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05/09/2017

L’état de la littérature française sous Emmanuel Macron

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Je donne ci-dessous, in extenso et corrigé d'une ou deux coquilles, le texte de mon intervention sous-titrée La culture française au miroir de sa littérature contemporaine prononcée le 22 août dernier, au Château d'Ailly tout près de Roanne, où s'est tenu durant quelques jours le camp d'été de l'Action Française. Mon intervention au Château d'Ailly a été immédiatement suivie par un court entretien, indiqué ici. Enfin, pour ménager quelques espaces bienvenus de pause, j'ai inséré au fil du texte des liens vers des auteurs et/ou des livres évoqués dans mon allocution.


36731795246_c67f69cc65_o.jpgBonjour à toutes et à tous.

J’aimerais commencer par remercier les organisateurs de ce bel événement qui témoigne du fait que les forces vives de la nation, c’est-à-dire vous, les jeunes (et je n’oublie pas les moins jeunes !), n’êtes pas tout à fait sclérosés ni même éteints. En parlant des moins jeunes d’entre vous, j’aimerais aussi saluer Stéphane Blanchonnet, rencontré voici bien des années à Lyon, lorsqu’avec une autre personne je m’occupais de deux revues, Dialectique et Les Brandes, la première à orientation philosophico-politique, d’inspiration maurrassienne, très austère, très stricte, quasiment protestante dans son contenu et dans sa maquette, la seconde exclusivement littéraire et préoccupée de démonologie, sous les auspices du Grand d’Espagne comme Roger Nimier le surnomma, Georges Bernanos (1) bien sûr.
La cohabitation, vous vous en doutez, ne fut pas toujours évidente entre les auteurs phares de ces deux revues ! Nous avons en tout cas fait, à l’époque c’est-à-dire à la fin des années 90 et depuis, ce que nous avons pu, avec d’autres, comme les solides gaillards que sont les amis Sébastien Lapaque (2) et Jérôme Besnard, par le biais par exemple de feu la revue Immédiatement que certains d’entre vous connaissent peut-être, qui tenta de prendre la suite de Combat en se plaçant sous les auspices de Dominique de Roux (3).

1) 3518592029.JPGGeorges Bernanos dans la Zone.





2) 36723806726_9b3ebc1a06_o.jpgUne critique sur Les Identités remarquables de Sébastien Lapaque.




3) 477195775.jpgDominique de Roux dans la Zone.





M’adressant à vous, je ne voudrais bien évidemment pas m’appesantir sur le passé, même s’il est fort proche, car c’est le présent qui nous occupe ce jour, mais aussi l’avenir c’est-à-dire, une fois de plus, vous. Pourtant, et vous le savez comme moi, le présent et a fortiori le futur de notre pays ne sont strictement rien sans le passé, sans son passé spécifiquement français, sans son passé culturellement français, sans son passé littérairement français, sans son passé spirituellement français et, pour poursuivre les anaphores si chères à Charles Péguy, sans son passé génialement français. Or, c’est ce passé qu’Emmanuel Macron semble avoir remis en cause lorsque, toujours à Lyon, qui décidément doit bien être quelque chose comme la capitale secrète de la France depuis Nostradamus, Maurice Scève et Blanc de Saint-Bonnet (4), il a déclaré le 4 février dernier, je le cite : «il n'y a d'ailleurs pas une culture française, il y a une culture en France, elle est diverse, elle est multiple». Vous noterez comment, jusque dans son phrasé parfaitement inepte, la baudruche macronienne est proche de son père, qu’il a bien évidemment tué comme il se doit, l’ignoble et ridicule pantin François Hollande. Tous deux, c’est bien simple, semblent gonflés au même hélium, celui d’un verbe vide et vidé de sa sève, raison pour laquelle ils sont parfaitement interchangeables, et vous pouvez bien sûr ajouter à cet envol de baudruches dans le ciel festiviste et versicolore de la doulce France Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac, ou encore celui que Pierre Boutang (5) surnomma Foutriquet, Valéry Giscard d’Estaing. Mais voici qui nous éloigne non seulement du génial auteur du Porche du mystère de la deuxième vertu mais, aussi, de toute forme de littérature.

4) 3714751343.2.jpgSur De la douleur de Blanc de Saint-Bonnet.





5) 3112951835.jpgPierre Boutang dans la Zone.





