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10/09/2012

Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik de Richard Millet

Biel Alino (AFP/GettyImages).

Richard Millet dans la Zone
Amel Emric:Associated Press.jpgHarcèlement littéraire de Richard Millet ou le manquement aux lettres.




767177541.jpgRichard Millet le dernier homme : sur Désenchantement de la littérature.




588680845.jpgL'Opprobre de Richard Millet.





2807358905.jpgLa confession négative de Richard Millet : la guerre comme exercice d’écriture, par Jean-Baptiste Fichet.




2591381692.jpgCommunauté de destin. Lettre ouverte à Richard Millet, par Pierre Mari.




447491012.jpgIl ne faut pas lire Richard Millet. À propos de L'Enfer du roman.





131_200_48.jpgÀ propos de Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
LRSP (livre reçu en service de presse).

«Les textes élaborés comme il convient sont comme des toiles d’araignées: denses, concentriques, transparents, bien structurés et solides.»
T. W. Adorno, Minima Moralia [1951] (Petite Bibliothèque Payot, 2003), pp. 117-8.


Qu'est-ce que Richard Millet, dont les plus fins lecteurs louent les vertus romanesques tout en prenant grandement soin de les séparer, fort pudiquement, de ses essais, censés incarner tout ce que la bien-pensance parisienne, peinturlurée en élite ?
Richard Millet est un cacographe et un imposteur et, comme tels, il ne peut faire beaucoup de mal aux docteurs en pureté qui, identiquement, tout comme lui mais de l'autre côté d'une barrière qu'un chaton pourrait escalader, sont des cacographes et des imposteurs.
Cacographe, Richard Millet l'est parce que ses essais sont mal écrits, ce qui n'est après tout guère étonnant si l'on comprend qu'ils sont, d'abord, mal pensés.
Imposteur, Richard Millet l'est parce qu'il suffit de jeter un œil à la liste de ses publications pour s'aviser qu'il n'est, n'a jamais été et ne peut être en aucun cas un auteur maudit ayant fait «vœu de pauvreté» et qui se maintiendrait «à l'écart, dans ce singulier silence par quoi la langue advient à la littérature» (p. 25) ou bien, il nous le répète suffisamment pour que nous ayons fait mine de le comprendre, le dernier écrivain de France, étant donné que sa place, de choix tout de même, dans la prestigieuse et puissante maison Gallimard, lui permet d'inonder ladite maison de ses livres, bons et mauvais, plus souvent mauvais que bons.
Sauf erreur de ma part, en considérant les rééditions dans la collection de poche Folio, je compte une trentaine d'ouvrages publiés chez Gallimard, et, de préférence, dans chacune de ses collections. Il a fort belle allure, notre maudit des lettres françaises ! La discrétion louable de Richard Millet, toujours désireux de «rompre tout lien mondain [et] refuser l'échange» (p. 50), a de ses coquetteries qui finalement la différencient peu d'une très évidente et banale prétention, et d'une prétention agrandie si je puis dire par un mensonge qui en étend l'empan : Richard Millet ne vit pas sous un pont, à l'ombre puante duquel il fulminerait ses textes lus seulement par les rats et ses compagnons d'infortune. Seule, d'ailleurs, la collection de La Bibliothèque de la Pléiade semble résister pour l'heure aux assauts opiniâtres de Richard Millet le taiseux qui parle et parle et parle tant, écrit et écrit et écrit encore plus qu'il ne parle, même si ses textes ne sont que du bavardage, mais ne désespérons pas et rêvons, enthousiastes et à peine surpris, à la prochaine parution d'un beau volume des principaux romans de l'auteur dans la collection Quarto, que nos critiques prendront le soin de louer tout en reconnaissant que l'auteur s'est bêtement égaré dans ses essais. Affaire entendue et, si un nouvel ouragan pouvait nous faire le plaisir de se déchaîner dans une belle coupe à cocktail du Flore, belles ventes assurées à la clé.
