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13/10/2012

Rue des voleurs de Mathias Énard

Crédits photographiques : Qais Usyan (AFP/GettyImages).

Mathias Énard dans la Zone :
Zone, 1 et 2.
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.
Par ailleurs, Mathias Énard peut se vanter de faire partie de la très élitiste catégorie des cacographes ici évoquée.

IMG_4905.jpgIl serait assez juste que le dernier roman de Mathias Énard, Rue des voleurs, s'il n'était pas récompensé par le Prix Goncourt, ce qui constituerait une malchance non seulement parfaitement envisageable mais fort logique, puisque le si mauvais lecteur qu'est Pierre Assouline siège désormais, consécration pour cet homme des couloirs et des alcôves des maisons d'édition, dans son jury, reçoive à tout le moins un lot de consolation point trop indigne de sa bavarde insignifiance.
Je propose donc que le huitième (hélas) ouvrage de Mathias Énard, au cas où le Goncourt ne saluerait pas sa bien évidemment prévisible nullité, reçoive ce qu'il est convenu d'appeler un lot de consolation, le prix de la plus consternante, stupide, ridicule et indigne quatrième de couverture toutes catégories confondues, pour sa capacité, à vrai dire exemplaire, à condenser en quelques phrases tous les clichés qui, à défaut d'avoir atteint le stade enviable de la catachrèse (ou métaphore lexicalisée, exemple : le pied d'une table), seront d'un seul coup parvenus au niveau, tout de même fort enviable, de l'humour involontaire.
J'ai dû relire deux bonne fois ladite quatrième de couverture pour me persuader qu'un éditeur ayant pignon sur rue, par ailleurs hébergeant dans ses murs, signe de sa mort annoncée, l'étoile montante de la cacographie, le très bousilleur (des textes des autres qu'il traduit dans son propre idiome, le bas-clarique, de ses textes aussi tout de même, reconnaissons-lui ce souci égalitaire, qu'il rédige entre l'écriture d'une centaine de statuts quotidiens sur sa page Facebook), le très peu limpide Christophe Claro, avait pu oser imprimer ce que je ne puis nommer d'un autre nom, au demeurant rimbaldien ce qui est lui faire beaucoup d'honneur, que celui de rinçure : «garçon sans histoire», «musulman passable», «société peu libertaire», «il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine», «sans foi ni loi», «confronter ses cauchemars au réel», «tutoyer l'amour et les projets d'exil», «roman à vif sur le vif», «territoire hypersensible», «révoltes indignées», «la Méditerranée s'embrase [et] l'Europe vacille», «combattant sans cause», «un avenir d'avance confisqué», «la compagnie des livres», «l'amour de l'écrit» et enfin «l'affirmation d'un humanisme arabe», autant d'expressions ineptes qui semblent tout droit sorties du chapeau facétieux et sans fond d'un Flaubert riant aux éclats, accumulant les fiches pour rédiger son dictionnaire de la bêtise universelle et n'ayant pas eu la chance, nous le plaignons tout de même, d'avoir pu s'inspirer des livres de Mathias Énard.
Nul doute encore que, si Bertrand Py, qui a très probablement rédigé ce texte, avait eu plus de place pour exposer son talent plus qu'évident, il serait parvenu à faire tenir sur une page tous les lieux communs dont Léon Bloy s'était plu, avec un immense rire lui aussi, a radiographier la sépulcrale imbécillité.
Il faut quoi qu'il en soit avoir beaucoup de courage, ou bien, comme moi, la volonté de m'amuser une fois de plus avec un représentant de commerce que l'on (on : tel éditeur à la mode parisienne, quelques imbéciles exerçant le putanat journalistique sans lesquels notre produit vendu par notre représentant ne serait rien de plus qu'un produit commercial obscur, alors qu'il fait la une de quelques vagues et oubliables titres, comme Le Matricule des Anges et Transfuge, ce dernier, toujours pressé de nouveauté et ne parvenant à récolter que le toujours-déjà-oublié), un représentant de commerce parcourant toutes les librairies de France, que l'on veut nous faire passer pour un écrivain, pour se plonger dans Rue des voleurs après être parvenu, sans sourciller, à digérer une telle entrée en matière.