Revenons toutefois, pour mieux les oublier, à nos baudruches, qui sont aussi, d’ailleurs, des moutons. Relativiser la culture française, admettre qu’elle n’est pas une mais multiple, qu’elle est ouverte à la sacro-sainte diversité, au vivre-ensemblisme de dizaines de vagues migratoires qui l’ont façonnée au cours des siècles, nous faire comprendre qu’elle est là de toute éternité, sans l’effort des femmes et des hommes qui l’ont produite, souvent durant plusieurs générations, qu’elle flotte en somme à vide au-dessus de nos paysages : nous faire croire ces fadaises et ces mensonges, voilà qui est devenu une évidence partagée jusque dans le dernier village de Gaulois irréductibles, s’il en reste un, ce dont je doute. Cette relativisation de l’unicité de la culture, ce qui ne veut bien sûr pas dire son caractère univoque mais sa cohérence, son harmonie, touche le passé lui-même, et, partant, le présent, nous donc, vous, et ce que vous serez et ferez demain.
Une bonne manière de retrouver ce passé non pas tant perdu que nié voire moqué, en tout cas mis sous le boisseau pudibond du passéisme réactionnaire, c’est de pratiquer un peu d’étymologie. Nous allons faire, l’espace de quelques minutes, ce que jamais ni François Hollande, ni Emmanuel Macron, ni Giscard d’Estaing ni même 99 %, je suis généreux, de nos responsables politiques, et bientôt tous les élèves et les étudiants de France, n’ont fait ou ne vont faire. Nous allons sonder le passé français, sa culture d’une certaine façon, au travers des différentes strates évolutives de la langue française, déposées les unes au-dessus des autres, un peu comme nous pouvons lire l’histoire géologique du pays, de ce qui autrefois, voici plusieurs millions d’années, ne portait pas encore le nom de France, en contemplant les superbes falaises d’Étretat que j’ai abandonnées pour venir vous voir.
Le terme «culture» est une réfection savante datant du 14e siècle, provenant du terme «colture», lui-même emprunté au latin «cultura» ayant donné en ancien français le mot «couture », tout comme le terme latin «cultos» avait donné naissance aux deux verbes «coutiver» et «cultiver». Nous savons aussi que les Latins avaient à leur disposition trois noms plus ou moins synonymes, formés sur le supin «cultum» du verbe «colere» signifiant «habiter», mais aussi «cultiver» et «vénérer», c’est-à-dire : honorer les Muses. Le plus rare de ces trois termes, «cultio», désigne l’action de cultiver, de vénérer, et n’a rien donné en français, à la différence du mot «cultura», à savoir : l’action de cultiver la terre et, au figuré, l’action consistant à éduquer l’esprit mais aussi le fait de vénérer. Le troisième terme, «cultus», est surtout utilisé dans un sens moral et dans la langue religieuse. C’est donc ainsi que «culture» et «culte», dont les sens interféraient à l’origine, se sont progressivement différenciés au cours des siècles. Inutile de détailler plus avant cette histoire d’interférences et de spécialisations pour le moins complexe. Nous comprenons assez vite tout de même que le mot «culture» non seulement convoque, mais aussi lie de façon indissociable au moins deux notions : celle du temps qui passe et repasse sur les champs qu’il faut labourer, cultiver, afin de récolter ce qu’ils auront produit, leur culture ; celle du temps qui s’ouvre, qui est rendu présent, qui est, en un mot, rédimé, sauvé, dans le cérémonial du culte, qui consiste d’une certaine façon à récolter le fruit de ses prières, et à permettre à un fruit tout entier spirituel de prendre racine dans une terre arable, celle de l’âme.
Dans cette double acception, la culture française contemporaine, celle qui nous occupe dans cette intervention au travers du prisme de sa littérature, est, autant ne vous ménager aucun suspense, totalement inexistante. Dans un certain sens donc, il me faut bien avouer qu’Emmanuel Macron ne s’est pas trompé : la culture française contemporaine, du moins telle qu’elle s’exprime au travers de sa littérature, n’existe pas.
Oh, je sais bien qu’elle rayonne au travers du monde, cette culture française qui n’est plus vraiment rien d’autre qu’un certain art de vivre ou ce qu’il en reste (bons vins et bons fromages, belles robes et belles femmes pour les porter et, dans le meilleur des cas, quelques traductions de Michel Houellebecq (6) salué comme le nouveau colosse de Rhodes des lettres françaises moribondes, réduites à une bonne analyse sociologique sous la plume transparente de ce Français qui ressemble à notre voisin), et ce n’est certainement pas pour rien que des cars entiers de touristes venant des quatre coins du globe visitent notre pays, le voient et le photographient sous toutes ses coutures, sans jamais, bien sûr, le regarder, sans jamais lire autre chose que la version française de 50 nuances de Grey, à savoir les rinçures de Virginie Despentes. Michel Houellebecq encore, qui ne se trompe pas lorsqu’il affirme que notre pays tout entier se transforme en musée. Notre culture n'est pas vive, vivante, mais muséale, morte. Avant de venir ici, j’étais dans une région qui s’appelait autrefois la Haute-Normandie, et je crois bien qu’il m’a été impossible de photographier, à Étretat par exemple, non pas de splendides paysages façonnés par les millénaires, mais des paysages photographiés par des badauds ! Les entrepreneurs ambitieux qui dirigent ce pays de crevards, pour reprendre un terme qui a récemment défrayé la chronique, nous vantent aussi la beauté muséale de la France : oui, car ce qui est exposé dans un musée ne vit plus, tout comme la France est un pays mort, parce que, d’abord, sa culture est muséale, c’est-à-dire morte, exposée aux yeux de tous, mais point vivante, comme un cadavre placé sous les regards attentifs d’une poignée de carabins qui, eux au moins, du moins espérons-le, ne feront jamais la bêtise de confondre un cadavre avec un corps vivant.


6) 460009218.jpgMichel Houellebecq dans la Zone.





Cette évidence, vous me direz et je vous concèderai bien volontiers ce terme, ce paradoxe car vous avez beaucoup d’exemples de bons écrivains contemporains à me citer j’en suis sûr, est le premier point de mon exposé. Emmanuel Macron, bien qu’il ne le sache pas, a raison : il n’y a pas de culture française, et je vais même beaucoup plus loin que lui, puisque j’affirme, depuis quelques années déjà, que la littérature française est morte.
J’ai parlé de disparition de la culture française au sens large. J’en veux pour preuve absolument irrévocable l’état de sa culture, ou de sa production proprement littéraire, celle qui m’intéresse au premier chef. Voici quelques années, la revue inepte Chronic’art publiait un ouvrage collectif dans lequel mon défunt ami Maurice G. Dantec (7) évoquait le cadavre de la France qui, paraît-il, bougeait alors encore. Il s’est depuis je crois, non, j’en suis certain, arrêté de bouger. Nous allons, dans ce deuxième grand mouvement de mon propos, examiner plus minutieusement le cadavre de la littérature française, que nous imaginerons placé sur une table de métal, éclairé par la lumière crue de néons.
Les raisons de cette mort clinique sont pour le moins complexes et multiples (depuis la mort de Dieu et, consécutivement, celle de toute figure d’autorité, jusqu’à la perte de légitimité de tout discours vertical au profit d’une diffusion en rhizome comme le répète à l’envi la déconstruction postmoderniste), et ce n’est pas l’objet de mon intervention que de vous les exposer. La date précise de cette mort varie, elle-même, selon les auteurs : la tradition contre-révolutionnaire la fait remonter à la Mère de toutes les fautes, la Révolution française bien sûr. Certains auteurs, plus loin encore dans le passé, avec l’explosion de la raison raisonnante qu’aurait enclenché le Discours de la méthode de Descartes. Pour Manuel Arroyo-Stephens qui moque les Français dans un pamphlet érudit récemment traduit (8), c’est le classicisme qui est à l’origine de la quasi-nullité de la littérature française moderne. Je le cite : «On n'a pas découvert meilleur moyen pour donner de l'allure et de l'éclat aux artistes médiocres que de les obliger à suivre des règles qui cachent leur manque de talent : légiférer, en art, tue le créateur et produit des artisans. Il n'y a donc pas mieux, pour en finir avec la créativité d'un artiste, que de l'obliger à accepter des normes, des critères et des goûts émanant de ces vénérables institutions nommées académies. Rien n'est plus voisin de l'esprit français, conclut Manuel Arroyo-Stephens, que l'esprit académique» qui, du moins durant le ridicule 18e siècle, peut se confondre assez facilement avec un concours de « perruques poudrées et [de] mouches sur le visage», ou encore avec cet «art du paysage en éventail», «le vicomte maniéré des défis et l'abbé idiot des madrigaux», cet art «cérémonieux, mesuré, de la pavane» qui a donné un verbe pronominal qui, si mes souvenirs sont bons, a quelque rapport étymologique avec le mot paon, jetant ainsi une lumière non point crue mais elle-même artificielle et molle sur les habitudes françaises. Pour un très bel écrivain comme Guy Dupré (9), le merveilleux auteur des Fiancées sont froides, quelque chose s’est cassé avec la défaite de 1870, tout comme ce fut aussi le cas pour Ernest Renan, avant même que ne se déclenche la guerre d’extermination ou plutôt, selon Léon Bloy, sa pâle copie, je veux parler du premier conflit mondial. Je songe encore à ce que des auteurs comme Bernanos déjà nommé, mais aussi Brasillach ou Rebatet, et que dire de Céline, nous ont appris sur la débâcle de la Seconde Guerre mondiale. Peu importe au fond la date exacte qui signifierait, de manière claire, le début de la décadence de la littérature française, car elle ne peut de toute façon qu’être symbolique, puisqu’il est impossible de prétendre : «Mes amis, c’est à partir de cette date, et de cette date uniquement, que la France est entrée en déclin !».