Cacographe et imposteur, Richard Millet est aussi un menteur surpris en flagrant délit de mensonge lorsqu'il affirme qu'il n'échange pas et ne communique pas (les italiques sont de l'auteur), «comme on le dit, aujourd'hui, intransitivement, dans le langage courant – celui, défiguré, mensonger, falsificateur, du journalisme» (p. 51), lui qui, bien au contraire, ne fait que cela en écrivant mal, informer, communiquer, échanger, comme une simple recherche sur Google recensant ses passages sur des plateaux de télévision le prouve assez.
Cacographe, imposteur et menteur, notre auteur ne peut qu'écrire des essais bancals, mal écrits, mensongers et elliptiques, mais dont l'ellipse (nommons-la, cette ellipse fondamentale, œil de notre cyclone de salle de bain : la France et même l'Europe ne sont plus chrétiennes, et ne demeurent donc plus, en lieu et place de Dieu et de l'Église, que des simulacres laïcisés de la religion, cf. pp. 33, 70, 71, 73, etc.) tient davantage de l'inculture journalistique que de la pensée foudroyante, se donnant par images ou métaphores, de l'écrivain de race, cet être aboli que Millet prétend, contre le monde entier et sa sous culture Eco-logique (voir, pour apprécier ce jeu de mots, les toutes premières pages de Langue fantôme), incarner dans une geste ultime d'héroïque résistance.
Quelles sont les armes de Richard Millet, dont «frapper juste reste la seule loi (p. 8, l'auteur souligne) ? L'approximation bluffante : «Sebald, le seul écrivain à avoir perpétué la littérature sans recourir au roman et dans un style d'emblée reconnaissable» (p. 75), Sebald que nous apprécions mais qui ne saurait nous faire oublier Calasso, Magris ou même Praz. Naguère, ce même Richard Millet, qui n'a probablement pas lu une ligne de Cormac McCarthy, affirmait que ce dernier n'était qu'un sous-Faulkner.
Deuxième arme, paraît-il de précision, qu'aime utiliser notre rétiaire : le slogan journalistique : «l'idéologie du métissage global» (p. 52), la «globalisation comme effondrement de la réciprocité au sein d'un fantasme d'inclusivité absolue» (p. 53), «un mimétisme devenu le régime général de l'identité» (p. 55), «l'antiracisme devenu appareil idéologique d'État» (p. 56), la liste de ces fadaises sentencieuses n'étant absolument pas exhaustive, puisqu'elles composent, à vrai dire, l'ensemble de nos deux textes.
Autres armes, le cliché grandiloquent : «Le délitement de l'impensable en image et en scénario, voilà qui est en effet de l'ordure mais qui doit être pensé sans relâche» (p. 32) ou encore l'usage éhonté de la position victimaire (je donne la suite directe de la précédente citation), «l'impensable étant pour nous, écrivains véritables, la mort de la langue, en France et dans le monde», ou encore l'abus, jusqu'à l'écœurement, de la posture du dernier écrivain, «laquelle fait de l'écrivain un homme qui chante dans les ténèbres de l'ordure» (ibid.) ou bien enfin, nadir de byzantinisme ridicule lorgnant vers un Nerval affligé de diarrhée verbale : «dans la clôture de mon autisme où se réduit le monde par la vertu de l'échange solipsiste, je suis le revenant, le ténébreux, le spectre, celui qui revient hanter et pour lequel il n'y a pas d'exorcisme» (p. 60).
