, chez Richard Millet, n'est jamais qu'un «moi», un lui, lui et encore lui, lui contre tous les autres, surtout si l'autre n'est pas vraiment, comme lui, blanc et catholique.
«Nous qui ne donnons pas dans le culturel» (p. 14), nous qui «ne crions pas dans le désert», ne «courons pas dans la nuit», «ne sommes pas encore morts», alors que «le capitalisme a pourtant programmé [notre] disparition» (p. 15), nous qui «revendiquons le surnaturel chrétien», dont «la pratique littéraire, écrit Richard Millet, est l'autre nom» (p. 16), alors que, quelques pages avant, ce littéraire était aussi peu défini, censé englober «tous les arts, y compris le politique» (p. 13), nous qui, n'est-ce pas, mon cher Richard, ne sommes pas capables d'écrire autre chose que de grandes affirmations creuses que vous, vous, Richard Millet, ne prenez jamais la peine d'analyser ni même, voyez de quoi nous nous contenterions, de développer quelque peu.
Celui, lecteur intrépide ou fanatique, mais hagard toutefois d'avoir survécu à cette traversée de l'insignifiance, celui qui a réussi à venir à bout de ce premier chapitre ridicule, immonde, loufoque, pitoyable, indigeste, involontairement comique, découvre enfin l'acteur principal de ce drame de l'insignifiance bavarde qu'est un essai de Richard Millet : Gérard Depardieu bien sûr, qui «incarne la France» (p. 17) et qui, comme les pages qui suivent auront tôt fait de nous le démontrer, n'est qu'un prétexte, tout comme Anders Breivik était, pour Richard Millet le confusionniste, un prétexte pour cracher sa haine, faire preuve de son faux talent de bonimenteur, nous jouer la saynète de l'homme ostracisé, le plus ostracisé de France, à placer à la queue leu leu, loup qui, chez lui, n'est qu'une bécasse affligée de logorrhée, des mots creux derrière lesquels Richard Millet n'est pas plus capable de nous tromper que ne nous tromperait un dresseur d'ours quant à l'amour qu'il prodigue à sa pauvre bête. Et c'est, en conséquence, un nouveau déferlement de grands mots vides et d'expressions faussement originales, donnons-en quelques-uns : «barbarie petite-bourgeoise», «inversion générale des valeurs» (p. 21), «devenir yankee du monde», «indifférenciation générale» (p. 23), «mondialisation capitaliste» (p. 24), «actualisation de la Terreur qu'est le Culturel» (p. 28), «uniforme du capitalisme mondialisé» (p. 29), «victorianisme pornographique» (p. 42), «dégénérescence de l'universalité» (p. 47), tant d'autres encore, je pourrais citer, ainsi, intégralement le texte de Richard Millet, puisque jamais nous ne sommes confrontés à une idée quelque peu originale, à tout le moins, une idée qui serait prise sans ménagement, décortiquée, analysée, poursuivie de seuil en seuil et d'image en image. Aussitôt posée sur une branche, l'intelligence de Richard Millet, fluette comme un moineau mais obsédée comme un phénix qu'on empêcherait de brûler, ne songe qu'à s'élancer dans le ciel, exécuter son petit numéro de penseur volatil(e), et c'est cette petite danse insignifiante, ce vol pusillanime et picrocholin, que certains, en France, tiennent pour une preuve de style littéraire et même, et même, de pensée !
Ainsi, du corps politique de Gérard Depardieu, thématique qui eût pu nous laisser croire que Richard Millet, à tout le moins, esquisserait quelque ébauche d'analyse sur le corps du Roi, celui, invisible, pas moins réel, du royaume de Dieu qu'il est censé incarner et représenter, en convoquant pourquoi pas les grands auteurs de la théologie politique, au premier rang desquels, sur cette question, Ernst Kantorowicz bien sûr. Qu'avons-nous, en lieu et place d'une analyse, eût-elle été modeste, sur cette thématique fascinante des deux corps du Roi, dans la rinçure prétentieuse de Richard Millet ? Nous avons ceci : «Ceci est mon corps», semble suggérer Depardieu, comme pour mieux signaler la vérité de ce que révèle ce corps dont il nous fait don, la mort de la culture française accompagnant la France d'une disparition devenue label» (p. 35) ou bien, plus loin : «Depardieu : l'ultime monstre sacré, sur qui la politique n'a pas de prise» (p. 36). N'est-ce pas tout simplement prodigieux de hardiesse et de hauteur intellectuelles ?
Bon. Est-ce bien tout ? Oui. Vraiment ? Oui, vous n'avez qu'à lire ce livre, si vous croyez que j'exagère. Vous n'avez qu'à vous confronter, façon de parler, à des jugements aussi péremptoires et creux, vagues généralités ronflantes, que ceux sur Les Valseuses, «film littéraire, la littérature cherchant la profondeur dans la surface, en subvertissant l'horizontalité par un langage contestant l'innocence perverse et sans langue des scénarios redondants et plagiaires qui se proposent aujourd'hui sous les noms d'art, de roman, de film, de musique...» (p. 43) ou encore cette autre fadaise, parlant d'un «abîme matérialiste, dont l'islamisme est une des figures pornographiques» (p. 49). C'est en somme toujours le même procédé : Richard Millet emploie un grand mot qui ne veut plus rien dire et, d'une virgule, grâce à un participe présent (cf. p. 43), établit une identité qu'il s'imagine sans doute être parlante, alors qu'elle n'est, au mieux, qu'imprécise, peu concluante, le plus souvent mensongère, toujours grandiloquente, avec un autre mot qui ne veut plus rien dire. Ce petit tour de passe-passe passe, mais oui, pour de la pensée.
Et cela continue ainsi durant des pages, que dis-je, des livres, l'accumulation cliquetante des mots creux, «l'obsession d'une humanité en transhumance sexuelle postidentitaire mais régulée par l'hygiénisme pornographique» (pp. 55-6), mots creux qui se brisent face au roc impavide du «Nous», le pluriel de majesté que Richard Millet, du haut de son trône de verbosités, s'adresse à lui-même : «Nous savons, nous autres hérétiques du Bien» (p. 51), nous qui «n'abandonnons pas, même dans notre résignation à ne plus être français» (p. 65), avec, parfois, soyons justes, une idée intéressante, que Richard Millet, tout pressé de dévider sa pelote de mots pourris, n'attrape même pas au passage (2), pas plus qu'il n'analyse cette impossibilité de la figure et de la chair du père, que Depardieu est censé, si je puis dire, incarner (cf. p. 77), car la pensée, si ce mot n'est pas trop fort, de Richard Millet ne fonctionne, mais à plein régime, comme une mécanique devenue folle, que par des associations d'idées, pas même, non, par des associations de mots et même de sons qui doivent le mettre en transe, ce par quoi Richard Millet est incontestablement poète, mais poète dégénéré, poète enfermé dans un camp de concentration verbal d'où il ne s'échappera que mort ou bien, et c'est le rêve de tous les fous, lorsque la Terre entière se sera convertie à son chamanisme incantatoire.
Et cela repart bien sûr, car, désormais, du moins depuis quelques années, Richard Millet, comme d'ailleurs Renaud Camus, ne peut plus se taire, et que les mots ont empoisonné son cerveau. Ils ne tarderont pas à empoisonner son corps et alors cette pourriture verbale s'incarnera dans le corps même de Richard Millet qui deviendra, même si nous ne le lui souhaitons pas un tel destin eschatologique, un corps politique, un corps gonflé d'une merde et d'une boue de pourriture que quelque intrépide journaliste (le si mignonnet Romaric Sangars ?) souhaitera gifler et alors, à quelles débauches de dolorisme n'assisterons-nous pas, sous la plume faisandée de Richard Millet devenu, enfin, Monarque visible, outragé, risible, Christ cloué sur la Croix de l'Opprobre d'être Français, et dernier écrivain, et phare de lumière trouant les ténèbres de la barbarie universelle ! : «Pas de sagesse, donc, mais la foi, la toute-puissance de la foi, et son accomplissement dans le doute, la nuit profonde, trouée d'éclairs, la déréliction, même, et tout ce qui mène à la joie à travers les flammes» (p. 83).
Et cela repart disais-je, Richard Millet étant toujours parfaitement incapable de nous expliquer pour quelle raison inouïe le corps politique et le corps romanesque de Depardieu seraient une seule et même réalité (cf. p. 89), ou pour quelle raison que nous devinons profonde, organique même, le fait de «péter en barytonnant, comme dit Rabelais» (p. 91), doit livrer une vérité de dernière heure du monde sur la France actuelle, mais Richard Millet, généreux cacographe ne s'arrêtant pas aux détails, préfère ouvrir le robinet, avec lui jamais grippé faisons-lui confiance, d'un lyrisme de clown non pas triste mais écumant de rage, d'un de ces princes contrefaits à la voix déformée que nous avons pu voir (ou plutôt, seulement : entendre) dans Les harmonies Werckmeister de Béla Tarr. Il nous prédit l'Apocalypse et, de fait, c'est un peu comme si sa prose désordonnée, sans queue ni tête, allait finir par en hâter la venue car, bien souvent, ce sont les prophètes de malheur qui hâtent la survenue de ces derniers, trop contents que les événements confirment les délires qui les faisaient tenir pour fous à lier.
Et le monotone filet de langue putréfiée se remet à couler; à vrai dire, il n'a jamais cessé de couler, comme la rigole de pus qui s'écoule d'un bubon éclaté, finalement la meilleure image qui pourrait caractériser la prose malade de Richard Millet : «ce kitsch qui est le destin politique de la postlittérature française», ou encore «le narcissisme politico-romanesque, semblable à des cris d'oiseaux piaillant au crépuscule – le babil postlittéraire» (p. 93), quelques passages (cf. p. 97, où le style syncopé de ce gribouilleur fonctionne), miraculeusement, sauvant le livre de Richard Millet de l'imposture complète et de l'échec patent, absolu, de toute forme d'analyse, comme nous le constatons dans l'extrat qui suit : «Ce que nous montre la filmographie de Depardieu, dans le meilleur comme le pire, c'est le mouvement par lequel la culture s'est réduite à la propagande, à la sociologie, à la moraline, à une langue qui s'est d'abord dégradée au cinéma avant de dégénérer dans le journalisme puis dans la narratique qui tient lieu de roman et de «grand récit»» (p. 100). En marge de ce passage, j'ai noté : Ah bon ?, commentaire aussi banal que lapidaire qui pourrait devenir le titre d'une improbable thèse sur l'écriture de Richard Millet essayiste, même si l'essai boursouflé (3) que nous venons d'évoquer est, peut-être, le moins mauvais (4) de tous ceux que nous avons évoqués auparavant, ce qui ne peut que nous donner une idée assez précise du niveau de ces derniers et de la production pléthorique d'un auteur malade de tout dire, et ne disant plus rien, ne suintant plus rien d'autre qu'un filet morne de banalités et de mots-valises, où l'auteur transporte, d'un éditeur à l'autre, ses haines recuites.
Je n'irai pas regarder de près ce jus de morgue, et ne sais donc pas si le corps politique de Richard Millet et non plus celui de Gérard Depardieu, «grand miroir de notre déchéance, de notre absence au monde et à nous-mêmes» (p. 107), est aussi celui de la France, mais il est évident, pour qui sait lire

