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Entretien avec Benoît Hocquet

Crédits photographiques : Dylan Martinez (Reuters).
«Qu’il n’y ait plus en France un seul critique littéraire digne de ce nom, ou ce que les doctes appelaient une instance morale, suffit à montrer que la littérature est à l’agonie. La culture officielle l’a placée dans un coma définitif, un peu comme les régimes totalitaires font durer leurs tyrans avant de les momifier.»
Richard Millet, L'Opprobre. Essai de démonologie (Gallimard, 2008), p. 167.


Benoît Hocquet
Vous êtes ce qu'on peut appeler un écrivain catholique. Comment se définit le rapport entre ces deux qualités, à savoir écrivain et catholique ? Et à partir de là, est-ce que pour vous l'expérience littéraire est suffisante en elle-même ou ne se conçoit-elle nécessairement qu'avec la Foi, dans un rapport religieux ?

Juan Asensio
Un écrivain qui ne serait que cela : un écrivain catholique, serait un bien mauvais écrivain ou bien un écrivain seulement capable de faire frémir les vieilles filles des Procure. Je vous rappelle que ce genre de classification particulièrement sotte faisait éructer de mécontentement d’immenses écrivains tels que Claudel ou Bernanos, catholiques pour le moins intransigeants. Je reprends à mon compte l’idée de Harold Bloom selon laquelle tout écrivain digne de ce nom doit, lorsqu’il décide d’écrire, «ruiner les vérités sacrées», c’est-à-dire, tout en admirant ses prédécesseurs, faire comme si, avant lui, nul n’avait écrit. Si Hermann Broch n’était resté que respectueux de son modèle antique, jamais il n’aurait pu parvenir à achever son somptueux roman intitulé La mort de Virgile.
De la théorie à la pratique : je ne suis pas écrivain mais critique littéraire et essayiste, ne mélangeons pas les genres. Je dis cela non par dédain envers les écrivains ou dépit de n’en être point mais bien au contraire parce que j’éprouve à leur endroit un respect immense. Or, vous avez sans doute remarqué que n’importe qui, aujourd’hui, se prétend le digne héritier de Céline ou de Proust. Je laisse donc l’appellation d’écrivain, aussi sale qu’une putain centenaire qui n’aurait pas pris de douche, à des vieillards libidineux comme Philippe Sollers et à de prétentieuses bonnes femmes telles que Christine Angot que son nouvel éditeur, Le Seuil, sans la moindre honte, a achetée (comme s'il s'agissait d'une marchandise : c'est peut-être bien le cas, le marché est désarmant) pour une somme parfaitement indécente. Nous nous trouvons dans une époque, hélas, où le premier crétin ayant tagué deux rimes plates sur un mur de pissotière est digne de recevoir tous les honneurs. S’il favorise le «lien social», s’il évoque le délicat phrasé de la banlieue, s’il va même jusqu’à choquer le bon père de famille (en lui rappelant par exemple qu’une gamine de douze ans peut être diablement désirable) tout en restant dans les normes (il faut choquer jusqu’à un certain point mais pas au-delà) en prétendant que l'art se doit d'ignorer les tabous, alors dans ce cas, il peut directement prétendre à l’Académie française.

Benoît Hocquet
Vous évoquez en mal Christine Angot ou Philippe Sollers. Cependant, vous avez suivi depuis quelques années maintenant, avec ce qu'on pourrait nommer un grand zèle critique, l'œuvre de Maurice G. Dantec, dont vous ne lirez pas, comme vous l'annonciez dans une de vos notes, le dernier roman Artefact, paru cette rentrée. Maintenant, il semble que vous n'ayez plus rien à dire sur cet auteur. Pour autant, quel regard jetez-vous sur les nombreux textes critiques que vous lui avez consacrés jusqu'à maintenant ? Est-ce qu'il n'y a pas chez le critique un véritable risque de désaffection au terme d'un long travail, perspective que je trouve personnellement assez désespérante, après que vous l'avez défendu avec conviction pendant si longtemps ? Et pour en finir avec Dantec, ne trouvez-vous pas un peu louche l'esprit de secte qui semble animer toute la communauté de ses lecteurs, quand même le dernier tome de son journal maniait avec une autodérision certaine toutes ces considérations à propos d'une Apocalypse dont l'auteur ne cesse d'annoncer la venue, avec une certaine confusion d'ailleurs ?

Juan Asensio
Beaucoup de questions en une seule.
Je ne renie évidemment aucun de mes textes consacrés aux romans de Maurice G. Dantec, ce serait absurde même si, après ma critique de Villa Vortex qui annonçait (pour qui savait lire, je vous l’accorde) la conversion de son auteur au christianisme, effectivement, je me suis trouvé quelque peu… vidé ou plutôt désarçonné. Et puis, comme ce que j’avais écrit sur Villa Vortex me paraissait, et me paraît encore parfaitement valable pour les romans qui l’ont suivi (à l’exception d’Artefact, vous l’avez signalé, que je n’ai pas lu), à quoi bon réécrire le même texte avec moins de hargne pour défendre l’auteur, moins de vigueur et surtout, sans réellement y croire ?
Un écrivain, pardonnez-moi cette banalité, est une personne sachant écrire et l’on ne peut pas exactement parler de Dantec comme étant un styliste, un puriste de la langue française… Ce qui m’intéressait donc davantage chez cet auteur, c’étaient ses fulgurances, l’étendue de ses références (de Deleuze jusqu’aux Pères de l’Église en passant par beaucoup d’auteurs de science-fiction), le fait de citer, ce que quasiment plus personne ne fait aujourd’hui, par ignorance mais aussi par trouille, des auteurs tels que Georges Bernanos, Dominique de Roux, Pierre Boutang, Léon Bloy, George Steiner et même Ernest Hello (par exemple dans le dernier tome de son Journal)…
Il y a donc, oui, vous avez raison, un risque véritable de fatigue, de lassitude, de désaffection, position compliquée par le fait que je connaissais personnellement Maurice G. Dantec, du moins, jusqu’à ce que son agent littéraire, celui-là même qui l’a fait signer chez Albin Michel, décide que j’étais, subitement, devenu persona non grata, ayant trahi la sainte cause… Me voici une nouvelle fois promu Judas !
Soyons sérieux. Il y a donc, oui encore, un risque non plus simplement de simple désaffection mais de réel éloignement puisque, vous l’aurez compris, la pire calamité pouvant tomber sur un écrivain est la création d’une société des lecteurs, qui ne lisent rien ou de travers et se réclament de l’œuvre d’un romancier à des fins presque systématiquement uniquement, hélas, politiques, ce qui est le cas avec la majorité des lecteurs de Dantec, qui ont peut-être quelque mal à croire que Duns Scott est autre chose qu'un super-gentil de la revue Strange… À mon sens, les meilleurs lecteurs de l’œuvre du romancier sont également ceux qui s’en sont finalement assez rapidement éloignés : Olivier Noël, Bruno Gaultier, Germain Souchet, Jean-Baptiste Morizot et enfin moi-même.
Je ne vois personne d’autre susceptible de défendre intelligemment (Jean-Louis Kuffer peut-être...) les textes de Dantec qui, après tout, est un grand garçon et reste parfaitement libre de diriger sa carrière comme il l’entend.

Benoît Hocquet
C'est très intéressant en un sens puisque vous en revenez presque à l'avis de Richard Millet disant ne trouver dans les romans de Dantec aucune «écriture digne de ce nom». Vous y aviez fait référence dans une de vos notes, en invitant Richard Millet à s'intéresser d'un peu plus près à justement ces éclairs de beauté, ces fulgurances. Par ailleurs, vous évoquez surtout le cas de Dantec mais j'ai l'impression qu'il s'est un peu passé la même chose avec George Steiner que vous teniez aux commencements pour «génial commentateur» alors que maintenant vous semblez plus le considérer comme un «habile vulgarisateur», comme si l'édifice critique que vous bâtissez patiemment menace à tout moment de s'affaisser comme un château de cartes. Je sais bien que l'infaillibilité critique est impossible mais cela dénote un réel risque.

Juan Asensio
Vous avez tout à fait raison et je n’ai pas l’habitude de me dédire. Attention tout de même : vous n’évoquez que des jugements, les miens (que je ne renie absolument pas) parus sur mon blog alors que j’ai été, vis-à-vis de Steiner comme de Dantec, toujours assez critique dans mes ouvrages. Il n’y a aucune infaillibilité de la critique, qui peut bien sûr se tromper. Or, je ne me suis pas trompé sur Dantec, m’étant contenté, lors de la parution de Villa Vortex, de dire, en somme : voici les raisons pour lesquelles ce romancier est diablement intéressant et voici de quelle façon, en suivant quelle voix, il le deviendra encore plus. La fonction d’un critique est d’accompagner l’auteur, de démêler à ses propres yeux ses ouvrages (comme Claude-Edmonde Magny le fit à propos de Monsieur Ouine de Georges Bernanos, lequel n’oublia pas de remercier la critique…), et non point, comme c’est hélas le cas aujourd’hui, d’en vendre les produits ou de déclarer qu’ils sont périmés, en les ayant, tout au plus, vaguement reniflés. Cela, c’est le métier d’un vendeur de saucisses, pas d’un critique littéraire. Il est vrai que les professions ont aujourd’hui tendance à se mélanger de fâcheuse manière.
Richard Millet, magnifique romancier, nul ne lui conteste ce titre, ferait d’ailleurs bien de revoir sa méthode herméneutique, pour le moins sujette à caution. Je le soupçonne de n’avoir lu aucun roman de Dantec parce que, s’il l’a effectivement lu et qu’il continue d’affirmer qu’il n’y a là pas d’écriture (aussi bancale qu’on le voudra mais, je le répète, charriant des fulgurances), alors cela signifie que cet homme est tout simplement un sot. C’est d’ailleurs un doute qui, dans mon esprit, ne cesse de grandir. Je vous renvoie à ma critique du bizarre Désenchantement de la littérature : d’excellentes choses sont écrites dans ce petit livre mais il y a un problème, et de belle taille, dans le fait que cet ouvrage est davantage qu’un pamphlet un traité de savoir-vivre à l’usage d’un écrivain en fin de course (selon ses propres dires). Nous verrons donc si Millet se tient à son impératif catégorique : le silence, le sien d’abord…
[Ajout du 18 mai : non, si j'en juge par le récent Opprobre].
Le cas de George Steiner est autrement plus complexe que celui de Dantec, d’abord parce qu’il nourrit un étrange rapport avec les auteurs qu’il commente (il sait ne pas leur arriver à la cheville, il souffre de ne point posséder leur talent ou leur génie, certain ami l’a même vu pleurer de rage devant l’évidence de ce fait, et pourtant, il juge ces mêmes auteurs qui le paralysent, il les critique parfois durement, ou ne les cite jamais, l’exemple le plus frappant de ce mutisme étant le cas du Grand d’Espagne, Georges Bernanos); ensuite parce qu’il nourrit un rapport plus que paradoxal avec le christianisme, qui le fascine et l’horripile. Il y a plus : j’ai rencontré l’homme et, ma foi, pour rester poli, je ne l’ai pas franchement trouvé à la hauteur de son œuvre. Dantec, au moins, qui est d’une gentillesse assez exceptionnelle, ne fait pas mentir son œuvre en se juchant sur un promontoire depuis lequel il distribue à ses admirateurs les bons et les mauvais points.
En règle générale, les sociétés de lecteurs, les cercles d’amis, les «happy few», bref, donnez-leur le nom que vous voudrez, qui s’érigent autour d’une œuvre et surtout de son auteur dont il s’agit d’analyser le moindre grattement de nez sont l’une des pires calamités digne de s’abattre sur la tête d’un écrivain : ainsi, pour ne vous citer qu’un seule exemple, la ridicule société des lecteurs de Renaud Camus est d’une insignifiance, d’une prétention et d’une vulgarité sans bornes. Il est vrai que Camus lui-même fait absolument tout ce qu’il est possible de faire pour distribuer, tous les jours, quelques miettes pour lesquelles ses poules et ses coqs seraient prêts à se dévorer les uns les autres.

Benoît Hocquet
Finissons-en donc, puisqu'il le faut. Une chose m'a toujours frappé à la lecture de votre blog, c'est la référence immédiate que vous faites à Andrei Tarkovski et à son chef-d'œuvre Stalker. Ne pensez-vous pas qu'avec des auteurs comme Bergman ou Tarkovski, le cinéma atteint une densité proprement littéraire, supplantant par là même la peinture par exemple ? Il vous est fréquemment arrivé d'évoquer des films et dans une note récente intitulée Synesthésies, vous déploriez l'incapacité de la littérature contemporaine à susciter des images comme elle pouvait le faire autrefois. Est-ce que «le désenchantement de la littérature» dont parle Richard Millet ne s'accompagne pas nécessairement de l'avènement du cinématographe en tant qu'art de la modernité, promis à une large diffusion ?

Juan Asensio
Peut-être mais n’oubliez pas la grande importance de la peinture dans les chefs-d’œuvre de Tarkovski. Certes, certaines des images que ces deux génies nous ont données sont destinées à hanter, je l’espère pour quelques siècles, notre imaginaire.
Votre second point : le cinématographe, s’il est de qualité (Tarr, Bresson, Rohmer, les deux que vous avez cités et une toute petite poignée de maîtres) ne me gêne pas. La télévision en revanche et la pornographie visuelle qu’elle implique, c’est là un autre sujet…
Ceci dit, attention, évitons de faire trop de généralités à propos de la technique qui, en elle-même, n’est ni bonne ni mauvaise : la Toile est ainsi le lieu où naissent (et parfois meurent) des sites ou des blogs d’une immense qualité tout comme celui où pullulent les désirs imbéciles de quelques millions d’anonymes crétins.
Quoi qu’il en soit, dans la note que vous avez l’amabilité de rappeler, je vous rappelle que j’affirmais également que l’Esprit souffle où il veut, puisque je rapprochais certaines des somptueuses images de Matrix des gravures de Doré pour L’Enfer de Dante !