Quoi qu'il en soit, Richard Millet, rétiaire, cacographe, imposteur et menteur, que je suis déjà à la trace (à vrai dire, notre licorne fait absolument tout ce qu'elle peut pour les rendre visibles...) depuis un certain nombre d'années et de livres, me semble être l'idiot utile, moins des chantres de l'antiracisme et du métissage indifférencié comme ridicule religion d'État que d'une littérature à prétentions métaphysiques destinée au seul usage d'une poignée de journalistes blanchotiens (qu'ils attaquent Richard Millet ou le défendent, comme dans tel numéro récent de Valeurs actuelles, est à nos yeux une seule et même chose : du bavardage flottant au-dessus ou au-dessous d'un texte jamais cité) : «Tout ce qui est extérieur à la littérature, faut-il le rappeler, est pris dans ce processus d'insignifiance dont le fait littéraire n'est plus que simulacre, condamnant les vrais écrivains (qu'on me pardonne ce pléonasme) à cette condition de soldats perdus d'une guerre sans nom» (p. 96).
Idiot utile, Richard Millet trompe et déçoit les thuriféraires des deux camps, caricaturons à dessein le théâtre des opérations : d'un côté les apôtres de l'indifférenciation abrasive, de la destruction de toute trace de verticalité; de l'autre, les bravaches et les fanfarons, agrippés plus sûrement à la certitude d'une fin de l'Occident (à cause des panneaux qui défigurent les campagnes gersoises, des baladeurs, de l'immigration nord-africaine incontrôlée, du triomphe de l'Argent, de la reptation tranquille et rhizomateuse de l'Islam, etc.) qu'à leur petit cheval blanc de manège.
Il les trompe parce qu'il n'est qu'un essayiste, et un très mauvais essayiste, à prétentions littéraires, tout de même incapable de donner à ses lecteurs un roman tel que Le Camp des Saints de Jean Raspail.
Il les trompe (du moins ses lecteurs partisans) parce que n'importe quelle courge ayant poussé dans la serre des Inrockuptibles ou de Libération aura vite fait, pourvu qu'elle sache lire (les courges transgéniques sont paraît-il capables d'un tel exploit) de ridiculiser le texte de Millet, non pas en le démontant, ce qui constituerait un assez bel exercice de lecture mais en le commentant, et en le commentant au moyen des mêmes images grotesques, des mêmes clichés ridicules, des mêmes phrases vides que Richard Millet a utilisés.
Richard Millet n'est pas bien plus que cela : un prestidigitateur de la polémique, un faux-nez d'une pensée réellement réactionnaire, aussi critiquable qu'on le souhaitera mais du moins cohérente et n'avançant point masquée.
Venons-en, tout de suite, à l'essai qui a remué les tripes des imbéciles et a même provoqué d'importants embouteillages, m'a-t-on dit, devant les toilettes de la Maison de la Radio : Éloge littéraire d'Anders Breivik.
Un titre devrait suffire à notre plaisir si nous étions, comme Descartes, capables, avec ce seul élément, de recomposer à notre guise l'ouvrage qui n'est pas le nôtre et que nous n'avons donc plus besoin de lire, puisque nous l'avons réinventé, et sans doute mieux pensé et écrit que l'auteur lui-même ! Double mensonge, dès le titre de ce texte de quelques pages mal ficelées, aussi peu jointes qu'une coque de péniche sri-lankaise ou, si l'on veut à tout prix filer la métaphore littéraire, qu'un radeau d'infortune où les jumeaux Meyronnis et Haenel se sont proposé d'embarquer l'Occident nihiliste tout entier : d'abord, il ne s'agit point d'un éloge (voyons la façon dont Millet condamne d'emblée les actes de son anti-héros) et ce texte n'est pas davantage littéraire qu'un livre de Christine Angot. Peut-être même l'est-il beaucoup moins car la pauvre Christine, se sachant si peu douée que son hystérie en devient touchante, ne déploie pas la pompe apocalyptique dont notre prolifique dernier écrivain entoure la moindre de ses virgules post-historiques.
Comment pourrions-nous définir la qualité, éminemment subtile, qui fait d'un texte un morceau de littérature ? Je propose de parler, à son intention, de faculté de déroulement : un beau texte, comme une belle pensée, se déroule, comme se déroule Absalon, Absalon ! par exemple, la logique de l'écrivain, ses brusques embardées et ses ellipses foudroyantes valant bien, après tout, la patiente germination, le lent emboîtement démonstratifs du penseur.