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02/09/2015 | Lien permanent

En territoire ennemi de Didier Goux, Dupont Lajoie de la critique (dite) littéraire

Photographie (détail; ceci n'est pas une merde) de Juan Asensio.
29040015255_cf48405deb_o.jpgImaginons qu'un honnête homme, il doit bien en exister un pour les besoins de notre petite saynète désobligeante, accablé par la grisaille de sa vie quotidienne décide, comme Wakefield, de tout plaquer et, dans un formidable élan de courage ou d'inconscience, se rende dans la librairie des Belles Lettres, boulevard Raspail, en quête de sensations fortes, de ces sensations derrière lesquelles l'homme moderne qui n'est peut-être plus vraiment ni franchement un homme honnête mais qui est en tout cas, ça oui, un homme moderne, délaissant le cours tranquille de sa vie petite-bourgeoise, s'élance, impavide et droit, lorsqu'il a épuisé tous les possibles et se dise, la main en visière sur l'horizon du trottoir d'en face, tout proche de franchir le seuil de la célébrissime librairie dont l'emblème est une vieille chouette grecque : Advienne que pourra !. Suivons-le discrètement dans son périple, de loin comme Virgile ne pouvant plus accompagner Dante dès que la lumière se fait trop vive, et que les corps éthérés de l'Empyrée remplacent les corps suppliciés en Enfer.
Pénétrant, quelque peu intimidé tout de même, et nous le comprenons fort bien, notre bravache, depuis que la librairie de L'Âge d'Homme a été transformée en bar à glaces, dans l'un des derniers temples parisiens du savoir livresque, classique, antique, humaniste, au sens premier de ce terme aujourd'hui galvaudé par tous les imbéciles journalistiques et picoré par toutes les oies blanches de l'antiracisme, notre honnête homme mâtiné de Rusticus Elpidius, de Marbode, de Tyro Prosper et de quelques autres auteurs pas moins connus, promène son regard sur les rayons impeccablement rangés de la collection, fameuse dans le monde entier, Guillaume Budé, puis déchiffre, avec un sourire émerveillé, les noms difficiles de nombre d'auteurs, latins et grecs, syriaco-assiriens et moldavo-érythréens, parfaitement oubliés si ce n'est de deux ou trois savants qui nous ont fourni l'édition impeccable, irremplaçable, génétique, le fruit de toute une vie d'érudition, de leurs textes aujourd'hui parfaitement indémodables, aussi inactuels qu'un jet d'alacrité nietzschéenne, infiniment plus brûlants que le pissat pour âne universitaire distillé par l'affreux Roland Barthes, ce demi-dieu pour jobarthiens incultes et prétentieux.
Quelques minutes de tranquille déambulation donc, pendant lesquels des milliers de volumes ont jeté un regard serein sur le placide amas de cellules, toutes mortelles, qui se déplace parmi leur granitique immobilité, se sont écoulées lorsque notre Wakefield temporaire est arraché à ses rêveries où Paulin de Pella dialogue avec Dracontius et Sidoine Apollinaire apprend sa langue dans les vers d'Aurelius Prudentius Clemens.
– «Bonjour. Puis-je vous renseigner, Monsieur ?»
O lux beatissima, / Reple cordis intima / Tuorum fidelium, voilà ce qu'en toute simplicité se dit notre lettré dans l'unique langue de la culture (que nous ne prendrons du coup pas la peine de traduire, tant elle est claire), ravi d'un souffle puissant vers l'Empyrée béatifique du savoir, en détournant son regard des rangées de livres qui montent jusqu'au plafond, et plus précisément de la belle couverture saumon du volume regroupant la série intitulée Contre les blennorragies de Saint Théodulphe d'Antioche, et en le posant, émerveillé, sur la vasque de voluptés intellectuelles qui se tient devant lui. Il lui semble, pas plus d'une unique seconde mais inoubliable, tant la vision de l'aleph est insoutenable, être la proie d'une hallucination visuelle et même auditive, en contemplant, que dis-je, en se perdant dans le regard d'un noir profond de la jeune femme qui lui fait face, et que nous appellerons Paloma Ladrillos. Paloma (Colombe, tout de même; Ladrillos est beaucoup moins poétique) est experte en rédaction de Reader's Digest et autre compendiums vite écrits jamais lus regroupant les plus mémorables sentences d'auteurs antiques. Derrière sa silhouette intimidante, son collègue, que nous nommerons Fulminant Rapière, dont notre érudit vient à peine de remarquer la présence, semble plongé dans la lecture du 4578e volume de Jimmy Guieu intitulé Pique-nique sur Ganymède. Notre lettré retient instantanément le titre de ce livre lu apparemment dans une concentration extrême par Fulminant et se promet de se pencher, dès qu'il en aura l'occasion, sur cet auteur qui ne peut être, a priori, que diablement intéressant, puisqu'il est lu par un libraire travaillant à la librairie la plus réputée, ou il s'en faut de très peu, de Paris, donc de la France, partant du monde entier. Quelque classique moderne ignoré, sans doute, que ce Jimmy Guieu, digne hériter de Camille Flammarion ? Diable, comment est-ce possible que sa culture littéraire possède d'aussi condamnables béances ! Il s'en veut en silence, fermant, de rage, ses poings dans les poches de son costume trois pièces ! Se promettant une nouvelle fois de combler cette impardonnable lacune, notre badaud inspiré se répond mentalement, du ton le plus amène qui soit, aussi exquis qu'un vers de saint Bernard murmuré par une jeune étudiante à son amant (ou l'inverse), Tu praeclarus / Es thesaurus / Omnium charismatum, / Sane plenus / Et amoenus / Hortus es aromatum, ce qui veut à peu près dire, en français si lamentablement extensible :
– «Bonjour. Oui, à vrai dire, vous tombez à pic. Je cherche des textes que nous pourrions appeler, voyons, comment dire, hum... C'est un gros mot, pardonnez-moi de le prononcer : voilà, je cherche des textes conservateurs, et même, ah, que nous dépassons vite les maigres ressources du langage n'est-ce pas ?, et même, hum, des textes, voyons, comment dire une fois de plus, ô divin Cratyle viens à mon secours, alors que je me sens comme Lord Chandos, démuni, abandonné, seul sur le rivage du monde, l'océan du langage se retirant de la plage, bref, des textes, voilà j'y viens ne me brusquez pas, des textes, en un mot comme en mille, réactionnaires. J'ai ainsi vu que vous aviez édité plusieurs titres de Philippe Murray, mais je ne suis pas vraiment intéressé par les obsessions annales que cet auteur consigné dans son Journal. N'auriez-vous pas en vente quelque livre de... hum, voyons, ce grand poète de l'achritude bathmologique, cet écrivain barrésien de la tuyauterie, naturelle ou pas, qu'est Renaud Camus ?
– Monsieur, lui répond notre libraire amazone, le regard noir d'une colère à peine contenue, notre maison, souligne-t-elle d'un rictus, ne pratique la tolérance qu'à l'égard des grands livres et des grands auteurs», le débit ultra rapide de sa voix marquant une pause imperceptible (sauf aux oreilles si bien éduquées de notre lettré, qui est mélomane) sur certains mots qui paraissent vouloir planter leurs crocs sur le cerveau de notre intrépide lecteur aimant les auteurs réactionnaires mais qui ne l'est bien évidemment pas lui-même, réactionnaire, faudrait pas pousser l'inélégance quand même, jusqu'à faire siennes les sales idées des autres et se recouvrir de leur puant paletot.
Une goutte de transpiration s'est mystérieusement condensée sur l'un des épais carreaux de la coquette paire de lunettes rondes de notre vaillant héros du savoir, mais, en dépit de ce discret avertissement lui annonçant qu'un lion (une lionne) rôde cherchant qui dévorer, il décide sans plus attendre de réunir toutes ses forces pour faire face au courroux de la libraire. Il ne s'en laissera pas conter, et ses petits poings se ferment significativement une nouvelle fois dans les poches de sa veste sortie du pressing écologique. Il vient d'ailleurs de s'apercevoir d'un détail étrange : l'artiste tatouage que notre Amazone arbore sur l'un de ses avant-bras et qui s'étend jusqu'à sa longue et fine main semble, comme les lettres que Nabuchodonosor put lire sur le mur de son palais, luire d'une aura de jugement dernier. Il perd d'un seul coup les maigres moyens qu'il avait réussi à mobiliser pour se lancer dans la bataille digne d'un Attila et, lamentablement il faut bien le dire, se retrouve la bouche ouverte, les sons, décidément joueurs et surtout peureux, refusant de sortir de sa gorge aussi savamment nouée qu'un nœud de marin melvillien.
L'inexorable Paloma Ladrillos paraît toutefois s'être radoucie.
– «Je puis néanmoins vous suggérer, Monsieur, plusieurs auteurs comme Trasibule de Chrasimaque ou Nonce de Bidophoron dont les titres bien connus feront votre miel et, je crois pouvoir vous le certifier, constitueront le joyau de votre bibliothèque fièrement réactionnaire. Mais Renaud Camus, non, nous n'avons pas ce genre de marchandise en rayon».
Notre Candide constate, un peu réconforté, que le courroux de la Gardienne semble s'être évanoui à la mention des noms célèbres et, enhardi et retrouvant par la grâce des dieux grecs et latins l'usage de la parole, il se risque à poursuivre :
– «Certes, certes mais... Voyons, comment vous dire, commence-t-il à bégayer alors que ses lunettes de nouveau glissent sur son nez, sans doute huilé par une sueur qui décidément n'en finit pas de perler sous l'action d'une peur intestinale bien que parfaitement compréhensible en de telles circonstances, voyons, vous comprenez (non, elle semble ne pas comprendre, il suffit de voir son regard qui flamboie de nouveau : une nébuleuse de noirceur), j'aimerais, hum... des auteurs... euh, comment dire, plus... enfin moins... bref, des auteurs plus actuels, finit-il par lâcher dans un souffle à peine audible, voire, ose-t-il préciser, des auteurs pour ainsi dire vivant, euh, à notre époque... Madame», ce dernier mot comme avalé par une voix qui vient de détaler devant l'imminence d'un danger inouï.
Ayant apparemment entendu le mot vivant qui a réagi dans son esprit comme une formule de magicien, le collègue de notre altière cicérone lève le nez de son bouquin et fixe sur notre lettré égaré en territoire ennemi un regard pas moins insoutenable que celui de notre Médée antique. Il viendra à son secours, car c'est un valeureux chevalier égaré dans une époque abjecte.
– «Bref, dit-il, vous cherchez un auteur couillu, pas vrai ? Pour un instant, notre lettré, décontenancé par un propos aussi brutal, dont il ne sait s'il est attaque ou défense, détourne son regard de celui, ténébreux, d'Armide et le fixe sur ce Gauvain des temps modernes, érudit et soudard.
– Disons que... Oui... Vous résumez assez bien, je dois le dire admirablement même, mon propos.
– Je le résume tellement bien que c'est la raison pour laquelle vous avez mentionné Renaud Camus, pas vrai ? En voilà un d'auteur couillu, suffit de voir comme tous les femmelins bien-pensants lui tombent dessus depuis qu'il s'est mis en tête de lutter, seul sur les hautes tours de son munificent château, contre les hordes musulmanes menaçant de remplacer toutes les croix du Gers par des croissants trempés dans le sang des nouveaux martyrs chrétiens !
– À proprement parler, cher Monsieur, les, euh... les attributs, les balls, comme on le dit dans la langue de Shakespeare, de Renaud Camus ne m'intéressent pas, et puis vous n'êtes pas sans savoir que ce grand auteur, ce magnifique écrivain, ce souchien intransigeant, ce chantre de la France éternelle, ce mirmidon implacable, en effet, des hordes sarrasines, chinoises, juives, noires, jaunes et rouges, ce Messie aux fesses poilues de l'innocence la plus pure, ce Roland furieux contre le Grand Remplacement, cet Amadis, forcément de Gaule, ce chantre inaltérable de la beauté des campagnes françaises et de la laideur des banlieues hélas également françaises, bref, que l'immarcescible et totalement désintéressé de sa propre remarquable personne, j'ai nommé Renaud Camus, a évoqué ses mâles attributs durant plusieurs pages endiablées, réellement shakespeariennes, de l'un des volumes récents de son merveilleux et intussusceptible Journal, de sorte que n'importe lequel de ses lecteurs peut connaître les aventures mirifiques et réellement haletantes de ces modernes Rhadamisthe et Zénobie de la culture achrienne que sont, Monsieur, j'ose le dire, les couilles du dernier honnête homme dont la France peut s'enorgueillir de posséder les visions politiques les plus confondantes de pénétration».
Songeant aux évidence qu'il vient de proclamer, notre lettré se demande si ses interlocuteurs vont bien comprendre que les vues politiques remarquables en question appartiennent bien à Renaud Camus plutôt qu'à ses couilles mais, las, il aurait l'air bête à devoir préciser semblable évidence.
– «Ouais, je vois, le rassure d'ailleurs immédiatement le passionné de Jimmy Guieu. J'ai ce qu'il vous faut, un auteur qui en a en somme, hein, des lourdes, des bien massives, des intrusives, des franches, des assommantes, pas de petites timides et refoulées, des coquettes, des rentrées, des innocentes en somme; non, non, c'est tout l'inverse, des bien sorties, des poilues, des qui sentent le mâle, des Paul et Virginie de la réaction, des cailleresques inséparables qui font le coup de poing et de boule, forcément, oui Monsieur, des cojones, en quelque sorte, de pata negra, de magnifiques sphères armillaires séchées à l'air de Malaga, deux féroces molosses nourris pas seulement au lait ça c'est sûr, mais au grain, et au grain fermenté, proche de passer du solide au gazeux en un clin d’œil, sublimation que ça s'appelle comme par hasard, deux couguars éburnéens (attention, faux-ami) biberonnés au sangre de toro il n'y a pas de doute, et il les cache pas, hein, lui, ses balls, comme tous les petits planqués, frontistes et même nazillons malgré eux, à cause des perturbateurs endocriniens qu'ils bouffent à leur insu, des Charles Martel virtuels qui écrivent sous pseudonyme, nom de plume mon cul !, et qui crachent leur haine de l'étranger, Noir ou Arabe, derrière leur écran, et rasent les murs quand ils prennent le métro de peur d'en croiser un à qui leur tronche de goret policé ne plairait pas, non non, pas de ces petites damoiselles refoulées à gueule de bonze ascétique ou de vieille tenancière de maison close, notre homme, lui, il en est très fier, de ses bijoux miroitant de mille feux de rade et de cambuse torve, il les pose sur la table, lui au moins, et même sur tous les zinc de comptoirs où, dès 7 heures 30 du matin et jusqu'à environ 2 heures du matin suivant, et alors il raconte en gueulant ses exploits frontistes qu'aucun Le Tasse hélas, n'a pu coucher par écrit et pour cause, puisque plus personne ou presque ne sait écrire, sauf les cons qui prétendent écrire alors qu'ils ne le savent pas et qu'il faudrait, pour évoquer les exploits de Didier Goux, un nouveau Rabelais pour la verve gaillarde, un Lautréamont enfoncé dans toutes les venelles, un Céline même, voire, justement, un autre Didier Goux se faisant le héraut de l'autre ! Tenez, un livre de Didier Goux, ça ne peut s'encadrer entre du Cardinal de Retz et du René Boylesve, foi de camusien transi et hélas, comme son maître, fort piètre photographe !
– Vous me mettez l'eau à la bouche si je puis dire. Quel est donc ce Pétrarque redivivus de la trois fois sainte réaction ?
– Quoi, vous vivez dans un château sans électricité ni eau ma parole ? C'est lui voyons, lui, indique notre excellent libraire, pointant son doigt sur la couverture rouge brique du dernier volume disponible d'un livre qui s'est vendu comme un poster de Yannick Haenel lors d'un colloque sur le néant, comme il ne manque pas de l'indiquer à notre fin lettré, car oui, en effet, cela se vend même comme des petits pains multipliables christiquement, presque aussi bien que le lourd volume de Philippe Muray, devenu la coqueluche de tous les couillons qui tétaient le sein de leur maman quand celui-ci publiait son 19e siècle à travers les âges et écrivait, comme celui-ci d'ailleurs (nouveau doigt tendu vers le dernier exemplaire en question, que notre lettré est désormais tout prêt de considérer comme relevant de l'ordre du miracle), et écrivait donc des textes peu reluisants où des pépés forcément fatales se faisaient dévaliser le frigidaire par des héros forcément patibulaires. Que voulez-vous, Les Belles Lettres sont de leur temps comme on dit, et, après le beau succès commercial de la collection de poésie dirigée par notre Dante franco-français, j'ai nommé Francis Lalanne, il faut bien vivre, pas vrai, en vendant quelques condensés du petit livre brun du Front National, c'est porteur, surtout en ce moment, c'est sexy, c'est même trendy paraît-il, comme le dit notre directeur des ventes, puis les livres de Finkielkraut et de Camus, voire ceux de Soral, sont si faciles à écrire ! Enfilade de platitudes, et le fait qu'elles soient affublées de l'étiquette journalistique réactionnaire ne les rend pas moins plates mais encore plus alléchantes pour le client ! Finkielkraut, Camus et, petit séide de ce dernier, le plus doué c'est dire de ces amoureux du miroir, Didier Goux, lequel pousse la vénération pour Narcisse jusqu'à lui copier sa manie pleurnicheuse de raconter la moindre de ses secondes insignifiantes de vie sous la forme d'un Journal, autant de polygraphes qui ressemblent à des agités dans le bocal desquels on aurait jeté les mots Noir, Arabe, Musulman, Immigration, Grand Remplacement, comme s'il s'agissait d'une poignée de pétards allumés, bref, de tels textes écrits par de tels auteurs, c'est tout de même plus aguichant que les douze volumes de Nonos de Panopolis n'est-ce pas, même si ma collègue, ici présente, et dont je ne vanterai jamais assez la discrète efficacité qui me permet de dévorer les meilleurs auteurs de science-fiction, est capable de rédiger en trois jours un volume tiré au cordeau qui expliquera à tous les benêts en mal de rattrapage journalistique l'intérêt apocastatique de ne pas ignorer pareil auteur essentiel, plaisamment condensée par ses soins savants en un Reader's Digest à prétentions intellectuelles.
Tenez, poursuit notre exalté, je vais vous raconter une petite anecdote très amusante, je trouve, moi, poursuit l'implacable lecteur de Jimmy Guieu. Il y a quelques mois, un de ces universitaires voûtés et accablés par on ne sait quelle nostalgie secrète est venu rencontrer l'une des huiles des Belles Lettres, pour lui proposer un projet sur Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, un g