7) 430070866.jpgMaurice G. Dantec dans la Zone.





8) 736383491.jpgContre les Français de Manuel Arroyo-Stephens.





9) 1285470356.jpgGuy Dupré dans la Zone.





Les causes de ce déclin sont complexes, mais ses caractéristiques, elles, sont bien visibles dans ce que j’appellerais, plus que la littérature française contemporaine, la production littéraire française contemporaine. Nous allons maintenant examiner quelques-unes des particularités de cette mort ou, au mieux et si vous êtes d’indécrottables optimistes, de cette agonie.
D’abord, et c’est bien logique, la littérature française est devenue tout entière marchandise. Nous sommes à l’ère où tout se vend et s’achète, y compris les ventres des femmes, et il est donc tout à fait normal que dans un pays, le nôtre, dirigé par un représentant commercial de talent comme l’est Emmanuel Macron, cornaqué par une force de vente à la hauteur de ses prétentions de VRP international, les livres puissent se vendre comme n’importe quelle autre marchandise. Voyez le phénomène, annuel et désormais bisannuel, de la rentrée dite littéraire. En septembre, et maintenant désormais en janvier aussi, ce sont ainsi plusieurs centaines de nouveaux livres qui vont inonder les étals des charcutiers, pardon, des libraires, et il est parfaitement évident que ce ne seront pas les meilleurs livres qui auront la chance d’être lus, mais ceux qui auront bénéficié de la meilleure réclame publicitaire et de la complicité de journalistes incultes paraît-il critiques littéraires.
À la fin de l’été 2015, j’ai annoncé au public de l’Intime Festival de Namur auquel Benoît Poelvoorde (10) m’avait invité que le prochain prix Goncourt ne pouvait récompenser qu’un livre de Mathias Enard (11). Certains, dans la salle, ont souri, en pensant qu’ils étaient venus par erreur écouter les prophéties de Madame Soleil. Comment ai-je pu réussir à m’improviser en prophète de colloque et, surtout, ne pas me tromper ? Oh, c’est bien simple : je n’ai bénéficié d’aucun don de prescience, mais il était évident que TOUT était fait, en amont, comme disent les patrons d’entreprise, pour que Mathias Enard soit le prochain lauréat de ce prix prestigieux ! En effet, ce n’est pas simplement chacun de ses livres qui obéissait et obéit encore à une pure logique marchande, mais son écriture elle-même, sans compter les thématiques qui lui sont chères, à savoir un orientalisme de bazar, un œcuménisme de carton-pâte, une critique plus qu’orientée des maux français tendant à montrer qu’il y a bien plus d’ordure que de grandeur dans notre histoire. Chacun de ses romans boursouflés est taillé dans le patron de la réussite purement commerciale : la maison d’édition fait le reste, en déployant, comme il se doit, sa force de vente justement commerciale qui sera, n’en doutons pas une seule seconde, force de proposition auprès des libraires qui, absolument ravis, colleront sur la première de couverture du gros navet un petit sticker, pardon, un autocollant béat proclamant que ce nanar consensuel est le coup de cœur de Raoul, libraire érudit et pacifiste. Si vous croyez que j’exagère, je vous invite à aller faire un tour dans la première librairie se piquant de tisser du lien culturel et de promouvoir la mixité sociale, quand ce n’est pas propulser son fameux ascenseur vers le dernier étage de la considération citoyenne, par les vertus lénitives des bons romans…

10) 21027639805_1ff8ff34b7_k.jpgQuelques photographies prises à Namur, lors de L'Intime Festival.




11) 633982788.JPGMathias Enard dans la Zone.





C’est le premier point. À une logique purement marchande, à un objet, le livre, qui n’est plus qu’une marchandise comme une autre, qui même est une marchandise qui n’a plus beaucoup de valeur intrinsèque, ni même symbolique, n’en déplaise aux petits prétentieux de Saint-Germain-des-Prés, ne peut correspondre qu’une perte drastique, conséquente, évidente, de ce que Walter Benjamin appelait l’aura. C’est dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique que Walter Benjamin, l’un des esprits les plus brillants du siècle passé, définit l’aura. Je le cite : «On pourrait la définir [l’aura, donc] comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui se repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche». Dès lors, «Sortir de son halo l’objet, détruire son aura, c’est la marque d’une perception dont le sens de l’identique dans le monde s’est aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l’unique». En d’autres termes poursuit Walter Benjamin, «la valeur unique de l’œuvre d’art «authentique» se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et première. Aussi indirect qu’il puisse être, ce fondement est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, jusque dans les formes les plus profanes du culte de la beauté». Vous constatez que, pour Benjamin, tout n’est pas perdu puisque, même dans le monde sécularisé et entièrement profane, donc, étymologiquement, profané, qu’est devenu le nôtre, il reste quelques traces de sacré, auxquelles l’amoureux de la beauté, de la culture au sens large, de la verticalité, des lettres en particulier, peut rendre un culte. Nous retrouvons ce mot : la culture est donc un culte, et toute lecture d’un grand livre devrait être faite, comme le disait le génial Danois Kierkegaard, avec crainte et tremblement !
Nous en sommes loin, à l’heure où l’immonde Yann Moix officie quotidiennement. Nous en sommes loin, à l’heure où l’on célèbre Virginie Despentes, Christine Angot l’hystérique virago, Amélie Nothomb pondant un navet par an avec une régularité de métronome suisse, pardon, belge, et, pour que vous ne pensiez pas que je suis un affreux misogyne, nous en sommes fort loin aussi avec Éric Chevillard, Pierre Assouline et Jean-Marie Le Clézio, qui a même reçu le prix Nobel de littérature, en récompense de son œuvre pour élève attardé de CM1 !
La perte d’aura est le résultat de la marchandisation des livres, c’est-à-dire de leur reproductibilité infinie, bien illustrée de nos jours par les systèmes d’impression à la demande mis en place par des géants comme Amazon. La perte d’aura, qu’est-elle sinon une perte de verticalité, c’est-à-dire l’oubli, non pas de l’être, comme disait Heidegger, mais l’oubli de l’essence même du langage ?
C’est le troisième point de mon exposé, qui découle de, ou plutôt, d’une façon pour ainsi dire ontologique, précède, les deux premiers : si le livre est devenu pure marchandise, si le livre a perdu toute aura, ce ne peut être que parce que le langage lui-même a perdu son caractère sacré. L’œuvre d’art, à l’ère de sa reproductibilité technique, devient pure marchandise infiniment reproductible, clonable. Le langage que nous confondrons volontairement avec la langue, à l’ère de sa reproductibilité technique, ne peut être, lui, que novlangue, nouvelle langue. C’est dans cette novlangue que s’expriment non seulement la majorité des Français, et pas uniquement, je vous prie de le croire, les fanatiques du management, pardon, de l’entreprenariat, mais c’est aussi dans cette même novlangue que sont désormais écrits la majorité des textes qui prétendent au titre d’œuvre littéraire ! Bien sûr, lorsque je parle de novlangue, vous pensez tous à l’extraordinaire 1984 de George Orwell, mais vous ne savez probablement rien d’un livre beaucoup plus récent, qui a été écrit en français, par le fils de Jorge Semprun, Jaime Semprun. Ce livre, en tous points remarquables, s’intitule comme il se doit Défense et illustration de la novlangue française (12). Je vous invite à vous ruer sur ce texte d’une ironie décapante, mais, sans vouloir lui consacrer trop de temps, il me faut tout de même évoquer quelques-unes des caractéristiques de la novlangue selon Jaime Semprun, lesquelles vont nous permettre mieux que plusieurs volumes d’études ou de longues dissertations de comprendre de quoi il en retourne avec la culture française, telle qu’elle s’illustre ou plutôt s’avachit par le biais de la littérature française contemporaine.