Richard Millet ne déroule rien si ce n'est sa haine et sa crasse ignorance de ce dont il parle à grands mots vides, l'une et l'autre allant de pair, le fat ridicule qu'est Renaud Camus semblant, en comparaison de l'inculte Richard Millet, un érudit ayant ingurgité mille études solides, à l'exemple de celles, pour le sujet qui empêche Millet de dormir et même de prendre des transports en commun aux populations versicolores et bigarrées, d'un Christopher Caldwell, intitulée Une Révolution sous nos yeux.
Voyons ce passage, qui condense le savoir-faire approximatif de Millet et a donc valeur d'exemple d'une cacographie en action, qui déploie sa petite mécanique sous nos yeux plissés : «On peut donc dire que Breivik est un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l'immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d'années, et dont l'avènement avait été préparé de longue date par la sous-culture de masse américaine, conséquence ultime du plan Marshall : du plan Marshall à la toute-puissance d'un Marché mondialisé, on peut suivre le mouvement par lequel l'Europe s'est déhistoricisée sur le plan économique, culturel et sans doute ethnique. Je ne cherche pas à faire de la socio-psychologie politique; je ne suis pas un «expert», et nullement proche de Breivik dont, je le répète, je condamne les actes; je constate que la dérive de Breivik s'inscrit dans la grande perte d'innocence et d'espoir caractérisant l'Occident, et qui sont les autres noms de la ruine de la valeur et du sens» (pp. 108-9).
Ce passage est remarquable, qui nous montre de quelle façon l'écriture de Richard Millet fonctionne, par de fausses ellipses et des fulgurances à vide, par des trous de pensée que nul boyau ne relie les uns aux autres, de sorte que nous n'avons sous les yeux qu'une multitude de béances que l'auteur est bien incapable non seulement de remplir, mais de relier entre elles, afin, à tout le moins, de nous donner l'impression d'une plénitude conceptuelle, je le disais, d'un déroulement de sa pensée, fût-elle éminemment pauvre. Il y a un vide positif, celui dans lequel tombent beaucoup d'auteurs qui, à tout le moins, brodent joliment de sympathiques napperons autour du gouffre où ils font bien attention de ne pas tomber : Renaud Camus, Gabriel Matzneff, Philippe Sollers et même, sous-ombre dolente de ce dernier, Michel Crépu. Il y a un vide négatif, impossible à faire mentir ou à habiller des atours du plein, impossible, même, pour ces nullités de l'écriture, à narguer, où tombent en faisant de grands gestes les Meyronnis, Haenel, Guillebon et autres sous-pigistes vaniteux tels que Richard Millet.
Dans les détails, observons que le «donc» de la première phrase est fallacieux, puisque rien n'a été prouvé au-dessus du passage cité, et certainement pas le fait que Breivik peut être considéré comme le symbole d'un Occident qui se perdrait par une étrange volonté auto-annihilatrice d'expiation. Contrairement à ses dires, Richard Millet procède effectivement à de la «socio-psychologie politique» et absolument pas à une analyse sociologique ou historique qui prouverait ses grandes affirmations, non seulement creuses mais ridicules, toute dérive meurtrière, le plus petit fait divers pouvant après tout s'inscrire dans la chute économique, politique, morale et spirituelle de l'Occident.
D'ailleurs, pourquoi Mohamed Merah n'a-t-il pas eu droit lui aussi, lui plus qu'un autre, lui plus qu'Anders Breivik, à un éloge littéraire de la part de Richard Millet ? Voilà bien un sujet qui eût flanqué une décomposition généralisée à nos intellectuels à petit braquet cérébral ! Après tout, Mohamed Merah est bien français, ce qui devrait plaire à Richard Millet, et il incarne en outre la perfection d'une plongée dans la folie meurtrière d'un homme qui, objectivement, non seulement hait la France et tout ce qu'elle représente, mais décide de passer à l'action pour débarrasser l'Islam de ce qu'il croit être ses ennemis : le soldat français qui revient de sa guerre d'Afghanistan, le Juif comme incarnation du dévorateur absolu des peuples arabes, en fin de compte n'importe quel pauvre type qui aura le malheur de le regarder de travers.