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21/05/2008 | Lien permanent

Quelques lectures du stalker - Gustave Thibon

Crédits photographiques : Stringer (Reuters).
«[…] tous avaient perdu ou gagné une chose impondérable. Ils avaient vu, entendu ou senti une chose interdite aux humains, et ils ne pouvaient l’oublier».H. P. Lovecraft, L’affaire Charles Dexter Ward.C’est l’article de Francis Moury qui m’a donné l’envie de revoir Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer, que je n’avais pas revu depuis une douzaine d’années ou plus, à l’époque où ce genre d’activité me paraissait devoir constituer une insupportable contrainte dans un emploi autrement chargé et intéressant. C’est bien évidemment un film magnifique, aux dialogues d’une précision et d’une intelligence qui me paraissent constituer une espèce de témoignage d’un passé englouti, définitivement aboli, une sorte de «bibelot sonore» comme l’écrivit Mallarmé, le témoignage d’une époque pourtant récente où le cinéma français avait quelque chose à nous dire, alors qu’il se contente trop souvent, aujourd’hui, et avec quels piteux résultats (voir ma critique du déchet cinématographique d’Enki Bilal) de copier le génie lyrique des productions nord-américaines. La situation décrite par Rohmer a éveillé, aussi, tellement de souvenirs dans mon esprits ! : la magie d’une première rencontre, immédiatement envoûtante, avec une femme belle et intelligente comme l’est Françoise Fabian dans le film, les nuits blanches passées autour de quelques verres à dérouler jusqu’à ses conséquences les plus radicales telle ou telle notion philosophique, que nous tentions, bien sûr et avec quel maigre succès, d’incarner par nos discours et, plus encore, nos actes. Julien Gracq évoque dans l’un de ses livres cette atmosphère de conjuration secrète unissant les élèves d’une même khâgne qui, je l’avoue sans gêne, me manque terriblement, condamné que je suis, comme le dit Trintignant, à supporter quelque ridicule conversation avec mes collègues de bureau, lui dans l’industrie du pneu (son personnage travaille dans une usine Michelin à Clermont-Ferrand), moi dans celle qui exploite une autre forme de vide remplissant non plus une chambre à air mais une baudruche de la taille d’un monde, la Bourse. Et puis... j’ai été bien près, devant les toutes dernières images du film de Rohmer, celles ou Jean-Louis, marié et père d’un enfant, retrouve par hasard celle qu’il a failli aimer un soir, Maud, de pleurer comme un enfant car j’ai alors compris que Ma nuit chez Maud pouvait être interprété comme l’illustration géniale d’un thème qui m’obsède, celui de la Reprise définie par Kierkegaard et qui hanta d’ailleurs l’œuvre romanesque de Paul Gadenne.Terminé quelques lectures, dont certaines érudites, sur le thème de la sorcellerie, du diable et de la démonologie, l’une de mes inavouables passions qui, si un enquêteur me faisait «déballer ma bibliothèque» comme le dit Benjamin à la suite d’un crime sordide dans mon quartier, me conduirait à quelque curieux et suspicieux interrogatoire au commissariat le plus proche, où ma manie (ma «démonomanie» comme l’écrivait Jean Bodin) serait scrupuleusement consignée sur une fiche informatique à ma charge. Un récent recueil d’essais universitaires tout d’abord, sous la direction de Martine Ostorero, Le diable en procès (aux Presses universitaires de Vincennes), dont on retiendra l’article d’Alain Boureau intitulé Satan hérétique : L’institution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII. Alain Boureau justement, qui vient de publier chez Odile Jacob un essai sur le même sujet, sans doute passionnant, que je dois me procurer. Passionnant ? Voilà bien un adjectif qui ne convient pas à l’ouvrage d’Esther Cohen, Le corps du diable (chez Léo Scheer), dans lequel il ne sera guère parlé du diable et beaucoup (trop) de sexualité féminine incomprise (celle des sorcières) et de libido honteusement réfrénée par l’inquisition des Églises catholique et protestante. Ce livre, préfacé par Enzo Traverso qui semble gêné d’évoquer un sujet qu’à l’évidence il ne maîtrise guère, outre le fait qu’il ne peut en aucun cas se prévaloir d’une quelconque érudition, accumule les poncifs et les à peu près sur un sujet pour le moins extraordinairement complexe qui ne les souffre guère. La thèse de Cohen n’est pourtant pas neuve : les sorcières auraient pratiqué à la fin du Moyen Âge et surtout durant la Renaissance des rites païens enfouis sous un mince vernis chrétien. Carlo Ginzburg a beaucoup écrit sur ce sujet (Les Batailles nocturnes, Le Sabbat des sorcières) et avec quelle maîtrise ! pour que je m’attarde sur la prétendue nouveauté de la démonstration d’Esther Cohen. Ce n’est pas le plus grave. Je passe aussi sur le fait que Esther Cohen, dès qu’elle le peut c’est-à-dire trop souvent à mon goût, s’empresse de citer les platitudes derridiennes, apparemment toutes extraites d’un seul et unique livre, Spectres de Marx, platitudes qui confortent l’auteur dans son idée que la répression de la sorcellerie par la Sainte Inquisition est l’un des plus grands crimes organisés de l’histoire occidentale. Organisé, l’adjectif n’est pas anodin car c’est lui qui permet à Esther Cohen d’établir un parallèle pour le moins dangereux et saugrenu entre les meurtres de dizaines de milliers de sorcières et celui de plusieurs millions de Juifs, d’ailleurs stigmatisés et exterminés dès le Moyen Âge, comme s’ils avaient constitué l’une des premières figures repoussoir de l’humanité, préfigurant en cela la haine des sorcières, de l’Autre (Derrida et son abstrus verbiage lénifiant et tiers-mondiste n’est pas bien loin…). Esther Cohen en tout cas ne s’embarrasse d’aucune prudence et écrit sans ambages, se servant sans l’analyser de la caution prétendument apportée à ses dires par Vico : «L’histoire se répète avec des différences […]. Et peut-être l’Allemagne nazie «tira-t-elle un enseignement» de cet épisode [la chasse aux sorcières]». D’Enzo Traverso, dont il faut lire et relire le magnifique ouvrage, L’Histoire déchirée, ces mêmes éditions Léo Scheer ont d’ailleurs récemment édité un recueil d’études intitulé La pensée dispersée, moyennement intéressant mais qui donne de précieux renseignements sur un auteur peu connu en France, Siegfried Kracauer, personnage et penseur déjà évoqué par Traverso dans une monographie éditée par La Découverte en 1994.Lecture également de deux curieuses lettres, écrites en 1646 par le Père Vieira au roi du Portugal, João IV, en faveur des Juifs chassés du royaume. Ces lettres, aux préoccupations aussi eschatologiques qu’économiques, sont brièvement présentées par Sébastien Lapaque, qui lance ainsi sa collection (intitulée Signes de contradiction) chez Bayard lequel. L’entreprise est fort louable qui nous présente ce magnifique auteur portugais dont il faut lire Le Salut en clair-obscur (chez Ad Solem). Également, deux textes sont parus signés par Bourdaloue et Pascal. Pour faire bonne mesure, je dois saluer le récent travail entrepris par les éditions Bayard, par exemple en offrant au lectorat français la remarquable Encyclopédie littéraire de la Bible de Robert Alter et Frank Kermode, superbement traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat. Il est temps, grand temps, alors que l’Alma Mater française ne semble décidément pouvoir se débarrasser des rinçures verbeuses de Derrida ou Genette, que nous soient enfin proposés les travaux de ces critiques anglo-saxons subtils qui ont profondément renouvelé l’exégèse biblique et, partant, notre regard sur la littérature. D’ailleurs, deux titres de Frank Kermode doivent cette année être publiés par Bayard, The Sense of Ending (1967) et The Genesis of Secrecy (1979).J’ai enfin terminé de lire, simultanément, L’affaire Charles Dexter Ward de H. P. Lovecraft, dont il faut admirer l’art d’une horreur subtilement entrevue plus que réellement dépeinte ainsi que Matrix machine philosophique (Ellipses) qui, malgré quelques bonnes analyses de tel ou tel aspect du phénomène cinématographique, ne me semble être rien de plus qu'un juteux (sans doute) faire-valoir : en fait, ce livre eût dû comporter, en guise d’avertissement, le sous-titre «pour nous faire du fric»… Mais qui donc reprochera aux professeurs de philosophie et à leurs studieux étudiants, si menacés de battre le pavé alors que se réduit comme peau de chagrin leur privilège d’enseignement, de tenter de façon plutôt réussie quelque coup purement commercial ? Enfin, je donne à lire le questionnaire que Laurent Schang, pour la revue Contrelittérature, adressa à Philippe Barthelet à propos de son livre d’entretiens avec Gustave Thibon, sur lequel j’avais écrit quelques lignes. Je laisse le lecteur juger de la très visible mauvaise humeur avec laquelle l’auteur de l'Éloge de la France répond à Laurent.Le 19 janvier 2001, Gustave Thibon nous quittait. Aujourd’hui, sous l’impulsion de son directeur littéraire Pierre-Guillaume de Roux, le Rocher réédite ses entretiens avec Philippe Barthelet.«Thibon est un homme libre – il se contente de l’être, sans en faire une étiquette ou un drapeau.»Parlant de lui, Simone Weil un jour avait dit : «Vous êtes français comme on l’est plus depuis trois siècles.» Bel hommage de celle qui, en plein second conflit mondial, prophétisait déjà le renouveau occitan, au plus provençal des philosophes. Plus qu’une simple amitié, la rencontre de l’autodidacte ardéchois (la marque de l’honnête homme) et de la militante ouvrière normalienne fut un tournant dans l’histoire des idées. C’est Thibon qui fit connaître Simone Weil à titre posthume, une fois la paix revenue. C’est encore lui qui, en 1947, introduisit la première édition de La Pesanteur et la Grâce. Anarchiste conservateur, «poète métaphysicien» selon l’expression de Philippe Barthelet, Gustave Thibon (1903-2001) avait le goût de l’aphorisme et du beau style chevillé à l’âme. Lui qui disait : «Je ne peux passer une journée sans me dire et me redire des vers» savait que, depuis Platon, les dieux parlent dans la bouche des poètes. Vivant en félibre au pied de son mas, au rythme des saisons, sa vie consista à s’interroger, sur lui-même et sur le monde. Son premier livre, La science comme caractère, publié en 1934, Thibon connut, sans la chercher, la (toute relative) consécration du public en 1940, avec la parution des Diagnostics – essai de psychologie sociale. Nul moins désireux en effet de prouver quoi que ce soit que ce royaliste impénitent, expliquant la disgrâce de Dieu au règne de la quantité parce que ses bienfaits ne sont qu’intérieurs, la contemplation de l’Éternel comme finalité exclusive de l’art, pour qui partager ses idées est plus «inviter à penser qu’imposer une pensée : être un aiguillon et non un joug.» Cinquante et un ans d’écriture plus tard, Thibon laisse derrière lui essais, souvenirs, chroniques. Gustave Thibon, un homme en harmonie ? Pour le savoir, nous avons interrogé Philippe Barthelet, avec qui Thibon s’entretint à plusieurs reprises de longues heures durant, entretiens qui composent le recueil paru en 1988 aux Éditions de la Place Royale, aujourd’hui réédité au Rocher. Dans un dialogue à bâtons rompus, où sont invoqués Péguy, Bernanos, Nietzsche, Klages, Maurras, Cocteau, Céline, Proust mais aussi Héraclite, Parménide, Pythagore, Marc-Aurèle, deux hommes communient dans le même amour de la connaissance. Avec, en surimpression, le portrait de Gustave Thibon.Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?Philippe Barthelet : Non.Dans ce cas, présentez-nous Gustave Thibon.Ph. B. : Métaphysicien poète, comme je l’ai dit, est peut-être ce qui le définit le mieux...Pourquoi avoir choisi la formule de l’entretien pour le faire connaître ?Ph. B. : Thibon est un homme de l’oralité. (Cf. mon avant-propos)Qu’entendez-vous par «poète métaphysicien» quand vous évoquez sa figure d’intellectuel ?Ph. B. : Métaphysicien poète et non l’inverse : j’entends ce que les mots veulent dire...L’intérêt porté par Thibon à Maurras est réel, pourtant il a ses limites. Peut-on dire dans ce cas de Thibon qu’il était maurrassien ?Ph. B. : Thibon n’a jamais été maurrassien. Il a dit lui-même, non comme un regret mais comme un fait, que Maurras n’avait compté en rien dans sa formation littéraire et intellectuelle. Il ne l’a rencontré qu’à la fin de sa vie, comme il le raconte. Ils se sont rencontrés autour de Mistral, de la Provence et de la poésie. Rien de « maurrassien » au sens du catéchisme idéologique chez lui. Vous avez dû vous en rendre compte d’ailleurs, même sa conception de la royauté, de fondation poétique – et par là religieuse – est très loin de l’«empirisme organisateur». Les deux n’ont rien à voir.Parlons-en justement. Sa vision de la royauté et la place qu’il lui assigne, entre Dieu et l’homme, est très belle. Pour lui, la royauté rejoint la religion par la poésie. Quatre des douze chapitres du livre sont même consacrés à la seule poésie. L’empreinte de Platon, sans doute. Que pouvez-vous nous dire de la dimension poétique de l’homme Thibon, vous qui l’avez connu ?Ph. B. : N’y a-t-il pas assez de précisions dans «quatre des douze chapitres», comme vous le soulignez ?Autre aspect du livre, sa connaissance prodigieuse de la culture allemande, notamment de Nietzsche, ce «Pascal qui a mal tourné» et de Ludwig Klages, quasiment inconnu chez nous. Jusqu’où selon vous l’influence de l’Allemagne est-elle allé chez lui ?Ph. B. : Il aime l’Allemagne (mais aussi bien l’Espagne, l’Italie, la Provence dont il connaît aussi bien la culture) comme un Français peut l’aimer. Peut-être faut-il être français pour aimer l’Allemagne, en mesurer à la fois l’attrait et le danger (à l’inverse, les meilleurs parmi les Allemands sont francophiles – ou francotropes : Goethe, Hamann, Leibniz avant eux, jusqu'à Jünger, Stefan George, Hofmannsthal, Rilke, et j’oubliais Nietzsche, Heine... (Tout cela est un lieu commun, mais qui repose sur une profonde vérité).Son intérêt pour la Tradition guénonienne, sans être explicite, n’en est pas moins diffus quand la conversation vient à aborder la question religieuse. Qu’en fut-il réellement ? Thibon, intellectuel traditionnel, pour ne pas dire traditionniste ?Ph. B. : Traditionnel, oui, si l’on entend par là le sens, le souci, la nostalgie (dans l’état actuel du monde) de la Tradition mais au sens où Guénon la définit (ou avant lui Joseph de Maistre).Pour un écrivain, son rapport à la littérature, tel qu’il ressort de la lecture des entretiens, est ambigu...Ph. B. : Qu’entendez-vous par là ? Qu’il n’était pas un homme de lettres (ou un «gensdelettres») ? Aucune ambiguïté littéraire là-dedans. La littérature (au sens où «le reste est littérature» – Verlaine) ne l’intéresse pas.Qu’est-ce qui selon vous fit que Thibon, à l’inverse de tant d’intellectuels, ne versa jamais dans aucun parti ?Ph. B. : Pourquoi voulez-vous qu’il ait dû «verser» dans quelque parti que ce soit ? Thibon est un homme libre – il se contente de l’être, sans en faire une étiquette ou un drapeau (puisqu’il l’est, il n’a pas besoin de dire qu’il l’est...).D’après vous toujours, que lèguera-t-il aux générations futures ?Ph. B. : Ce qu’elles seront capables d’y trouver...Dans ce cas, je vais vous poser la question autrement. Que pensez-vous lui devoir dans votre propre formation intellectuelle et spirituelle ?Ph. B. : No comment.Pouvez-vous au moins nous indiquer où le placer dans le grand panthéon des intellectuels français? Ph. B. : Je vous citerai seulement à tout hasard une phrase de Paul Barta Negra, en 1986, pour le centenaire de Guénon, dans le Figaro Magazine : «Il y a deux traditions antagonistes en France. L’une, qui va de Voltaire à Jean-Paul Sartre, et qui est mortifère; l’autre, qui va de Joseph de Maistre à Gustave Thibon, et qui est vivifiante.» Ce qui n’est pas si mal vu...

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12/06/2004 | Lien permanent

Alexandre Mathis visionnaire, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Il y a bien longtemps, Alexandre Mathis, répondant à l'invitation de Francis Moury, eut la gentillesse de m'envoyer un exemplaire dédicacé de son premier roman intitulé Maryam Lamour dans le béton. Je n'ai pu le lire, malgré les sympathiques objurgations de Francis, les piles d'ouvrages s'accumulant de toute façon dangereusement dans mon medium_condors1.jpgmodeste logis, tout comme je n'ai pu lire son deuxième roman, Les condors de Montfaucon. Je répare donc, par ces lignes toujours précises de Francis Moury (le sous-titre de son article est : Surnaturalisme et réalisme dans la trilogie parisienne de Mathis), quelque peu de ma procrastination qui, aux yeux d'un auteur (je ne le sais que trop...!), paraît toujours coupable : quoi se dit-il, se peut-il qu'un lecteur ne se précipite pas immédiatement sur mon livre pour le dévorer ? Comment est-ce donc possible ? Oui, hélas, cela se peut, cela est parfaitement possible, cet oubli, cette distraction, ce refus de l'onction du baptême qu'est, en une image à peine exagérée, la lecture. Un livre qui n'est donc pas lu est d'une certaine façon un livre mort (ainsi considérée, ma bibliothèque, pourtant modeste, est déjà un vaste mausolée) ou, mieux, l'une de ces âmes enfantines qui erre plaintivement dans les limbes.

(Nota bene : les droits sont réservés pour les photographies illustrant cet article, prises par Alexandre Mathis et reproduites dans Les condors de Montfaucon).

I Citations parallèles chronologiques en guise de préliminaire critique

«Évidemment, je l’admets, Damaïchos a besoin, pour se faire croire, de lecteurs de bonne composition; mais, si son récit est vrai, il réfute victorieusement l’assertion de ceux d’après lesquels il s’agit d’une pointe de rocher, arrachée au sommet d’une montagne par des vents et des ouragans, et qui, tournoyant comme les toupies, se mut dans les airs jusqu’au moment où le tourbillon se ralentit et cessa ; elle fut alors précipitée en bas et tomba.»
Plutarque, Vies Parallèles (trad. Bernard Latzarus, éd. Garnier Frères, coll. Classiques Garnier, tome V, 1955 – Sauf exception, la ville de publication est toujours Paris).

«Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.»
Honoré de Balzac, La Comédie humaine / La Vieille Fille (1836, éd. Club français du Livre, coll. Classiques – Œuvres de Balzac, vol. 11, 1950).

«J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. […]. De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner.»
Charles Baudelaire, Œuvres complètes (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975).

«Une des caractéristiques du Loup des steppes était d’être un homme nocturne. Il craignait le jour qui ne lui était pas propice, ne lui avait jamais apporté rien de bon. […] Il était entouré maintenant de l’air du solitaire, de cette atmosphère silencieuse, de ce dépouillement du monde environnant, de cette inaptitude aux relations humaines, contre lesquelles ne pouvaient lutter aucune volonté ni aucune nostalgie.»
Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927, éd. Calmann-Lévy, trad. de Juliette Pary, 1947).

«L’histoire a dans tout ceci resserré le temps, comme l’espace s’est resserré sur cet endroit fatidique de la Beregonnegasse. Ainsi dans les archives de Hambourg, on parle d’atrocités qui se commirent pendant l’incendie par une bande de malfaiteurs mystérieux. Crimes inouïs, pillages, émeutes, hallucinations rouges des foules, tout cela est parfaitement exact. Or, ces troubles eurent lieu plusieurs jours avant le sinistre. Comprenez-vous la figure que je viens d’employer sur la contraction du temps et de l’espace ? […] Et ne doit-on pas, avec horreur et désespoir, admettre cette loi fantastique de contraction de Fitzgerald-Lorenz ? La contraction, monsieur, ah ! ce mot est lourd de choses !»
Jean Ray, La ruelle ténébreuse (1932) in Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques (éd. Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, série fantastique, Verviers 1961).

«Un des aspects les plus déroutants du problème des mythes est certainement le suivant : il est avéré que dans de nombreuses civilisations, les mythes ont répondu à des besoins humains assez essentiels pour qu’il soit dérisoire de supposer qu’ils ont disparu. Mais, dans la société moderne, on voit mal de quoi se satisfont ces besoins et par quoi la fonction du mythe est assumée.»
Roger Caillois, Le mythe et l’homme (1935), livre III, § 3 Paris, mythe moderne (Gallimard, coll. Idées, 1972).

«Des arbres ? Elle ne se rappelait pas avoir vu une rangée d’arbres à cet endroit lorsqu’elle était passée par-là la fois précédente. Bien sûr, cela remontait à l’été dernier et elle était arrivée à Fairvale en plein jour, fraîche et dispose. Aujourd’hui, elle était épuisée parce qu’elle avait conduit dix-huit heures d’affilée ; néanmoins, elle se souvenait fort bien de la route et sentait confusément qu’elle s’était trompée. Se souvenir : ce mot déclenchait tout. Or, elle se souvenait vaguement avoir hésité il y avait une demi-heure environ en arrivant au carrefour. Oui, c’était bien cela : elle avait tourné dans la mauvaise direction. Et maintenant elle était perdue, Dieu sait où. La pluie tombait et tout était d’un noir d’encre alentour…»
Robert Bloch, Psychose (1959, trad.Odette Ferry éd. Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout géant, Verviers, 1960).

«Les secrets de l’art sont pour Freud de vrais secrets, inoculant à ceux qui les approchent le désir ardent de les déchiffrer tout en restant, à jamais, indéchiffrables.»
Dr. Francis Pasche, La métapsychologie balzacienne (1968), revu et augmenté sous le titre La mort et la folie dans l’œuvre de Balzac in À partir de Freud, chapitre13 (éd. Payot, Bibliothèque scientifique, coll. Sciences de l’homme, 1969).


II La création littéraire chez Mathis

Le processus de la création littéraire romanesque de Mathis s’accélère : le résultat est ici non moins vertigineux que dans son premier roman. Albert Béguin avait étudié Balzac visionnaire (1946) : nous allons étudier Mathis visionnaire (2005).

Dimensions de la création romanesque chez Mathis : ampleur de la vision

Qu’on en juge d’abord et tout prosaïquement par le rapport temps/quantité littéraire créée : un premier roman paru de Mathis, Maryan Lamour dans le béton (éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, 1999) accouché d’abord de 1982 à 1990 puis repris en 1996 jusqu’à sa version définitive de 661 pages et 30 photographies. Aujourd’hui Mathis nous offre ce second roman, Les condors de Montfaucon (éd. E-dite, 2004) en gestation de 1998 à 2001, principalement rédigé de mars à septembre 2001 et comprenant pour sa part 619 pages et 20 photographies. On indique ces données pour l’histoire future de la littérature française qui nous remerciera de notre précision possible grâce à l’amitié de l’auteur. Face au génie, on n’est jamais trop précis. Il faut bien entailler le marbre par un endroit pour le faire sien et commencer à le travailler. Face à ces deux blocs de marbre pur que sont ces deux romans, le critique doit modestement faire son travail, d’abord chronologique et factuel.
Enfin ce troisième, Chambres de bonnes – Le succube du Temple. Conte fiévreux (éd. E-dite, Paris, octobre 2005) rédigé en 2003, comprenant 273 pages et de nombreuses illustrations, situé lui aussi à Paris et qui constitue le dernier volume de ces «errances parisiennes», dixit l’auteur. Ce dernier est moins ample quantitativement mais son espace-temps comme sujet est tout autant démesuré que celui des deux romans précédents.