Cela dit, il se peut en fin de compte que la quatrième de couverture de Rue des voleurs soit la plus parfaite des réclames puisqu'elle est parfaitement, rigoureusement, implacablement fidèle au contenu même du roman énardien qui n'est pas autre chose qu'une quatrième de couverture allongée sur quelque 250 pages, puisque Rue des voleurs est le décalque dégrossi de Zone, réécrit avec une ponctuation et sur un théâtre des opérations différent, bien que soit conservée la même prose journalistique qui est devenue, aujourd'hui, en France, non point l'étiage de l'écriture mais sa norme incontestable.
Si Mathias Enard était vendeur dans quelque souk arabe, il proposerait aux touristes, bien évidemment occidentaux, des verroteries qui seraient à peu près dignes de servir d’œil de verre à un chameau centenaire. Nul ne lui en tiendrait rigueur, assurément puisque, au pays des écrivains ratés, l'écrivant est roi.
Si Mathias Enard était un écrivain, ce qu'il n'est bien évidemment pas, n'a jamais été et, souhaitons-le à ses lecteurs, ne sera sans doute jamais, il serait l'un des plus mauvais écrivains de sa génération, tout de même moins mauvais que ne l'est son ami Christophe Claro qui, lui, s'essaie au style artiste et au grand roman-monde débordant de toutes parts comme déborde la couche d'un nouveau-né dont on aurait oublié le rythme digestif alors que l'écriture énardienne est aussi nivelée qu'une pénéplaine flamande, ne rejette pas beaucoup de matière polluante puisque, à vrai dire, elle a fait du recyclage (celui des autres textes, celui des textes déjà écrits par Énard lui-même) sa seule et unique matière première.
Là encore, je n'ai pas lu beaucoup de protestations contre l'écriture énardienne, mince flache d'eau tiède aromatisée d'épices orientales dans laquelle plongent les animalcules parisiens pour en émerger, le plus vite possible et pressés de célébrer l'ivresse d'un vol de quelques secondes, afin de nous indiquer la météorologie éditoriale de cette fin d'année aussi peu littéraire que toutes celles qui l'ont précédée.
L'un et l'autre, comme il se doit, Claro et Énard, iront donc de librairie en librairie provinciale, portés par la vaguelette publicitaire qui semble tout près d'emporter les éditions Actes Sud dans un tsunami lilliputien pour une fois salvateur, jouant les VRP taciturnes et placides auprès de ménagères se piquant de littérature et, entre deux cours de cuisine malgache, ne dédaignant pas de lâcher quelques petits jets transparents de prose célano-éluardienne. Une fois de plus, qui oserait critiquer de si inoffensifs bonheurs féminins, renâcler devant ce brouet qu'on prétend littéraire, flairer le lancement publicitaire, proportionné aux chances estimées de coiffer sur le poteau les autres poulains tout aussi harnachés de marques qui auront fait les délices des parieurs journaliers ?
Ces généralités une fois posées, le détail, dans lequel Dieu plutôt que le diable se niche selon Aby Warburg, vaut d'être attentivement examiné, selon la méthode toute simple exposée par Karl Kraus qui fit de lui, bien involontairement, le critique littéraire le plus implacable de son époque : la citation du texte étudié.
Rue des voleurs est d'abord, dès ses toutes premières lignes et en dépit même d'une exergue extraite du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui s'offre le culot de mal orthographier son énigmatique personnage (aurait-elle été traduite par Claro ?), Kurtz, un roman d'une puissante vulgarité.