Richard Millet, qui s'avoue dans son dernier livre lassé (d'une lassitude toute littéraire, attention, puisque ses écrits visent juste, eux, et qu'il aime visiblement manier les armes), ne tenait-il pas, avec Mohamed Merah, son scandale germanopratin assuré et, partant, ses ventes en librairie assurées ? Il est vrai que, s'il avait écrit un Éloge littéraire de Mohamed Merah, Richard Millet serait allé, sans doute, au devant de difficultés d'un tout autre ordre que strictement journalistiques et je crains que l'homme, paraît-il combattant dans les phalanges chrétiennes à l'époque de la guerre du Liban, ne soit pas véritablement courageux, de ce courage strictement physique qui ne peut se feindre et qui vous fait aller, lorsqu'il le faut, au devant des coups, donnés ou reçus d'ailleurs.
Revenons à notre extrait, qui juxtapose de grandes banalités, quitte à ce qu'elles soient, à la mode de Dantec, majusculées afin de frapper les imbéciles : «On peut donc dire que Breivik est un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l'immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d'années, et dont l'avènement avait été préparé de longue date par la sous-culture de masse américaine» : pourquoi Breivik serait-il donc «un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l'immigration extra-européenne a introduite en Europe» ? Richard Millet ne nous le dit pas. Pourquoi «l'avènement» de cette «ruine» aurait-il été «préparé de longue date par la sous-culture américaine» ? Richard Millet ne nous le dit pas non plus, hormis à considérer comme valable son explication conspirationniste, à savoir, comme «conséquence ultime du plan Marshall», ce beau nom magique, qu'il faut tout de suite répéter, nous livrant la clé du secret ténébreux que seul Richard Millet a découvert : «du plan Marshall à la toute-puissance d'un Marché mondialisé, on peut suivre le mouvement par lequel l'Europe s'est déhistoricisée sur le plan économique, culturel et sans doute ethnique». Richard Millet a-t-il suivi ce mouvement et, l'ayant suivi, nous l'a-t-il exposé ? Pas un instant. Il est vrai qu'un tel travail aurait nécessité des compétences qui manquent si visiblement à l'auteur : patience herméneutique, rigueur conceptuelle, intégrité intellectuelle, alors que nous n'avons dans son texte que tirades trémolesques et approximations journalistiques qui, dans le meilleur des cas, peuvent être dites frappantes.
«[J]e constate que la dérive de Breivik s'inscrit dans la grande perte d'innocence et d'espoir caractérisant l'Occident, et qui sont les autres noms de la ruine de la valeur et du sens» : le constat de Richard Millet est de fait peut-être juste, mais il ne nous a pas exposé sa vision et nous ne savons à peu près rien des conditions (hormis à croire que les explications avancées par l'auteur sont sérieuses et non point farfelues) qui l'ont mené à penser non seulement juste mais évident ce constat, «la grande perte d'innocence et d'espoir» étant ipso facto assimilée à «la ruine de la valeur et du sens», ce qui laisserait supposer que les nations jeunes, innocentes, seraient les seules capables d'imposer aux autres, comme à corps défendant (et sans doute par des procédés fort virils) leur conception de la valeur et du sens, ce qui laisserait surtout supposer qu'aux yeux de Richard Millet, l'action de Breivik est une façon expéditive mais pas moins réelle de reconquérir, fût-ce fallacieusement, ce sens, cette valeur, bref, cet honneur perdus.
Dans le monde spectral que décrit Richard Millet, comme dans celui dans lequel se débattent les personnages de Léon Bloy et de Georges Bernanos, tout signe manifeste possède un sens non obvie qu'il s'agit de déchiffrer mais, alors que Bloy et Bernanos possédaient le génie de l'écrivain (et quelques solides lectures) pour seul guide herméneutique, Richard Millet nous expose une pensée buvard, qui récupère pour les amalgamer et surtout tenter de les ridiculiser les grandes tirades auto-persuasives de la presse de gauche (pléonasme, je suppose, aux yeux de l'auteur).