Le style visionnaire de Mathis

L’écriture maintient et même approfondit sa beauté déjà si particulière, celle d’un authentique diamant noir brut et contemporain, nourri de notre présent (bien des faits réels, autobiographiques ou non, y figurent) mais aussi riche de tout notre passé, parfois lourde de notre futur immédiat. De Maryan Lamour dans le béton à Chambres de bonnes en passant par Les condors de Montfaucon, mêmes caractéristiques fondamentales.
Ce style nous met en présence d’un météore qu’on doit placer d’évidence dans le panthéon le plus pur de notre langue, le plus pur mais non le moins ardu : l’effort requis du lecteur est cependant apparent plus que réel. Une fois qu’on y est, qu’on a pris le pli, on se laisse porter dans le recoin le plus actuel comme le plus inactuel, le plus inattendu comme le plus ténébreux. Mathis est du côté de la poésie médiévale, du côté de la poésie urbaine d’un Balzac comme d’un Céline, parallèlement aux meilleurs écrivains de l’histoire de la littérature française, y compris celle reconnue comme marginale d’abord puis devenue aujourd’hui classique. Mathis décrit donc comme Robbe-Grillet et les auteurs du Nouveau roman des choses, des espaces, des itinéraires, des faits objectivement donnés. Mais il sait que Balzac en a décrit avant Robbe-Grillet : il est nourri aussi bien des deux et les a intégrés tous les deux. Il peut se souvenir du passé en longues phrases ciselées (10 lignes ne sont pas rares, semées d’incises mais rigoureuses) comme celles de Proust mais de telles phrases peuvent aussi servir à rendre un banal présent hallucinant, à prévoir un futur terrifiant, à enregistrer une faille psychique comme spatio-temporelle menant au fantastique voire à la terreur. Mathis marche dans Paris comme Céline, violent, lucide, moral absolument et peintre absolu de l’immoralité la plus atroce. Il marche aussi comme Ulysse de Joyce dans Dublin, parfois même comme Ulysse chez Homère : rusé (au sens qu’Hegel donnait à ce terme dans sa célèbre expression concernant la nature de la raison, bien sûr !), intelligent, saccadé, heurté, pointu, taraudant les espaces réels à peine ouverts à l’œil public pour les écarter d’une manière secrète, nouvelle, vers le noir et le rouge du cauchemar urbain. Ce faisant, Mathis s’élève régulièrement à la vision authentiquement apocalyptique et prophétique, à la poésie biblique, antique aussi, la plus noire. Mathis écrit comme les auteurs contemporains de la littérature policière et du roman noir anglo-saxon comme français. Et il écrit parfois comme un auteur de littérature fantastique américain ou européen.
Tout cela est brassé, intégré, restitué pour nous donner de l’absolument nouveau : pas si paradoxal ! Car le style c’est l’homme et il n’y a qu’un Mathis. Celui qui vit en observateur à Paris hic et nunc, en témoin libre, concerné, impliqué, aventurier. Le risque stylistique que prend Mathis est d’une essence différente de celui pris par ses prédécesseurs – qu’il va peut-être nous reprocher d’avoir cités en déniant vigoureusement certaines au moins de ces parentés ressenties par notre subjectivité comme évidente, mais pas du tout pour lui ? – car Mathis vit à Paris ici et maintenant. Il ne vit pas dans le désert antique, ni dans le Paris médiéval, ni dans celui de Balzac, ni dans celui des années 60 : il les a certes connus voire vécus. Mais il vit dans «notre» Paris : celui que nous reconnaissons nôtre parce que nous y vivons aussi. Et dans le temps qui est le nôtre parce que nous avons connu esthétiquement le Paris des années 1950-1960 par les films et les livres, puis vécu celui des années 1980, celui des années 1990, celui de cette transition 2000 qui arrive à nous en 2005 chargée du travail de la conscience créatrice, du travail de l’histoire du monde, d’une conscience dont nous sommes absolument, subjectivement comme objectivement, les éléments contemporains, les témoins aveugles trompés par les illusions et les apparences, jetant de temps en temps un œil vers la paroi de notre caverne parisienne multimédia dangereuse car multiforme, une caverne que Platon lui-même peut-être aurait du mal à reconnaître s’il revenait parmi nous.
Différences cependant entre le premier et le second roman : dans Les condors de Montfaucon, moins de monologues pensés donnés ouvertement comme des «courants de conscience» – qui évoquaient directement Faulkner ou Joyce voire Sartre – que dans Maryan Lamour dans le béton. Ils sont encore là certes mais davantage dilués entre des identités qu’on saisit au vol avec souplesse et clarté, entrecoupés de remarques du narrateur, et d’une narration objective classique. Une construction d’ensemble encore plus sophistiquée, plus labyrinthique que dans Maryan Lamour dans le béton mais pourtant plus aisée à pénétrer, plus épurée et aérée : un personnage peut reparaître dix pages plus loin sans que le fil soit interrompu ni perdu tant la structure est solide et étudiée. Elle permet cette interaction démesurée d’une multitude de visions entre deux catégories principales de personnages – les démoniaques et les autres – tournant pour la deuxième fois autour d’une figure salvatrice féminine en danger, témoin pur(e) à abattre. Construction plus ample mais pourtant plus aérée que celle de Maryan Lamour dans le béton, celle des Condors de Montfaucon fait corps, nous a-t-il semblé, plus absolument comme plus naturellement avec son sujet. Elle coule plus aisément.
Dans ce second roman comme dans le premier, on passe discrètement du romanesque à la poésie en prose, rappelant parfois celle toute baudelairienne du Spleen de Paris. Certaines phrases sont quotidiennes, d’autres sont «sur-quotidiennes», réflexives. De l’argot documentaire encore et toujours présent comme vulgarité presque poétique, nouvelle sauvagerie restituant son innocence perdue et barbare. Une forme capable de jouer avec l’espace et le temps internes comme externes, prenant la syntaxe comme élément dramaturgique novateur. D’une dynamique stylistique permettant à différents niveaux de langages de rivaliser en pertinence face à une réalité dont chacun saisit un fragment mais dont seul l’ensemble offre une totalité signifiante elle-même novatrice par son architecture. Tel est le reflet de la quête, du dédale par lequel l’écriture conçue comme témoignage inspiré doit passer pour trouver derrière le visible, l’invisible. Merleau-Ponty aurait aimé ce roman. Il aurait aimé aussi le roman précédent.
Chambres de bonnes, le troisième roman, se distingue nettement des deux précédents par une phrase plus simple, moins longue mais sa narration utilise toujours le thème de l’entrelacement et des fils tendus constituant progressivement un réseau de consciences : réseau dont le centre ne cesse de se dérober à mesure que la dynamique de l’intrigue se noue, fait rebondir le lecteur d’une facette à l’autre, d’un fragment à l’autre d’une «vérité-réalité» cachée, n’apparaissant que par bribes.
Dans les trois romans, le style permet à la perception de devenir phénoménologie et à la phénoménologie de devenir perception : les deux extrémités dialoguent de concert, en permanence. Interne et externe sont tournés et retournés : l’actif et le passif alternés. Ce style permet à différents endroits de décrire précisément la fracture par où le fantastique le plus pur – comme objet d’angoisse puis de terreur – peut s’introduire au sein de la fiction romanesque la plus réaliste et la plus cruellement observatrice. Une description objective pure de la vie végétale et animale du Parc des Buttes-Chaumont peut amener à une auto-analyse psychologique débouchant sur le surnaturel objectif. En un même paragraphe. La transparence absolue du style permet à sa matière de s’y exhiber comme ressource première : c’est un style travaillé pour qu’il permette à l’invisible d’y transparaître aisément au sein du visible décrit avec un réalisme strict et maximal. La contrariété n’est ici nullement contradiction mais matrice d’un accouchement absolument réussi d’une réalité analysée puis transfigurée par la rigueur analytique elle-même. Du réalisme au surnaturalisme, la conséquence stylistique est bonne chez Mathis. Elle est bonne, claire, simple, évidente par-delà son apparente complexité, constamment déjouée puis reconstruite puis déjouée de nouveau. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où le jeu stylistique se heurte à sa propre matière qu’il ne peut dès lors plus que transcrire aussi fidèlement que possible. Unité retrouvée après les fractures. Pour combien de temps ? Chaque unité est grosse d’une fracture nouvelle. La liberté de l’esprit est ici la liberté du monde : infinie. Mathis nous avait confié qu’il considère la toile d’araignée comme le paradigme de son écriture. Dont acte filaire.

Les matières du style : thèmes visionnaires de Mathis

Maintien et même approfondissement des thèmes bien résumés au verso du livre et leur énumération précise est exacte : il y a tout cela dans Les condors de Montfaucon. Un Paris contemporain (Marianne Lamour dans le béton, Les Condors de Montfaucon) ou un Paris moderne (Chambres de bonnes se situe dans le quartier du Temple à Paris vers 1950-1958) souvent satirique mais aussi souvent dangereux, vampirisé par un Paris oublié, une économie souterraine du crime que seuls quelques regards professionnels ou impliqués par hasard peuvent décrypter car ils savent rési

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28/02/2005 | Lien permanent

Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique

Jérôme Favre (Bloomberg News).
«Dans leur grotesque absurdité, dans leur contradiction générale avec le réel, et dans l’attachement fanatique des liturges de ces lieux communs, il faut voir décisivement une opération de magie et d’exorcisme. […] Le lieu commun c’est la formule incantatoire de nos jours fondée sur une évidence fausse, mais grâce à quoi nous prétendons échapper à ce qui nous inquiète, nous trouble et nous menace.»
Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs


Dans un livre mémorable (le remarquable et peu connu du public français La persuasion et la rhétorique) qui, je crois pour chacun de ses lecteurs, a constitué un choc rien de moins que physique, Carlo Michelstaedter déclarait de son propre travail, aussi désespérément lucide que secrètement serein : «Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne ; et c’est une malhonnêteté […]. Et pourtant ce que je dis a été dit tant de fois et avec tant de vigueur qu’il semble impossible que le monde ait encore continué après qu’eurent résonné ces mots.»
C’est poser, pour celui qui se mêle d’écriture, une double nécessité, celle de se taire, pour écouter en soi le vrai langage, celui de la persuasion contre celui, sec et stérile, de la rhétorique ou langage technique («Avant d’atteindre le règne du silence chaque mot sera un [ornement de l’obscurité, Gorgias, 492c] : apparence absolue, efficacité immédiate d’un mot qui n’aura pour tout contenu que le plus infime et obscur instinct de vie.
Tous les mots seront des termes techniques lorsque l’obscurité sera voilée pour tous de la même façon, les hommes étant tous dressés de la même façon. Les mots se référeront à des relations déterminées pour tous selon un même mode»), et celle, contradictoire, d’écrire pourtant, coûte que coûte, le corps et l’esprit fatigués de mener une lutte intellectuelle et spirituelle plus dure que la bataille d’hommes.
Peu importe la nature même de l’écriture, poésie, roman ou commentaire : nulle part je crois Michelstaedter n’affirme qu’il tient en peu d’estime la critique, sauf si, bien sûr, se réduisant elle aussi à n’être que rhétorique, celle-ci s’assèche et se momifie doucement en pompant les eaux vives de la parole, l’œuvre prétendument pure que commente cette critique. «Vivre les choses pour soi-même et non présumer les avoir vécues du fait que l’on en parle, cela est le sérieux», déclare encore l’auteur dans une lettre à Nino Paternolli (datée du 21 février 1910, in Épistolaire), sans que nous ne puissions aussitôt penser à l’exemple, glosé jusqu’à la nausée, de Rimbaud crevant d’ennui et tiédi à petit feux bourgeois dans quelque désert de poussière où il a enfoui ses «rinçures».
Ici encore l’exigence poétique la plus haute, telle qu’elle est posée par Michelstaedter, affirme qu’il faut ne pas craindre de se détacher des mauvais rêves que tous nous bâtissons de nos mots trompeurs, de nos mains suintantes, de nos bouches torves. La vraie vie est certes absente, mais la vie rêvée ou écrite est, pour sa part, néant, contre l’avis même d’innombrables auteurs (comment éviter l’exemple, extrême, de Marcel Proust ?) ayant affirmé que la vie n’était rien si ne la transcendait le verbe par lequel ils lui ont conféré une dimension extraordinaire, réellement miraculeuse : en un adjectif, démiurgique.
Quoi qu’il en soit, une secrète parenté lie je crois ces deux textes qui se répondent à l’évidence : la persuasion ou langue pleine, de quelque poids, lourde de présence, est retrait et écoute, écoute puis retrait avant que ne se lève le grondement venu des profondeurs, qu’il s’agira bien de mettre en forme, d’exorciser, de chanter.
Cette écoute est silence qui commande la retraite, s’il est vrai que seul le silenciaire doit, s’il veut chanter, écouter ce qui le précède et dans lequel il baigne, la phrase presque inaudible et pourtant connue de tout un chacun pourvu qu’il ose se taire, à condition qu’il se taise et laisse en son âme chanter la mélopée immémoriale, retourne au bain de silence duquel la vie nous arrache brutalement. Dans ce silence se lisent des qualités qui, n’en doutons point, tendent à devenir aujourd’hui non pas le bagage minimum requis tel que l’exigent nos bahuts fonctionnarisés et polarisés par le tropisme de la réussite mais l’exploit de plus en plus rare de celui qui, en se retenant, en écoutant et en faisant silence, disparaît, se réduit, se contracte, réduit sa voix à une basse qui, modulée, travaillée, sans cesse accordée à l’autre voix, l’intérieure, la plénière, formera tôt ou tard une secrète mélodie d’où le chant futur, reconquis, rédimé, s’élancera pour mêler sa voix aux multitudes d’autres voix qui façonnent et sculptent notre monde non pas silencieux mais accablé de tristesse, donc frappé de mutisme, comme le remarquait, dans une de ses coutumières et géniales intuitions, Walter Benjamin.
Pour parler il faut se taire et pour écrire, il faut se taire aussi, apparent paradoxe qui est quotidiennement – l’expression chaque minute, voire seconde désignerait une temporalité maudite plus proche de notre réalité inexorablement accélérée – bafoué par nos médiatiques plumes et par celles, virtuelles mais déjà jouisseuses d’une célébrité de cour d’école, de nos ineptes chroniqueurs de la banalité.
Je ne puis ainsi comprendre, bien que je la respecte au demeurant, la position d’un Jean-Jacques Nuel qui tente, avec une belle lucidité, une lucidité rare, d’accompagner la parution de son roman, Le Nom, comme on couvre (quelque marathon ou événement sportif ?) de soins le nouveau-né et tente de le guider dans un monde qui, sans lui être férocement hostile, se moque toutefois de son innocente présence.
Mon étonnement est encore redoublé lorsque cet auteur nous déclare qu’il en va, dans cet accouchement difficile et les soins attendris qui le suivent – et le précèdent –, d’une expérience «vitale». Il me faut être parfaitement clair. Je ne dénigre en aucun cas le livre de Nuel, que je n’ai pas encore lu.
Je ne sais en outre rien de la somme, sans doute bien réelle, de souffrances qui s’est solidifiée dans cette œuvre vivante qu’est un livre, en tout cas un bon livre et les bizarres rêves et sordides cauchemars qui se sont pétrifiés, glacés par l’implacable charme de l’écriture. Il me semble toutefois que la métaphore de la parution considérée comme le bel art par excellence (sa réussite à vrai dire) de la parturiente confine, et ce depuis des lustres, au lieu commun.
Et que penser encore de cette bizarre défiance à l’endroit de la parole critique (ou de ce que tel philosophe un peu trop célèbre appelait des «langages seconds»), évidemment stérile, évidemment envieuse de l’autre, celle qui serait couronnée des palmes de la création, défiance qui était déjà, à l’époque où Gautier (dans sa Préface de Mademoiselle de Maupin) se croyait spirituel de la punaiser, une vilaine mouche des plus communes : «Je plains de tout cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du Grand Seigneur» ? Nuel écrit ainsi, se souvenant peut-être de certain agacement bien visible sous ma plume : «A la différence d’un critique littéraire qui publie le produit de son activité ou le recueil de ses articles, un créateur naît de ses propres œuvres. Un auteur est le père d’une œuvre, laquelle, devenue livre, le fait naître à son tour.» Fort bien mais il serait après tout assez facile d’opposer à la cacochyme image, devenue catachrèse à force de bégayer, une bonne douzaine de textes (sous les plumes pour le moins autorisées de Sainte-Beuve, Barbey, Du Bos, Béguin, Blin, Poulet, Steiner, etc.) affirmant qu’une œuvre critique, à la condition expresse bien évidemment, je le disai plus haut, qu’elle se soit dépouillée de toute vanité, touche parfois (disons même : rarement), à la condition apparemment fort enviée de l’œuvre d’art, faux pléonasme qu’il me faut bien écrire, au risque même d’en accroître le simulacre.
Une œuvre est effacement et ce, quelle que soit sa nature, littéraire ou critique, je veux dire sans même garder à l’esprit le commandement fameux de Lanson qui écrivait en 1895 dans ses Hommes et Livres : «Notre métier ne vaut que par l’effacement de notre personne» ou sans même encore craindre ce futur, à vrai dire ce présent, ce futur devenu présent, que pointait lucidement Anatole France dans un article du Temps : «La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les absorber toutes».
Gardons-nous toutefois des généralités car, ayant écrit que l’œuvre réelle était effacement, je n’ai absolument pas dit qu’il fallait s’en défier ou l’abandonner à son sort. C'est même tout le contraire. Je n’ai ainsi pas eu l’impression, en écrivant mes articles de critique, d’avoir simplement évacué le «produit de [mon] activité» ni même d’avoir contrevenu aux règles, édictées plus haut, de discrétion. Non, j’ai offert un livre, dont les membres épars ont été rassemblés dans et par une préface, aussi imparfaite qu’on le voudra mais néanmoins gage d’un sens, donc d’une direction. Du reste, je ne ferai pas à mon contradicteur l’injure de lui soumettre l’évidence suivante : si je suis parvenu à lier ensemble, à fagoter toutes ces gerbes n’ayant ni la même texture ni le même âge, c’est bien que mon travail est ordonné par quelque sombre faisceau ou, plus prosaïquement, qu’il n’est pas si mal fagoté que cela. Simplement, et je pense que j’écrirai rigoureusement la même chose si j’étais romancier (dans le beau recueil de nouvelles érudites, Le plomb d'Arnaud Bordes, l'expérience de l'écriture, sous de multiples et fascinants masques borgésiens plus que décadents, confine à une disparition bien réelle de l'auteur, comme le montre la première nouvelle, intitulée Disjecta Membra), simplement je ne puis me considérer comme un auteur, alors même pourtant que mon travail critique n’a strictement rien d’une petite bluette universitaire (ainsi s’emporte-t-il contre le sacro-saint dogme de l’objectivité scientifique), pour la simple et bonne raison que me manque, pardon : que nous manque l’autorité. Sans autorité c’est-à-dire tuteur, modèle, est-ce folie de penser que la frêle tige d’une plante, aussi résistante soit-elle (et Dieu sait que les herbacées basques ont toujours offert aux sorcières quelques diaboliques cordiaux), est condamnée à se courber puis se faner misérablement ? Je ne le crois pas et ne cherche rien tant, probablement, qu’à assurer de quelque tuteur une écriture évidemment fragile, inquiète, modeste sous une livrée chatoyante qui ne trompe que les mauvais lecteurs.
Trop d’auteurs, trop de livres, trop d’œuvres alors que je ne vois que mauvais pères, claironnantes fanfreluches et enfants morts-nés pas mêmes capables d’agiter un bibelot d’inanité sonore.
Un peu de modestie ne nous ferait pas de mal je crois, de marches en altitude aussi, là où la végétation rabougrie, pour survivre, mêle sa parcimonieuse sève aux roches les plus dures. Un peu de cette sublime modestie qui était aussi, sous la plume de Claude-Edmonde Magny, la plus formidable et intrépide originalité qui n'avait ainsi pas craint, avant de reparaître timidement, d'explorer les gouffres du silence, en un mot, de s'oublier.
Voici ce qu’écrivait ainsi cet auteur bien peu connu dans son Essai sur les limites de la littérature (sous-titré Les sandales d'Empédocle) paru en 1945 : «C'est dans la mesure où notre progrès spirituel est jalonné d’œuvres imparfaitement transcendées que nous pouvons parler de celles-ci. Ainsi je n'entrevois pas encore distinctement la ou les vérités qu'il y a dans le Bruit et la Fureur de Faulkner, c'est que je ne suis pas encore pris et comme englué dans la trame temporelle du livre. Je puis espérer qu'un jour viendra où elles se découvriront à moi avec la simplicité de ligne d'un dessin d'Hokusaï, cet Hokusaï qui précisément espérait qu'à cent et quelques années le moindre trait issu de sa plume saurait cerner l'Absolu. Il y a d'autres livres, Ulysse, par exemple, où j'ai l'impression d'entrevoir des directions, des amorces de vérités; de ceux-là, je puis parler ou écrire. Mais quand je serai au terme de l'ascension vers la vérité, quand j'aurai repoussé du pied le livre comme l'escabeau du suicidé, alors la parole me quittera comme elle a quitté Lord Chandos, comme le dessin peut-être a quitté Hokusaï le jour où l'Absolu s'est révélé à lui sans médiation aucune [...]. Ce jour-là, je serai sorti de la littérature, et de la critique, pour entrer en un autre domaine ; et les quelques mots que je pourrai écrire pour exprimer ce que j'ai compris, je sais d'avance qu'ils ne seront que des allusions ésotériques à un secret indicible, coups frappés par le prisonnier aux murs de sa prison, que nul ne peut les comprendre de ceux qui n'ont pas, eux aussi, lu et assimilé Joyce et Faulkner, qui n'en sont pas au même point que moi. Ainsi, la critique, finalement, n'est utile à personne de ceux qui pourraient la comprendre et le gros livre que je viens d'écrire n'est rien que le témoignage de mon imperfection.»
Et le grand critique de conclure, répondant par avance à tous les égolâtres de la plume et accoucheurs d’œuvres, dans un beau paradoxe (rappelant, au passage, les textes cités de Michelstaedter) qu’ils méditeront utilement : «Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique.»