Non pas un roman qui évoquerait la vulgarité mais un roman qui, n'évoquant rien du tout, c'est-à-dire l'air du temps, un orientalisme de bazar dont un Pierre Loti se serait détourné avec dégoût qui est devenu le tapis volant effiloché sur lequel Mathias Enard réalise des sauts de puce entre Saint-Germain-des-Prés et Barbès, un roman donc qui parce qu'il n'évoque rien et, ce faisant, en évoquant rien, en évoquant le rien, risque de plaire aux membres du jury du Goncourt, barbote dans le vide, ne revient qu'à lui-même, s'onanise, cette commune activité parisienne n'étant jamais mieux servie que par des gros mots avec lesquels on tente d'exciter son impuissance.
Il y a donc, dans Rue des voleurs, du «poil aux couilles» et du «cul» (p. 12), des personnages qui se demandent ce qu'ils vont bien pouvoir foutre (pp. 15 et 19), qui se les gèlent (cf. p. 18) et se réchauffent en matant «le cul des filles dans la rue» (p. 25) et les jeunes femmes couchées sur les plages catalanes (cf. p. 228), des chaussures «qui [ont] de la gueule» (p. 21).
Notons, curieuse pudeur ou incompétence linguistique, que l'auteur traduit la phrase «Rajoy, chulo, te damos por culo» par un timide «Rajoy, maquereau [qui n'est que l'un des sens de l'adjectif chulo, signifiant plutôt gouape, arsouille, frimeur], on te la met dans le dos [espalda, en espagnol, et non culo, facile à traduire]» (p. 209).
Il est amusant de constater que, en guise d'analyse géopolitique, admirablement résumée dans ce passage : «Les Islamistes sont de vieux conservateurs qui nous volent notre religion alors qu'elle devrait appartenir à tous. Ils ne proposent qu'interdiction et répression. La gauche arabe, ce sont de vieux syndicalistes qui sont toujours en retard d'une grève» (pp. 120-1), en guise, donc, de fine analyse géostratégique, Mathias Énard nous propose un florilège de formules dignes d'un cochon auquel on aurait, par quelque savant mécanisme, doué de la possibilité de se répandre par écrit. Voyez ainsi avec quelle enviable subtilité sont décrites «les poissonnières de l'usine de surgélation, qui sentaient le mérou ou la crevette depuis le menton jusqu'au tréfonds du con» (p. 95).
Ainsi, les bouleversements des pays arabes sont aimablement résumés par un sonore «Le Printemps arabe, mon cul» (p. 33), une mémorable sentence finalement en accord avec telle autre épigramme : «Je lui ai levé un majeur bien senti, ça l'a [Bassam] fait marrer» (p. 54), alors que Barcelone, en raison d'une laideur architecturale toute moderniste, peut s'estimer toutefois heureuse d'être une ville placée «sous le signe de la queue» (ibid.) et que l'Espagne, elle, est un pays «où ça [n'a] pas l'air d'être la joie» (p. 49).
La vulgarité n'est qu'un signe d'une vérité plus profonde qui constitue à dire vrai le monde et l'arrière-monde de Rue des voleurs, son texte et son architexte diraient les gommeux.
Si Rue des voleurs devait être récompensé par quelque prix littéraire que ce soit, fût-il le moins corrompu et ridicule, il vous faudrait garder à l'esprit, chers lecteurs, que le jury de savants besogneux qui aurait décidé, à Dieu ne plaise, de distinguer notre amphigouri journalistique, aurait fait son miel d'une phrase telle celle qui se conclut de la poétique façon suivante : «[...] plus la réalité de cet unique contact charnel s'éloignait [...] plus je pensais réaliser à quel point elle comptait pour moi puisque la présence de Judit, au lieu de susciter immédiatement de nouveaux désirs, m'avait remis en mémoire des détails (parfums, textures, moiteurs) qui se manifestaient sous l'averse : l'incurable mélancolie des couilles» (p. 53).
Il vous faudrait garder à l'esprit que le jury aurait aussi toléré voire aimé des phrases où Mathias Énard déploie son génie poétique irréfragable, telles que : «j'ai eu très envie de lui dire qu'il pouvait se les foutre dans le cul, ses héroïnes» (p. 58), alors même que le personnage principal évoque plus loin son «connard de petit frère» (p. 59) auquel d'ailleurs, du moins en pensée, il recommande vivement de ne pas lui casser «les burnes» (p. 57), ces burnes qu'on devine pressées de remplir leur office régulier, «baiser souvent» (p. 113) bien sûr.