Poursuivons notre lecture, afin de nous concentrer, cette fois-ci, sur le caractère paraît-il littéraire de l'acte d'Anders Breivik.
À vrai dire, Richard Millet, pas plus qu'il ne nous a démontré le fait que le tueur d'Oslo est le surgeon logique de la dérive occidentale dans la corruption matérielle, morale et spirituelle de pays chrétiens envahis par l'Argent et les Arabes (car il s'agit bien de cela, aux yeux de Millet), n'est parvenu à nous faire croire qu'il y a quoi que ce soit de littéraire dans le cas de Breivik.
Double échec d'ailleurs, d'abord parce que Richard Millet est incapable de rattacher les actes fous du tueur à une volonté ou une posture littéraires (1), lui qui se contente, ex abrupto, de déclarer qu'il est «un écrivain par défaut» (p. 115), ensuite parce que le texte lui-même de Richard Millet est tout ce que l'on voudra, y compris un pensum poussif et ridicule, sauf un texte littéraire.
Voyons par quel autre biais Richard Millet essaie de nous faire croire que le comportement du meurtrier serait un témoignage, fût-il inversé, de la littérature : «L'extermination comme motif littéraire : voilà l’injustifiable, et dont la question, posée indirectement (et sans doute involontairement) par Breivik à la surpopulation mondiale et au désastre écologique, redouble celle de la dénatalité européenne et de la rupture d'homogénéité de sociétés comme la norvégienne, la finlandaise, la suédoise, la danoise, la néerlandaise, tous pays où ceux qu'on appelle pudiquement les populistes sont entrés dans les gouvernements» (pp. 116-7).
L'extermination ne peut renvoyer qu'à une seule réalité, je le suppose (et d'ailleurs, Millet nous le laisse penser, qui cite, comme n'importe quel journaliste, Adorno), qui est celle de l'extermination des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, et Richard Millet, grand lecteur devant l'Éternel, ne peut ignorer cela, il existe justement une littérature dite de l'extermination (il faudrait, peut-être, à ce mot, mettre une majuscule) qui a fleuri si je puis dire sur l'interdiction journalistique fulminée par Adorno. En d'autres mots : la littérature, mais pas les textes de Richard Millet, ont pénétré depuis quelques lustres dans l'anus mundi de la plus effarante bestialité et, révélons ce grand secret à Millet, ne s'en est pas le moins du monde trouvée à devoir se justifier.
Le plus comique, mais d'une drôlerie involontaire, est que la pensée de Richard Millet, sans doute intuitivement consciente d'aborder un sujet qui ne peut tout de même se réduire à quelques slogans, recule immédiatement et, fidèle à son habitude, mélange, embobine, fait découler le blanc du noir et le noir du blanc, enchaîne ce qui n'a aucun lien, à savoir la «surpopulation mondiale», le «désastre écologique», la «dénatalité européenne» et la «rupture d'homogénéité» avec, si j'ai bien compris, l'injustifiable que constituerait l'extermination comme «motif littéraire», ce que Richard Millet nomme plus loin «la perfection de l'écriture au fusil d'assaut» conduisant, on se demande pour quelle drôle de raison, la littérature «au-delà du justifiable», laquelle, nouvelle acrobatie dialectique, pourrait toutefois être «une des définitions, restreintes, de la littérature, en même temps que la négation de celle-ci» (p. 117) ! Diable, je me demande si Richard Millet a conscience, en se vidant d'un tel galimatias, d'être plus proche de la non-pensée absolue et du style inexistant d'un François Meyronnis, lui aussi obsédé par la destruction et étant prêt à toutes les contorsions pour plier la réalité à ses dires farfelus, que de la beauté et de l'intelligence implacables d'un des textes les plus connus de Thomas De Quincey, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts.