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03/03/2005 | Lien permanent

L'unique pensée de Jules Lequier, par Francis Moury

Crédits photographiques : Rafiq Maqbool (Associated Press).
Remise en une d'une note initialement publiée en décembre 2005, pour saluer la création de l'Association des amis de Jules Lequier. Cet article a été précédemment publié dans le n°15 de l'excellente revue d'Alain Santacreu, Contrelittérature, éditée désormais par L'Harmattan.Cela fait des années maintenant, ces deux livres offerts à Natacha V., de Jules Lequier, qu'elle lut peut-être (elle qui pourtant ne lisait absolument rien d'autre que Kierkegaard) alors même que, sans le lui dire, déchirant leur emballage cadeau, je n'avais pu résister à la tentation de les parcourir puis de les lire, ces livres aux titres bizarres, d'un auteur mort mystérieusement et que l'on présentait comme une espèce de Sören Kierkegaard français. Voilà tout ce qu'il fallait sans doute pour m'intriguer puis me donner l'envie de lire ce qui avait été écrit sur cet auteur mystérieux, par exemple en tentant de dénicher, chez un des bouquinistes du Vieux Lyon, l'ouvrage de Jean-Marie Turpin, intitulé Sol ou Jules Lequier (Albin Michel, 1978). Ce fut aussi à cette occasion que je découvris le travail remarquable de Michel Valensi pour les éditions de L'Éclat, auxquelles je suis resté depuis cette première découverte fidèle. Voici donc un extrait de l'article (disponible ci-dessous dans son intégralité) que Francis Moury écrivit pour la revue d'Alain Santacreu, Contrelittérature.Préliminaire : déroulement du fil rouge de la pensée… et retour«Ainsi donc, mes Frères, que nul ne dise : Je ne suis pas de ce monde. Qui que tu sois, si tu es homme, tu es de ce monde; mais il est venu à toi, Celui qui a fait le monde. Il t’a délivré de ce monde».Saint AUGUSTIN, In Joan. Evang., 38, 8, 6, trad. Étienne Gilson, in Étienne Gilson, Philosophie et incarnation selon saint Augustin (éd. Institut d’Études médiévales des Conférences Albert le Grand, Première conférence prononcée à l’Université de Montréal le 14 novembre 1947, distribué par la Librairie Philosophique J. Vrin, 1947), p. 5.«Toutefois, cette même autorité divine a fait elle-même quelques exceptions à la défense de tuer un homme. Il arrive que Dieu ordonne un meurtre, soit par une loi générale, soit par un ordre exprès qui vise telle ou telle personne et telle circonstance. […] Quant à ceux qui ont perpétré ce crime sur eux-mêmes, on peut admirer peut-être leur grandeur d’âme, mais non pas leur sagesse ni leur bon sens».Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre I (413 ap. N.S.J.C.), § 21 et 22, texte latin et traduction avec une introduction et des notes par Pierre de Labriolle (éd. Classiques Garnier, tome premier, 1957), pp. 71 et 73.«Tout ce qui est possible doit arriver».F.-W. Schelling, cité par Vladimir Jankélévitch, La Mort (rééd. Garnier Flammarion, 1977), p. 18.«Des recherches philosophiques sur la nature de la liberté humaine peuvent avoir d’abord pour but de dégager son concept puisque le fait de la liberté, quelque direct et profond que soit le sentiment que nous avons de celle-ci, est loin d’être évident et exige, pour être exprimé en paroles, une pureté et une profondeur de conception plus qu’ordinaires; mais elles peuvent aussi porter sur les rapports entre ce concept et l’ensemble d’une conception scientifique du monde».F.-W. Schelling, Recherches philosophiques sur la nature de la liberté humaine (1809), in Essais (éd. Aubier-Montaigne, traduction S. Jankélévitch, 1946), p. 225.«[…] Faire, non pas devenir mais faire, et en faisant se faire».Jules Lequier.«Le rapport d’un esprit à l’acte qu’il accomplit est certainement libre, mais parce qu’esprit signifie déjà liberté».Jules Lachelier, Extrait d’une note additionnelle à l’article «Liberté» du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de A. Lalande & Société française de Philosophie (p. 561 de la 12e éd. P.U.F. revue et augmentée sous la direction de René Poirier, 1976), cité par Louis Millet, Lachelier : la nature – l’esprit – Dieu (éd. PUF, coll. Les grands textes, 1955), p. 105.«En d’autres termes, le devenir est candidat à l’être ou, comme le dit Augustin lui-même, Dieu suscite du temporel pour en faire de l’éternel : vocans temporales, faciens aeternos !».Étienne Gilson, Philosophie et incarnation selon saint Augustin (éd. Institut d’Études médiévales des Conférences Albert le Grand, Première conférence du cycle prononcée à l’Université de Montréal le 14 novembre 1947, distribué par la Librairie Philosophique J. Vrin), p. 45.Les deux noms du penseurComment trouver, comment chercher une première vérité de Jules LequierLe nom sous lequel nous connaissons Lequier est déjà un résultat de ce que désigne le titre de cet article : la liberté. Il s’est librement et tardivement renommé Lequier. Son nom pour l’état civil était Joseph Louis Jules Léquyer. Un tel résultat – passer de Jules Léquyer à Jules Lequier – n’épuise pas sa cause mais il participe déjà à la plus célèbre formule en laquelle on a souvent résumé sa philosophie : «Faire, non pas devenir mais faire et en faisant, se faire». Formule qui n’est qu’un autre résultat du même cheminement volontaire. Volontaire ? Dans le cas de l’adoption du nom nouveau, assurément oui. Dans celui du cheminement, la contingence la plus terrible a eu son mot à dire. Lequier est un philosophe de plus à verser au contingent de ceux dont la philosophie est inexplicable, voire incompréhensible si on ne connaît pas leur biographie.La vie du penseur et ses trois défaitesAbel et Abel de Jules LequierIl faut donc d’emblée savoir que rien ne prédestinait en fin de compte ce jeune homme catholique breton renommé par lui-même «Jules Lequier» à la recherche philosophique d’une première vérité. Né à Quintin (Côtes du Nord) en 1814, polytechnicien de la même promotion que Charles Renouvier (le futur fondateur du «criticisme»), sous-lieutenant (décembre 1836), stagiaire pendant deux ans à l’École d’Application d’État-Major, il ne put obtenir d’y être versé. Ses années d’études et son avenir professionnel étaient sérieusement compromis. Il s’en plaignit en 1839 au Ministre de la Guerre, s’estimant victime d’une injustice. C’est à cette occasion qu’il fait appel à son cousin François Palasne de Champeaux qui était secrétaire de Lamartine. Le poète-politique influent écouta celui qui se nommait encore «Joseph Louis Jules Léquyer» et fut convaincu de plaider à son tour sa cause : en vain. Il se mit en demi-solde puis démissionna le 06 juin 1839 : première défaite. Deuxième défaite : il se présente aux élections en 1848 dans son département – une terre acquise à Lamartine et aux lamartiniens – mais ne sera pas élu. Et son état de santé psychique donne des inquiétudes à sa famille (tant qu’elle vit mais bien sûr, elle meurt…) et à ses amis. Renouvier fut ainsi le témoin de sa crise majeure. Troisième défaite : alors qu’il est déjà franchement pauvre et isolé, il tombe amoureux d’une demoiselle Deszille à qui il propose deux fois le mariage à quelques années d’intervalle, sans succès. Le 11 février 1862, il marche vers la mer de Saint Brieuc (Plérin-sur-Mer) et y nage en direction du large jusqu’à épuisement. Comme il était, paraît-il, bon nageur rompu à nager même l’hiver, on discute pour savoir si sa mort est accidentelle ou suicidaire et cette discussion est importante quand on la rapporte à sa pensée : nous y reviendrons. C’est Renouvier qui publia en 1865 les premières pages connues et essentielles de Lequier qui n’a rien publié de son vivant mais montrait parfois ses écrits à ceux qu’il en jugeait dignes.Le point commun entre deux penseursLa biographie de Lequier comporte un point commun frappant avec celle d’Auguste Comte : tous deux auront passé quelques temps dans un asile d’aliénés dont l’activité thérapeutique couvre aussi bien, à l’époque, les troubles psychiques que les troubles neurologiques ou mentaux. Comte en sortit, comme on sait, avec la mention «non guéri» signée par son médecin Esquirol tandis que la rapidité de rétablissement de Lequier surprit agréablement ses médecins qui le jugèrent probablement guéri. Dans les deux cas, ces crises psychiques furent concomitantes avec l’inspiration philosophique, si on étudie la chronologie de leurs écrits en relation avec leurs biographies respectives. Mais Comte fonde d’abord une philosophie positiviste puis une Religion de l’Humanité qui la coiffait organiquement ou la défigurait (selon les héritiers divers) tandis que Lequier trouve sa première vérité qu’il cherchait sans pour autant fonder le moindre système dessus. Ses écrits sont ensuite un travail de questionnement non moins constant. Quelle est-elle, au fait, cette première vérité ?La pensée et les pensées sur la pensée… puis retourTout le monde l’a remarqué explicitement ou implicitement (Renouvier, Delbos, Bréhier, Wahl, Grenier, et les commentateurs postérieurs à eux) la démarche de Lequier est métaphysiquement cartésienne : c’est une méditation cartésienne en apparence qui aboutit d’ailleurs positivement à l’un des fondements du cartésianisme. Résumée en son résultat immédiat et tangible, La recherche d’une première vérité semble simple : si je ne me contente pas des préjugés et que l’inquiétude philosophique la plus pure m’amène à rechercher une première vérité, c’est que je suis libre absolument d’effectuer cette recherche. En la cherchant – alors que je jugeais insuffisants toutes les réponses et tous les socles sur lesquels m’appuyer à mesure que ma recherche progressait – je l’ai donc finalement trouvée : c’est ma liberté.Bien. Effectivement, il suffisait de faire, et en faisant, on découvrait qu’on se faisait. Du même coup on découvrait qu’on n’était pas soumis à un devenir déterminé mais renvoyé à la contingence. Car l’angoisse première née de la célèbre Feuille de charmille est une angoisse absolue qui s’élève à une métaphysique de la contingence. Comme le sera celle de l’arbre noir à demi-mort dont coule la résine lumineuse dans un de ses ultimes textes les plus franchement hallucinés et qu’il faudrait comparer avec la future nausée sartrienne éprouvée devant la racine d’un arbre. Donc faire et, en faisant non pas devenir ou demeurer un élément passif du devenir et d’une interaction aberrante mais se faire. Immédiatement, naît un second problème inévitable car toujours déjà là.Autant de libertés interactives existent que d’êtres humains : comment envisager le monde et l’idée de Dieu compte tenu de cela ? Dieu lui-même se fait-il dans le temps par sa créature ? À mesure qu’on lit ces textes d’une étrange beauté, très inconfortable en dépit de la perfection de sa syntaxe qui se souvient de la rigueur d’un Maine de Biran et qui annonce la profondeur d’un Proust, on constate que Lequier, dès le départ de sa méditation qu’il a baptisée recherche et non pas méditation, nous a fait glisser dans une dimension étrange pour l’époque qui le rattache autant à saint Augustin qu’à F. W. Schelling, autant à Kierkegaard et Nietzsche (le fragment sur l’interaction infinie des actes au sein du cosmos dans Humain trop humain) qu’à Freud («là où ça était, je dois devenir») mais en fait, lui Jules Lequier, un parfait météore, non moins chu qu’Edgar A. Poe d’un désastre obscur.Certes, théoriquement, on peut dérouler la pelote du fil rouge qui relie Lequier à ses prédécesseurs : son angoisse est d’essence augustinienne. D’Augustin à Descartes puis Maine de Biran à Lequier, la conséquence est bonne : à partir de la liberté donnée enfin à la conscience comme fait inexplicable mais assuré, contingent mais certain, il s’agit de construire une anthropologie comme philosophie religieuse qui prenne en compte la situation de l’homme dans le monde, situation tragique par essence. Pourtant ce qui est remarquable en fin de compte, c’est que Lequier ait exprimé le premier d’une manière moderne l’angoisse métaphysique, la déréliction, la peur (au sens où Hobbes disait : «la grande passion de ma vie aura été la peur») qui présidaient déjà intimement aux intuitions géniales de ses prédécesseurs et l’ait fait à ce point précis de la chronologie philosophique française. Ces intuitions donnaient naissance ailleurs qu’en France à des pensées comme celles de Schopenhauer, de Nietzsche et de Kierkegaard qui pensent déjà l’angoisse elle-même comme facteur absolument positif, concret absolu. Le problème vital de Lequier est qu’il ne domine pas ce fil rouge : il l’appréhende, davantage que comme nœud gordien, comme une circularité oppressante qu’il faudrait théoriquement rompre et qu'il est pourtant absolument impossible de rompre. Il développe un aspect nouveau en France d’une intuition métaphysique aux facettes anciennes.Le déterminisme scientiste para-comtien et post-comtien, cette dégénérescence annoncée dès l’antiquité du positivisme, ne lui pose pas de problème particulier. Son compte est réglé depuis longtemps : il est réglé et bien réglé, à sa juste place, celle de la cuisine dont le XVIIIe siècle l’a fait émerger un moment. Oui il y a des lois, commodes et fonctionnant apparemment assez régulièrement pour que l’homme puisse dominer relativement la nature matérielle, biologique un peu moins, morale, sociale, économique et religieuse pas du tout. Mais elles n’expliquent rien. Auguste Comte lui-même, aussi ex-polytechnicien pauvre, radié lui aussi des cadres, répétiteur une année ou deux puis vivant de cours particuliers et enfin du fameux «subside positiviste» ne cesse de le répéter dans ses Cours de philosophie positive qui sont l’alpha et l’oméga de la France pensante de l’époque. Les positivistes comme Littré et Renan, les positivistes spiritualistes et les critiques de la science (Ravaisson, Boutroux, Lachelier, Poincaré, Le Roy, Duhem, Bergson, Meyerson) enfonceront le clou : l’idéalisme allemand kantien et post-kantien est connu et apprécié d’eux en raison, d’abord et surtout, de cet argument que le déterminisme de la science fonctionne mais qu’il ne sera jamais fondé. En matière de fondement, il faut trouver autre chose. Lequier le sait très bien. Il sait aussi, comme un Léon Chestov ou plus tard un Heidegger, qu’on a trouvé dans l’antiquité classique et au moyen-âge des fondements bien plus intéressants. Et il sait – d’une connaissance philosophique – comme eux qu’entre l’antiquité et le moyen-âge, il s’est produit un phénomène historique inédit après lequel rien ne saurait être comme avant et qu’il n’est pas sérieux de prétendre penser sans vouloir se risquer à le penser lui aussi. Surtout quand on a été élevé en Bretagne au début du XIXe siècle : il suffit de lire les Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan pour en être convaincu !La recherche lequierienne de Dieu, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, n’est pourtant nullement assurée de trouver un terme défini métaphysiquement d’une manière satisfaisante: la créature posée libre, reste le problème du créateur et Lequier envisage, contemple, tourne autour des différents problèmes classiques de la théologie sans pouvoir trancher. D’où le ton authentiquement impressionnant de ses textes : une inquiétude individuelle exacerbée, une angoisse cosmique toute pascalienne face à l’aporie de la temporalité de la liberté qui pourrait aller jusqu’à introduire une temporalité dans Dieu lui-même en considérant le problème de la succession contingente des actions humaines sous le point de vue de l’éternité. Lequier esquisse régulièrement une admirable théologie dialectique qui retrouve certes saint Augustin et Pascal mais annonce non moins régulièrement l’existentialisme catholique moderne et sa vision tragique de la condition humaine. Il y a aussi chez lui des traces annexes de pragmatisme volontariste, de néo-criticisme, mais elles sont secondaires en valeur comme en importance théorique. Lequier regarde la ligne d’horizon du XXe siècle avec des yeux venus du passé le plus lointain et le plus originaire : il a d’ailleurs fallu attendre 1952 pour que les œuvres complètes de ce «Descartes tragique», révélées fragmentairement en 1865, soient éditées. Et leur édition confirme que le fragment (même étendu aux dimensions d’un livre) est bien la dimension naturelle, anti-systématique de sa pensée.La mort du penseur ou bien le suicide du penseur ?On mesure donc seulement après avoir lu ce qui précède l’importance de la signification de son geste final : un de ses proches pense qu’il ne se suicida nullement mais nagea en espérant un miracle (qui ne vint pas) et qu’il est donc mort accidentellement. D’autres la rabaissent au suicide athée. Cette ambivalence dialectique et existentielle de sa «mort-suicide» impossible à trancher qui demeure telle une contradiction possible, un acte manqué ou bien pleinement assumé, n’est-ce pas un saisissant résumé de ce qui fut, peut-être, l’unique pensée de Jules Lequier ?NB : on a jugé inutile de fournir une bibliographie, tant de Jules Lequier lui-même que des études partielles ou totales de sa vie et de sa pensée parues en France et à l’étranger, sur papier comme sur Internet : le lecteur en trouvera sans peine, ne serait-ce que par la grâce des moteurs de recherches. Qu’il se méfie simplement de la précision parfois vraie mais parfois absolument erronée de ce qu’il y verra du premier coup d’œil et veuille bien d’abord se référer aux meilleurs historiens de la philosophie, rompus aux méthodes de cette histoire et à sa rigueur. On en a cité supra qui n’épuisent pas la liste mais fournissent d’excellents points de départ. Ajoutons simplement que notre crainte (la crainte du vaillant varan Juan Asensio, qui fut ensuite seulement la mienne exprimée-reprise sur son beau site Internet, Stalker, deux craintes traçables dans son billet préfaçant ma critique cinématographique de Miracle en Alabama) que la mémoire de Lequier ne fût perdue s’avère heureusement et tout compte fait sans objet. À défaut d’être connue ou même reconnue largement du grand public, elle persiste encore récemment dans le cercle naturel qui est le sien, celui des travaux d’histoire de la philosophie.J'ajoute que plusieurs ouvrages de Jules Lequier sont en cours de numérisation par les éditions de

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07/02/2010 | Lien permanent

Par-delà le crime et le châtiment de Jean Améry

Crédits photographiques : Vadim Ghirda (Associated Press).
Par-dela-le-crime-et-le-chatiment.jpgÀ propos de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment (Actes Sud, coll. Babel, 2005).