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18/09/2017 | Lien permanent

Jésus – une étude d'histoire christologique, par Francis Moury

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_1541.JPGNotes de lecture sur : Alain de Benoist, L'Homme qui n'avait pas de père. Le dossier Jésus (éditions Krisis, 2021, 970 pages). Acheter ce livre sur Amazon.

«On célébrait à Jérusalem la fête de la Dédicace; c'était l'hiver [et] Jésus se promenait dans le Temple sous le portique de Salomon. Les Juifs l'entourèrent donc et lui dirent : "Jusques à quand tiendrez-vous notre esprit en suspens ? Si vous êtes le Christ, dites-le nous franchement." Jésus leur répondit : "Je vous l'ai dit, et vous ne me croyez pas : [cependant] les œuvres que je fais au nom de mon Père me rendent témoignage. Mais vous ne croyez point, parce que vous n'êtes pas de mes brebis. Mes brebis entendent ma voix. Je les connais et elles me suivent. Et je leur donne la vie éternelle, et jamais elles ne périront et nul ne les ravira de ma main. Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tous, et nul ne peut les ravir de la main du Père. Mon Père et moi, nous sommes un"».
Évangile selon saint Jean X, 23-25 (traduction Augustin Crampon 1923, légèrement revue).


«Comme il enseignait dans le temple, "les princes des prêtres et les docteurs de la loi et les sénateurs du peuple s'assemblèrent et lui firent cette demande : en quelle puissance faites-vous ces choses ?" (Évangile selon saint Luc, XX, 1-2) [...] Et néanmoins Jésus ne leur donne sur ce sujet aucune instruction. "Je ne vous dirai pas non plus en quelle puissance j'agis." (ibid., XX, 8) Mais il se contente de les confondre devant le peuple, de mauvaise foi et d'hypocrisie, comme l'on va voir. [...] Ils avaient donc deux témoignages : celui de sa parole et, ce qui était encore plus fort, celui de ses miracles. S'ils consultaient après cela, un mauvais esprit les poussait. La vérité éternelle, qu'ils consultent mal, n'a rien à leur répondre et n'a plus qu'à les confondre devant tout le peuple. Ainsi nous arrivera-t-il, quand nous la consulterons contre notre propre conscience sur des choses déjà résolues : nous ne cherchons qu'à tromper le monde ou à nous tromper nous-mêmes.»
Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l'Évangile (écrites vers 1687, publiées posthume en 1731, éditions Desclée et Cie., Paris 1903, pages 213-215).


«Seuls les uniques, ceux qui par rapport à leur "temps" sont dans l'abri du retrait, sont capables un jour d'appeler le Dieu et de persévérer dans l'attente de ce qui vient le plus éminemment. Et c'est alors chaque fois le lointain et l'inaccessibilité qui dictent la manière dont naît pour le grand nombre une sorte de possession et de familiarité tangible, et le ton où le caractère de ces uniques s'accorde pour sauver une histoire-destinée déployant pleinement son essence.»
Martin Heidegger, Réflexions XII-XV/-Cahier noirs 1939-1941 (traduction Guillaume Badoual, éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, 2021, p. 161).