C'est le vide conceptuel qui irrigue le texte de Richard Millet, alors que celui de Thomas De Quincey, pour les références les plus évidentes seulement, se nourrit de la Poétique d'Aristote, qui définit une catharsis fondée sur la piété et la crainte, de la Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau que Burke a publiée en 1757, où le philosophe définit le sentiment du sublime comme étant lié à l'effet produit sur la personne par le pouvoir tout en le faisant remonter à l'instinct de préservation face à la douleur et au danger, du Laocoon (1766) de Lessing qui, contre Horace, évoque la relation que les Beaux-Arts et la poésie entretiennent avec la douleur et la violence, enfin de la Critique de la faculté de juger datant de 1790, où Kant démontre la nature contemplative plutôt que morale du plaisir esthétique et suggère que le sublime relève de ce qui fait violence à l'imagination.
Ces références et bien d'autres (par exemple celles sur la littérature de l'Extermination), nul doute que, si Richard Millet les avait possédées, il n'en aurait fait, au mieux, qu'un texte à thèse, alors que l'ouvrage, aussi bref que fulgurant de Thomas De Quincey accède immédiatement, dès ses premières pages subtiles et sidérantes, à la qualité de littérature : «Il est vraiment merveilleux et captivant de suivre les pas successifs du monstre, et d’observer avec quelle certitude absolue les hiéroglyphes silencieux de l’affaire trahissent tout le processus et chacun des mouvements du drame sanglant» (2).
Cette qualité proprement littéraire pourrait tenir, je l'ai dit, dans la particularité d'un déroulement harmonieux, l'écrivain nous conduisant, d'une volonté de fer, avec une science consommée des paradoxes, là où il veut, c'est-à-dire au cœur des ténèbres (3) : «Mais la vérité est que, si répréhensibles qu’ils soient per se, relativement aux autres spécimens de leur genre, aussi bien un voleur qu’un ulcère peuvent avoir d’infinis degrés de mérite. Tous deux sont des imperfections, c’est vrai, mais être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur imperfection devient leur perfection» (p. 31).
Comprend-on suffisamment ce qui distingue le texte de Thomas De Quincey de celui de Richard Millet ? Cette différence est bien évidemment d'ordre littéraire, et cette différence radicale indique assez la nature profondément journalistique, donc parfaitement anodine, de la pensée mais aussi de l'écriture, paraît-il vantée par de piètres lecteurs, de Richard Millet : Thomas De Quincey ne défend aucune thèse mais se laisse lui-même, dirait-on, transporter par sa puissance déductive qui l'enchaîne, tout autant qu'il enchaîne ses lecteurs, à la révélation finale, qui ne peut être, chez ce grand écrivain admiré de Borges, que paradoxale : «Concevoir un meurtre secret perpétré pour une raison privée comme enclos dans une petite parenthèse sur la vaste scène d’un carnage guerrier, cela ressemble au subtil stratagème de Hamlet d’une tragédie à l’intérieur d’une tragédie» (p. 42).
Je viens de citer des lignes qui ne sont pas celles qui concluent l'essai de Thomas De Quincey, mystérieuses, qui ne se referment que pour mieux s'ouvrir sur des ténèbres insoupçonnées (4), lignes que nous aurons beau jeu de mettre en regard des dernières lignes du texte de Richard Millet, aussi peu littéraires, en fin de compte, qu'intéressantes : «On est bien là dans un autre délire, lequel sert néanmoins le Nouvel Ordre mondial : celui qui tend à taxer de fasciste toute interrogation sur la pureté, l'identité, l'origine, et qui, à bout d'arguments, finit par récuser ce que nous sommes : notre culture, par exemple, la Chanson de Roland, bientôt effacée de notre héritage car décrétée politiquement incorrecte et raciste, comme l'Edda des Nordiques, et avec elle ce qui nous permet encore de nommer et que le Nouvel Ordre moral est en train d'éradiquer : la littérature» (p. 120).