12) 874505469.jpgDéfense et illustration de la novlangue française de Jaime Semprun.




La novlangue ne peut s'opposer qu'à la langue qu'elle vise à remplacer, langue que Jaime Semprun baptise, fort logiquement, l'archéolangue, dont la suppression bientôt totale ne pourra constituer qu'un heureux événement et surtout, avènement. Apparemment, société contemporaine et archéolangue s'influencent réciproquement, créant une espèce de nœud gordien impossible à dénouer, lequel constitue une fournaise capable de dissoudre les matériaux les plus résistants. Je cite Jaime Semprun : «La formidable puissance d'égalisation qui s'est développée avec la société moderne est parvenue à faire adopter partout un même mode de vie, ou du moins à le rendre enviable : là où l'on ne peut y accéder, on en contemple les images. L'étonnant n'est donc pas que nous parlions de plus en plus une langue nouvelle, il serait, au contraire, que dans un monde si transformé nous continuions à parler la même langue».
Cette compénétration entre le monde moderne, à la fois creuset et réussite finale sans cesse procrastinée (légitimant donc le mouvement) de la marche perpétuelle vers le Progrès, et la novlangue, s'explique par une réification commune qui est due à la technique, partout triomphante, y compris dans la langue. Je cite Semprun : «Façonnée par les contraintes du traitement automatique de l'information, la novlangue tend par nature à une parfaite conformité au monde lui-même rectifié par la logique technique automatisée», l'auteur admettant en fin de compte une «sorte de preuve ontologique de la perfection de la novlangue dans cette circularité où elle est à la fois effet et cause, l'efficacité technique présupposant son existence tout autant qu'elle-même présuppose la sienne».
Cette mutualisation des efforts s'explique par l'existence d'un ciment entre la novlangue et le monde qu'elle institue. La technique est ce ciment : «Car ce que nous donne la nature prise en charge par la science et transformée par la technique, ce ne sont pas des prétextes à effusions lyriques, ce sont des informations à modéliser». La technique est elle-même source et illustration de la «tendance démocratique à l'abstraction» et, du coup, la novlangue peut bien apparaître comme «le résultat ultime, au sens où l'on parle de déchets ultimes» de la technique et de l'abstraction, l'une et l'autre abrasant un monde qui sera dès lors considéré comme vieillot, aboli, faisant naître, je cite de nouveau l’auteur : «le sentiment vague d'une harmonie perdue, la nostalgie d'un équilibre qui se trouvait sans avoir été cherché, le regret impuissant de paysages sans paysagistes».
Jaime Semprun situe l'origine de cet épanouissement de l'esprit d'abstraction, du calcul et, in fine, de la technique, au 18e siècle. Ce sont des passages entiers de l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condorcet qu'il faudrait citer, écrit-il, pour montrer tout ce que la novlangue doit à une volonté de rationalisation qui ambitionnait «d'assujettir toutes les vérités à la rigueur du calcul». L'esprit d'abstraction, s'il présente bien des avantages pratiques (la rage de dent soignée avec une simple aspirine par exemple), n'en perd pas moins l'humain de vue, et annonce ainsi, en même temps que le massacre de la langue, celui des femmes et des hommes tenus pour quantités négligeables, broyés par la Machine puisque, comme l’affirme Jaime Semprun, «l'instauration de la novlangue est indissociable de l'avènement des machines».
En effet, la novlangue est un langage «univoque, fonctionnel» qui a pour seul but, désormais évident, de devenir le langage de la Machine : «La connaissance exacte des phénomènes et la vérité objective n'étant plus accessibles par les moyens limités qu'offre à la pensée le langage humain, celui-ci garde néanmoins pour fonction de traduire, à l'usage des populations, ce que disent les machines, c'est-à-dire les décisions prises par l'intelligence artificielle. C'est pour remplir efficacement cette tâche qu'il devient toujours plus rigoureux, univoque, fonctionnel».
La «Pentecôte électronique», le «chantier électronique mondial d'une Tour de Babel inverse à l'achèvement de laquelle il n'y aura plus qu'une langue pour le genre humain», voici donc ce que la novlangue nous promet. Cette tabula rasa passera par une égalisation universelle : non seulement l'ensemble des êtres et des choses capturés dans le même filet à mailles fines, mais une nappe de nihilisme dévastateur se dirigeant vers le passé et le futur, recouvrant bien sûr le présent, qui ne peut être que le domaine coupable, non encore éduqué, abrasé, réifié, du regret, si peu compatible avec la course sans fin vers le bonheur généralisé.
Vous voyez que tous les éléments de la chaîne se tiennent : la littérature française contemporaine ne vaut à peu près rien parce qu’elle n’est plus que marchandise, et n’aspire plus qu’à être cela. La littérature française contemporaine ne vaut à peu près plus rien parce que, devenue entièrement marchandise, elle est infiniment reproductible et n’aspire qu’à se reproduire, et à se reproduire perpétuellement, sans cesse, comme le montre le phénomène des rentrées dites littéraires, pour participer à l’avènement tant attendu de la Machine avec un grand M, ainsi que l’écrivait Günther Anders (13). La littérature française contemporaine ne vaut à peu près plus rien parce que, devenue simple rouage de la Machine, elle a perdu toute dimension culturelle, id est : sacrale, verticale. La littérature française contemporaine ne vaut à peu près plus rien parce que la langue dans laquelle elle s’écrit, le français paraît-il, n’est désormais rien de plus que la novlangue entièrement managériale et, plus que cela, managérialisée jusqu’à la racine, qui n’aspire qu’à l’efficience, au triomphe de la Machine. La littérature française contemporaine ne vaut presque plus rien, sa valeur, autrefois grande, s’est démonétisée, parce que, voulant à tout prix se fondre dans le vivre-ensemblisme d’une culture hors-sol, elle a complètement oublié qu’elle était avant tout, d’abord, essentiellement, au sens premier de ce terme : culte, culte du beau, de la grandeur, qu’elle soit céleste ou infernale, culte de la langue, culte d’une histoire, celle d’un pays, le nôtre, inséparable de sa langue, de plus en plus réduite à une langue viciée (14).