Cette considérable mise au point des études historiques consacrées à la vie du Christ, depuis les récits des évangiles antiques aux recherches archéologiques et philologiques les plus récentes, est le fruit de dizaines d'années de travail. Elle s'ouvre par deux citations antiques (une d'Aristote et une de Tertullien) qui s'équilibrent bien; elle est dédiée à Louis Rougier, Jean-Marie Paupert et Simon Claude Mimouni.

Disons un mot de ces trois dédicataires.
Louis Rougier (1889-1982) avait débuté par la philosophie des sciences avant de devenir un historien des religions mais aussi un penseur de l'histoire et de la politique : son œuvre est assez variée. Son étude sur Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif (éditions du Siècle, 1925) avait eu les honneurs d'une recension (bienveillante) par Joseph Bidez et d'une autre (plus sévère car signalant des emprunts effectués parfois sans guillemets au travail antérieur de Causse) par Eugène de Faye. Plus tard et parmi bien d'autres études publiées, Louis Rougier fut aussi l'auteur de La Religion astrale des Pythagoriciens (éditions PUF, collection Mythes et religions, dirigée par Paul-Louis Couchoud, 1959). Or, il faut savoir que Paul-Louis Couchoud fut l'un des représentants français de la «thèse mythiste» qui faisait de Jésus un mythe humanisé, «avatar d'un Dieu sauveur adoré bien des siècles avant Tibère» (page 85).
Jean-Marie Paupert (1927-2010) avait été dominicain au Saulchoir et fut un proche du père Marie-Dominique Chenu (1895-1990), l'historien bien connu de la théologie médiévale. Paupert renonce à la vie religieuse puis étudie à la Sorbonne avant de partager son temps entre la direction d'une collection religieuse chez l'éditeur Arthème Fayard et la publicité de la firme pétrolière Total. Il oscilla entre catholicisme réformateur et traditionaliste.
Simon Claude Mimouni (né en 1949), ancien élève de l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, fut notamment professeur à l'École Pratique des Hautes Études, section des sciences religieuses où il enseigna de 1995 à 2017 les origines du christianisme et l'histoire des premières communautés chrétiennes, en particulier dans leur rapport au judaïsme depuis le second siècle avant notre ère jusqu'au second siècle après notre ère.
Alain de Benoist a, pour sa part, déjà publié plusieurs livres ayant trait aux questions religieuses : Avec ou sans Dieu (1970), Comment peut-on être païen ? (1981), Fêter Noël. Légendes et traditions (1982), Les traditions d'Europe (1982), L'Éclipse du sacré (1986), Jésus sous l'œil critique des historiens (2001), Jésus et ses frères (2006), La Puissance et la foi (2021). Son nouveau Dossier Jésus, divisé en six parties, comptant au total environ un millier de pages, est une somme d'une belle richesse historique autant que religieuse, mais aussi philosophique concernant certains chapitres. Les philosophes le liront donc aussi avec intérêt, eux qui n'ont — ainsi que le rappelait très bien Emilio Brito en 1980 — «jamais cessé d'interpréter le Christ» (1). Entendons : l'interpréter à partir de sa réalité religieuse comme de sa réalité historique. Toute la question étant, évidemment, de savoir ce que recouvre ce «comme» et de quelle nature peut bien être cette médiation entre histoire et religion.
Concernant le premier terme (l'histoire), il faut naturellement commencer par le commencement : la réalité historique de Jésus en son temps (éditions Arthème Fayard, 1945, revue et corrigée, 1947) — selon le beau titre donné par Daniel-Rops (Henri Petiot, 1901-1965) au second volume de son Histoire sainte — et la méthode applicable à cette réalité. C'est l'objet de la première partie (La Recherche, pages 11 à 122) du livre d'Alain de Benoist.
Alain de Benoist n'en doute pas et l'écrit : Jésus a certainement existé. La question, après deux mille ans et l'établissement consacré d'une religion mondiale, pourrait sembler oiseuse sinon spéculative mais ce serait une erreur de perspective car elle fut constamment brûlante depuis le dix-huitième siècle. Alain de Benoist résume très soigneusement son évolution : une «première quête» (qu'on peut commodément dater 1474 à 1901 ou 1774 à 1901 selon qu'on opte comme terminus a quo pour les recherches historiques de H. S. Reimarus publiées en Allemagne par Lessing à partir de 1774 ou bien pour la Vita Christi du chartreux Ludolphe de Saxe en 1474), une seconde période «sans quête» (qu'on peut dater 1906 à 1953 et qui est caractérisée par un certain découragement relativement à la possibilité d'une restitution historique de Jésus), une troisième période nommée «nouvelle quête» (qu'on peut dater 1953 à la fin des années 1970). Tout n'y est certes pas mentionné (car il y faudrait non seulement des volumes mais encore des bibliothèques entières) : je ne crois pas qu'y figure, par exemple, la savoureuse démonstration du logicien anglais Richard Whately, Historic Doubts about Napoleon Buonaparte (2), dans lequel Whately montrait, en 1819, que les mêmes arguments attaquant la vérité du christianisme pouvaient nous faire douter de l'existence de Napoléon, alors même que ce dernier était encore vivant. Ses étapes principales — les Vies du Christ (par exemple celle de G.W.F. Hegel, de David Strauss, d'Ernest Renan), leur influence et les critiques qu'elles occasionnèrent, initiant notamment en guise de contre-offensive la naissance de l'historiographie catholique moderne sous les auspices de Fulcran Vigouroux (3), puis Marie-Joseph Lagrange (4) le fondateur en 1890 de l'École biblique de Jérusalem — sont mentionnées, parfois étudiées plus en détails. J'y ajouterais volontiers, concernant la première moitié du vingtième siècle les noms de Jean Michel Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile Amann, Réginald Garrigou-Lagrange (5) en raison de leur contribution au collectif Dictionnaire de théologie catholique qui demeure un monument des études historiques et théologiques françaises. À ses côtés, il faut bien avouer que l'unique volume, pourtant si remarquable – en dépit du fait qu'il accordait trop peu de place à la philosophie médiévale : pour le reste, il demeure admirable — d'André Lalande (1867-1964) et des membres et correspondants de la Société Française de philosophie, j'ai nommé le vénérable Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1902-1923 puis éditions revues et légèrement augmentées jusqu'en 1993 au moins) fait très pâle figure quantitative alors que sa matière est pourtant plus étendue chronologiquement puisque l'histoire de la philosophie occidentale depuis les Grecs à nos jours couvre 2500 ans environ.
L'histoire de la position du Vatican et les successives encycliques sur l'étude historique des évangiles sont utilement mentionnées et analysées. C'est l'encyclique Divino afflante spiritu (1943) du pape Pie XII «qui a permis aux exégètes catholiques de s'affranchir en partie des condamnations antimodernistes des papes du siècle précédent. Elle sera suivie, pendant le concile de Vatican II, d'une Instruction sur l'historicité des Évangiles publiée (le] 23 avril 1964 par la Commission biblique pontificale qui déclarait accepter la méthode de l'exégèse historico-critique et a abouti, notamment, à l'abandon de la notion (pourtant augustinienne et fondamentale] d'inerrance : littéralement parlant, tout ne serait donc pas nécessairement vrai dans la Bible. Mais cette libéralisation ne s'appliqua encore que très partiellement à l'étude des évangiles. L'abbé Jean Steinmann l'a appris à ses dépens lorsqu'il fut interdit de publication à cause de quelques lignes de sa Vie de Jésus, parue en 1962» (p. 53).
Citons, à ce sujet, le passage de la «constitution dogmatique» du pape Paul VI, intitulée Dei verbum (1965) qui ne fait d'ailleurs, je pense, que reprendre en partie ce qu'écrivaient déjà les Pères grecs et romains de l'Église : «Il n'est pas contraire à la vérité d'un récit que les évangélistes rapportent les actes et les paroles de Jésus de façons diverses et qu'ils expriment ses déclarations de manières variées. C'est d'une façon différente, en effet, que la vérité est proposée dans des textes diversement historiques ou prophétiques ou poétiques ou relevant d'autres genres d'expression» (p. 54).
Un chapitre est consacré aux critères retenus par les historiens pour valider l'authenticité de telle ou telle section des évangiles. Le «critère d'embarras» ou le «critère de discordance» s'applique, par exemple, à un fait ou une parole se révélant comme une source d'embarras historique ou théologique, notamment pour les premières communautés chrétiennes. Ces paroles ou ces faits auraient donc des chances d'être historiquement réels en raison même des contradictions soulevées dont une pure propagande aurait au contraire soigneusement fait l'économie : par exemple le baptême du Christ par saint Jean Baptiste rapporté par saint Marc et par saint Luc relève d'un tel critère car ce baptême était effectué par Jean en vue du pardon des péchés. Or Jésus, étant considéré par les Évangiles comme le Fils de Dieu, n'a évidemment pas besoin de se faire pardonner ses péchés; ce qui explique que saint Matthieu fasse dire à saint Jean Baptiste : «C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi !» (cité p. 29). Le «critère de cohérence» est inverse car les historiens qui l'adoptent tiennent le raisonnement suivant : «[...] une parole ou un acte de Jésus a plus de chance d'être authentique s'il est cohérent avec l'ensemble du récit ou avec d'autres actes et paroles dont on a établi l'authenticité» (page 30). Plusieurs dizaines d'autres critères sont présentés, illustrés et, in fine, critiqués car leur luxuriance logique ne laisse pas de porter, finalement, presque à faux : ils se concurrencent et, à l'occasion, s'annulent réciproquement. C'est le cas des deux critères cités supra : le critère d'embarras est l'inverse du critère de cohérence. Qui choisit l'un, devrait logiquement renoncer à l'autre.
Lire cette étonnante liste de critères élaborés, pour l'essentiel, durant le dix-neuvième et le vingtième siècles, revient un peu, sur le plan philosophique, non pas tant à revivre intellectuellement les circonstances conceptuelles de la naissance du cercle de Vienne que celles, un peu plus anciennes, dans lesquelles Victor Brochard (1848-1907) avait soutenu – sous l'influence de la philosophie néocriticiste de Charles Renouvier (1815-1903) et sous celle de la philosophie trans-rationaliste probabiliste d'Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) – sa thèse de doctorat De l'erreur (1879). On se souvient de la question que Brochard posait : «On peut se demander ce que l'erreur est en elle-même, comment elle est possible en des intelligences dont la fonction essentielle semble être de connaître la vérité, comment elle apparaît sous tant de formes diverses, tantôt partielle et comme dissimulée entre plusieurs vérités, tantôt générale et faussant, par la place qu'elle occupe, les vérités mêmes qui l'entourent; presque toujours si étroitement unie à la vérité qu'elle peut à peine en être détachée par la plus minutieuse attention, et mêlée de vérité plus souvent encore qu'elle n'est mêlée à la vérité.»
La position du problème contenait (selon la future formule de Henri Bergson dans la première partie de La Pensée et le mouvant, (éditions PUF, collection BPC, 1934-1938, dernière réédition revue du vivant de Bergson) une présupposition de sa solution : la vérité n'était qu'une hypothèse confirmée, l'erreur qu'une hypothèse réfutée. Mais surtout – et c'était au fond le plus important ! – Brochard concluait (6) : «Non seulement le scepticisme est désarmé mais, on l'a vu plus haut, il reste, au-delà de la vérité démontrée, un vaste champ pour la croyance; à côté de la certitude scientifique, il y a place pour une certitude d'une autre nature; la métaphysique et la religion sont légitimes comme la science, quoique à des titres différents. Les constructions métaphysiques ou religieuses, en tant qu'elles sont pensées par chacun de nous, procèdent de la même activité spontanée et créatrice de l'esprit, qui découvre aussi en les reconstruisant les vérités de la science. Si l'esprit peut découvrir la vérité dans un cas, pourquoi ne le pourrait-il pas dans l'autre ? De quel droit limiterait-on sa puissance ?»
Faudrait-il alors, pour échapper au point de vue étroitement critériologique, privilégier un Jésus purement mythique aux dépends du Jésus historique ? Ce serait trahir l'essence même du christianisme, celle de l'incarnation divine non pas en un in illo tempore mythique – temps qui est, par exemple, encore en partie le temps indoeuropéen du Zoroastre historique, fondateur du mazdéisme (7) – mais en une période et un lieu précis de l'histoire humaine. Alain de Benoist a raison de citer Henri-Irénée Marrou («À la différence d'autres religions qui offrent à leurs fidèles un credo de propositions intemporelles, le christianisme se présente comme une religion essentiellement historique [...] La foi chrétienne exige que les événements de la vie de Jésus aient été bien réels, soient des événements historiques situés dans l'espace et le temps.») (8) et non moins raison de citer Henri-Charles Puech («[...] le christianisme est une religion historique au double sens du terme [...] il naît à un moment précis de l'histoire, et sa fondation comme sa foi reposent sur une personne – celle de Jésus – dont, en dépit des efforts des mythologues [...] l'historicité ne fait point de doute, mais encore et surtout [...] il donne au temps une valeur concrète et attache à son développement [...] une valeur sotériologique») (9) à ce sujet : on ne saurait mieux poser le problème ni le résumer plus clairement. Peut-être, d'ailleurs, le lecteur — surtout le lecteur catholique, bien sûr, mais l'hypothèse concerne aussi les autres – reviendra-t-il sagement, après un détour par cette savoureuse section critériologique (relevant tout à la fois de la logique, de l'épistémologie et de la philosophie des sciences puisqu'elle pose la question de savoir comment valider logiquement l'authenticité d'un fait rapporté ou bien celle d'une proposition concernant un fait) à la méthodologie hellénistique de saint Augustin qui, déjà bien conscient des différences et des divergences entre les évangiles, avait cru possible seize siècles plus tôt d'en venir à bout par son ample et souvent lumineux De Consensu evangelistarum (10) ?
Cette première partie se poursuit par une étude critique de trois thèses jadis célèbres, aujourd'hui abandonnées : d'abord la thèse de Jésus Essénien (à la formule de Renan, écrite en 1894 et citée page 61 : «Le christianisme est un essénisme qui a largement réussi», s'opposent les sages remarques d'Adolf von Harnack, écrites en 1900 et citées page 66 : «Les Esséniens accordaient la plus extrême importance à la pureté légale et se tenaient strictement à l'écart, non seulement des impurs mais de ceux qui étaient moins stricts [...] Chez Jésus, nous trouvons l'exact contraire de cette manière de vivre : il va à la rencontre des pécheurs et mange avec eux. Cette différence fondamentale suffit à garantir qu'il était très éloigné des Esséniens»), ensuite la thèse de Jésus Zélote (certains passages des évangiles rapprochent Jésus de cette secte religieuse et nationaliste mais d'autres l'en écartent fondamentalement), enfin la thèse de Jésus Aryen (notamment introduite par le philosophe allemand Ernst Haeckel (ou Häckel, 1834-1919) et par Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), avant d'être reprise et popularisée par l'exégèse