Notes
(1) Une nouvelle fois, les fulgurations de pensée de Richard Millet ne sont que les pseudo-déductions d'un cerveau fonctionnant à vide, tout pressé de parvenir à démontrer ce qui, pour lui, est une évidence et qui, à nos yeux, ne constitue qu'un enchaînement calamiteusement flou de syllogismes vides. Ainsi : «Breivik est, certes, le signe désespéré, et désespérant, de la sous-estimation par l'Europe des ravages du multiculturalisme; il signale aussi la défaite du spirituel au profit de l'argent. La crise financière est celle du sens, de la valeur, donc de la littérature. Breivik, d'une façon naïve, loin d'incarner le Mal, s'est fait le truchement sacrificiel du mal qui ronge nos sociétés tombées dans une horizontalité acéphale et trompeuse» (pp. 114-5). Breivik, en fait, est tout ce que Richard Millet veut qu'il soit, y compris un de ses personnages que son manque de talent, ici exposé de si pathétique façon, l'empêche cependant de diriger à sa guise.
(2) Thomas De Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts [1827] suivi de Mémoire supplémentaire [1839] et de Post-Scriptum [1854] (Gallimard, coll. L’Imaginaire, traduction et préface de Pierre Leyris, 2002), p. 122. Dans le corps de notre note, les pages citées entre parenthèses renvoient à cette édition.
(3) Ténèbres d'ailleurs directement évoquées par De Quincey : «Nocturna versate manu, versate diurna»; nocturna surtout. «Feuilletez les modèles nocturnes, les modèles diurnes»; les nocturnes surtout», p. 42. Ce cœur des ténèbres est spécifiquement désigné dans un texte moins connu de l'auteur, bien que tout à fait remarquable, publié en 1823, Sur le heurt à la porte dans Macbeth : «Là, comme je l’ai dit, le reflux du cœur humain et l’entrée en scène de l’esprit infernal devaient être exprimés de façon tangible. Un autre monde a fait irruption ; les meurtriers sont soustraits à l’atmosphère des choses humaines, des intentions humaines, des désirs humains. Ils sont transfigurés : lady Macbeth n’appartient plus à son sexe, elle est «désexuée»; Macbeth a oublié qu’il est né d’une femme; ils sont tous deux conformes à l’idée qu’on se fait des démons; et c’est le monde des démons, en effet, qui nous est soudain révélé. Mais comment faire partager un tel événement, comment le faire toucher du doigt ? Afin qu’un autre monde puisse faire irruption, celui-ci doit disparaître pour un temps. Les meurtriers et le meurtre doivent être mis en quarantaine – coupés par un abîme incommensurable du flot ordinaire des affaires humaines – enfermés à double tour dans quelque profond repaire : il doit être manifeste à nos yeux que le monde de la vie courante est soudain suspendu – mis en sommeil – en transe – précipité dans une épouvantable trêve : il faut que le temps soit annihilé; que soit aboli tout lien avec les choses extérieures ; et tout doit s’abstraire dans une profonde syncope, dans un suspens des passions terrestres. Il s’ensuit que quand l’acte est accompli, quand parfaite l’œuvre de ténèbres, alors le monde de ténèbres se dissipe comme un spectacle de nuages : le heurt à la porte se fait entendre et donne à savoir que débute la réaction : l’humain exerce son reflux sur l’infernal : le pouls de la vie commence à battre encore : et le rétablissement des faits communs au monde dans lequel nous vivons, soudain nous rend sensibles profondément à la terrible parenthèse qui les avait suspendus», Thomas De Quincey, Sur le heurt à la porte dans Macbeth [1823] (traduction et commentaire de Gérard Macé, Gallimard, coll. Le Promeneur, 2009), pp. 25-27.
(4) «Williams, comme je l’ai dit, a péri de sa propre main; et, conformément à la loi en vigueur, il fut enterré au centre d’un quadrivium […] avec un pieu fiché dans le cœur. Et par-dessus lui passe à jamais le tumulte de l’infatigable Londres !», op. cit., p. 177.