Sous-titré Essai pour surmonter l'insurmontable, l'ouvrage de Jean Améry a été publié en 1966. Il s'agit d'un recueil composé de plusieurs textes dont le plus saisissant est sans doute celui qui s'intitule La torture et qui est donc consacré à l'expérience que subit l'auteur non seulement de l'emprisonnement dans le fort Breendonk, mais de la torture infligée par des soldats nazis à un homme qui, ne sachant rien, ne put rien leur avouer.
Expérience brève, intense, atroce, décrite avec une sobriété de moyens qui fait songer à l'écriture sèche (en apparence tout du moins) d'un Sebald, expérience cependant moins atroce que celle d'autres détenus, de l'aveu même d'Améry, expérience pourtant inoubliable, la torture étant définie, pour le moins banalement, comme «l'événement le plus effroyable qu'un homme puisse garder au fond de soi» (p. 61) et aussi comme celui qu'il est rigoureusement impossible d'évoquer à celles et ceux qui ne l'ont point enduré dans leur chair et leur esprit, tant la douleur extrême infligée à un homme par un autre homme est une expérience rétive au pouvoir du langage : «Celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire» (p. 82), magnifique paradoxe que la littérature répétitive tout entière et passablement ennuyeuse d'un Sade a peut-être tenté d'illustrer métaphoriquement.
En fait, la torture, en tant que réalité qui «pose une revendication totale», éteint la parole, Jean Améry confiant que, pour lui, «elle s'est éteinte depuis longtemps» (p. 58) de toute façon, parce qu'elle confine l'esprit dans un cachot duquel il ne peut s'échapper et révèle son «incompétence» (p. 55). La langue elle-même n'a rien à dire sur l'expérience de la torture, tout simplement parce qu'elle ne peut rien dire, pour la raison que la réalité insurpassable de la douleur infligée par le bourreau au supplicié excède ce tout dans lequel, selon l'auteur, doit s'intégrer une langue, un tout sur lequel il faut «avoir un véritable droit possessoire» (p. 122), le torturé n'ayant bien évidemment par définition aucun pouvoir sur la torture que le bourreau pratique sur son corps.
C'est peut-être parce que la torture nous donne l'expérience directe de la douleur et que cette dernière paralyse l'esprit par la fulgurance de la mort, admise sans autre forme de procès et même appelée, comme soulagement des souffrances, que la torture peut être considérée comme une espèce de court-circuit de la pensée logique. Ainsi, aucune «route empruntée par la logique, écrit Jean Améry (1), ne peut nous conduire à la mort, mais il est permis de penser que la douleur puisse frayer jusqu'à elle une voie intuitive», la torture allant même jusqu'à abolir «la contradiction de la mort», puisqu'elle «nous fait vivre notre propre mort» (p. 83) et, bien pire, oserait-on dire, que cela, bien pire que la mort, l'expérience de notre animalité souffrante, hurlante sous la douleur incessante, contre laquelle nous ne pouvons rien faire : «Une simple petite pression de la main prolongée par son instrument suffit pour transformer l'autre – y compris sa tête qui peut abriter ou non Kant et Hegel et toutes les neuf symphonies et le monde comme volonté et comme représentation – en goret qui s'égosille sur le chemin de l'abattoir» (p. 86).
La torture, y compris même lorsque les stigmates infligés par le bourreau à son prisonnier ont cessé d'être physiquement visibles, constitue, comme le dit Améry, «l'outrage de l'anéantissement» qui est «indélébile» (p. 95), car celui «qui a été martyrisé est livré sans défense à l'angoisse» (idem.). L'homme qui a été torturé, d'un seul coup, a retiré sa confiance du monde.
Un autre point est intéressant, qui conduit Jean Améry à s'opposer à la thèse, si fameuse et critiquée par exemple par un Gershom Scholem, sur la banalité du mal telle que la posa Hannah Arendt. Pour l'auteur de Lefeu ou la démolition, la découverte du mal extrême représente une expérience limite, un apex de souffrance mais aussi de conscience qui nous confronte à la réalité la plus crue, qui par essence n'est pas la banalité de la vie quotidienne, confondue avec une «abstraction chiffrée» (p. 68). À Auschwitz, de même que les livres constituent des objets à peine concevables «pour le commun des détenus» (p. 31), la poésie n'a aucune place et moins que cela même, le souvenir de la poésie, comme tels vers d'Hölderlin, le poème étant incapable, pour Améry, de transcender la réalité atroce (cf. p. 33). Proust, en somme, ne peut absolument rien contre la déchéance.
Or, le mal détruit toute forme de représentation, celle par exemple qu'une Hannah Arendt, qui «ne connaissait l'ennemi de l'homme que par ouï-dire et ne le voyait que dans sa cage de verre» (p. 67; il s'agit, bien évidemment, d'Eichmann), a cru être la plus apte à décrire la monstruosité de l'homme des foules, et nous fait donc comprendre que «les visages insignifiants finissent quand même par devenir des visages de la Gestapo et que le mal se superpose à la banalité et en quelque sorte la surélève» (idem.).
Étrange trouée dans le monde des ténèbres, étrange forme d'appropriation d'une expérience pourtant décrite comme abominable, maladive volonté d'exhiber un martyre qu'un intellectuel, qui ne l'a pas expérimenté au plus intime de sa chair, ne peut bien évidemment pas même s'imaginer, et qui nous laisse soupçonner qu'Améry, bien qu'incroyant comme il le déclare dans son premier texte (Aux frontières de l'esprit), procède à une essentialisation du mal, comme un autre athée, qu'il cite d'ailleurs, Georges Bataille. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Jean Améry, dans la seconde préface, datant de 1977, à son ouvrage, affirme que toutes «les tentatives d'explications monocausales ont ridiculement échoué» (p. 12) à expliquer Auschwitz, un propos qu'il étend, un peu plus loin, au «mal radical» : «Étant donné que d'une part aucune lumière véritable n'est faite sur l'éruption du mal radical en Allemagne et que d'autre part ce mal [...] est en effet singulier et irréductible dans la totalité de sa logique interne et de sa rationalité maudite, l'énigme reste entière» (pp. 13-4).
Et Améry de reconnaître sans la moindre ambiguïté la supériorité, face au mal, de la conscience religieuse ou politique : «Ce que j'ai cru comprendre m'est apparu de plus en plus comme une certitude : l'homme croyant au sens le plus large du terme, que la foi qui l'anime soit métaphysique ou fondée sur une immanence, se dépasse lui-même. Il n'est pas prisonnier de son individualité, il fait partie d'un continuum spirituel que rien n'interrompt, même à Auschwitz» (p. 45).
Une image, peut-être, pourrait rendre compte de l'horreur, appartenant au registre de l'apophatisme ou, plus étonnamment, à celui de l'image inversée, si souvent employée (et commentée) par un Léon Bloy : «Nous autres [les Juifs], nous sommes habitués à ce genre de choses. On a pu voir comment le verbe s'est fait chair et comme le verbe devenu chair a finalement formé une montage de cadavres» (p. 18). George Steiner ne semble avoir répété que cette noire évidence, qui lie l'extermination des Juifs au christianisme, du moins à une espèce de christianisme devenu fou.
L'énigme posée par Jean Améry reste aussi cruelle qu'entière : comme un homme qui ne croit pas en Dieu, pourtant, selon ses propres dires, seul rempart susceptible de contenir (vaincre ? Non : contenir) la barbarie des camps d'extermination, a-t-il pu endosser le terrible fardeau de la condition de Juif rescapé des camps de la mort sans sombrer non seulement dans le ressentiment auquel il consacre de très belles pages, mais dans le désespoir dont l'issue ne peut signifier qu'une seule chose, le suicide ? Il s'agit donc, pour cet homme, de tenter de transformer son expérience de la monstruosité en une donnée socialo-historique qui pourra, espérons-le du moins, influencer la société allemande telle qu'elle se bâtit après la Seconde Guerre mondiale.
L'avant-dernier texte du recueil, intitulé Ressentiments, est peut-être le plus personnel qu'a écrit Jean Améry, dans lequel il tente d'établir le rôle historique, à l'exclusion d'un possible rôle théologique dont il ne veut pas (2), de l'homme qui n'accepte pas aussi facilement que cela, qui ne peut accepter non seulement Auschwitz, mais le discours des nouvelles générations allemandes qui prétendraient que l'on en fait trop, justement, avec Auschwitz, et qu'elles ne sauraient être éternellement tenues pour responsables de la faute, certes énorme mais, disent-ils, compréhensible, donc excusable à plus ou moins brève échéance et si l'on tient compte d'une multitude de facteurs explicatifs, commise par leurs pères et leurs grands-pères.
C'est dans ce texte que Jean Améry explique la nécessité de conserver non seulement l'unicité mais la valeur paradigmatique absolue d'Auschwitz, en rappelant quelques vérités sobres que j'aurais aimé rappeler, si j'en avais eu le temps, à Renaud Camus lors de notre passage commun sur le plateau de l'émission Ce soir où jamais, le 13 novembre 2012.
Il est intéressant de se souvenir de la réponse, pour le moins confuse, que Renaud Camus me fit (à partir de 10 minutes 06), que je résume dans son esprit : Auschwitz, un événement certes horrible, aura servi comme argument majeur aux tenants de l'antiracisme pour occulter le Grand Remplacement (ou Renversement) en cours en Europe.
Je n'ai cessé de réfléchir, depuis ce soir-là, à cette réponse camusienne, donc prétendument bathmologique qui, pour le coup, constitue une aporie dans sa manière de court-circuiter toute forme de débat. Il est ainsi fort amusant de constater que le pauvre Renaud Camus, qui selon tel échotier pornographe (3), aurait été confronté à une meute sanguinaire incarnant l'Empire du Bien l'ayant empêché de s'exprimer, a au contraire, en mélangeant la référence à Auschwitz avec le discours prétendu de l'antiracisme, opéré une réduction ad absurdum. Il n'est pas moins évident que Renaud Camus, qui commence à roder son discours politique, a été pour le moins malin, ou simplement prudent, en taisant lui-même, devant les invités du plateau mais surtout devant les caméras, ce dont il s'agit réellement : Auschwitz ne peut tout simplement plus être enseigné, parce que la présence, de plus en plus nombreuse et problématique selon l'auteur de Du sens, d'enfants d'origine maghrébine dans les écoles françaises, empêche tout simplement la référence à l'extermination de 6 millions de Juifs et, plus largement, à Israël. Ainsi Renaud Camus peut-il à bon compter trouver pesante la référence constante à Auschwitz et remercier les envahisseurs d'évacuer, par les cheminées d'une société de plus en plus menacée par l'Islam, ce si vilain décor qui de toute façon s'effrite, planté au cœur même de l'Europe : qu'on l'évacue donc, puisqu'elle ne peut plus être évoquée, l'image des tombes de fumée des exterminés !
Il est évident que je ne saurais reprendre à mon compte le ressentiment que Jean Améry déclare éprouver à l'égard de ses bourreaux et, tout autant dirait-on, pour ceux qui, innombrables, n'ont osé ou voulu défendre des Juifs traités d'une façon sous-humaine et même, sous-animale. C'est dans le long passage qui suit que l'auteur évoque l'utilité historique du ressentiment mais encore la noire évidence que constitue Auschwitz à mes yeux, et que Renaud Camus, s'il me lit, ferait bien de méditer, plutôt que de ne s'intéresser qu'au diamètre de son nombril (4), noire réalité que je lui aurais rappelée avec grand plaisir, si j'en avais eu le temps comme je l'ai dit, durant cette émission du 13 novembre 2012, qui m'a valu tant de crachats et d'accusations grotesques de trahison, comme si le fait d'avoir consacré quelques notes, plutôt positives, à certains ouvrages de Renaud Camus avait subitement dû me dépouiller de ma capacité à reconnaître, presque immédiatement, l'homme, petit et veule, sous le littérateur passable : «Aiguillonné par les coups d'éperon de notre ressentiment – et non par une volonté de conciliation souvent douteuse subjectivement et objectivement hostile à l'histoire –, le peuple allemand resterait alors sensible au fait qu'il ne peut laisser neutraliser par le temps une partie de son histoire nationale, mais qu'il faut au contraire qu'il l'intègre. Auschwitz est le passé, le présent et l'avenir de l'Allemagne : si je me souviens bien, cette affirmation est due à Hans Magnus Enzensberger, qui n'a malheureusement pas voix au chapitre puisque lui et ses pairs moraux ne sont pas le peuple. Mais si notre ressentiment brandissait l'index en silence à la face du monde, alors l'Allemagne tout entière garderait à l'esprit, pour elle et pour les générations futures, cette grande vérité : que ce ne sont pas des Allemands qui ont aboli le règne de l'infamie» (p. 167).
Et Jean Améry d'adopter la posture, ô combien intolérable et qui ne pouvait trouver son issue, peut-être, que dans la mort que se donna l'auteur, du survivant qui doit tenter d'enkyster ses ressentiments (cf. p. 172) et qui finira néanmoins, il le sait, par disparaître, même s'il implore ironiquement «la patience envers ceux dont le repos est encore perturbé par la rancune» (p. 173), lui qui jamais ne pardonnera à ses bourreaux, lui qui admet que, en tant qu'homme blessé, tout ce qu'il doit faire consiste à désinfecter et bander sa blessure, «et non pas réfléchir à la raison pour laquelle le bourreau a levé sa hache, et finir sans doute par le disculper en découvrant cette raison» (p. 194), même s'il semble redouter la «possibilité d'une nouvelle destruction massive des juifs [qui] ne peut être exclue» (p. 207), même s'il a été, est et restera à tout jamais, à cause d'Auschwitz et de personnes qui aujourd'hui, comme Renaud Camus, estiment qu'Auschwitz ne sert qu'à masquer la réalité d'un problème autrement plus important que l'extermination de 6 millions de Juifs, à savoir, disons-le clairement, sans l'ombre d'une de ces bathmologies si pratiques pour les trouillards, le remplacement des Français, voire des Européens par des Arabes et des Noirs, un homme marqué par l’infamie, même si Jean Améry est un homme qui, sans «le sentiment d'appartenance à la communauté des menacés», ne serait «plus qu'un homme qui laisse tomber les bras et qui fuit la réalité» (p. 206).
C'est du côté d'un tel homme que nous sommes, sur l'avant-bras gauche duquel est tatoué «le numéro d'Auschwitz; il se lit plus vite que le Pentateuque ou que le Talmud mais l'information qu'il livre est plus éloquente» (p. 197).
C'est, toujours, du côté des humiliés et des offensés que nous sommes, pas des petits seigneurs réfugiés dans leur tour d'ivoire, enkystés, pour le coup, dans la haine, le mépris et le ressentiment, dans la peur aussi, si mauvaise conseillère, que cette ombre bavarde qu'est Renaud Camus ne cesse de conjurer en multipliant, par exemple, la capture, seconde après seconde dirait-on, du temps qui fuit.
Ce n'est pas, ce ne sera jamais du côté de Renaud Camus que nous serons.

Notes
(1) Ce propos de l'auteur semble contredire ce qu'il a écrit dans le premier texte composant son livre : «Plus essentielle est la pensée analytique : c'est d'elle que l'on peut attendre qu'elle soit à la fois un soutien et un guide sur les chemins de l'horreur» (p. 37). Dans un autre texte intitulé Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ?, Améry, de nouveau, utilise cette image lorsqu'il écrit : «Il faut avoir une terre à soi pour ne pas en avoir besoin, de la même manière que la pensée doit posséder les structures de la logique formelle pour en franchir les limites et accéder aux domaines plus fertiles de l'esprit» (p. 107).
(2) «Il ne peut être question ni de vengeance d'un côté, ni de l'autre d'une expiation problématique qui n'aurait de sens que dans le contexte théologique et ne me concernerait donc absolument pas, et bien sûr il ne peut s'agir non plus d'un apurement, d'ailleurs historiquement inconcevable, par la force brutale» (p. 166). Ailleurs, Jean Améry affirme : «L'affliction métaphysique est un souci élégant, de très haut standing. Qu'elle reste l'affaire de ceux qui savent depuis toujours qui ils sont et ce qu'ils sont, pourquoi ils le sont et qu'ils peuvent le rester. Je la leur concède volontiers – et je ne m'en sens pas plus misérable devant eux» (p. 210).
(3) Il n'est pas plus étonnant qu'un xénophobe et un raciste cachant sous un pseudonyme ses idées nauséabondes comme Ygor Yanka (et le choix de ce patronyme fantaisiste est bien évidemment fort commode, lorsque l'on n'ose pas signer ses textes les plus virulents, disons les plus souchiens, de ses prénom et nom), il n'est pas étonnant qu'un tel personnage exsudant la haine, la peur déguisée en résistance guerrière, la vulgarité et le ratage à prétention hautement introspective, utilise à peu près le même pseudo-argument que le cacographe Pierre-Antoine Rey (auquel je fis cette longue réponse), lorsqu'il écrit dans telle note bavarde et solipsiste : «Je ne suis pas camusien ni camusolâtre, mais je donne raison à Camus sur le Grand Remplacement. Sur la Shoah, vous [moi-même, donc] aviez aussi raison, évidemment, sauf que votre intervention a semblé n'avoir pour but que de faire passer Camus pour l'antisémite qu'il n'est pas. Et il s'est fort clairement exprimé là-dessus ensuite».
Je ne sais si Camus est ou n'est pas antisémite, ni encore s'il est ou pas raciste. À la limite, je m'en fiche car, pour reprendre les termes de Jean Améry, l'antisémitisme est l'affaire des antisémites : «c'est leur infamie ou leur maladie. C'est aux antisémites de surmonter le problème, pas à nous» (pp. 193-4, l'auteur souligne). Ygor Yanka, aussi remarqu

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29/01/2013 | Lien permanent

Littérature et critique : de l’exigence de Jean-Paul Sartre à la déchéance actuelle, 2, par Gregory Mion

2 Critique, littérature, Sartre2.jpg

Crédits photographiques : Lana Turner (Boston Globe).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





3969326997.jpgLittérature et critique : de l’exigence de Jean-Paul Sartre à la déchéance actuelle, 1.