13) 2512082365.JPGGünther Anders dans la Zone.





14) 1933797059.jpgLangages viciés.





Vous allez évidemment me dire : «Cher Monsieur, c’est bien beau de tenter de remonter aux causes profondes de la déréliction de la littérature française contemporaine, mais il y a tout de même Michel Houellebecq… Il y a eu tout de même, jusqu’à une date récente, Maurice G. Dantec !». Je suis d’ailleurs sûr que vous allez me lancer, comme autant de preuves de chefs-d’œuvre incontestables, qui les navets de Solange Bied-Charreton, qui les brumisateurs d’eau bénite de Fabrice Hadjadj, qui les manuels truffés de fautes pour fillette de bonne famille signés à deux pieds voire quatre lorsque Jacques de Guillebon écrit avec Falk van Gaver (15). Les plus téméraires d’entre vous évoqueront Romaric Sangars et ses Verticaux récemment parus chez Léo Scheer (16), verticaux qui s’avachissent pourtant au bout de 10 lignes ! Et, je les ai cités : Dantec et Houellebecq aussi ! Commençons par le second, qui nous offre l’exemple assez rare tout de même d’une écriture, si tant elle qu’elle mérite ce nom, devenue non pas blanche mais transparente, elle aussi tout entière dévouée à l’avènement de l’efficience, et d’abord de l’efficience commerciale. Il est bien loin, le temps où, avec Lapaque ou Besnard, nous observions au sein d’Immédiatement les débuts de cet auteur qui ressemble de plus en plus à sa défunte mère haïe cordialement, ou à Antonin Artaud édenté sortant d’une séance d’électrochocs ! Le moindre de ses livres, que dis-je !, la moindre de ses photographies se voient désormais précédés par une véritable razzia publicitaire, strictement commerciale, strictement reproductible, strictement remplaçable par une autre. Et il n’est même pas étonnant que, devenus tout entiers reproductibles et rouages de la Machine, les textes de Houellebecq, du moins certains d’entre eux, soient tout simplement piqués sur Wikipédia ou, comme je l’ai montré sur mon blog à propos de Soumission, son petit dernier, inspirés, nous resterons prudents, par d’autres romans.

15) 3672968115.jpgComique exemple d'un ouvrage écrit à quatre mains, pardon, pieds.




16) 314304100.jpgSur Les Verticaux de Romaric Sangars.





Maurice G. Dantec à présent : pauvre Dantec, que j’ai bien connu, et dont j’ai même annoncé la conversion au christianisme dans une longue note parue en 2004 dans La Revue des Deux Mondes à l’occasion de la publication d’un de ses romans pléthoriques mais néanmoins intéressants, Villa Vortex. Celui-là, en raison même de ses excès, a tenté de concilier la critique de l’avènement du capitalisme triomphant, c’est-à-dire le règne absolu de la Machine et du langage uniformisé, planétaire, et la plongée dans la tradition d’auteurs dont plus personne ou presque ne parle : George Steiner, Léon Bloy, Dominique de Roux, Pierre Boutang, Ernest Hello que je lui avais fait découvrir. Pourtant, Dantec n’était à l’évidence pas un styliste, ni même, peut-être, un véritable écrivain, et il n’a pu m’intéresser que comme creuset, athanor où était pratiquée l’étonnante fusion d’un catholicisme futuriste lorgnant un peu trop du côté du gnosticisme et une évidente propension pour la polémique, le tout englobé de grands mots trop souvent creux sur l’Arraisonnement de l’homme par la mobilisation totale, pour le dire avec l’autre.
Parce que vous êtes cultivés, vous allez me citer d’autres noms, je le sais bien, parmi lesquels Richard Millet et Renaud Camus et, pour celles et ceux qui, trop jeunes, ne peuvent évidemment savoir qu’il a écrit un livre sur les moins de 16 ans, le pédophile déclaré Gabriel Matzneff (17). Allons droit au but, celles et ceux qui aimeront creuser ces nobles sujets pouvant du reste parcourir voire lire les nombreuses notes que j’ai consacrées aux textes de ces trois auteurs, allons droit en but en disant ceci : Richard Millet est un guerrier de pacotille, dont la résistance à l’ordre ambiant est au moins aussi imaginaire que sa participation réelle à la Guerre du Liban. Je crois avoir résumé d’un mot et d’une épithète dite de nature, ceux de pédophile déclaré, ce que je pensais du nombriliste Gabriel Matzneff appelé Gab la Rafale, allez donc savoir pour quelle sombre raison. Quant à Renaud Camus qui est devenu le Guide suprême de tous les anti-remplacistes et autres Français de souche depuis 800 générations, les mêmes, rigoureusement, qui le brûleraient sur un bûcher séance tenante s’ils avaient lu ce que leur idole a écrit dans des volumes comme Tricks ou Chroniques achriennes, il ne m’a jamais intéressé que par ses analyses point si originales que cela sur la déréliction sournoise du français contemporain, et c’est sur le plateau de Ce soir (ou jamais !) que j’ai publiquement dit ce que je pensais de ces pseudo-thèses sur le Grand Remplacement, ce qui m’a valu d’être traîné durant des semaines dans la boue merdeuse, au sens premier de cet adjectif, de pas mal de sites d’extrême-droite.
Il y en a d’autres, allez-vous me dire, et pas seulement des écrivains mais des essayistes de talent : j’entends à droite les doux prénom et nom d’Eugénie Bastié, à peu près aussi inculte que peut l’être une première communiante mais, contrairement à cette dernière, étant beaucoup moins naïve, lorsqu’il s’agit en premier lieu de coloniser toutes les tribunes médiatiques ou presque de France et de Navarre !
J’entends à gauche Alexandre Devecchio qui, s’il se débrouille bien, finira patron du Figaro et promènera peut-être son gros ventre dans le Conseil d’administration de Dassault.
Et au centre (si je puis dire !), qu’est-ce qu’il reste, au centre ? La vendeuse à la criée Élisabeth Lévy et la troupe plus ou moins consanguine de Causeur !
Nous sommes donc sauvés !... Vous allez penser que j’exagère une nouvelle fois ! Si vous croyez que j’exagère, comparez donc les noms des principaux essayistes et écrivains français contemporains avec les noms des non-conformistes des années 30, objet d’un livre fameux et superbe de Loubet Del Bayle. Si vous croyez que j’exagère, comparez donc les noms de nos polémistes, un pathétique Alain Soral (18) ou un pitoyable Marc-Édouard Nabe, avec ceux que Maurizio Serra (19) évoque dans sa Génération perdue, rappelant les destinées fulgurantes des esthètes guerriers des années 30, D’Annunzio, Montherlant, Jünger et quelques autres encore comme Pasolini ! D’Annunzio, Pasolini, Montherlant, Jünger, Brasillach, von Salomon, Bernanos d’un côté : Guillebon, Bastié, Bied-Charreton, Soral, Camus, Millet, Devecchio, Hadjadj de l’autre !