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16/11/2021 | Lien permanent

La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, par Germain Souchet

La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck
Afin d'introduire ce beau texte de Germain Souchet, je ne puis résister au plaisir de citer Alain de Chalvron, envoyé spécial permanent de France 2 aux États-Unis et probable gauchiste patenté qui, terminant son reportage sur les Oscars, a cru évidemment malin de déclarer, je cite de mémoire mais je ne pense pas trahir l'esprit de pareille ineptie : «la récompense décernée à La vie des autres arrive à point nommé au moment où les Américains ont découvert qu'ils étaient eux-même mis sur écoute par les grandes oreilles du gouvernement». En arriver à proférer, sur le ton satisfait du petit pion se grisant d'un haut fait de résistance de salon, une telle stupidité au JT de 20 heures sans être licencié dès le lendemain pour faute professionnelle grave par France 2 montre à quel degré de pourrissement idéologique nos médias sont parvenus. Sans compter que comparer l'administration Bush avec le régime d'Honecker... voilà qui tout simplement signifie : mentir. Alerté par mes soins, et je l'espère par ceux de beaucoup d'autres personnes ayant été affligées par un commentaire aussi ridicule, stupide et, je l'ai dit, faux de surcroît, Christian-Marie Monnot, le médiateur de France 2, ne m'a pour l'instant pas donné d'explication. «Je crois qu’une fois les faits connus – la torture psychologique des dissidents, le massacre impitoyable de ceux qui tentèrent de passer la frontière et le fait que la prétendue «stabilité économique» reposait en grande partie sur l’échange de prisonniers politiques avec l’Occident –, il est bien difficile de rester ostalgique.» Florian Henckel von Donnersmarck. Après La Chute et Sophie Scholl les derniers jours, films étudiant sous deux angles différents et relativement nouveaux le nazisme, le cinéma allemand vient de produire un troisième chef-d’œuvre, cette fois consacré à la RDA communiste. Jusqu’à présent, à l’instar de Goodbye Lenine, au demeurant fort bien réussi, le second totalitarisme s’étant abattu comme une griffe d’acier sur l’Allemagne du XXe siècle n’avait été abordé que de manière tragi-comique, voire tout simplement comique. Peinant à surmonter, depuis la réunification de 1991, les effets parfois néfastes de la libéralisation soudaine d’une société jusqu’alors totalement administrée – chômage persistant, niveau de vie inférieur à celui des Allemands de l’ex-RFA, développement de réseaux mafieux –, une partie de la population anciennement est-allemande semblait tentée de s’abandonner à «l’Ostalgie», néologisme désignant la nostalgie pour l’Est (qui se dit Ost, en allemand). Avec La Vie des autres, la vie en République Démocratique d’Allemagne, sous le règne impitoyable d’Erich Honecker, est enfin abordée telle qu’elle était : terrible, oppressante et soumise à la surveillance permanente et redoutée de la Stasi (abréviation de Ministerium für Staatssicherheit, en français ministère pour la sécurité d’État).

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26/02/2007 | Lien permanent

Infréquentables

Crédits photographiques : Mike King.
Avec leur accord, j'ai reproduit les différents textes qui n'avaient pas trouvé leur place dans le numéro hors série de La presse littéraire (à l'exception de celui de Jean-Luc Evard, ayant paru, mais sans son apparat de notes, dans ladite revue) consacré à quelques auteurs réputés infréquentables.
J'ajouterai, dans les jours à venir, quelques nouveaux portraits d'infréquentables qui, eux, auraient dû paraître dans l'ouvrage que je projetais de publier, prolongement naturel du numéro de la revue, et qui ne verra très certainement jamais le jour, faute d'éditeurs, en France, dignes de ce nom.
Trois personnes ont refusé ma proposition : Arnaud Bordes, auteur d'un portrait d'Antoine Adam qui paraîtra dans la revue Rébellion, Michel Marmin, auteur d'un texte sur Sade (qu'il ne m'a du reste jamais envoyé...), parce que j'ai écrit tout le mal que je pensais de cette navrante bagatelle qui se prétend roman et dont l'auteur est un certain Émile Brami se disant éditeur, enfin Alain Paucard, auteur d'un ridicule et complaisant autoportrait, directeur littéraire pour L'Éditeur et auteur, selon ses propres dires, d'un navet publié par cette même maison décidément peu surprenante.

Rappel des portraits d'Infréquentables et autres textes relatifs à ce dossier déjà publiés sur ce blog.

AP Photo:Julie Jacobson2.jpgErnst Jünger, par Dominique Autié (Infréquentables, 1).





PEDRO ARMESTRE:AFP:Getty Images.jpgPierre Boutang, par Francis Moury (Infréquentables, 2).





AP Photo:Andre Penner.jpgBruno Dumont, par Ludovic Maubreuil (Infréquentables, 3).





Michael Regan:Getty Images 2.jpgJoseph de Maistre, par Olivier Bruley (Infréquentables, 4).





AP Photo:Spectral Q, Lou Dematteis.jpgSpengler l'infréquenté, par Jean-Luc Evard (Infréquentables, 5).





3145446214.jpgUn grand catholique : Carl Schmitt, par Rémi Soulié (Infréquentables, 6).




791239287.jpgGeorges Darien, un barbare intolérant, par Nicolas Massoulier (Infréquentables, 7).




AP Photo:Charlie Neibergall.jpgPierre Gripari, portrait de l'écrivain en joyeux pessimiste, par Anne Martin-Conrad (Infréquentables, 8).




2338091972.jpgLa mise à mort de don Juan, par Paul-Marie Coûteaux (Infréquentables, 9).




3426797403.jpgKonstantin Leontiev, l'inaudible, par Thierry Jolif (Infréquentables 10).




littérature,critique littéraire,infréquentablesIvan Illich, critique de la modernité industrielle, par Frédéric Dufoing (Infréquentables, 11).




littérature,critique littéraire,infréquentablesLa maison de Roux ou Dominique de Roux, l’indispensable contemporain, par Jean-Luc Moreau (Infréquentables, 12).




littérature,critique littéraire,infréquentablesLe 2 novembre de Maurice Barrès. Sur le tombeau d’un homme libre, par Raphaël Dargent (Infréquentables, 13).




littérature,critique littéraire,infréquentablesChardonne, le don, le manque, par Didier Dantal (Infréquentables, 14).




1997341070.jpgUn Léon superbe et généreux, par Ian Wambrechtein (Infréquentables, 15).




2405537788.jpgPhilippe Muray, la légende du siècle, par Jean-Gérard Lapacherie (Infréquentables, 16).




3323453772.jpgPier Paolo Pasolini, par Serge Rivron (Infréquentables, 17).





3401416414.jpgLa musa impossibile di Mario Praz. Testo, contesto, ipertesto, par Raffaele Alberto Ventura (Infréquentables, 18).





Varia

Christopher Furlong:Getty Images 2.jpgIntermède comique offert par Renaud Camus.





Sur les infréquentables, par Jean-Louis Kuffer.


Les Infréquentables deviennent un livre (pensai-je, naïvement, à l'époque).