La folle exigence de Jean-Paul Sartre : les prescriptions idéales

Plus la maladie est coriace, plus les médicaments doivent être offensifs, et l’état de délabrement de la littérature française actuelle nous oblige à remonter dans le temps, à potasser dans quelque ordonnance de médecin sourcilleux, pour examiner justement ce que pensait l’un de ses meilleurs représentants. Il est inutile de revenir sur les défauts de Sartre, sur le caractère ténébreux de certains de ses engagements que l’on a tant de fois ressassés, ne serait-ce déjà que parce que les différents reproches qu’on pourrait lui adresser sont compensés par quantité de travaux remarquables et audacieux à plus d’un titre, à commencer bien sûr par ses écrits sur la littérature. Au regard de ce que nous avons aujourd’hui en termes de critique et de théorie littéraires, on ne peut que regretter Sartre, lui qui voulut aussi bien conquérir l’Himalaya de Flaubert (cf. L’Idiot de la famille) que prescrire un programme aux auteurs de sa génération (cf. Qu’est-ce que la littérature ?), sans parler des volumes de Situations qui regorgent d’analyses et d’intuitions avisées sur la question. À vrai dire, il n’est que de comparer ce travail de mastodonte avec celui d’un Arnaud Viviant pour s’éviter des commentaires déplacés sur Sartre. En publiant La vie critique (1), Viviant a au moins eu cette utilité de se discréditer d’emblée tant le contenu de son livre traite de tout sauf de critique littéraire digne de ce nom. Que Viviant cependant ne s’offusque point d’être ainsi placé sur la même balance que Sartre et de constater que son plateau penche dangereusement du côté de la légèreté, il n’est pas isolé, loin de là, puisque tous ses camarades de la presse littéraire rémunérée sont éligibles sur ce plateau de frivolité – et à eux tous ils ne feraient pas le moindre contrepoids par rapport à Sartre.
À la limite, le problème qui se pose est celui-ci : comment ces gens-là peuvent encore prétendre écrire ou s’exprimer sur la littérature alors même qu’ils incarnent la plus parfaite misère intellectuelle sur le sujet ? Car on n’attend pas d’un critique qu’il nous fasse une vulgaire récapitulation des sous-intrigues d’une Christine Angot ou des bourrasques individualistes d’un Yann Moix; à la place de ces éléments négligeables, on attendrait plutôt du critique qu’il produise une étude sérieuse sur les auteurs qui prennent la littérature au sérieux, qu’il nous fasse par exemple entrer dans les tourments épistolaires d’un Vincent La Soudière ou qu’il aille fouiller du côté des malades mentaux du roman tels que Roberto Bolaño, Thomas Mann, Hermann Broch, William Gass et tant d’autres. Pour relever un tant soit peu le niveau du lectorat, il convient, surtout quand on en a la charge, de lui soumettre des références esthétiquement inépuisables. Les écrivains médiocres n’ont en outre pas besoin qu’on disserte sur leurs basses œuvres – ils ont déjà tous les médiocres virtuels qui le font eu égard aux stratagèmes que nous avons discutés tantôt. Ce n’est donc pas à nous qu’il devrait revenir au premier chef de perpétuer la mémoire des auteurs consistants, mais bel et bien à la critique littéraire de profession, celle qui jouit de plusieurs colonnes dans des quotidiens, des hebdomadaires ou des mensuels qui sont beaucoup plus consultés que Stalker, ceci en dépit du fait qu’ils soient payants. Pourquoi cela n’est-il du reste guère envisageable ? Parce que nous sommes prisonniers d’une littérature du marché et que pour vendre une camelote journalistique, il faut d’une part des analphabètes journaleux qui partagent la même langue que leurs lecteurs, et d’autre part ne peuvent convenir à ces analphabètes dilettantes que des livres écrits par des analphabètes, des livres qui se lisent au bord de la piscine ou au comptoir d’un bistrot chic. Il semble ainsi qu’un très bizarre poujadisme se soit emparé des milieux littéraires français – il y règne un corporatisme licencieux qui ne persévère qu’à la seule fin de se transmettre des moyens de subsistance relativement avantageux, le tout en sombrant dans une fainéantise qui a de moins en moins honte de s’exhiber au grand jour. Triste époque en effet que celle des mondains littéraires qui font des compétitions de vacances et de bien-être sur les réseaux sociaux, lors même qu’ils devraient être en train de se tuer à la lecture, de se consumer dans les annotations et l’appétit de servir le génie, au lieu que de se servir des ressources de la médiocrité pour parachever la leur. Il fut cependant un temps pas si lointain où la critique littéraire était menée par des gens comme Proust et Barbey d’Aurevilly.
Par contraste avec ce tragique diagnostic, les mots de Sartre sur ce que devrait faire un critique littéraire nous paraissent sinon complètement anachroniques, du moins follement exigeants (2). Selon lui, toute critique ne devrait être qu’un dialogue permanent entre Montaigne et Pascal (argument intéressant), mais lesquels de nos journalistes du moment ont réellement une connaissance suffisante de ces auteurs ? On pourrait presque parier qu’ils ne les ont jamais lus in extenso, voire qu’ils ne les ont pas lus tout court. En affirmant une telle exigence, Sartre suppose à bon droit que tous les romans détiennent quelque chose qui nous ramène inexorablement à Montaigne et Pascal, sans doute à la mort et à l’espérance, parce que n’importe quel roman approfondi n’échappe pas aux thèmes mêlés de la finitude et de la confiance en une région ou une entité transcendante. Chaque grand roman est attiré par le cimetière sur lequel il a pris son élan et par une présence difficilement restituable auprès de laquelle il aimerait terminer sa course. Toute littérature qui n’a pas le souci de la terre qui ensevelit les morts et du ciel qui accueille les âmes n’est qu’une plaisanterie de mauvais goût. Malheureusement, nous n’avons pas les hommes de carrure pour nous positionner au niveau d’une pareille critique, tout comme nous avons de moins en moins les écrivains pour l’irriguer (3). À présent l’exigence n’est plus de contenu, elle est de forme; l’injonction du temps raccourci et perverti a pris le dessus sur le temps long d’un livre largement cogité. Autrement dit, l’écrivain actuel qui profite d’un succès n’est qu’un dandy susceptible de faire une télévision et de renseigner le client potentiel en quelques minables secondes, entrecoupées de minables réflexions émises par des chroniqueurs prostitués. On ne le rappellera jamais assez non plus, mais l’image extérieure est consubstantielle au concept de télévision; pour vendre et pour être vu, il est préférable d’être beau, ou alors il faut que la laideur se conceptualise commercialement, qu’elle devienne une façon commode de tracer un parallèle entre une face esquintée et une littérature désenchantée qui ferait le bilan fidèle de notre début de siècle à bout de forces. N’a-t-on d’ailleurs pas l’impression que c’est exactement ce qui justifie les invitations de Michel Houellebecq à droite et à gauche, au prime time du journal télévisé comme dans les feuilles insignifiantes des Inrocks ? En prenant peu à peu le visage de ses livres, Houellebecq correspond exactement aux expectatives des patrons médiatiques, et lui-même soigne peut-être ses apparences publiques de sorte à ce qu’elles soient conformes aux attentes. Dans cette perspective, il est vraiment possible de postuler une physiognomonie des romanciers qui fonctionnent : ils ont fréquemment le faciès de leurs ouvrages, si bien qu’une courtisane ne trompe presque plus personne, car dès que nous voyons sa bouche s’activer en paroles miteuses, on devine instantanément ce que cette bouche a dû contenir pour que le livre soit en si favorable publicité.
Parallèlement aux impératifs que Sartre revendique pour la critique littéraire, il demande aux romanciers de prendre leur rôle au plus extrême sérieux, ce qui, de nouveau, tranche avec les procédés de vulgarité qui sévissent aujourd’hui (souvenons-nous à cet égard de la publicité de la firme Citroën, où Joël Dicker apparaît en auteur inspiré par la voiture et son standing inhérent). Pour Sartre, l’écrivain n’est pas un préposé à la contemplation ou à toute autre manifestation de la rêverie concertée. L’écrivain est un travailleur acharné des mots, et il doit avoir conscience que chacune de ses phrases contient toujours une action en puissance – l’écriture est ici pleinement performative dans la mesure où raconter une histoire, c’est bousculer un lecteur en faisant advenir une émotion que sa vie aura jusqu’alors plus ou moins camouflée. Écrire, ce n’est donc pas contempler, c’est communiquer, sachant que tout ce qui est nommé par le romancier perd aussitôt son innocence d’objet déterminé par une vision essentialiste et prophylactique du monde. On est ici en présence d’une image turbulente du romancier, figure d’effervescence et principe de témérité, chargé de défaire les nœuds coulants de toutes les cordes auxquelles sont suspendues les têtes qui ont oublié que les actes et les fortes volontés doivent précéder les définitions paralysantes qui n’ont que trop duré. En écrivant, le romancier redéfinit les choses en les dénudant de tout leur appareil normatif; il les sort de leur isolement, de leur muséification sociale, et il nous les présente crûment à dessein de nous en faire prendre l’entière responsabilité. Compris sous les auspices de cette fonction éminemment active, voire inchoative, le roman en deviendrait presque désagréable tant il sape nos certitudes et notre tranquillité. Cette injonction qui consiste à nous présenter le monde non plus comme un espace de promenade, mais comme un territoire supposément à notre charge, disqualifie d’office toute littérature à la solde d’un establishment ou d’un registre consolateur. L’espèce de tendance feel-good-story qui ne laisse de polluer les rayonnages des librairies et de satisfaire les gobe-mouches doit en ce sens être mise hors d’état de nuire. Que Katherine Pancol se taise à jamais, et qu’elle emporte avec elle ses répliques comme Agnès Martin-Lugand, Romain Puértolas et autres Laurent Gounelle, fournisseurs industriels de navets trafiqués, piteusement appréciés par cette presse dégueulasse qui voudra se justifier en disant que ces auteurs permettent aux plus jeunes et aux plus démunis culturellement de se familiariser avec la lecture. Soyons deux minutes honnêtes et avouons que pas un adolescent n’aura gagné son temps en lisant de telles platitudes; peut-être même qu’il se sera endommagé les facultés cérébrales. Tout cela n’est bon qu’à séduire une lolita adepte de la no-brain-zone ou à boucler une fin de mois pour un journaliste littéraire tire-au-flanc (pléonasme).
Ce que Sartre veut absolument, c’est que le romancier soit engagé, que sa parole soit d’emblée recouverte des chairs puissantes de l’action, que toute conscience de la parole soit en même temps conscience de ce qu’elle peut susciter. Pour renforcer son point de vue, Sartre rappelle une belle citation de Brice Parain, qui dit que les mots sont des «pistolets chargés». D’une certaine manière, l’écrivain est un individu qui met le monde en joue et ses balles ne sont pas à blanc. Qu’il dégaine en rafales ou qu’il conserve son arme dans son étui de revolver, l’écrivain est lucide quant aux possibilités qui lui sont données par la littérature. Le silence de l’écrivain peut ainsi avoir des répercussions plus efficaces que son écriture proprement dite. Dire ou se taire, c’est au fond continuer de parler dans les deux cas, et le vieux rusé Karmazinov, dans Les Démons de Dostoïevski, le sait pertinemment, lui qui choisit de faire ses adieux publics à la littérature lors d’une fête politiquement connotée. Par comparaison, on peut estimer que la récente retraite littéraire de Philip Roth fut un moyen pour lui de poursuivre son œuvre, comme si les lecteurs, en étant désormais tentés de le relire, se mettaient dans la position de se refaire tirer dessus en connaissant le respectable calibre des armes employées, à ceci près que les zones touchées par les munitions de Roth ont cette fois de bonnes chances d’être différentes, toute relecture impliquant une reformulation des affects et des idées mobilisés en première instance. Par ailleurs, silencieux depuis longtemps, économe de lui-même et fou de littérature, le romancier Thomas Pynchon, au regard des instructions sartriennes, nous apparaît bien plus engagé que n’importe quel quidam venant parader à la télévision ou sur tel réseau social, les deux attitudes étant généralement complémentaires. Les zélateurs de Busnel l’Affairiste et des réseaux en tout genre ne sont pas engagés au sens de Sartre, ils ne sont engagés que pour eux-mêmes, envers eux-mêmes, dans un inquiétant mouvement centripète qui risque à tout moment de les faire exploser en plein vol.
L’engagement authentique de l’écrivain se vérifie dans une œuvre qui est «pure exigence d’exister». Appelé par son œuvre, saisi par le sentiment de mener une mission, l’écrivain engagé, dès les premiers mots, ne peut et ne doit viser que la liberté, seul sujet qui soit pour Jean-Paul Sartre. Entendons d’abord par là que l’écriture ne se fait pas pour des esclaves, elle est au contraire un agent d’émancipation, un dispositif de délivrance qui sécrète un néant pour éconduire tout ce qui nous incite à être au lieu d’exister. La littérature engagée est donc ce par quoi le lecteur anéantit les conditions éventuelles de sa rigidité existentielle, de la même façon qu’elle est ce par quoi l’ordre établi ne peut subsister indéfiniment. Elle est aussi une transmission de la générosité de l’auteur, générosité que le lecteur reprend à son compte et qui lui permet ensuite de ressaisir un monde dévoilé, débarrassé de ses harnais et de ses uniformes, un monde qui devient par conséquent notre affaire personnelle, notre tâche la plus chère. Finalement, c’est le lecteur qui achève l’œuvre; c’est lui qui reçoit le message de l’écrivain et qui le fait exister totalement dans ses actes. Sartre précise d’ailleurs que le romancier se livre sans forcément en avoir l’air, parce que le message est contenu dans un style qui sait passer inaperçu, et surtout parce que la pure littérature est «une subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif». Le livre est là, il est dans mes mains et j’en perçois la charge objective, toutefois il est «pure présentation» en ce qu’il ne fait pas apparaître le message sur de grands chevaux dociles qu’il suffirait de monter et de faire courir un peu partout. C’est à moi, lecteur, de savoir dignement recevoir le «don» de l’auteur et d’éprouver la liberté qui s’en déduit, de m’en saisir et de la porter à son plus haut degré d’accomplissement, sans me dire que ce sera du tout cuit. Sartre fait de cette reconnaissance de la liberté transmise par la littérature le motif unique de la joie esthétique. Par extension, dès qu’il est engagé, l’art est une «cérémonie du don» : il nous fait voir, séance tenante, un monde dépouillé de ses excédents et de ses lourdeurs. Ce que l’art en général nous donne et ce que la littérature en particulier nous découvre, c’est un monde libre et agissant, par opposition à un monde captif et agi, empêtré dans les fers de l’Histoire officielle. Mais ce n’est bien sûr que la fiction qui nous présente cette configuration de l’univers, aussi est-il tout à fait nécessaire que les lecteurs fassent objectivement advenir les promesses romanesques de cette liberté (4). L’écriture se transforme ici en une main solidement tendue pour le lecteur : elle pactise généreusement avec un lectorat sensible et elle le crédite simultanément d’une prodigieuse capacité d’indépendance.
Ce plaidoyer pour la liberté pourrait sembler ordinaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, date à laquelle Sartre publie ses réflexions sur la littérature, cependant chacun est à même de comprendre que la liberté visée par le philosophe ne concerne pas spécifiquement une liberté politique où le peuple est souverain et existe en fonction de lois qui personnifient la volonté générale; la liberté dont il est ici question implique davantage d’énergie parce qu’elle énonce un pouvoir de choisir et de se choisir, un pouvoir de nier la détermination historico-naturelle et de proclamer une forme d’auto-détermination fictionnelle par le choix des grands livres, par l’acte de préférer une littérature grandiose qui m’indique comment enrichir ma perception du monde et comment enrichir par ce même biais la vie de ceux que je côtoie. En octroyant à la littérature un pouvoir plus fort que celui de la nature et de l’Histoire, Sartre entreprend de penser un monde entièrement neuf, un monde dans lequel nous aimerions véritablement comme des Del Dongo ou des Solal, c’est-à-dire à la folie pure, sans marguerite à effeuiller ou sans ce je-ne-sais-quoi qui dépose l’amour dans un carcan affreux, un monde aussi dans lequel la guerre deviendrait une catastrophe réelle, parce que nul roman qui prend la liberté pour sujet ne pourrait dépeindre une guerre qui ne serait qu’un alibi d’écriture, une sorte d’exercice de style fantaisiste qui se divertirait en testant son champ lexical de l’horreur dans le seul but de créer de l’horreur pour l’horreur. À cet égard, que de mauvais romans feignent d’être utiles alors même qu’ils ont choisi un thème pratique pour s’épancher et avoir quelque chose de superficiel à dire, sans quoi ils eussent manqué d’imagination ! Ainsi voit-on Astrid Manfredi écrire La petite barbare, indigeste mignardise qui croit nous exposer une vision profonde de la barbarie; ainsi

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29/11/2016 | Lien permanent

Defalvard dans le narthex, par Guillaume Sire

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Rappel.
1423457166.jpgMarien Defalvard dans la Zone.







2575359303.jpgGuillaume Sire sur La Chanson d'amour de Judas Iscariote.






IMG_5280.jpgJe n’ai jamais su comment aborder un recueil de poèmes. Je ne sais pas l’attraper, quoi en faire, tourner les pages, pourquoi, jusqu’où. J’ignore s’il faut lire ou non le sommaire. Et la lumière, dites moi : quelle lumière faut-il ? L’ampoule ou la bougie, la braise, le radiateur ? Faut-il avoir froid ? Je sais lire un poème, naturellement, et si la modestie n’était pas de mise je me vanterais d’être un des meilleurs lecteurs de poème de ma région; mais je ne sais pas en lire plusieurs attachés ensemble, et si je ne sais pas faire cela c’est précisément parce que j’excelle en ceci. On ne peut pas avoir entre les mains plusieurs fois l’infini. Une seule ode de Claudel me suffit pour les cinq. Il y a dix millions d’odes de toute façon dans chacune et j’ai vécu grâce à elles environ cinq milliard d’années. La chair est triste, hélas ? Tant pis ! Lorsque je lis Le bateau ivre, tout se tait en moi. «Les cordes profondes», les appelait Novalis, s’unissent en silence, c’est à-dire que l’unité dans mon for intérieur a soudain lieu sans confusion. Et c’est cela la poésie, oui c’est exactement cela : du silence, autrement dit l’art «sous tout ce qui se dit, de tout ce qui se tait» (cet alexandrin, faut-il le préciser, vient de Péguy). Parfois, je n’arrive même pas à aller au bout du poème, le transport est trop grand, et je suis épuisé, détruit, défait. La chanson du Mal aimé, par exemple, dont il a fallu m’évacuer comme d’un champ de bataille. Bref, les recueils ne sont pas pour moi. Explosifs, trop dangereux. Editeurs, il me faudrait un livre de deux cent pages pour chaque sonnet de Shakespeare : le sonnet sur une page, mettons la dixième, un verso évidemment, et le reste pour éponger le sang, moucher la bête, sécher sur le tison les larmes et la semence. Si j’étais ministre de l’intérieur, je proposerais sans attendre que les pages blanches soient financées par le contribuable comme ces thérapies dont l’Etat gratifie les otages une fois libérés. N’est ce pas cela dont il s’agit : un enlèvement ? Hélas, j’ai bien peur que le recueil broché continue à être privilégié parce qu’il est plus intéressant du point de vue commercial. On rationnalise, sans doute parce qu’on n’a pas tout à fait oublié le déluge.
Vous comprenez maintenant pourquoi je n’ai jamais donné mon sentiment sur un recueil. Et vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai décidé de le faire pour le Narthex de Marien Defalvard. Disons que j’ai le sens de l’histoire. Tous ceux qui ont eu entre leurs mains Du temps qu’on existait savent que Defalvard est une des plus grandes voix de notre temps. C’est ce qui se fait de mieux dans une époque où il n’y a pas grand chose de bien. C’est pourquoi d’ailleurs les observateurs du sixième arrondissement se sont empressés de l’écarter. Leur instinct ici, et malgré eux – leur instinct de boutiquiers – ne s’y est pas trompé. Depuis Platon, on sait quel sort est réservé aux poètes. Defalvard sera moins gênant une fois mort. Pour l’instant, il est marginalisé et surveillé comme une espèce de terroriste. On attendra que ses tempes soient froides pour lui bâtir une statue dans le centre-ville de Clermont-Ferrand et faire l’apologie des crimes par lui commis contre l’humanité. Les pédagogues feront leurs pirouettes, la déesse enregistreuse publiera des rapports, et sans doute y aura-t-il une oraison et d’autres journées d’étude en Sorbonne; les maîtres de conférence ont besoin de manger.
Je n’ai pas l’impression de faire un compliment quand je dis que Defalvard est une des grandes voix sinon la plus grande d’un siècle qui maintenant a dix-sept ans et qui est sérieux au point d’être absurde et dangereux, pas plus que je n’aurais cette impression en relevant la taille d’un édifice dont j’aurais constaté dès mon arrivée que c’est le plus grand d’une ville ou d’un village où j’aurais prévu de séjourner quelques semaines – à Paris la Tour Montparnasse, ou bien chez Proust le clocher de Saint-Hilaire doré et cuit «par les égouttements gommeux du soleil». On n’admire pas forcément une telle agrafe, qui a l’air d’avoir été fixée pour aider l’horizon à cicatriser, mais on en mémorise le trait de manière à rentrer chez soi, même tard la nuit, ivre ou triste, en empruntant des rues qu’on ne connaît pas mais auxquelles la proéminence a donné un sens.

L’instinct d’avant-corps

Pardon si je commence par un peu de pédagogie, mais il faut bien que je vous dise ce qu’au juste est un narthex, car si vous l’ignorez vous ne comprendrez rien à ce qui suit. Le narthex dans une église, ou «avant corps», est un espace couvert situé avant l’entrée – on pourrait dire un «vestibule» ou pourquoi pas un «sas de décompression» – souvent large et haut, destiné à accueillir pendant l’office les païens, les réfractaires, les agnostiques ou les vicieux, qui avaient peur ou honte d’avancer plus loin mais avaient quand même besoin d’une sotériologie sur la tête; on y accueillait aussi ceux qui préféraient aimer Dieu de loin car de loin on choisit. C’est dans le narthex également que prient ceux qui se préparent au baptême : les catéchumènes, qui à tout moment pourront renoncer, sortir, oublier. Et c’est dans le narthex enfin que sont les fous et les pénitents. C’est le lieu même où se pose la question de Dieu, et où cette question repose comme une espèce de pâte ontique avant la cuisson – d’ailleurs la porte de l’église vue depuis le narthex ressemble à celle d’un four à pain, obscure et brûlée comme les vieux fours à pain –; c’est le lieu du doute et de la foi naissante, mais qui peut encore mourir, comme les premières flammes d’un feu de veillée quand on craint que le petit bois n’étouffe ce à quoi il est censé donner vie. C’est le lieu du paganisme aussi. Il faut avoir vu le narthex de Saint-Benoît sur Loire, celui de Moissac, et chez moi, à Toulouse, celui de Saint-Pierre les Chartreux, pour ressentir cette espèce d’entre-deux (entre Dieu, antre Dieu) séparant la lumière païenne du dehors – d’où Paul Celan a écrit que le Néant était «porté dans les bris des vents» – et l’obscurité de l’église, où les langues des bougies lèchent les pieds massacrés du Fils de l’homme – le secret d’Edith Stein, le château intérieur de Thérèse d’Avila; ressentir la possibilité de ce voyage vers une introspection parfaite, la grâce et sa couronne d’épines, le sang, les ronces, les fleurs. Le narthex est le lieu où Saint Jean de la Croix nous dit que «les cavaliers venaient / et à la vue des eaux ils descendaient», ces cavaliers qui symbolisent «les puissances de la partie sensitive, tant intérieures qu’extérieures», et qui posent le pied dans le narthex avant d’entrer dans l’église où la partie sensitive de l’âme sera «purifiée et spiritualisée»; c’est le lieu de la nuit de feu, un lieu situé entre la pesanteur et la grâce; le lieu de la conversion à chaque instant possible mais qui ne sera consommée que lorsque les cavaliers auront posé le pied et laissé leurs chevaux pour entrer dans l’église, humblement, absolument, éternellement.
Les statues et autres représentations n’ont pas l’air d’y être nécessaires, mais après quelques heures passées à les observer, et à condition de n’être pas entré dans l’église et de ne pas être sorti du narthex, elles finissent par sembler essentielles – sentinelles, cerbères d’un dieu d’amour – et comme entreposées ici en attendant le déménagement mystique, un jugement des choses. On a envie de les déplacer, et on comprend que dans ce lieu qui n’est pas sacré il ne sera pas impossible de commettre un sacrilège. Les plafonds sont haut, il y a encore la Nature. Le soleil, le vent s’invitent; l’homme est encore petit; il n’est rien encore; dans l’air le goût crayeux du cimetière lui prouve qu’il ne sera jamais très fort. Le tombeau de Jésus devait avoir quelque chose de similaire lorsque la pierre venait d’être roulée et que Saint Jean attendait sur le seuil le futur fondateur de l’Église. La chrétienté n’était pas encore là, mais tout était possible. L’histoire du monde attendait que Pierre arrive, et celui-ci faisait ce qu’il pouvait.
Les statues du narthex de l’abbaye de Fleury à Saint-Benoît sur Loire sont de petits lions et des santons perdus, qui ne savent pas, hésitent, se tordent, espèrent; ce sont des figures d’âmes qui cherchent. Les vers de Defalvard sont assez semblables à ces physionomies semi-incarnées portant la marque d’une sensibilité organique, qui saigne, la pierre tiède comme de la peau. Defalvard a écrit ses poèmes sans choisir de s’adresser à Dieu mais sans s’en éloigner, comme s’il avait eu besoin de la proximité de celui dont Hölderlin a prévenu qu’il était «tout proche et difficile à saisir», tout en ayant besoin précisément qu’il fût insaisissable.
Photographie de Juan Asensio.jpgÀ bien y réfléchir, le narthex est le lieu même de la poésie, car la poésie aura toujours en elle quelque chose de païen. Il y aura toujours dans ses prières la voix de la Pythie, et un peu du dehors dans son intérieur, une horizontalité dans sa transcendance, parce qu’elle est un art du sensible. La poésie n’est pas pur langage quoi qu’on en dise, elle charrie avec elle le monde du dehors et le rend sensible à l’intérieur. Les mots existent dans la voix humaine, ils ont des visages, des odeurs, des nerfs, un son et une texture, un goût. Avec eux le poète convie dans le narthex le monde réel, les feuilles mortes, la poussière; le réel y secoue son manteau de beauté avant d’intégrer, peut-être, la vérité.
Peut-on regretter que Defalvard ne soit pas allé plus loin vers l’église, comme l’a regretté le bizarre Maxence Caron dans La Quinzaine littéraire ? Peut-on reprocher au poète d’avoir ressenti cette «fatigue triste» (p. 63) ? Est-ce de la lâcheté ou même «une faute» prétend Caron, quand Defalvard écrit : «C’est la nécessité d’un dialogue avec Dieu. / Cette nécessité, je l’évite autant que je peux; / Je feins d’ignorer la nécessité de la nécessité» (p. 116) ? Peut-on reprocher à Defalvard d’être resté dans ce lieu où gronde une réalité à propos de laquelle il ne sait pas s’il faut parler de la «bénédiction du désastre» ou de «la punition des repentis» (p. 173) ? Je ne crois pas, car on ne peut pas entrer dans l’église et vraiment demeurer poète. Même Claudel n’est pas tout à fait entré, trop orgueilleux, trop poète, trop juif. Et même Jean de la Croix. Tout porte à croire en fin de compte que le narthex est le lieu même de la poésie : son lieu maximum.