Ainsi, outre la vulgarité, respirable dans chacune des pages ou presque du roman d'Énard, c'est le cliché qui triomphe. La vulgarité est toujours le signe d'une originalité réduite à néant, comme le navrant exemple d'un Bukowski l'a illustré d'abondance. Le cliché s'est-il subrepticement échappé des limites de la seule quatrième de couverture, matrice s'il en était du cliché, pour contaminer l'ensemble du roman ou bien, plus logiquement, est-ce la nullité même de l'entreprise énardienne, que certains aveugles ont qualifié de littéraire, qui n'a pu se conclure que par la plus affligeante, insipide et ridicule mise en bouche ?
Nous ne le saurons jamais et peu nous importe à vrai dire puisque nous disposons, pour qualifier l'extrême nullité littéraire de Mathias Énard, d'un matériau pour le moins friable dont voici quelques carottages tout au plus superficiels : «Je me suis couché; la nuit tournait un peu, il y avait des étoiles filantes au plafond, je me suis endormi» (p. 55). Ailleurs, c'est la lumière, forcément «stroboscopique» qui tombe sur le visage d'une jeune femme, qui fige «ses sourcils, ses lèvres et son menton» (p. 52).
Qu'est-ce que le cliché ? La petite monnaie du langage et, partant, le matériau de l'écriture, dont l'écrivain de talent sait à tout le moins faire un beau mur sur lequel bâtir son édifice, cahute ou cathédrale, qu'il sait échanger contre des phrases qui, elles, en s'élançant depuis cette incontournable banalité, accèderont à une dimension éminemment littéraire. Pour Mathias Énard, le cliché est le voile, pas même pudique, derrière lequel il cache une stupidité intellectuelle par exemple bien visible dans le racisme latent des situations et des personnages décrits dans son roman.
Ainsi, les deux amis qu'il décrit, Lakhdar et Bassam, ne sont-ils rien de plus que «deux bougnoules de dix-neuf ans» (p. 48) qui, lorsqu'ils attendent deux Espagnoles, ne peuvent arborer rien d'autre qu'un «air de ploucs banlieusards bien gominés» (p. 42).
Ailleurs, Énard nous livre le portrait plus vrai que nature de deux loubards de banlieue, comme s'il ne faisait, en guise d'écrivain, rien d'autre que plonger tête la première dans la bassine du lieu commun, lorsqu’il écrit : «Dès qu'ils possédaient quelques dirhams c'était pour s'acheter un nouveau jogging, des baskets, du shit; ils s'imaginaient une jolie vie dont le moment culminant serait l'achat d'un lit double chez le marchand de meubles du coin et d'une bagnole chez le concessionnaire Nissan ou Toyota; ils surfaient tous les jours sur voitureaumaroc.com et rêvaient de caisses de luxe qu'ils ne pourraient jamais s'offrir, regarde, il y a une Jaguar de 1992 pour cent mille dirhams; ils avaient d'énormes lunettes de soleil qui leur bouffaient la figure et l'oreillette du mains-libres de leur téléphone toujours en place. Ils étaient lisses, interchangeables et bruyants» (p. 95) conclut Énard, qui semble s'être très précisément documenté sur la jeunesse marocaine et ses coutumes vestimentaires.
Ainsi encore, dans l'esprit d'un Mathias Énard, deux jeunes Arabes ne peuvent qu'hésiter pataudement entre la prière et l'alcool (cf. p. 32), alors même que Bassam, le meilleur ami du personnage principal, lorsqu'il se trouve en face d'une jeune femme, n'ose pas regarder sa poitrine, préférant rêver aux plantureuses et peu regardantes houris que l'Islam guerrier promet aux martyrs du Prophète.