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24/11/2010 | Lien permanent

Sur Paul Gadenne et quelques hongres comme Philippe Sollers

Crédits photographiques : Fabian Bimmer (Reuters).
Le dernier numéro de la revue Contrelittérature vient de paraître, dirigée par Alain Santacreu. J'y ai écrit un article sur Paul Gadenne, magnifique écrivain français influencé par les ombres tutélaires de Kafka, Dostosïevski et Kierkegaard. Je renvoie mon lecteur à la revue elle-même, qui gagne à être connue, creusant patiemment son ornière dans une pseudo-confidentialité qui, à la différence de celle dans laquelle se cantonne Les provinciales d'Olivier Véron, est ici un gage de réelle respiration. Obsédé qu'il est par la question métaphysique d'Israël (il a bien évidemment raison de l'être), je vois mal Olivier accepter de publier plusieurs pages sur un auteur qu'il n'a sans doute pas même lu. Il est vrai que, depuis quelque temps, les lectures de cet homme sont sélectives...La réputation de cet écrivain semble au moins, dans son propre pays, aussi irréelle que l'est la plage de Scheveningen imaginée par le romancier (en illustration, la véritable plage...). Qu'un tel écrivain, Paul Gadenne, soit pratiquement inconnu du plus grand nombre est un scandale, alors que le plus infinitésimal postillon d'un Philippe Sollers est paraît-il capable de guérir les pauvres que nous sommes de leurs écrouelles... Quelques bossus, de surcroît humbles serviteurs de ce monarque de plus en plus nu, Haënel, Pleynet, Meyronnis, prétendent même que leur maître a le don de prescience. Quoique absolument anti-sollersien, puisque je suis allergique au vide, je possède quelque peu ce don, et puis affirmer, sans risque de me tromper, que l'avenir de la littérature française sera celui de l'oubli de ses trop nombreux livres, et que dire de ceux de ses séides, dont une cour de pages médiatiques, Josyane Savigneau, Anne Crignon, Aude Lancelin pour nommer mes préférées, s'efforce de faire la vulgaire réclame sur nos places de marché, ceux-là n'existent même plus au moment où j'écris ces mots !Il est vrai que Sollers, petit prélat de la République pontificale de nos lettres, n'a pas fait grand cas d'un autre inconnu, mort dans un accident de voiture à 26 ans, le rimbaldien Jean-René Huguenin, dont il faut lire et relire le Journal mais aussi l'unique roman, La Côte sauvage ainsi que certains textes critiques réunis après sa mort. Il est vrai que Sollers ne s'est guère payé de mots face à un Renaud Matignon, l'un des fondateurs historiques de la revue Tel Quel et du reste excellent critique, avant que celle-ci ne perde son élan nietzschéen pour devenir une bluette marxisante, autant dire bien-pensante, double girouette obèse à force d'ingurgiter le court-bouillon du Nouveau roman et les quelques croutons qui surnagent encore dans la soupe psychanalysante.

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03/03/2004 | Lien permanent

Marc-Édouard Nabe n'enfonce pas vraiment le clou

Crédits photographiques : Stefano Pesarelli.
«L’homme dépossédé de l’art est tout aussi inhumain que l’art privé de l’homme. Car la mesure de l’homme, de sa grandeur comme de sa misère, c’est l’art». Wladimir Weidlé, Les abeilles d’Aristée.J’achève en même temps quasiment la lecture de deux ouvrages, l’un de Wladimir Weidlé, l’autre de Marc-Édouard Nabe, ouvrages que rien ne lie, sauf bien sûr l’essentiel, selon le dogme irrécusable (cette infaillibilité n’a même pas eu besoin d’avoir été fulminée par Léon Bloy) qui donne encore un peu de consistance à notre monde : tout se tient. J’avoue que je ne connaissais pas Wladimir Weidlé jusqu’à ce que la revue d’Alain Santacreu, Contrelittérature (mon Dieu, je note que Luc-Olivier d'Algange, une fois de plus, s'y est répandu sur des kilomètres de Toile...!) ne l’évoque par l’entremise du préfacier de son ouvrage (intitulé, superbement, Les abeilles d’Aristée), Bernard Marchadier. Ce livre imposant, composé de quatre parties aux titres éloquents (Le crépuscule des mondes imaginaires ou encore Minuit de l’art), publié une première fois en 1936 chez Gallimard puis remanié dans les années cinquante, est en fait une étude magistrale sur le déclin de l’art occidental, étude fouillée, passionnante et lyrique qui ne peut se résumer en quelques lignes, d’où la place que j’accorde à de larges extraits de ce livre. En fait, Weidlé paraît tétanisé à l’idée que l’art qu’il évoque, aussi bien littéraire que pictural ou architectural, ne parvient plus à s’incarner : «Il n’y a d’art que s’il y a incarnation, et quoi donc serait incarné si ce n’est l’image de l’homme et celle du monde, tel qu’il se révèle à l’homme ?». Faire de l’art une tentative d’incarnation, c’est affirmer d’emblée que l’art sans l’homme est un art déshumanisé ou, si l’on veut, qu’il peut aboutir, ce qui est aujourd’hui le cas, à un art totalement dépouillé de la notion de figure, déconstruite avec acharnement et, je crois pouvoir le dire, avec haine par les équarrisseurs de tous bords.D’où vient cet oubli, cette haine donc, une fois de plus, de l’incarnation ? La réponse que Weidlé donne est ambiguë et ne manquera pas de toutes les façons de faire bondir les sots, qu’ils soient universitaires ou amateurs d’art contemporain. C’est d’abord l’oubli de Dieu, c’est l’indifférence par rapport à la religion qui entraîne la pétrification de l’art, sa lente dessiccation qui fait de lui, dit l’auteur avant d’autres, un cadavre. Weidlé écrit ainsi : «On purifie l’art et la poésie comme on fait pour l’alcool, en opérant par analyse et abstraction, en substituant aux «nourritures terrestres» un assortiment de pilules nutritives. Le laboratoire travaille à plein rendement. Le temple désaffecté est en ruine. À sa place il n’y aura rien et l’herbe poussera sur les pierres, si l’artiste, trop longtemps séparé de la vraie foi, n’y construit pas avec l’aide de celle-ci une cathédrale indestructible, si l’art condamné à errer dans des pays sans chemin ne se souvient pas de sa patrie abandonnée, n’y cherche et n’y trouve pas, une fois de plus, sa justification suprême». Mais c’est aussi la perte d’une espèce d’innocence originelle, corollaire inévitable d’une sanctification de la foi dans les actes les plus anodins de la vie de nos pères, innocence que les modernes selon l'auteur tentent par tous les moyens de reconquérir à l’exemple d’un Mallarmé ou d’un Joyce, qui explique que nous soyons tombés dans le règne d’une technique strictement reproductrice, pas même un artisanat: «La seule présence parmi nous, au cours des années formatrices du siècle, de ce génie [Mallarmé] aussi vaste, bien que moins élevé et moins profond que les génies d’autrefois, construisant avec une application infinie son énorme et vain gratte-ciel babylonien, est révélatrice, plus qu’aucune autre, de nos erreurs et du destin que nous avons fait à toute spontanéité créatrice. […] Cette Somme démesurée des plus alléchantes contorsions verbales, cet Art poétique en dix mille leçons n’est pas une incarnation vivante de l’art; il est l’autopsie de son cadavre». Le mot est lâché. Il résonne dans nos oreilles comme la brutale interruption, par une tête déjà vidée de son sang, de la fulgurante descente d’un couperet.L’artiste moderne nous dit Weidlé, est désormais incapable de regarder son œuvre comme autre chose qu’un simple instrument, parfaitement interchangeable avec n’importe quelle autre technique, pour la réalisation… de quoi ? Du grand Œuvre que l’artiste déposera aux pieds de son Créateur ? Non, puisque l’artiste est abandonné. Ainsi du poète, dans une image très belle : «Dieu s’est caché : le monde n’est plus. Dans les ténèbres, le poète seul, créateur sans majuscule, est responsable pour chaque parole, pour chaque battement de cœur». Il s’agira donc, dans le meilleur des cas, de refuser de s’abandonner au règne de la quantité dénoncé par d’autres, de tenter de dissiper l’illusion d’un art qui n’est plus de l’art mais bel et bien une imposture («Aucune époque antérieure au siècle dernier n’a même conçu l’idée d’une floraison aussi énorme d’impostures, de mensonges, d’absurdités et de faux-semblants». L’art sans conséquences analysé brillamment par Domecq n’est pas loin…), confinée dans la reproduction, ou plutôt le clonage débridé d’un phocomèle monstrueux sur lequel on greffera quelques trouvailles, antennes, bidets, membres humains épars ou boites de conserve rouillées, que l’on présentera ensuite à la parade des horreurs, devant un public faussement ébahi. Freaks triomphe et nous continuons d’applaudir.Alors messieurs les bien-pensants, Weidlé, réactionnaire ou pas ? Comme l’a été à vos yeux le Caillois de Babel ? Comme l’a été encore le Steiner de Réelles présences, qui semble être l’un des dignes héritiers de Weidlé ? Comme l’ont été, plus récemment et avec bien moins de panache, un Waldberg et un Jourde ? À votre décharge, cette phrase peut prêter son flanc à vos crocs de bébé : «Si le progrès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réaction ?». De la petite moustache sale de Lindenberg perlent déjà quelques gouttes de salive… Réactionnaire, non. Weidlé est juste en tous les cas, infiniment pertinent et certainement pas fasciné par un retour, plus ou moins fantasmé par certains, vers une Origine mythique estampillée vierge de toute contamination. Lisons ainsi l’auteur affirmer que : «Ce dont on a le plus soif, au fond, ce n’est pas l’art du passé, ce sont les conditions dans lesquelles cet art a pu fleurir; ce n’est pas telle image, c’est le libre exercice de l’Imagination qui les engendre toutes». Phrase définitive, comme celle-ci d’ailleurs, que je crois de simple bon sens, qui affirme que l’artiste, comme Paul Gadenne le déclarait, est incapable de borner son horizon à l’écuelle que les petits derridiens se proposent de nous faire renifler ad vitam aeternam : «L’artiste, même incroyant, même entièrement oublieux de tous les enseignements de la foi, célèbre dans son art un mystère, un sacrement, dont l’ultime raison d’être est religieuse. Si le miracle cesse de se produire, si l’art dont il est le pain quotidien périt d’inanition, ce n’est pas parce que le sacrificateur a péché, c’est parce qu’il refuse d’accomplir le sacrement».Et puis, Weidlé n’a-t-il pas répété que l’art n’était pas malade, qu’il n’avait donc pas besoin d’un médecin, mais, puisqu’il est agonisant, voire mort, d’un miracle ? Oui : «On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau ; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre».Passer de la lecture du remarquable et ténébreux ouvrage de Wladimir Weidlé au dernier livre signé du tonitruant Marc-Édouard Nabe, J’enfonce le clou, c’est un peu décider de ne plus contempler telle magnifique icône pour se consacrer à l’analyse d’un vulgaire chromo criard, l’une de ces babioles graisseuses que les Grecs déposent pieusement à l’endroit où leur façon exotique de conduire a privé l’un des leurs des plaisirs purement terrestres d’un Muscat de Samos. Attention cependant, je ne jette pas l’anathème sur Nabe, qui d’ailleurs s’empresserait de le ramasser et de lui témoigner une attention de tous les instants, comme s’il s’agissait pour lui d’arroser une plante souffreteuse qu’il exhiberait ensuite avec fierté. Certains textes, notamment l’analyse superbe consacrée à la Passion de Mel Gibson, sont remarquables de justesse et de violence. Stigmatiser l’Occident pourrissant, drapé dans sa trouille-très-chrétienne (ou plutôt catholique) n’est également pas pour me déplaire, quitte à manier un peu trop facilement le paradoxe théologique en affirmant plusieurs fois que la seule terre de chrétienté, aujourd’hui, est désormais la terre «où il y a de l’islam». Je ne peux toutefois que constater que, systématiquement, Nabe cherche à choquer pour le simple plaisir de choquer. Ainsi revendique-t-il haut et fort la transformation, par les actes terroristes, de l’horreur en œuvre artistique puisque l’art, selon lui, n’est absolument plus capable, de nos jours, de rivaliser avec la réalité. Nabe a bien évidemment raison; jetez un coup d’œil sur les meilleures ventes littéraires et vous ne pourrez qu’affirmer, avec l’auteur du splendide et jouissif Alain Zannini, que la littérature française ne vaut (presque) plus rien et que, symétriquement, c’est sur ce rien que poussent de plus en plus de champignons blafards, les journalistes de Paris, comme on parle des champignons de la même cave. Nabe a raison, oui, mais ce n’est pas tant l’horreur terroriste décidée par quelques fous qu’il faut admirer que stigmatiser, au contraire, le ridicule pathétique dans lequel nos lettres ont lamentablement coulé, elles qui ne parviennent même plus à surnager dans la bassine de la culture, cette flache d’eau croupissante dans laquelle Nabe n’en finit pas de jeter ses vieilles carcasses d’insultes rouillées. Une fois de plus, il a raison mais on se demande alors par quelle mystérieuse abnégation l’auteur n’a pas décidé d’écrire une œuvre qui serait justement à la hauteur de notre époque, en sublimant par son art l’horreur mécanisée, en clouant au pilori le vieux pantin culturel. Car enfin, la facilité avec laquelle les prétentions nabiennes peuvent être balayées d’un geste est tout simplement déconcertante : que fait Nabe dans ce livre, J’enfonce le clou, lui qui exalte l’art contre la culture ? Du culturel voyons ou bien, si l’on tient quelque peu à sauver les meubles et la réputation (exagérée) d’incendiaire que traîne avec lui le grincheux impénitent, de l’anti-culturel, ce qui est à peu près rigoureusement la même chose… Un proverbe brésilien affirme comiquement qu’un pauvre mange de la viande lorsqu’il se mord la langue. Nous pourrions dire que Nabe, qui crache toutes les fois qu’il le peut sur la culture, en mange pourtant dès qu’il tire sa langue… Marc-Édouard Nabe préfère donc, en enfonçant un clou émoussé sur une bûche creuse, faire œuvre de diariste plutôt que de romancier, sans doute parce que, depuis quelque temps, le don romanesque de Nabe, presque miraculeusement éclot dans Alain Zannini, est tout simplement tari. Il est vrai qu’Alain Zannini, s’il laissait entrevoir la réhabilitation romanesque d’un écrivain d’immense talent contre l’homme de lettres approximativement bloyen, pouvait aussi nous faire craindre un enlisement dans les sables de la redite, qui eut d'ailleurs lieu avec l'ouvrage qui a directement suivi ce roman. Pour Nabe, le mirage messianico-révolutionnaire qu’est l’Irak, dont il a sans doute vu la terrible réalité, comme d’autres qu’il décrie, depuis une terrasse d’hôtel de luxe, n’aura pas duré plus longtemps qu’un printemps tiède.