Cartographies

Defalvard est cartographe. Ceux qui ont lu Du temps qu’on existait sont au courant. Ils retrouveront dans le Narthex son goût des lieux, mais cette fois-ci, poésie oblige, ceux-ci se fondent dans les noms qui les désignent davantage qu’ils ne s’y fondaient dans le roman (1). Par un mouvement qui passionnerait un heideggérien – un mouvement à la fois de «contre performation» et de «dé-performation» diraient les austiniens – le territoire s’unit à la carte et la carte au territoire au point de devenir quelque chose de mieux formulé que la carte et de plus insécable que le territoire. «Depuis la carte où le refus pénètre par la proportion» (p. 71), Defalvard décrit «les miracles muets de la cartographie» (p. 189), obsédé par ce qui, dans le langage, fera taire la langue en la situant et la fera oublier en la précisant. Sa poésie aspire au silence, mais le poète est trop attaché au langage pour s’avancer vers le silence, plus loin, entrer dans l’église. Dans le narthex, donc, c’est presque du silence, mais le vent en s’engouffrant apporte les bruits du dehors, une charrette qui passe, les cris des enfants au loin. Et Defalvard se rappelle, depuis ce poste d’observation, ce qui dans le Réel, une fois localisé et territorialisé par la mémoire, est silencieux, ou en tout cas compatible avec le silence, comme s’il voulait sauver ces lieux qu’il connaît, parce que seul le silence est éternel. Il déterre dans Pithiviers ce qui existerait si la ville et ses habitants étaient annihilés ou réintégrés par l’Œuf. C’est un des grands projets du recueil : sauver les choses que le poète connaît – le fruit de la connaissance – en les tirant depuis la réalité dans le narthex et vers la vérité du Verbe, celui-là même qui a demandé à Adam de nommer les choses, c’est-à-dire de leur donner un sens. C’est un sauvetage, donc; le narthex est une arche de Noé.
Contrairement à Du temps qu’on existait, il n’y a jamais de description précise des lieux, mais des noms qui portent leurs charges de sensualité et jouent au jokari avec les distances, dont la balle est le nom et la raquette le pronom : on passe de «la Beauce charitable» à «la Patagonie médiocre» (p. 233) et de la «Conque d’Or de Palerme» (p. 32) au lac de Servières (p. 46), ou encore des Monts de la Madeleine (p. 34) aux «improbables routes» (p. 37) et aux «saisons engelées» (p. 39) du Caucase. La France a ses pierres plus ou moins précieuses, mais que Defalvard compte bien déménager dans son narthex : Toulouse et les «friches de Haute-Garonne» (p. 29), Saint Just Saint Rambert, La Chapelle-Montligeon, Châtel-Montagne, Mouthe, le Viaduc du Blanc, Chambon-sur-Vouèze, l’église de Saint-Eutrope et Clermont-Ferrand – qui avec Pithiviers partage la tête d’affiche – où le crépi brun «existe pour lui seul» (p. 55), dont les façades sont «accoucheuses d’ombre» (p. 64) et où le rosebud, à défaut d’autre chose, se situe rue Bonnabaud (p. 60).
Defalvard nous dit qu’il a «avalé» les plans des «villes mineures» et autres «garnisons méticuleuses de sous-préfectures» ainsi que «les plans naïfs des bourgs» (p. 19). C’est ainsi qu’il les tire de la Réalité et les amène dans son narthex, près de la Vérité, à l’intérieur de lui, ni vu ni connu, dans son estomac, comme ces sachets de drogue que les passeurs ingurgitent avant de prendre l’avion. Il les fait passer en douce, contrebandier, poète. Et les «transsubstantie».
Pithiviers est au recueil ce qu’Ithaque est à L’Odyssée, marquant à la fois le début et la fin d’un voyage qui cela mis à part, disons-le, n’a pas vraiment de structure (Comment en aurait-il ? Décidément, je déteste les recueils !). Pithiviers est une commune du Loiret, bordée par une rivière au nom crypto-mythologique – «la veine d’eau noire de l’Œuf» (p. 234) – laquelle sert de Vivonne à Defalvard, le cours héraclitéen de ses souvenirs, charriant pour lui les nénuphars des mots à des rythmes différents, en leur faisant subir parfois des accélérations de torrent et d’autre fois traverser des plans calmes comme un désert pendant que les nénuphars fleurissent, pourrissent, jaunissent, se télescopent et s’évitent. Il y a un Pithiviers d’adolescence «intempérant» et «hors du langage» où le poète a été heureux et dont la voix est «simple, souple, diamantée» (p. 13). C’est là que le projet est né d’une «victoire vitaliste». Mais il y a aussi un Pithiviers fade et décevant, celui de la rue de l’Ancien Camp et de la «médiocrité triomphale», où l’Hôtel Dieu est une «Madeleine bourgeoise dans un virage gris», et d’où il m’a semblé qu’était venu le démon de l’ironie, qui parle trop souvent à la place de la pureté et empêche le poète de progresser dans le narthex. Enfin il y a un Pithiviers nettoyé des lieux et des dieux, des voix, des écrits, du langage, et en-cela sauvé par le poète, enfin mis à l’abri dans le narthex, où son nom est un «lys poétique» et «un fœtus immobile» (p. 234), inscrit dans le silence et fondé mythiquement.
La construction mythique de Pithiviers renvoie à la fondation mythique de Buenos Aires écrite en 1965 par Borges, et récusée par son auteur en 1980 : «Je crois que ce poème est essentiellement faux. Il aurait pu être écrit en se référant à une ville comme Genève, ou comme Edimbourg, mais pas à Buenos Aires que nous avons vu grandir, et qui continue de grandir». À Pithiviers, c’est l’inverse, la ville ne grandit pas, elle disparaît, démolie, nous raconte Defalvard, «au profit de non-lieux, blancs, des atomes blancs sans mémoire». C’est pourquoi il était urgent de la sauver. Et finalement, oui, Pithiviers est sauvée. Et protégée par le poète du poète lui-même, de son ironie, de sa faiblesse, de sa finitude.

Les portes réfléchissantes

La réalité pourrait dire à propos de Defalvard ce qu’Ophélie dit à propos d’Hamlet : «Il m’a prise par le poignet et m’a serrée très fort. Puis, il s’est éloigné de toute la longueur de son bras; et, avec l’autre main posée comme cela au-dessus de mon front, il s’est mis à étudier ma figure comme s’il voulait la dessiner. Il est resté longtemps ainsi. Enfin, secouant légèrement mon bras, et agitant trois fois la tête de haut en bas, il a poussé un soupir si pitoyable et si profond qu’on eût dit que son corps allait éclater et que c’était sa fin. Cela fait, il m’a lâchée; et, la tête tournée par-dessus l’épaule, il semblait trouver son chemin sans y voir, car il a franchi les portes sans l’aide de ses yeux, et, jusqu’à la fin, il en a détourné la lumière sur moi.» (Hamlet, Acte II, scène 1) (2).
Ophélie ici est la Réalité, le principe de réalité, le Réel, et en quelque sorte ce que plus tard sera l’âme des héros de Tolstoï par rapport à celle des héros de Dostoïevski; alors qu’Hamlet n’est concerné que par la Vérité et le Principe lui-même, le Vrai, et désire que la Vérité éclate en plein jour, quitte à tourner pour cela le dos à la Réalité. Ophélie et Hamlet sont à la fois unis et séparés par la pièce, la poésie, le

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10/05/2017 | Lien permanent

Écrivains et artistes de Léon Daudet

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Quelques pistes de lectures.

4077373687.jpgThomas De Quincey dans la Zone.





3518592029.JPGGeorges Bernanos dans la Zone.





3513474649.jpgMonsieur du Paur de Paul-Jean Toulet.





1428312220.jpgCacographes.






FullSizeR.jpgAcheter Écrivains et artistes sur Amazon.

Écrivains et artistes de Léon Daudet, que les éditions Séguier ont eu l'excellente idée de rééditer et la très mauvaise d'en confier la préface, pratiquement nulle, à Jérôme Leroy (1), ressemble à un herbier : ouvert à n'importe laquelle de ses pages, il nous offre un exemplaire d'une plante délicatement conservée et qui, dans nombre de cas, dégage une très faible odeur sure, l'odeur fanée des textes oubliés.
Nous ne savons strictement plus rien, et fort heureusement sans doute, d'auteurs tels que René Béhaine, Raoul Ponchon ou encore André Antoine qui, comme un autre illustre oublié, Marcel Prévost, ont peut-être vendu des milliers d'exemplaires de leurs livres, et desquels Léon Daudet eût pu écrire, comme il le fit à propos de ce dernier : «Nous étions déjà une centaine de personnes», pas davantage précise l'auteur des Morticoles, à reconnaître à Paul-Jean Toulet (2) «un talent quatre cent cinquante mille fois supérieur, en moyenne, à celui de Marcel Prévost dont les succès, retentissants et vains, faisaient trembler et crouler les étalages» (Du talent littéraire, p. 382).
En ces quelques mots établissant dans un même ensemble l'assurance du goût, son affirmation radieuse et l'exercice de tri inévitable mais hélas désormais plus vraiment supporté, nous savons que réside, aux yeux mêmes de Léon Daudet, l'essence de la critique littéraire, qu'il oppose à «une critique inexistante, académique et salonnarde» (pp. 383-4) et qui devrait commencer «par montrer l'erreur dans toute sa force et dans tous ses méandres» avant de l'abattre méthodiquement, car c'est ce mouvement qui correspond le mieux «au processus même de l'esprit humain», étant donné que nous «sommes construits», comme le dit bellement l'auteur, «en contre-offensive» (Charles Maurras, critique, philosophe et poète, p. 556). Il me semble que Léon Daudet n'a jamais dédaigné se lancer à l'offensive avant même que d'imaginer devoir céder du terrain, puis tenter de le regagner, peut-être parce qu'il fit montre de ce qu'il considère être «la première qualité du critique né», qui est «le courage intellectuel» (p. 558).
Si l'office de critique littéraire est, en premier lieu, de classer, cette opération qui répugne je le disais à nos hongres contemporains, il y a fort à parier qu'un certain nombre des écrivains qu'évoque Léon Daudet seront, justement, inclassables. Ainsi en est-il des plus grands. De Georges Bernanos par exemple, dont il n'est pas faux, ni même exagéré de dire qu'il contribua, par la critique qu'il lui consacra, au lancement de son premier roman, Sous le soleil de Satan, et même de celui qui l'écrivit, tant il est évident qu'il y avait dans ce salut la reconnaissance d'un prodigieux talent et le souhait de le voir s'élever à la plus haute incandescence : «Ce que je suis le premier à annoncer ici ce matin, avec une sécurité absolue, sera bientôt banal et courant. Car un certain génie», poursuit notre polémiste, «s'impose comme un coup frappé sur l'airain, et rien, une fois qu'il s'est produit, ne saurait arrêter tel ébranlement sonore, ni ses ondes de propagation» (Georges Bernanos, pp. 395-6). Léon Daudet ne se trompe pas en affirmant que le premier roman de Bernanos sort tout droit de la Première Guerre mondiale : «Il était à prévoir que le renouveau littéraire succédant aux convulsions de la guerre et à leurs répercussions immenses [...] serait de l'ordre métaphysique, transcendantal, quasi mystique, ainsi qu'après toute diluvienne effusion de sang». Quelle évidence aussi, à la même page, que celle-ci, qui mérite toutefois d'être répétée aux oreilles de sots ignares et paresseux qui ne supportent plus le moindre effort ! : «Des années de tourments ne sont-elles pas nécessaires pour distiller l'essence d'une seconde de pure joie spirituelle ?» (p. 396). De fait, Léon Daudet ne s'est absolument pas trompé en affirmant du premier grand livre de Bernanos qu'il était un «roman de la vie spirituelle», qui s'attache «à suggérer l'invisible par le visible, surprend le lecteur contemporain, accoutumé à n'admirer que l'analyse, que les raffinements analytiques, que l'éparpillement brillant du mercure mental sous le choc de la métaphore» (p. 398). La conclusion de ce très bel article de Léon Daudet, en quelques mots, caractérise la mission la plus importante de tout critique littéraire, et tord le cou à l'une des antiennes les plus stupides le concernant, qui verrait en lui un aigri, un raté, un envieux se contentant, d'article en article, de déverser sa bile sur un talent dont il est dépourvu. En effet nous dit Daudet, et ce propos nous rappelle de quelle façon haute et claire il a salué Marcel Proust, «il n'est pas de plus grande joie, pour un critique, que l'apparition d'un nouvel écrivain, digne de ce nom. D'abord parce que c'est un bouquet sur la cheminée de la Patrie, un bouquet des fleurs de notre langage. Ensuite parce que le don, porté au point où il brille chez Bernanos, suscite immanquablement des émules. La véritable richesse, c'est l'esprit, et l'esprit à tous ses niveaux. Le franc peut baisser; si l'esprit monte, c'est le signe que tout se relèvera, se restaurera» (p. 403).
Photographie de Juan Asensio (2).jpgSi c'est bel et bien dans «le domaine littéraire et romanesque que se reflètent [...] les tendances et les directives d'une époque» (p. 402), force est de constater que la littérature et l'époque qu'évoqua Léon Daudet nous paraissent infiniment plus grandes que les nôtres. Ce n'est pas seulement le franc qui a baissé (à vrai dire, il a tout bonnement disparu), mais aussi l'esprit. Seule une grande époque est capable de saluer la grandeur, raison pour laquelle Léon Daudet peut signaler l'importance, mieux que nous ne le ferions, simplement, comme si une telle chose allait de soi pour n'importe quel badaud frotté de légères humanités, en désignant une verticalité qui nous fuit et nous rend désormais blêmes, d'un écrivain comme Dostoïevski, écrivant de lui qu'il nous «donne l'impression, autrement solennelle, d'immenses richesses demeurées latentes, au-delà de celles que nous prospectons. Peut-être est-il, après Eschyle et Shakespeare, l'humain qui est descendu le plus profondément, le plus âprement, dans l'abîme des cœurs et des corps; certaines fulgurations de sa pensée sont belles comme des expériences audacieuses d'un laboratoire intérieur, et imposent à l'esprit le double prestige de la connaissance divinatoire et de l'élan psycho-lyrique» (Dostoïevski, p. 84). Cette conscience littéraire, cette éducation d'un goût sûr, sont des chimères dans une époque qui, comme la nôtre, place des demi-soldes du putanat publicitaire (des Coulon, des Leroy, des Carrère, des Salvayre, bien d'autres fantômes bavards encore) sur le devant de la scène, mais étaient finalement l'apanage de tout honnête homme écrivant en ce début de 20e siècle plus lointain à nos yeux que le Crétacé. Ce sont ces qualités qui rendent le jugement d'un Léon Daudet si sûr, dont plus d'une image, par sa fulgurance et sa justesse, va plus loin que de pesantes et inutiles thèses, comme lorsque par exemple l'auteur évoque Oscar Wilde, rencontré avec Barrès («un des très beaux styles de chez nous, mêlé d'orgueil, d'inquiétude et de souffrance : une voix du crépuscule, tiède et doré», p. 340) «dans une petite salle de l'ancien Café Anglais», l'auteur de «l'immortelle Geôle de Reading» étant alors «au sommet de la mode, mêlé d'absurdité et de pénétration, aussi brouillé et incompréhensible qu'une écriture d'or, aperçue, par transparence, au fond d'une eau bourbeuse» (Les hauts de hurle-vent, p. 116). Une écriture d'or, aperçue, par transparence, au fond d'une eau bourbeuse : peut-on dire, tout bien pesé, quelque chose de plus vif et juste sur Oscar Wilde ?
De Barbey qu'il a rencontré, tombé dans l'oubli en raison de la nullité de «la tourbe des abstracteurs de néant» (Barbey d'Aurevilly, p. 174), à savoir les critiques, et qu'il oppose à Flaubert ou à Hugo, l'un et l'autre surestimés, il retient qu'il «relève, entraîne ragaillardit», alors que l'ennuyeux Flaubert «respire artificiellement, dans une atmosphère comprimée, pharmaceutique, factice, étouffante». Barbey d'Aurevilly, lui au contraire, «respire largement, à pleins poumons, sur son promontoire, devant la lande, la forêt et la mer», alors que Flaubert est le type même du «gendelettres», que Daudet qualifie comme étant une «fabrication des époques pauvres, où la création devient application, où l'élan tombe à l'ornement, où l'effet est cherché aux dépens du naturel» (p. 173). Barbey, on s'en doute, ne pouvait que plaire au tonitruant Daudet car, comme lui, plus que lui sans doute, il «est de la grande lignée de ceux que l'on entend en les lisant, fort supérieure, à mon avis, aux auteurs différents de l'homme qu'ils étaient» (p. 177), et ce n'est pas sans quelque excellente raison que «Bardé d'or vieilli» comme l'a surnommé Hippolyte Babou «avait la marque des grands chefs de pensées et d'images, qui est de relier le momentané à l'éternel et de discerner la gravité dans l'insouciance» (p. 178).
Un point encore frappe, à la lecture de la moindre page de Léon Daudet. Imaginez survivre à la lecture des œuvres complètes d'un des journalistes faisant office de critique littéraire au Monde, à Télérama ou à Libération, imaginez même que la lecture d'un seul article d'Arnaud Viviant ne puisse être considéré comme la plus claire préfiguration de l'Enfer : jamais vous n'apprendrez un traître mot de ce que ces baudets entendent par critique littéraire. Pourquoi ? Certes, parce que ce sont des ânes, et que l'on ne demande pas à un âne de classer autre chose que des qualités de navets. Mais surtout, pardi, parce qu'ils n'évoquent absolument pas les œuvres sur lesquelles ils bavardent, et que de cette cécité découle la cécité critique. Qui n'a rien à dire sur la littérature n'a strictement rien à dire sur la pratique qui la sonde, la critique littéraire, c'est un axiome d'airain plus certain que la somme de 2 + 2. Prenez au contraire n'importe laquelle des évocations d'écrivains où Daudet met en scène sa formidable appétence : ainsi de ces belles lignes sur Baudelaire, qualifié de «sorcier», à savoir un «homme qui fait jaillir du mot», «en l'associant et le combinant d'une certaine façon», une «source amère, comme neuve et d'un or sombre», Baudelaire qu'il rapproche de Thomas De Quincey, leur «rumeur intérieure, ce peuple frémissant que promène le poète né», étant identique chez les deux prodiges (p. 128), tout comme est identique «leur don pathétique d'expression, qui tient de la morsure de l'eau-forte et de l'empreinte du soleil et du vent dans la pierre poreuse» (pp. 128-9), lignes dans lesquelles une petite remarque glissée au passage («Car la littérature n'est certes pas indifférente dans le bilan, politique et moral, d'une époque», p. 130) nous en apprend plus que dix études de professeur à petites lunettes rondes. Il est vrai que ce que Léon Daudet a écrit du «sourcier» (p. 137) Baudelaire amateur de drogues, le poison étant «comparable au Démon, tel que nous le montre la théologie, séduisant en ses approches initiales, tyrannique en son accoutumance, finalement bourreau impitoyable d'une raison qu'il obscurcit, d'une imagination qu'il anéantit et d'un corps dont il fait une loque, puis un cadavre» (p. 132), est plus d'une fois troublant de justesse concentrée en quelque formule lapidaire, comme celle-ci : «Au résumé, le grand défaut de Baudelaire, plus encore comme penseur que comme écrivain, ce fut la recherche de l'exceptionnel» (p. 133). Encore une fois : les volumes pourront gloser à l'infini, le génie et la faiblesse de l'inquiétant Baudelaire sont épinglés d'un trait fulgurant, cette saisissante tombée sur sa proie qui selon Julien Gracq est la marque du griffon, à savoir l'écrivain-né.
Pour Léon Daudet qui, à la différence de nos modernes eunuques journalistiques, n'avait pas la langue dans sa poche, à moins que cette dernière ne soit tout occupée à pourlécher le large séant de quelque éditeur ou auteur à la mode, toute occasion est bonne pour clamer des évidences qui n'en sont plus, et c'est en moquant la nullité de ce qu'il appelle un faux chef-d’œuvre, en l'occurrence Quo Vadis publié en 1900 par Sienkewciz, qu'il nous répète que le déplorable «n'est pas du tout qu'une ânerie ait un succès considérable, dans les milieux aux longues oreilles», mais bien davantage «qu'un tel scandale ne soit pas dénoncé et signalé, au moment où il se produit» (p. 211). Voilà résumée en quelques mots sans la moindre ambiguïté quelle a été la volonté qui a guidé mon implacable dénonciation des impostures de tant de nains et mégères, de Philippe Sollers et les sollersiens transis (Michel Crépu, les inénarrables jumeaux Meyronnis et Haenel) en passant par Lydie Salvayre, Richard Millet et son sigisbée, le guerrier gominé Romaric Sangars. Il est vrai, et j'en suis passablement marri, que nous n'avons, hormis peut-être Yann Moix et Mathias Enard, aucune nullité de la brillante magnitude d'un Émile Zola, le «perpétuel alebran», celui qu'on ne peut lire qu'à «quatre pattes» (Émile Zola, p. 191) auquel un seul don peut être reconnu, mais terrible et immense, celui de «fresque fécale, mais rien de plus» (p. 192). Ce dernier propos me fait penser que Léon Daudet, en matière de critique littéraire, pouvait lui aussi se tromper dramatiquement, puisqu'il est bien évident qu'un livre de Zola peut être lu en étant assis sur un lieu que la pudeur m'interdit de nommer.
Faire office de critique ou, comme le proclamait Sainte-Beuve, de vigie, c'est avoir le regard puissant, non seulement sur ce que son époque est capable d'enfanter en guise d’œuvres, mais aussi sur les trésors passés, puisque «nous sommes tous éclairés par le reflet frissonnant de nos amis morts (3), jusqu'au moment où nous allons rejoindre leur doux cortège, dans la pensée des survivants qui eurent pour nous de l'affection» (Abel Bonnard, p. 417). Si l'esprit humain est forcément limité, «un Virgile, un Mistral le prolongent de toutes les connaissances des ancêtres» (Frédéric Mistral, p. 110). En tout cas, jamais un lecteur ne devrait se laisser gâcher le plaisir de découvrir ou redécouvrir un grand texte. Il doit même s'efforcer de lire les textes anciens comme s'il s'agissait de textes écrits par des contemporains car «la glose, trop souvent, fait rideau de brume, s'interpose entre le lecteur et l’œuvre et déforme l'objet littéraire» : une «annotation interrompt et gâte tout. L'enchanteur me faisait croire tout facile et voilà qu'un damné pédant me ramène aux pierres du chemin». Et Daudet de conclure sa charge par cette excellente image : «Les commentaires m'ont toujours fait l'effet de ces fins graviers dans les souliers, qui rappellent la fatigue dans l'allégresse de la marche» (Shakespeare, p. 25) et c'est pour cette raison que, trop conscient d'ajouter une béquille à des textes enlevés et foisonnants qui marchent rien de moins que hardiment, nous nous taisons et invitons notre lecteur à découvrir Léon Daudet.