Je connais un racisme frontal, immonde, qui s'abrite sous de magnifiques ors littéraires qui révèlent bien vite leur véritable nature d'ersatz, de plaqué : Renaud Camus et Richard Millet, l'un et l'autre faux résistants (au Grand Remplacement, contemplé depuis les mâchicoulis du château de Plieux, aux méchants islamistes que le second n'a jamais croisés ailleurs que sur son écran de télévision puisqu'il n'a très probablement jamais été un phalangiste chrétien durant la Guerre du Liban) et vagues écrivains, représentent les plus parfaits parangons.
Je connais une autre forme de racisme (1), plus subtile pour la seule raison qu'elle est sans doute inconsciente, et même qu'elle se drape dans la bonne conscience de gauche dont Mathias Énard, avec ses compagnons de la revue Inculte est l'un des surgeons les plus appliqués, presque inoffensifs dirait-on à force d'adapter son discours aux oreilles et aux yeux des journalistes qui n'aiment jamais tant que rien voir et rien écouter.
Et, de fait, nous ne voyons rien dans Rue des voleurs, non seulement parce que l'écriture de Mathias Énard ne nous donne rien à voir, de par son incapacité à nous toucher, mais parce qu'elle n'existe tout simplement pas.
L'écriture de Mathias Énard n'existe pas ou alors elle existe comme celles de tant d'autres écrivants dont le vague texte a été réécrit par plusieurs mains diligentes et professionnelles, afin qu'il s'emboîte parfaitement dans les petits canons esthétiques érigés par Technikart, Chronic'art, Les Inrockuptibles ou, sans doute la plus inepte et prétentieuse de ces revues, Télérama.
Cette incapacité de l'écriture énardienne, bien davantage que dans la vulgarité ou l'utilisation, non point massive que, quasiment, exclusive, du cliché, éclate dans les pages où nous sentons qu'avec ses petits moyens, sa langue tirée entre les lèvres, il a essayé de se souvenir que la littérature n'est pas seulement, n'est même pas du tout affaire de gondoles de Fnac, de dédicaces, de cocktails et même, c'est une révélation, de prix littéraires.
Si Mathias Énard était un écrivain et pas seulement un anodin produit commercial qu'il faudrait tout de même penser à affubler d'un code-barre sur le front, il aurait pu écrire ceci : «[...] à cet instant précis où les gens se regardent avec tendresse puisqu'ils s'en vont vers l'absence et le souvenir, quand le désir pointe d'autant plus aigu qu'il devine sa vanité face au départ de son objet, nous étions l'un en face de l'autre en silence [...]» (pp. 65-6).
Ce n'est en effet pas la présence de la banalité qui peut sérieusement grever les qualités d'un grand roman, car il serait stupide de demander à l'un de ces écrivains qui ont écrit des œuvres monstrueuses, qu'il s'agisse de Conrad, de Faulkner, de Dostoïevski ou de Broch, de n'écrire que des phrases galopant vers leur destinée sur le coursier de feu de l'Inspiration. L'effet serait ridicule et sonnerait bien évidemment faux.
L'énardisme, qui se veut à tout prix un humanisme et n'est que du chevillardisme à coloration byzantine, lui, souffre d'un autre problème : chacune de ses pages, prise séparément, ne valant pratiquement rien d'un point de vue stylistique, la moindre phrase dépassant l'empan du sujet - verbe - complément nous semble constituer le spectacle peu banal d'une toile de maître exposée dans un bazar algérois, sous une lumière crue, au milieu de la poussière et de la sueur.
Ainsi, lorsque Énard embouche la trompette de la vue générale voire, n'ayons pas peur des mots, de la méditation à prétention philosophique, le résultat est involontairement comique puisqu'il se détache sur un fond d'absolue banalité, une toile monochrome que même un Éric Chevillard hésiterait à choisir comme papier peint de son meublé de banlieue : «La vie est une machine à arracher l'être; elle nous dépouille, depuis l'enfance, pour nous repeupler en nous plongeant dans un bain de contacts, de voix, de messages qui nous modifient à l'infini, nous sommes en mouvement; un cliché instantané ne donne qu'un portrait vide, des noms, un nom unique et pourtant multiple qu'on projette sur nous et qui nous fabrique, qu'on m'appelle Marocain, Maure, Arabe, immigré ou par mon prénom, appelez-moi Ismaël par exemple, ou ce que vous voudrez [...]» (p. 78).