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26/10/2004 | Lien permanent

La démonologie dans la Zone

Photographie de Juan Asensio.

Littérature
David Gray:Reuters.jpgApologia pro Vita Kurtzii : Suttree de Cormac McCarthy.





3799730483.jpgApologia pro Vita Kurtzii, 2 : Méridien de sang de Cormac McCarthy.




AP Photo:Mohammad Abu Ghosh.jpgApologia pro Vita Kurtzii, 3 : David Peace en terre du Yorkshire.





Edgard Garrido:Reuters.jpgApologia pro Vita Kurtzii, 4 : Le jour de la colère de Dieu de Jean-François Colosimo.




3925317242.jpgApologia pro Vita Kurtzii, 5 : No Country for Old Men de Cormac McCarthy.




715734547.2.jpgApologia pro Vita Kurtzii, 6 : Exterminate all the brutes !





Pornchai Kittiwongsakul:AFP:Getty Images.jpgLord Jim de Joseph Conrad.





CRISTINA QUICLER:AFP:Getty Images.jpgL'Échelle de Jacob, Alain Cugno, Marianne Closson, etc.





3859293335.jpgFair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l'ontologie noire.





Courtesy of Jessica D. Schiffman and Caroline L. Schauer; Drexel University.jpgIci et là-bas, toujours, le diable : à propos de Là-bas de J.-K. Huysmans.




Jonathan Franks.jpgLes Bienveillantes attendront... encore un peu.





2385370376.jpgGeorges Bernanos dans la Zone.





1619807253.jpgMonsieur Ouine de Georges Bernanos.





3020243884.jpgLe démoniaque selon Sören Kierkegaard dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos (article d'abord mis en ligne sur Knol, site qui n'existe plus).



410203626.jpgO Demoníaco segundo Sören Kierkegaard em Monsieur Ouine de Georges Bernanos (traduction en portugais du précédent, par Carlos Sousa de Almeida).



1734709810.jpgUn Démon de petite envergure de Fédor Sologoub.





AP Photo:Hasan Jamali.jpgSous le soleil de Satan de Georges Bernanos.





942364382.2.jpgIdentification du démoniaque (extrait de l'avant-propos de La Littérature à contre-nuit).






Albert Tousson and Tomek Szul; Department of Cell Biology The University of Alabama at Birmingham.jpgJudas revu et corrigé par Pierre-Emmanuel Dauzat.





1434075477.jpgLe Démon de Hubert Selby Jr.





1990979902.jpgLe Mal absolu de Pietro Citati.




1715300355.jpgLa Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.





1553215967.jpgLa voix de la nuit de Marcel Beyer.





1690626914.jpgLes Carnets du sous-sol de Dostoïevski.





2459614825.2.jpgL'exorciste de William Peter Blatty et Rosemary's baby d'Ira Levin.





6489944.jpgL'Ange des ténèbres d'Ernesto Sábato.





1331736991.JPGLe Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov.





Cinéma
1429943319.jpgDamnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme.





3094573378.jpgDamnation de Béla Tarr, par Olivier Noël.





manhunter3.jpgManhunter de Michael Mann.





the-usual-suspects-original.jpgThe Ususal Suspects/Seven.





aph_3.jpgSaraband d'Ingmar Bergman.





AP Photo:Tara Todras-Whitehill.jpgLes envoûtés de John Schlesinger, par Francis Moury.





Edgard Garrido:Reuters2.jpgLes Vierges de Satan, par Francis Moury.





531788377.jpgLa chambre des tortures de Roger Corman, par Francis Moury.





Walter Piorkowski.jpgLes deux visages du Dr. Jekyll, par Francis Moury.





1560399417.jpgDracula au cinéma, une série de plusieurs notes par Francis Moury.





3158674843.jpgL’Exorciste de William Friedkin : la densité du Mal, par Gregory Mion.




1140038706.jpgM le maudit de Fritz Lang, par Francis Moury.





Peinture
les-sataniques-de-ontvoering-1882-felicien-rops.jpgSatan graveur : Les Sataniques de Rops.







goyadesastresGuerra.jpgSatan graveur : Les Désastres de Goya.





AP Photo:David Ramos.jpgDeux portraits du diable : Daniel Arasse, Arturo Graf.





4004507161.jpgOn ne voit décidément plus rien, ni Dieu ni diable, sans Daniel Arasse (premières lignes d'un article paru dans la revue Études du mois d'avril 2015.




Histoire
2579993037.2.jpgLe diable et l'historien Robert Muchembled.





2368592444.jpgLe corps du diable d'Esther Cohen. Varia.






Théologie, varia, livres
AP Photo:Pat Roque.jpgEntretien avec le Père Charles Chossonnery, exorciste.





KHALED DESOUKI:AFP:Getty Images.jpgSur la collection Atopia, aux éditions Jérôme Millon.