17) 3769055054.jpgLes moitrinaires : Camus, Millet, Matzneff, etc.





18) 1808614730.jpgAlain Soral, le si piètre dialecticien, démonté comme il se doit.





19) 749799859.jpgSur Une génération perdue de Maurizio Serra.





Nous avons balayé d’un revers de main, que dis-je, d’une chiquenaude, les principaux prétendants au titre d’écrivains et d’essayistes de valeur dans la France contemporaine, mais les plus hardis d’entre vous m’opposeront un nouvel argument, que je puis résumer de la façon suivante : «Cher Monsieur, nul ne peut contester les caractéristiques de la débandade culturelle et littéraire actuelle, mais enfin, cette dernière ne date tout de même pas d’hier, et la mécanicisation, la machinisation capitalistique à marche forcée à laquelle nous assistons date au moins du 19e siècle !».
À cela je répondrai : Bien évidemment !. Mais il y a un facteur nouveau, que je n’ai pour l’heure pas évoqué et qui est pourtant intrinsèquement lié à la nullité, que je considère presque totale, de la littérature française contemporaine. Ce facteur, c’est la disparition de la critique littéraire, et cela sous les effets conjugués de la réclame publicitaire, mais, surtout, sous l’effet du triomphe de la novlangue journalistique qui, comme cela peut être constaté jour après jour, claquemure et scelle la possibilité d’une île dirait l’autre, à savoir : la possibilité d’une parole libre, originale, partiale, politique et métaphysique comme il se doit, soit, en quelques mots, une critique littéraire idéale. Le phénomène est déjà en marche : Technikart est en train de dire tout le bien qu’il pense du livre de Machin qui doit paraître à la rentrée. C’est même, ce livre qui ne serait même pas digne d’être recyclé pour nourrir une colonie de larves, un chef-d’œuvre poignant de sincérité et une ode au bonheur de vivre, un chant de liberté qui est comme une claque dans la figure molle de la France moisie. Bien évidemment, Chronic’art ne peut pas rester en dehors de la découverte et de la célébration d’un tel chef-d’œuvre de Machin ! Et, ma foi, si Technikart et Chronic’art célèbrent un livre de Machin, Télérama ne saurait rester sur la touche ! Qui dit Télérama dit Les Inrocks mais aussi Le Monde des livres bien sûr, mais encore Le Point, et même, pardi, Le Figaro littéraire qui ne pourra qu’être suivi, à droite ou ce qu’il en reste, par Valeurs actuelles et même par Causeur ! Multipliez les exemples, prenez celui que vous voulez : le déclenchement de ce brouhaha qui ne se caractérise pas vraiment par sa singularité fonctionne toujours de la même manière, qui est un effet d’accumulation et de consanguinité absolue, et débouche toujours sur le même résultat : la célébration d’une nullité qui est parfaitement interchangeable avec toutes celles qui l’entourent. Comme Philippe Muray (19) l’écrivait méchamment : «Un critique, plutôt que de perdre son temps à analyser tous les romans de néo-sacristains, tous ces livres rédigés avec un style directement trempé dans le préservatif, pourrait s’amuser à les rapprocher de slogans publicitaires connus, montrer qu’ils se ramènent tous à l’une ou l’autre des injonctions récentes de la pub». Un livre de Frédéric Musso vaut un livre de Yann Moix qui vaut un livre de Philippe Sollers qui vaut un livre de Cécile Coulon qui vaut un livre de Mathias Enard qui vaut, etc., et ce joyeux système bien huilé fonctionne à gauche, pour aller vite, comme à droite.

20) 3100082149.jpgSur Ultima Necat, 1, de Philippe Muray.





La disparition de la critique littéraire est à mes yeux tout bonnement dramatique. Pour quelles raisons ? Tout d’abord, s’il n’y a plus aucun jugement sur l’œuvre, n’importe quelle nullité pourra prétendre au chef-d’œuvre. Que nous dit Ferdinand Brunetière du rôle de critique dans Évolution des genres dans l’histoire de la littérature ? : «Il faut que la critique juge, puisqu’elle n’a été précisément inventée que pour cela, pour trouver à nos impressions des motifs plus généraux qu’elles-mêmes, des justifications qui les dépassent, des causes enfin qui leur soient antérieures, extérieures, supérieures. Voilà pour les dilettanti. Et il faut que la critique classe si nos impressions, comme nous le savons bien, différentes en quantité, ne le sont pas moins en qualité» (je souligne). Classer, juger, appeler, en fin de compte, un chat un chat, et prétendre que tel livre ou tel autre ne vaut rien ; non pas qu’il ne vous plaît pas, car cela est anecdotique ; non, non non, mais bel et bien : qu’il est nul ! Voilà qui est tout bonnement insupportable pour nos contemporains !
Assez curieusement, vous pourrez constater que le discours critique, concernant les productions artistiques au sens large, a augmenté considérablement depuis le début du siècle passé. Anatole France pouvait ainsi écrire, à juste titre, que «La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les absorber toutes.» C’est l’ami Jean-Philippe Domecq (20) qui a finement remarqué dans Artistes sans art ? que «jamais ceux qui tiennent le discours sur l’art, les chroniqueurs, commentateurs et critiques, n’eurent plus de poids qu’au XXe siècle, où la part du discours sur l’art a primé sur les productions de l’art». Le même redoutable critique affirme dans Qui a peur de la littérature ? que «la presse culturelle est dans une telle autonomie de pouvoir, sans compte à rendre à qui que ce soit, que certains journalistes sont portés logiquement, sans être malhonnêtes individuellement, à faire taire tout esprit critique, tout contradicteur, à censurer par mégarde, à tourner entre eux, à perdre le contact avec le réel, donc avec la littérature, que leurs lecteurs commencent à discerner mieux qu’eux et là ça devient gênant».

21) 3871162733.jpgJean-Philippe Domecq dans la Zone.