Énard n'hésite jamais, quoique par touches extrêmement subtiles, à nous délivrer la plus extrême condensation de sa pensée, dont voici quelques millimètres de suc : «Parfois nous sentons que la situation nous échappe, que les choses dérapent; on prend peur et au lieu de regarder tranquillement, d'essayer de comprendre, on réagit comme le chien pris dans un barbelé, qui s'agite éperdument jusqu'à s'en déchirer la gorge» (p. 87). Rappelons que la page précédant cette dernière faisait elle aussi montre d'un sens remarquable de l'observation : «Les hommes sont des chiens qui se frottent dans la solitude», une chance d'ailleurs que, fidèle à ses convictions poétiques et suivant sa pente littéraire, Mathias Énard n'ait pas décidé de filer la métaphore canine...
Je ne vois qu'une seule exception dans le roman d'Énard, une phrase de relative belle tenue, frappante, poétique, se détachant, sans effet de grotesque ou de comique involontaire, du reste du roman, fuligineux autant que creux : «le temps est une femme de cimetière, une femme en blanc, qui lave des corps d'enfants» (p. 81), mais il faut immédiatement ajouter que cette phrase n'est absolument pas servie, ou plutôt sertie, par celles qui la précèdent et celles qui la suivent.
Je ne sais plus quel réalisateur affirmait que même le plus lamentable et ridicule film au monde comportait, pourvu qu'on sache la voir, une minute de pur art cinématographique et, ma foi, il serait donc faux, sur cette base optimiste, de prétendre que même un roman de Mathias Énard ne comporterait pas, au moins, une seule phrase à peu près digne de celles qu'un écrivain pourrait écrire.
Nous l'avons trouvée et pourrions dès lors, l'esprit tranquille, refermer le livre de Mathias Énard et ouvrir celui de son ami, l'indigent écrivant (qui plus est traducteur, ce qui signifie que nous devons lire les livres qu'il traduit au travers même du filtre de sa propre nullité littéraire) Christophe Claro.
Hélas, le roman de Mathias Énard est long de 252 pages et nous afflige, avec sa deuxième partie intitulée Barzakh (les limbes en arabe, Énard ne se trompe effectivement pas sur la région où il nous a abandonnés...), d'une espèce d'Ultramarine où, comme dans le beau roman de Lowry, il ne se passe absolument rien ou presque mais qui, contrairement à ce livre, est inepte et renoue avec les recettes les plus éprouvées du style énardien, qui sont : la vulgarité (cf. p. 141 : «Il ne doit pas y avoir plus d'amour dans les bordels que de poils au con d'une putain marocaine») et le cliché, comme celui d'une reconquista inversée qui verrait l'Espagne envahie par les Musulmans : «Il fallait d'abord anesthésier tout le pays avec quelques tonnes de bon shift rifain, parachuté gratuitement au-dessus des grandes villes, notre offensive aérienne; des régiments de Gnawas feront trembler les murailles des dernières cités hostiles avec leurs instruments et enfin mes poids lourds et mes bagnoles d'émigrés quitteront le ventre de l'Ibn Batouta dans une procession glorieuse pour se diriger vers l'Alhambra : l'Espagne redeviendra marocaine, ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être» (p. 128), des phrases sans colonne vertébrale que nous pourrions méchamment mettre en regard de celles de Jean Raspail qui, lui au moins, Hugo paradoxal s'arc-boutant sur son millimètre carré de terre gauloise, déployait quelque souffle en décrivant la conquête de l'Europe par des millions de déracinés dans son Camp des Saints.