Dr. Havi Sarfaty.jpg

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15/11/2011 | Lien permanent

Quelques fantômes du passé

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Une fois de plus, Francis Moury, lecteur fidèle s’il en est des textes paraissant dans la Zone, lecteur idéal s’il en est aussi puisque critique, m’a adressé deux messages après avoir lu le texte de Matthieu Baumier consacré à Georges Bernanos. Je les retranscris tels quels, n’ayant corrigé qu’une ou deux petites coquilles après tout fort excusables puisque l’exercice auquel s’est livré Francis n’a pas été prémédité. Une précision : il me semble que l’auteur des S.A.S. n’a rien inventé mais qu’il s’est contenté, en guise de sentence troublante relative au diable, de se souvenir d’un très ancien proverbe écossais…Voici le premier message :«Cher Juan, je viens enfin de lire le texte de Matthieu Baumier sur la conférence prononcée par Bernanos en 1947 qui veut en esquisser une mise en perspective du point de vue de l'histoire de la philosophie contemporaine, surtout allemande d'ailleurs.En lisant cela je me disais «nihil novi sub sole» : au fond, cette critique d'une civilisation faite pour l'homme et rien que pour l'homme, à condition de réduire l'homme à ses instincts les plus élémentaires et la civilisation au dispositif technique de leur satisfaction, on la trouve chez tous les grands philosophes et dans tous les grands systèmes – depuis Platon et sa critique des sophistes comme techniciens au service du pouvoir pur de la technique. Simplement dite par Bernanos dans ce contexte historique frappant, la critique paraît moins lointaine et plus actuelle du fait de sa consonance évidemment catholique. Platon ou Plotin exprimaient le même profond dégoût de la technique comme fin en soi et l'idée de civilisation reposait à leur yeux sur l'idée de contemplation.Mais enfin cela dit, le texte de M. B. est bien écrit, clair, de style très agréable. Ah, sinon je remarque que tu t'intéresses à Jorge Semprún et que Baumier s'intéresse à Alain Badiou : Semprún dans les années 1960 était communiste et Badiou aussi. Ils ont peut-être évolué depuis... mais ils le furent et il me paraît difficile qu'il n'en reste pas quelque chose en eux de bien implanté – au sens où les extra-terrestres de Kaiju Shoshingeki (Les envahisseurs attaquent, Japon, 1968) d'Inoshiro Honda avaient implanté une curieuse petite boule métallique dans l'arrière du cerveau de certains êtres humains, les asservissant à leurs ondes et préparant ainsi la colonisation de la terre au moyen de cette «cinquième colonne» originale. Tu connais le proverbe souvent cité par Gérard de Villiers dans ses S.A.S. – qui sont, on ne le dira jamais assez, des documents d'histoire et géographie politique et sociologique contemporaine – de 1965 à nos jours : tout le programme récent d'un concours d'entrée qui se respecte et couvrant le monde entier sur cette période, interactivement et précisément – d'une valeur telle qu'on devrait forcer les étudiants à les lire en classe préparatoire: « Si on dîne avec le diable, il faut avoir une cuillère assez longue ». Méfiance face à la séduction de ces deux références donc...Je me souviens notamment du scénario de Semprún pour le film d'Alain Resnais, La Guerre est finie (France, 1966) : il était consternant tant il était «propagandiste» puisque les Républicains espagnols étaient présentés comme des hommes adorables et les Franquistes comme des bourreaux ignobles dont la lutte intemporelle était le symbole de celle des salauds contre la liberté du peuple chez le Sartre « compagnon de route » version 1950 puis «solitaire-rouge» version 1970.Quant à Alain Badiou, Philosophie et politique paru dans les Cahiers de philosophie n°2-3, publiés par le Groupe d'études de philosophie de l'université de Paris – UNEF-FGEL (Paris février 1966, pp. 113-131) est d'un niveau beaucoup plus savoureux et intéressant. Son classicisme hégélien est de très bonne tenue mais un peu gâché par sa conclusion franchement marxiste dont je te laisse juger en en citant un extrait (situé page 130), d'ailleurs directement lié au texte de M. Baumier sur la conférence de Bernanos de 1947 soit dit en passant (je cite en respectant scrupuleusement les mises en italique originales) : «[...] La philosophie a cessé de présenter à ceux qui n'en veulent pas une image de la société idéale. Elle se propose d'éclairer un mouvement historique qui restituera à l'homme la conscience de son avenir, c'est-à-dire de sa signification. Le philosophe est désormais le spécialiste de la négativité. Il a pour tâche de penser le négatif. Je dirai, dans une formule qui a le mérite du clinquant sinon celui de l'évidence, que le seul moyen pour la philosophie d'être négation technique de la technique, c'est de devenir technique de la négation. Et j'ajouterai que le seul moyen pour elle d'être entendue, c'est-à-dire redoutée, c'est de choisir comme homme de référence pour sa trahison essentielle non pas le Sage, non pas le Héros, non pas même le Saint, mais ce technicien particulier qu'est le révolutionnaire professionnel. Alors la philosophie retrouvera sa vocation d'éveil, non pas, bien sûr, d'éveil spirituel mais d'éveil de l'homme à la vie réelle de la cité [...]» et Badiou de conclure en citant la fin du Rivage des Syrtes de Julien Gracq... On s'amusait bien à la Sorbonne en ce temps-là... en 1960-1970. Davantage que dans les années 1980 c'est certain car il n'y avait pas encore la sainte « Crise économique et sociale » : tous les soixante-huitards pro-communistes ont trouvé de bonnes places et sont riches aujourd'hui : c'est un fait connu. Seuls ceux qui sont morts parce qu’ils se sont vraiment révoltés ne le sont pas. Et ils se sont révoltés en étant manipulés par les communistes, objectivement : une révolte qui en germe portait celui d'un asservissement donc. ILS SONT MORTS POUR RIEN. Les autres se portent comme des poissons dans l'eau du début à la fin des trente honteuses (1973-2003) : ils ont des postes, sont invités dans les salons, vont au restaurant, payent leurs impôts. Ils sont des techniciens anti-bernanosiens : pourtant Bernanos avait vu de plus près qu'eux la Guerre d'Espagne en son temps et la jugeait mieux qu'eux qui ne l'ont tout bonnement pas connue !On se consolera en pensant que les soixante-huitards critiques du communisme ont parfois connu le même sort : c'est une consolation qui en vaut une autre. Mais après toutes ces mises en parallèle, je me sens un furieux besoin de changer d'air en relisant la... Consolation à Marcia de Sénèque ! Elle pourra servir à consoler les mères des révoltés de 68 morts au champ d'honneur parce qu'ils croyaient alors Semprún et Badiou : «[...] Ce n'est que l'image de ton fils qui est morte, un reflet bien peu ressemblant ! Lui, il est éternel, et le voici maintenant dans une condition meilleure, libéré de ce fardeau qui lui était surajouté, et rendu enfin à lui-même [...] » (in Ad Mar., XXIV, § 5 - extrait de : Pierre Grimal, Sénèque, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, troisième édition revue, P.U.F., coll. Philosophes, Paris 1966, p.137)».Voici le second :«En fait je savais qu'à l'heure tardive, cher Juan, où j'avais rédigé puis tout de même cursivement (mais comme d'habitude trop vite et imparfaitement : je n'en suis capable que quelques jours plus tard, en général) relu le Commentaire nocturne sur la conférence de Bernanos, ses sources, son influence étudiées par M. Baumier que tu as titré Quelques fantômes du passé à l'occasion de sa mise en ligne dont je te remercie, j'avais oublié un élément. Je m'en suis souvenu cet après-midi en relisant ledit commentaire mis en ligne.En fait, je pense qu'un extrait de la citation que j'avais faite d'Alain Badiou (op. cit., p. 130 : celui où Badiou parle des trois types de grands négateurs de la technique, et en parle comme de modèles «dépassés» par celui du «révolutionnaire») faisait peut-être référence aux fameuses thèses bergsoniennes des Deux sources de la morale et de la religion mais peut-être plus secrètement encore – et si c'est le cas, plus intelligemment ou bien plus bêtement suivant le point de vue auquel on se place pour juger de sa pertinence – au livre de Max Scheler (1874-1928), Vorbilder und Führer qui fait partie des Schiften aus dem Nachlass (Berlin, 1933) de ce grand phénoménologue. Plus précisément au titre de la traduction française de ce livre parue en 1944 en Suisse.Quelques œuvres de Max Scheler sont accessibles au lecteur français par la grâce des traductions procurées notamment par Maurice de Gandillac et Maurice Dupuy pour des éditeurs comme Gallimard, les P.U.F. et Aubier-Montaigne. Vorbilder und Führer fut pour sa part traduit en français sous le titre Le saint, le génie, le héros par Émile Marmy (aux éditions Egloff, Librairie de l'Université, Fribourg en Suisse, 1944) Cette édition belle, épuisée, belle parce qu'épuisée, épuisée parce que belle, rassemble quelques études de phénoménologie éthique, d'éthique matérielle des valeurs comme le dit le titre d'un autre de ses ouvrages. Dupuy a écrit plusieurs livres sur Scheler. Gandillac a préfacé et annoté Scheler. Émile Marmy donnait aussi une excellente introduction à l'homme et l’œuvre en préface à sa traduction.Je n'ai pas le temps de résumer qui fut ni ce qu'à écrit ou pensé Scheler : il faut lire L'homme et l'histoire suivi de Les formes du savoir et la culture (Aubier-Montaigne, trad. Dupuy, coll. La philosophie en poche, Paris 1955, réimpression en 1970), pour en avoir une première et bonne approche. Léon-Louis Grateloup dans Anthologie philosophique (éd. Hachette, Paris, 1974), un manuel de terminale d'une austère et impressionnante tenue en raison du niveau moral et intellectuel de l'époque où il parut mais marqué au fer rouge du nouveau classement par rubriques qui fait évidemment regretter celui d'un Armand Cuvillier ou d'un Paul Foulquié dans les années 1935, bien plus noble et plus riche sub specie aeternitatis, avec le recul, Grateloup a donc tenu à honorer la mémoire de Scheler en lui accordant un texte cité dans la rubrique finale Anthropologie - Philosophie - Métaphysique de son manuel scolaire. Bien entendu, c'était un texte qu'aucun professeur de cette époque ne commentait aux élèves : ni eux ni lui n'étaient en mesure morale – je ne dis pas intellectuelle car ce serait injuste : il ne s'agissait pas en l'occurrence d'erreur mais de faute, comme eût dit Alain – de le comprendre ni de l'apprécier. Mais enfin, il était là et je l'ai lu. Quelques-uns ont dû le lire : je l'espère. Car il ouvrait la porte sur autre chose que Michel Foucault, Gilles Deleuze, et les abrutissants commentaires du Traité théologico-politique ou du Contrat social : non pas qu'il faille ignorer ces braves Spinoza et Rousseau, ni même ces honorables Deleuze et Foucault. Comment le pourrait-on ? D'ailleurs, le peut-on ? D'ailleurs le faut-il ? D'ailleurs le pourra-t-on ? Bien des questions passionnantes que l’on paye des fonctionnaires à étudier devant des élèves. Puisque ici nous sommes libres de penser, eh bien disons tout bonnement : Max Scheler c'était autre chose...Cette autre chose à laquelle Badiou fait allusion en s'en gaussant, c'est précisément la pensée morale de l'ontologie ou la pensée ontologique de la morale, pensée morale ou bien morale pensée dont l'effectivité (toute hégélienne au sens le plus pur de l'hégélianisme avant qu'il ne soit souillé par ses héritiers de gauche) fut le fait d'un homme riche d'une connaissance de Hegel – bien sûr – de Husserl – bien sûr aussi – et des Grecs, de Nietzsche et de tous ceux qui sont intéressés à l'ontologie : penseurs antiques, médiévaux, modernes et contemporains de Scheler. C'est parce que je ne veux pas que cette allusion moqueuse demeure impunie que je me fais un plaisir de mettre en lumière historique sa matière : un des plus grands philosophes allemands de l'histoire de la philosophie allemande des origines de cette philosophie à nos jours, un des plus ignorés par notre université et nos programmes naturellement. Badiou n'a peut-être nullement songé à Scheler, ni même à Bergson. Mais s'il y a songé la fraction d'un instant subliminal pendant qu'il rédigeait, je me devais de mettre au jour ce refoulé de l'histoire de la philosophie véritable : celle précisément qui renonce autant à se définir par rapport à une technique que par rapport à une critique de cette technique (sujet au fond indigne et depuis longtemps épuisé de Platon à Heidegger – en passant par Bernanos certes !) et ne veut se définir que par rapport au concret de la spiritualité réelle.L'homme du ressentiment – titre d'un ouvrage de Scheler traduit en français, commentaire sur Nietzsche bien entendu tout du long mais pas exclusivement – a besoin qu'on le remette d'aplomb, les pieds sur la terre. La terre des morts ne ment pas, jamais : elle restituera longtemps la pensée d'un Max Scheler quand on aura oublié depuis longtemps celle de ceux qui n'osaient y faire une possible allusion que pour la nier et nier ce qu'elle défendait. Il faut que les lecteurs de Tocqueville, de Joseph de Maistre, de Bonald, de Maurras, de Boutang et de tout ceux qui ont pensé la démocratie comme source inique d'une machinerie anti-humaine par excellence, redécouvrent Max Scheler. Ils liront et en lisant, auront le sentiment qu'ils se souviennent...».Cher Francis, une fois de plus, tu ne m'en voudras donc pas d’avoir rendu public ton courrier puisque, je l’ai dit, tu n'as peur de rien, en tous les cas pas de ce qu’en dira-t-on (l'ennemi voyons, sans doute est-ce l'ennemi qu'attend Drogo depuis des lustres !) qui fait trembler les prudents, fussent-ils résistants et même résistants royaux.

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