Pour reprendre une belle image de Jean-Marie Domenach, nous approchons du moment où la critique se constituera à son tour en industrie autonome, installant ses derricks à proximité des gisements littéraires, mais force est de constater que ceux-ci sont tout bonnement taris. Que dis-je, ce moment s’est déjà produit, puisque des dizaines de journalistes ou même d’échotiers, et je ne parle pas de tous les animalcules qui pullulent sur Internet, non seulement bavardent et ne cessent de bavarder, mais, pour certains, vivent de ce bavardage ! Ce bavardage n’a plus rien à voir avec ce que Thibaudet appelait la «critique spontanée» ou parlée, celle qui est faite par le public, car ce bavardage est en fait devenu une fausse parole selon le titre d’un ouvrage remarquable d’Armand Robin (21) que je vous invite à lire de toute urgence, et les choses n’ont fait qu’empirer, grâce ou à cause d’Internet, depuis l’époque où Sainte-Beuve pouvait affirmer que : «La vraie critique à Paris se fait en causant : c’est en allant au scrutin de toutes les opinions que le critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste». Bien plus tard, c’est Julien Gracq qui, dans sa Littérature à l’estomac, évoquera le fait que «la littérature en France s’écrit et se critique sur un fond sonore qui n’est qu’à elle, et qui n’en est sans doute pas entièrement séparable : une rumeur de foule survoltée et instable, quelque chose comme le murmure enfiévré d’une perpétuelle Bourse aux valeurs.» Je cite la suite de ce texte magistral : «l’écrivain français se donne à lui-même l’impression d’exister bien moins dans la mesure où on le lit que dans la mesure où « on en parle ». Il lui faut sans cesse relancer la presse prompte à s’endormir (et moins la critique encore que les échos, qui sont la récompense suprême), il faut tenir les langues en haleine», puisque les journalistes et les échotiers «parlent, parlent intarissablement de choses qu’ils ne perçoivent, à la lettre, même pas, qu’ils ne percevront jamais; ils s’en font pourtant une espèce de représentation immunisante, avec ce flair particulier aux aveugles : ils peuvent tourner autour, et la conversation chemine, aisée entre les précipices, comme le somnambule sur sa gouttière» (l’auteur souligne).

22) 257797593.jpgSur La fausse parole d'Armand Robin.





J’appelle, moi, à la renaissance d’une critique métaphysique qui seule a le droit d'être passionnée, politique au sens noble du terme, bref : baudelairienne, critique métaphysique qui seule aussi a le droit de pouvoir être véritablement partiale, puisque sa partialité même apparaît comme constitutive de l'Être. J’essaie, comme je le puis mais en tout cas avec une opiniâtreté de forcené ou de bagnard, d’illustrer par l’exemple, le seul qui compte, cette volonté de renaissance d’une véritable critique, depuis quelques années déjà : mars 2004 plus précisément où, dans une salle des marchés et alors que Maurice G. Dantec était traîné dans la boue par des connards, lors de l’affaire dites des Identitaires dont certains d’entre vous se souviennent peut-être, j’eus l’idée d’appeler mon blog Stalker.
La référence évidente au génial Tarkovski (22) n’était pas simplement un clin d’œil d’esthète, mais une véritable volonté de créer une espèce de zone virtuelle, avec, en son centre mystérieux, une Chambre des désirs. En somme, comme dans le film du Russe, le stalker est celui qui connaît tous les pièges et détours de la Zone, mais qui ne peut rentrer dans la Chambre des désirs à la place de ceux qu’il accompagne. Je puis ainsi vous amener jusqu’au château de Néréis où se tapit Monsieur Ouine, mais ne puis y pénétrer à votre place, vous, lecteurs ! Je puis vous conduire jusqu’auprès de Lord Jim ou de Nostromo, mais je ne puis les saluer à votre place. Je peux vous montrer la beauté hermétique de l’Ontologie du secret de Pierre Boutang, notre maître à tous, mais ne puis le lire à votre place.
Vous constatez que ma démarche n’est pas seulement esthétique, car nous en avons soupé, de cet esthétisme qui hérissait déjà les poils de Julien Benda lorsqu’il moquait ce dernier dans sa Littérature byzantine.
Ma démarche, qui n’est pas esthétique, ou en tout cas pas seulement esthétique, est une entreprise existentielle : je puis vous montrer du doigt la beauté, je ne puis, à votre place, la saluer. De sorte que mon travail critique, entièrement libre de tout compromis et surtout de tout renvoi d’ascenseur, à droite comme à gauche, peut tout entier se placer sous la lumière de la définition que le grand critique Charles du Bos, aujourd’hui bien oublié, donna de la littérature : «Et ici, nous arrivons à notre seconde définition de la littérature, une définition qui va plus loin que la première parce que cette fois-ci, le lecteur et l'écrivain y sont également impliqués : la littérature est le lieu de rencontre de deux âmes» (l’auteur souligne). La première définition était au moins tout aussi belle, que je cite : «La littérature est avant tout, quoi qu'elle puisse devenir par ailleurs, la vie prenant conscience d'elle-même lorsque dans l'âme d'un homme de génie elle rejoint sa plénitude d'expression.» Charles du Bos, encore lui, si subtil lecteur, pouvait dire que : «Connaître une œuvre littéraire, c'est connaître l'âme qui la créa, et qui la créa afin de faire connaître son âme. Toute connaissance d'une œuvre littéraire qui s'arrête en deçà peut être une connaissance profonde, persuasive, et même inspiratrice, mais elle n'est pas la vraie connaissance. L'âme de l'écrivain est ce qui touche nos âmes».

23) 1014137431.jpgAndreï Tarkovski dans la Zone.





Si un livre, comme le disait le vieux père Hugo, est quelqu’un, il ne faut jamais avoir peur, en tapant sur un mauvais livre, d’étriller son mauvais auteur, car enfin, tout est lié, et c’est Léon Bloy qui à juste titre affirmait que les coups de trique pleuvant sur un livre qui les méritait ne devaient pas épargner celui qui l’avait écrit. Il ne faut donc pas craindre d’utiliser une critique non seulement au scalpel, s’il s’agit de pratiquer une dissection du cadavre de la littérature, mais une critique aussi au cran d’arrêt, selon l’expression de Julien Gracq.
Regardez donc de quelle ignoble manière les prétendus chefs-d’œuvre de la rentrée dite littéraire sont d’ores et déjà salués par une presse aussi paresseuse que consanguine. Écoutez, dégoûtés, cet universel murmure de contentement, devant la beauté des titres qui sont d’ores et déjà annoncés, qui comme des révélations, qui comme des confirmations d’un talent éprouvé, qui encore comme des évidences explosant dans le ciel littéraire où explosent, à les en croire, une dizaine de bombes par rentrée. Mensonges, mensonges, copinage, copinage, consanguinité éhontée, décomplexée, à droite comme à gauche je le répète. Les Inrockuptibles salueront tel ou tel livre non pas pour sa qualité intrinsèque c’est-à-dire littéraire, mais parce qu’il nous brosse un tableau plein d’humanité du migrant ou du jeune beur émérite qui a utilisé l’ascenseur social, pour employer les termes utilisés par les pignoufs, tandis que Valeurs actuelles, qui ne vaut plus un pet réactionnaire depuis que l’excellent Bruno de Cessole (23) n’y officie plus, saluera tel navet prétentieux du pédophile Gabriel Matzneff, tel gémissement se prolongeant sur 400 pages de la vieille chouette apeurée Renaud Camus, maître tremblant et guerrier de guimauve dans son château du Gers !

24) 36723845276_dd389503b1_o.jpgSur L'heure de la fermeture dans les jardins d'Occident de Bruno de Cessole.