Finalement, s'il avait été un écrivain et non un journaliste capable de rendre une copie, retour de voyage, point trop mauvaise et même intéressante, Mathias Énard, sous le double patronage d'Ibn Batouta (une orthographe plus juste serait Battuta) et de la célèbre Vie de Lazarillo de Tormes, aurait pu écrire un roman non seulement distrayant mais passionnant, qui aurait décrit les convulsions d'une âme dans un monde méditerranéen sombrant dans la crise et la violence.
Mais que pouvons-nous faire d'un roman dont les seules envolées métaphysiques se limitent à la monocorde et œcuménique répétition de fadaises sur le Destin et le hasard (trame, on le sait, du roman picaresque qui, lui au moins, rafraîchit par sa verdeur aérienne), comme celle-ci ? : «Toutes ces séries de coïncidences, de hasards, je ne sais comment les interpréter; appelons-les Dieu, Allah, le Destin, la prédestination, le karma, la vie, la chance, la malchance, comme on veut [...]» (p. 148) et c'est bien, je crois, dans cette pitoyable chute, comme on veut, qu'Énard démontre qu'il n'a strictement rien compris à l'essence du romanesque qui, justement, lui, n'hésite pas à donner un nom, c'est-à-dire nommer.
Refusant de nommer, l'écrivain raté et journaliste passable qu'est Énard ne peut donc se contenter que de bavarder, d'aligner sans beaucoup de logique littéraire, intérieure, comme émanée du texte lui-même et des personnages qui commandent à leur créateur, un ensemble d'aventures dont le seul fil directeur est la banalité journalistique, l'absence de tout caractère littéraire qui permettra à des jurys et, auparavant, à d'autres confrères journalistes, de dire tout le bien qu'ils pensent d'un roman inoffensif, à peine plus agréable à lire qu'un de ces numéros spéciaux de grosses revues évoquant l'état du monde (ou de l'Europe, du Maghreb, de l'Arctique) durant telle année précise.
Et pourtant, nous devons reconnaître que Mathias Énard fait bien des efforts, à vrai dire tous les efforts possibles, pour nous prouver, dans la troisième et dernière partie de son roman, intitulée Rue des voleurs, qu'il est un romancier digne de ce nom, à tout le moins, un romancier capable de distraire son lecteur. L'action s'y accélère, annoncée par le suicide du dernier et invraisemblable employeur du personnage principal, qui se rend à Barcelone pour y retrouver sa maîtresse, la belle Judit, qu'on apprendra être atteinte d'une tumeur au cerveau, alors même que les anciens amis de Lakhdar, Bassam, sur lequel planent de sombres soupçons de violence et de fanatisme, et son mentor, le mystérieux et riche Cheikh Nouredine, s'installent pour quelques jours eux aussi à Barcelone, une ville secouée par les manifestations, de plus en plus violemment réprimées, des Indignés.
C'est l'occasion rêvée pour Énard de nous livrer sa vision du monde, d'abord politique, où la gauche française est, du moins supposément, plus juste, tolérante et généreuse que la droite (cf. pp. 194, 217 et) et même métaphysique, sans doute la dimension la plus faible du roman, qui se contente d'enchaîner les pressentiments de la catastrophe dans le style sans saveur que nous connaissons : «Un ciel d'une infinie noirceur, voilà ce qui nous attendait [...] j'observe la série de cataclysmes comme qui, dans un abri réputé sûr, sent le plancher vibrer, les parois trembler, et se demande combien de temps encore il va pouvoir conserver sa vie : dehors tout semble n'être qu'obscurité» (p. 197).
Il ne suffit pas, pour donner aux lecteurs l'impression que le monde dans lequel ils vivent connaît ses dernières heures de paix, d'égrener les catastrophes apparaissant dans les journaux, et de les égrener dans le maigre style journalistique qui constitue l'écriture blanche de Mathias Énard : «[...] tout a brûlé au-dehors, l'Europe, le Monde arabe», les «flammes ont dévoré les livres», la «haine nous a envahis, détruisant le monde d'hier avec l'acharnement de la bêtise», les «chiens (2) grondent, s'élancent les uns contre les autres pour s'entretuer aveuglément» (p. 218).