Si la littérature française, je le répète, et à de rarissimes exceptions près que je salue systématiquement sur mon blog, ne vaut aujourd’hui plus rien, c’est, d’abord, je me répète aussi, parce qu’il n’y a plus de critique littéraire digne de ce nom en France, qui appelle un chat un chat, un imposteur un imposteur, un navet un navet.
Les raisons plus profondes, massives, de cette déréliction, j’en ai évoqué quelques-unes, mais en aucun cas leur existence destructrice ne peut nous faire oublier que nous avons besoin, en matière de culture, de littérature comme de la critique chargée de les juger, d’hommes libres.
Où sont les hommes libres, dans la France actuelle, dans la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron ? Autant vous le dire tout de suite, je suis particulièrement pessimiste sur les chances réelles, pour la culture française, et, spécifiquement, pour la littérature française, de rayonner au-delà de Saint-Germain-des-Prés. Une grande littérature suppose, avant tout, une épopée nationale, non point seulement une geste guerrière, mais un horizon symbolique, destinal, commun. Une grande littérature suppose en fait, plus qu’une communauté d’intérêts plus ou moins avouables, une communauté métaphysique, politique avec un P majuscule au sens que Péguy donnait à ce terme. Il n’y a pas de littérature sans dépassement des petites individualités au sein d’un corps transcendant, ou alors il n’y a que la littérature d’Amélie Nothomb, de Fred Vargas, de Yann Moix et de Pierre Assouline. Il n’y a pas de littérature sans élan transcendant, sans culte d’un plus grand que soi.
Nous en sommes exactement là où Renan, après la défaite de 1870, en était lorsqu’il écrivit La Réforme intellectuelle et morale de la France, qui comme vous le savez, fut le livre de chevet du général de Gaulle mais, voilà qui vous intéressera davantage, fut aussi une des sources intellectuelles de Charles Maurras. J’y lis ces phrases qui n’ont pas pris une ride : «L’édifice de nos chimères s’est effondré comme les châteaux féeriques qu’on bâtit en rêve» mais aussi : «Cette armée, si fière et si prétentieuse, n’a pas rencontré une seule bonne chance. Ces hommes d’État, si sûrs de leur fait, se sont trouvé des enfants. Cette administration infatuée a été convaincue d’incapacité. Cette instruction publique, fermée à tout progrès, est convaincue d’avoir laissé l’esprit de la France s’abîmer dans la nullité. Ce clergé catholique, qui prêchait hautement l’infériorité des nations protestantes, est reste spectateur atterré d’une ruine qu’il avait en partie faite […]; cette opposition, qui prétendait avoir dans ses recettes révolutionnaires des remèdes à tous les maux, s’est trouvée au bout de quelques jours aussi impopulaire que la dynastie déchue. Ce parti républicain, […] s’est trouvé n’être qu’un halluciné, prenant ses rêves pour des réalités. Tout a croulé comme une vision d’Apocalypse». Vous pouvez assez aisément constater que nous vivons dans la situation qu’Ernest Renan a décrite, tout comme nous vivons dans la situation même que Dandieu et Aron, le vrai Aron bien sûr, Robert, ont évoquée dans Décadence de la nation française où ils écrivent : «Il nous apparaît qu’en tant que nation, la France est en décadence et peut-être bientôt en agonie.» Je vous laisse lire cet ouvrage pour connaître quelles solutions ces deux auteurs ont tenté d’apporter en 1931 à ce constat de décadence.
Devant l’ampleur de la tâche, face à la nullité du personnel politique et intellectuel français, à de rares exceptions près, devant l’érosion du niveau moyen de culture générale des élèves et étudiants, devant la trouille généralisée et le triomphe des petits corporatismes, je crains qu’il n’y ait que peu de raisons d’espérer une telle refondation qui est d’abord politique. Je ne suis de toute façon pas un théoricien politique mais une espèce de franc-tireur solitaire, franchement désabusé, qui cultive quelques amitiés et, surtout, salue celles et ceux que je considère comme étant libres.
J’aimerais conclure mon propos par l’évocation de quelques voix donc, libres tout de même, et vivantes, qui me semblent tenter de hisser et hausser leur écriture à un niveau qui aura été celui d’un Barbey, d’un Bloy, d’un Bernanos, d’un Hello, d’un Péguy, de quelques autres encore comme Paul Gadenne, le remarquable romancier de La plage de Scheveningen évoquant la destinée de Brasillach (24). Je songe ainsi à Pierre Mari qui vient de publier un subtil roman sur les événements de la Guerre d’Algérie (25), dans l’indifférence totale et alors même que notre VRP national, Emmanuel Macron bien sûr, a affirmé quelques bêtises sur cet événement encore si douloureux dans nombre de consciences françaises, Pierre Mari ignoré puisqu’il ne dispose d’aucun relais dans ce que Karl Kraus appelait le goitre du monde, la Presse bien sûr. Je songe encore à l’étonnant Marien Defalvard, salué voici deux ou trois années comme le nouveau Raymond Radiguet pour son roman proustien, Du temps qu’on existait (26) qu’il avait terminé d’écrire à 17 ans je crois. Marien est devenu un ami et c’est peut-être le seul qui m’a jamais donné la sensation physique de me trouver face à une personne tout entière intelligence. Même George Steiner (27) ne m’a pas provoqué cette sensation et, comme je n’ai jamais rencontré Pierre Boutang, je ne saurais dire si ce géant de la pensée française l’eût à son tour fait naître. Puisque nous parlons de Proust, je ne dois pas oublier un homme, désormais âgé, Christian Guillet, qui aura passé de nombreuses années, sans la moindre fortune publicitaire ou journalistique, à évoquer sa vie dans des volumes remarquablement écrits, tous publiés par L’Âge d’homme. Dépêchez-vous d’acheter les livres de Christian Guillet (28) avant que cet éditeur, naguère grand, ne ferme définitivement boutique (ce qu’il a d’ores et déjà fait en vendant à un glacier la librairie de la rue Férou, pour celles et ceux qui ont pu la visiter, à Paris) et ne réussisse sa conversion pleine et heureuse dans le délire hystérique végan (29) ! Enfin, il me faut mentionner l’un des meilleurs connaisseurs de Barrès, Guy Dupré, lui aussi un vieil homme qui, si nous n’y prenons garde, va disparaître dans l’indifférence générale.
L’indifférence générale, voilà je crois le trou noir où risquent de tomber, si nous n’y prenons garde, les dernières voix libres de la littérature française, ou de ce qu’il en reste.

Je vous remercie.

25) 3108725660.jpgSur La plage de Scheveningen de Paul Gadenne.





26) 1948190966.jpgSur Les sommets du monde de Pierre Mari.





27) 3509668763.jpgSur Du temps qu'on existait de Marien Defalvard.





28) 1263230664.jpgGeorge Steiner dans la Zone.





29) 1319768156.jpgSur Au nom du père de Christian Guillet.





30) 3933241414.jpgL'hystérie végane aura eu le dessus sur l'intelligence éditoriale.