Lakhdar s'exprime, à ce moment-là, depuis la cellule d'une prison, puisqu'il a été reconnu coupable du meurtre de son ami Bassam, et nous comprenons donc que Rue des voleurs est le récit qu'il a donné des dernières années, avant que le monde ne bascule réellement dans la catastrophe. Sans doute est-il passé à l'acte parce qu'il a supposé que Bassam allait commettre un meurtre d'Occidental ou peut-être même un attentat suicide, les dernières pages du roman d'Énard mélangeant, assez maladroitement la description de plages catalanes recouvertes de corps féminins (cf. p. 228) côtoyant avec la plus sordide misère sociale, les considérations vagues sur l'éclipse de Dieu (cf. p. 248) et, je l'ai dit, un millénarisme bon teint (cf. p. 236), avec l'attente apocalyptique d'un temps nouveau, le «temps des fous et des mendiants prodigieux [qui reviendra] un jour, un jour quand le pétrole sera tari (3), que La Mecque se trouvera de nouveau à un mois de cheval et de voilier» (p. 237).
Comment interpréter ces pages fourre-tout, alors même que l'exergue, qui nous l'avons vu fait référence à Kurtz d'une manière assez lâche (puisque Énard a choisi les paroles, anodines ou peu s'en faut, de l'Harlequin se souvenant de sa rencontre avec le ténébreux explorateur), semblait plutôt évoquer l'accumulation d'aventures picaresques dont le seul mérite était l'orientalisme et, petite touche sans doute destinée à plaire aux confrères d'Énard, ces bonnes âmes, ces âmes pures prônant la mixité sociale et la versicolore diversité des populations au sein d'une même société, et pourquoi pas d'un identique sabir (cf. p. 201), la destinée d'un jeune Arabe au grand cœur dans une Europe et un Maghreb secoués par les crises socio-politiques ?
Doit-on supposer que le roman, pourtant cousu de fil blanc, où même Pierre Assouline dit l'Aveugle pourrait sans mal retrouver sa trame et son fil d'Ariane, un roman si bien décrit par la calamiteuse quatrième de couverture que nous avons citée, a échappé à son besogneux créateur ?
Dans quel monde vivons-nous, si les mauvais romans se mettent à échapper aux mauvais écrivains ! À moins bien sûr, humour des dieux ou subtile ironie de quelque improbable muse littéraire, à moins que Mathias Énard ne se résolve pas lui-même à n'être que ce dont il nous a donné, une fois de plus (4), la preuve : un écrivain après tout digne de recevoir le Prix Goncourt.

Notes
(1) A contrario, quelque lecteur ayant réellement lu le roman d'Énard, s'il en existe, pourrait m'objecter que ce dernier fait justement preuve d'antiracisme en dépeignant ainsi quelques «arabisants souffreteux en short colonial qui regrettaient chaque jour que l'Espagne ait quelques siècles été arabe, en soupirant sur des textes andalous dont ils ne percevaient que la difficulté lexicale» (pp. 99-100). Qui ne constate que, une fois de plus, la moindre ligne de Mathias Énard n'est que cliché, chromo, à vrai dire tellement grossiers l'un et l'autre qu'il nous est impossible de dire que cet écrivant servirait telle ou telle thèse, se ferait le thuriféraire talentueux du racisme ou de son contraire, puisqu'il n'est en somme que l'absence même d'écriture et de pensée, à savoir, je l'ai dit, un produit commercial taillé à la mesure même, lilliputienne, d'un prix littéraire ?
(2) Notons que l'assimilation des hommes à des chiens ouvre et ferme le roman d'Énard. Bassam est lui-même comparé à un chiot (cf. p. 239).
(3) Comment ne pas songer à l'intrigue de Brut de Dalibor Frioux ?
(4) Dans un courriel, Énard lui-même, amusé ou sincère nous ne le savons pas, m'affirmait qu'il désespérait d'écrire un texte susceptible de me plaire. Je lui fis cette réponse toute simple et ma foi sincère : les bons textes seuls me plaisent, vous savez donc ce qu'il vous reste à faire.