Notes
(1) Toutes les pages entre parenthèses, sans autre mention, renvoient à cette édition. J'ai systématiquement indiqué, avant la référence aux pages concernées, le titre de l'article, dû sans doute à l'éditeur plutôt qu'à Léon Daudet. Maladie habituelle dévorant les livres qui paraissent depuis quelques années, toutes maisons d'édition confondues j'en ai de plus en plus peur, cet ouvrage est truffé de fautes : ainsi de ce «niais» en lieu et place de «nient» (p. 176), ou de ce «Teulet» pour «Toulet» (p. 382), ainsi encore de ce «ont» au lieu de «sont» (p. 105), de ce «ni» au lieu de «nid» (p. 95) et de tant d'autres fautes (absence d'espaces, etc.) qui trahissent l'évidence que ce livre n'a pas été relu ou bien que, s'il l'a été, c'est par un illettré. J'ai parlé de préface indigente : une préface est un art, un art mineur si l'on y tient, mais un art, et je ne doute guère du fait que Jérôme Leroy, dernier communiste de France à officier paradoxalement à Valeurs actuelle

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31/05/2017 | Lien permanent

La littérature sans idéal de Philippe Vilain

Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Il est frappant de constater que des remarques et des analyses souvent justes, à condition toutefois qu'elles soient débarrassées de leur ridicule jargon pseudo-technicisant, sont presque immédiatement frappées d'inanité par le présupposé qui guide Philippe Vilain dans son ouvrage : ne réfléchir qu'en se servant de la matière brute, à vrai dire stupide, que constitue la «littérature contemporaine» que l'auteur définit en affirmant qu'il s'agit de «la littérature la plus médiatisée, la plus primée, la plus vendue aussi, au détriment d'une autre, minoritaire et moins représentée» (Note 1 de la p. 13), sans doute celle qu'il serait infiniment plus intéressant que l'auteur analysât.
Philippe Vilain va plus loin et ne se contente pas de définir son champ, fût-il aussi vaste qu'une flaque de vomi, un soir de raout parisien : il estime que cette littérature enfin, à mon sens, la littérature, par opposition à la farce commerciale plus haut décrite, est «sans doute amenée à disparaître», puisqu'elle «ne pourrait économiquement pas subsister sans la première qui, si l'on peut dire, la subventionne, et dont le plébiscite doit être symptomatique du goût et de l'esprit présidant à la littérature contemporaine». Si j'ai bien compris le propos de Philippe Vilain, mieux vaut prendre comme corpus des œuvres qui n'en sont point, puisque ces rinçures doivent finalement parfaitement correspondre aux attentes et aux goûts de lecteurs qui n'en sont pas davantage ! Et même : cette littérature contemporaine qui, pour le coup, et dans un sens qui n'était évidemment pas celui que Claude Mauriac donnait au terme qu'il avait forgé, est une véritable alittérature, une littérature sans littérature, un ad-verbe sans Verbe comme je l'ai écrit, se voit légitimée doublement par Philippe Vilain puisque, sans son existence, les vrais livres n'existeraient tout simplement plus.
28940341955_77ace94614_o.jpgComme il est commode, par ailleurs, pour cet auteur, de ne critiquer que la littérature, le on honni des philosophes, et de ne jamais oser s'en prendre nommément à tel ou tel ! Voyez notre prudent prendre grand soin de se parfumer, de se mettre des gants et un masque et, avant de se pencher sur le cadavre de la littérature française, de nous lâcher le maigre Sésame ouvre-toi de sa pratique de pseudo-médecin légiste : «je voudrais préciser d'emblée ce que j'entends pas ce terme [le désenchantement] en ces temps soupçonneux et inquiets, car le désenchantement dont je parle ne consiste pas en un jugement de valeur que je formerais sur la littérature, et qui proviendrait du pessimisme antimoderne cher aux prophètes en décadence et autres chantres des fins culturelles, ou d'une conception nostalgique d'un âge d'or de la littérature, voire apocalyptique du monde, censée déterminer des individus vers une régression morale, non, ce désenchantement me paraît être une donnée constitutive, aisément observable, du fonctionnement de la littérature, de sa vision et de son mode de pensée», et Philippe Vilain de conclure sa maigre expertise d'une clausule digne d'un fonctionnaire de jargon blanchotien pour colloque d'experts du rien : «le désenchantement de la littérature est de nourrir une croyance vide à son propos» (p. 10). Oublions les noms, petits, moyens ou grands, minuscules pour ce qui est de la littérature française contemporaine, au travers desquels cette littérature prend forme et voix
Tout lecteur, même superficiel, du vieux et grisâtre mage Blanchot qui, à tout le moins, tentait encore d'évoquer sa quête du Neutre en offrant à ses lecteurs comme la chronique d'une disparition annoncée de son écriture, a mille et mille fois lu ce genre de propos qui assimilent la littérature à une espèce de contrée sans frontière, faune ni flore, pure abstraction de mathématicien, grande voix anonyme ou bouche d'ombre hugolienne qui de temps à autres se servirait des pauvres écrivains, à leur corps défendant, comme de poupées ventriloques. Ce langage absolument neutre ou plutôt vide, qui évoquerait sur le même plan Tatania de Rosnay et Cristina Campo, William Faulkner et Mathias Enard, Hermann Melville et Yannick Haenel, permet à Philippe Vilain, tout en posant un constat savant (disons encore, technicien plutôt que savant) sur le mal qui ronge la littérature, de ne froisser personne : puisque «la littérature triche et ment sur son statut propre» (p. 11), c'est donc qu'il n'existe aucun auteur qui triche ou ment, c'est donc qu'il n'existe aucun imposteur dans l'heureuse République des lettres, et que toutes nos belles et surtout honnêtes âmes sont le jouet d'une prodigieuse marâtre qui se joue d'eux et qui a pour nom, tout aussi impersonnel qu'on le souhaitera, la littérature ! Il est d'ailleurs amusant de constater que le seul bandeau publicitaire que Grasset ait désiré apposer sur le livre de Philippe Vilain est un très anonyme «Pour le style», équivalent probable d'un tout aussi virulent «Pour le yaourt» ou bien «Pour la marche à pied». Oui, être pour le style comme pour la belle langue ou le bel ouvrage, voilà qui ne peut que contenter, et à peu de frais, toute la bancale et aphone ménagerie des lettres, des plus immondes vivandières et des plus scrofuleux aphasiques aux quelques rares écrivains dont la France peut encore s'honorer : Pierre Mari, Guy Dupré ou encore Christian Guillet ! C'est bien simple : Philippe Vilain pourrait reprendre à son compte une critique de Jean Paulhan, qu'il ne cite jamais, à l'inverse des habituels Roland Barthes (cf. p. 134) et Gérard Genette (cf. p. 136), muses de tous les perdreaux de l'Alma Mater universitaire : «L’on dirait étrangement que le critique a, de nos jours, renoncé son privilège, et quitté, sur les lettres, tout droit de regard» (1). Ici, ce privilège du critique, nous le revendiquons assez fort et même le défendons au besoin contre la marée montante de merde.
Je ne suis donc pas en désaccord avec le constat que pose Philippe Vilain dans ses quelques pages très éclairantes, à vrai dire suffisantes, de présentation, autour desquelles le reste des chapitres ne fera rien de plus que revenir, mais me gêne prodigieusement l'absence d'engagement de l'auteur. Qu'est-ce que Philippe Vilain si nous osions le comparer à un Charles Du Bos, un Albert Béguin, un Stanislas Fumet, un Gaëtan Picon ? Un critique de peu de poids tout d'abord, ensuite un pleutre, un pudique extrême tout du moins qui, par peur de devoir filtrer quelques tonneaux de merde, préfère se réfugier dans le tableau impeccablement tracé des petites grilles de lecture. Les classifications séduisent et rassurent toujours les médiocres, alors que les grands, eux, c'est sans compas ni équerre qu'ils se lancent sur les flots démontés ! Oui, tout se passe comme si «cette littérature ne se construisait plus sur un sentiment de la langue, mais sur un ressentiment de sa langue, je veux dire, comme si elle s'écrivait depuis l'irréligion de son Verbe» (p. 14), formule frappante, blanchotienne pour changer, mais creuse, puisque la coquille vide ne contient aucun exemple, aucun nom, ne montre rien de plus que le simple fait que tel ou tel écrivant et non écrivain, justement, ne possède plus et, allons plus loin, ne veut surtout plus posséder quelque sentiment que ce soit de la langue, de sa langue, fût-il un avorton de sentiment, un sentiment nain, microscopique, tout frappé d'indignité littéraire. Oui encore, cette littérature cadavérique, exsangue, qui est l'objet de la dissection de Philippe Vilain, «se satisfait de perdurer industriellement sur ses propres ruines, sans Dieu ni maître spirituel, sans valeur supérieure ni idéal qu'elle forgerait depuis son histoire, sans un modèle de perfection depuis lequel elle s'écrirait, fût-ce en s'y opposant» (p. 15), et, oui encore, comment ne point être d'accord avec une analyse que je mène depuis des années, lorsque je lis que, sans «idéal, sans s'inscrire dans un rapport vertical, la littérature ne vaut plus qu'horizontalement, dans la similarité des valeurs de son temps et un nivellement militaire qui, rasant le crâne de toute singularité, l'anonymise dangereusement : une littérature ne s'inscrivant dans aucune histoire, ne s'enracinant dans aucun héritage, sera-t-elle capable, ce faisant, de produire une histoire ?» (p. 16, l'auteur souligne). Ridicule question du reste, dont nul ne nous fera penser que le si prudent Philippe Vilain n'en connaît la réponse. Pourquoi, encore, feindre de s'interroger sur l'état calamiteux des lettres françaises, puisque c'est bien davantage du constat de cette déréliction qu'il faudrait partir ?
Le reste de l'ouvrage de Philippe Vilain présente ces mêmes défauts, rédhibitoires à mes yeux, et qualités, vagues, contenus dans les passages que je viens de noter : une volonté d'analyse du désenchantement de la littérature contemporaine, quitte à l'enfermer dans de petites cases qui feront les délices des professeurs (comme celle du «présentisme», cf. p. 31 et sq.), alors même que cette volonté analytique prétend forer profond sans jamais critiquer l’œuvre d'un de ces auteurs sans voix, impuissants et, corollaire de l'impuissance une fois sur deux, prétentieux. Il n'est pas tout à fait vrai d'affirmer que Philippe Vilain conserve, systématiquement, y compris devant la plus parfaite nullité que représente tel roman contemporain (comme l'ignoble Pas pleurer de Lydie Salvayre, évoqué à la page 38), son calme de jésuite du jargon savant. Il réserve en effet ses coups les plus puissants, ceux-là même que nous eussions aimé le voir distribuer à tant de nullités sur lesquelles il ne pipe mot, à Céline. Il est d'ailleurs assez fascinant que, pour le coup, contre Céline, notre thuriféraire assoupi du Neutre retrouve un vocabulaire éminemment judiciaire, de condamnation morale et de refus de la séparation, en effet commode, entre les romans de l'auteur et ses idées, monstrueuses nous le savons selon le commandement que nous sommes, tous, tenus de répéter pieusement, ou bien au risque, en paraissant le critiquer, de passer pour un fou, ou bien un antisémite, c'est-à-dire un fou au carré : «Nombreux sont ainsi les célinolâtres qui, pour réhabiliter leur idole, s'ingénient à ce révisionnisme critique, à ces compromissions de la conscience, à ces acrobaties morales qui obligent à transiger avec le texte, comme, par exemple, d'hyperboliser l'inventivité poétique afin d'édulcorer la monstruosité des thèses racistes soutenues par Céline, notamment celle contre la minorité juive dans Bagatelles pour un massacre» (p. 21, l'auteur souligne).
Philippe Vilain évoquera une nouvelle fois, plus longuement et en l'opposant cette fois à Proust, le cas de Céline (2), qu'il déteste sans s'en cacher, mais ce n'est point à vrai dire l'objet de son livre, ni même de cette note qui l'évoque. L'objet de ce livre étrange, point faux mais sans beaucoup d'âme et encore moins de tripes qu'est La littérature sans idéal, paradoxal ouvrage de critique qui jamais ne critique, comme un molosse qui aurait été éduqué à ne surtout jamais mordre, est l'analyse stratosphérique, dont le propos, une nouvelle fois, est si parfaitement blanchotien qu'il se dilue dans la généralité ouatée des cumulonimbus de l'évidence : «toute littérature naît de la littérature, toute œuvre naît d'une précédence, toute écriture se construit sur les ruines d'une ou plusieurs autres écritures : de littérature, d’œuvre ou d'écriture, sans doute n'en est-il aucune qui ne trahisse sa filiation et n'est, plus ou moins consciemment, l'héritière de quelques autres, dont il serait aisé de suivre la traçabilité, de retrouver l'invisible généalogie» (p. 25). Cette évidence est bien sûr de moins en moins vraie, car la littérature française contemporaine semble rejeter celle qui l'a précédée et de laquelle elle est née, même si elle feint de l'ignorer ou même, de plus en plus sûrement, l'ignore bel et bien, Philippe Vilain rappelant à juste titre qu'il faut «creuser pour demeurer en surface, s'enraciner pour fleurir», puisqu'une «postérité certaine ne [peut] se trouver qu'à la condition d'excéder son temps» (p. 29).
C'est retrouver le présentisme déjà évoqué plus haut, que Philippe Vilain caractérise comme étant la seule préoccupation d'un écrivant obsédé d'autofiction, de biofiction ou de docufiction (cf. pp. 42 et sq.) nous nous en moquons, pour lequel «le passé littéraire n'a plus d'avenir», le «faible voltage ampoulé» du passé n'éclairant «jamais mieux que le survoltage halogène du présent, qui, seul, au vérisme de son histoire, demeure détenteur de sens et de vérité» (p. 34). Ce présentisme n'est pas un humanisme puisqu'il semble uniquement obsédé par le moi du lilliputien écrivant : «pourquoi pas moi, semble penser l'écrivain contemporain, après tout, le roi a le même corps que nous, et le crépuscule des idoles annonce enfin notre aube» (p. 41), n'est-ce pas ? Ce présentisme est également autotélique et incapable de ressasser inutilement autre chose que l'événement érigé en totem, proposant ainsi une «alternative à la littérature journalistique» (p. 44) qui nous semble peu crédible, la «proximité dans le temps de ce réel» étant d'ailleurs «si frappante que sa connexion permanente à l'actualité, au présent historique», finit «par abolir toute notion du temps» (p. 45).
Par ces quelques mots, Philippe Vilain définit ce qu'il nomme la littérature post-réaliste, qui est, encore une fois, la dilatation d'une pupille uniquement obsédée d'elle-même, l’œil voyant étant devenu «un œil subjectivant, participant, activant, non plus spectateur mais acteur de l'histoire, qui, par la fiction, majusculise sa perception» (p. 47, l'auteur souligne).
Mais un œil, aussi prodigieux qu'on le voudra, et Dieu sait que notre siècle est celui des yeux, comme celui de Rimbaud fut le siècle des mains, ne sera jamais une bouche, encore moins une voix capable de chanter le monde. Fort justement, Philippe Vilain affirme que «le sens s'est dilué dans le karaoké du monde», la quête inlassable de l'événement à tout prix n'étant plus «l'événement du dire ni de la langue» : ainsi, «La reproductibilité du discours, fût-ce par la fiction, reconnaît précisément, dans son bégaiement, dans ses redites et son ressassement, son insuffisance à dire le réel, et donne une idée de la menace qui pèse sur elle : son épuisement sémantique annonce, en creux, la défaite du langage, pour ne pas dire le triomphe de l'image, du visuel» (p. 61).
Ce que Philippe Vilain appelle, conséquemment, la «selfication des esprits», à savoir l'attitude «par laquelle un individu manifeste un souci de lui-même, se photographie par l'écriture» (p. 63) est le signe d'une perte irrémédiable d'intérêt, de pesanteur tout autant que de matière, et, au premier chef, de matière verbale : «Désormais, le roman agit sans plus faire du langage une survenue méditative, réflexive : il ne veut plus, ou ne peut plus, mettre en scène l'aventure intérieure de ses personnages» (p. 80), encore moins figurer ce que figure tout grand roman, à savoir une «aventure de l'écriture» (p. 81).
Prudemment trop prudemment, Philippe Vilain affirme que la littérature contemporaine «donne l'impression de ne plus s'écrire et de ne plus fonder sa croyance sur le fétichisme de la langue, une langue qu'elle renonce à transformer comme à en faire son enjeu, son immanence» (p. 84). Nous sommes ici en territoire connu, celui que j'arpente désormais depuis plus de douze années, où j'ai entreposé, bien empilés, les cadavres, pas même puants mais secs et saponifiés, de ce que Philippe Vilain appelle la «littérature aphone, castrée» (p. 89), qui paraît «se construire à partir de sa déconstruction», à savoir «le rejet du style», et aussi «devoir son succès à la promotion d'un désécrire, comme son évolution à l'involution de son écrire : la déconstruction de sa pratique de l'écrire vers son degré zéro» (p. 87, l'auteur souligne). De fait, en «se débarrassant du style», la littérature contemporaine, présentiste, soi-mêmiste pour reprendre un terme camusien que j'ai plus d'une fois retourné contre cet auteur si enragé de lui-même qu'il en abolirait le reste de l'humanité, «s'endeuille de son ambition la plus exigeante, de sa spécificité littéraire, celle qui transforme la parole en valeur; elle s'épuise d'elle-même, de l'intérieur, à vouloir renoncer à ses propres ressources» (pp. 87-8, l'auteur souligne).
La littérature contemporaine, que Philippe Vilain, d'ailleurs grand amateur d'autofiction, ce genre eunuque dont il ne cesse de théoriser l'indigence et de noter, méticuleusement, les progrès de son érection imaginaire, caractérise comme étant, en somme, une aphasie littéraire et une réussite commerciale, est produite par «l'écrivain du dimanche» qui «ne veut pas s'immerger pendant de longues années dans une œuvre», ni «consacrer sa vie à l'écriture, socialement valorisante mais peu rémunératrice» (p. 121). Il est à ce titre particulièrement drôle de constater que Philippe Vilain, un homme qui rarement s'énerve, nous l'avons vu, sauf contre Céline, n'hésite absolument pas à tancer vertement les sans-grade, celles et ceux, auteurs d'un jour ou d'un quart d'heure de gloire virtuelle, qui se prétendent, à leur tour, auteurs, voire critiques. C'est ainsi qu'il reprend le bon mot de l'inepte Philippe Sollers, ce cancre des cancres, cet imposteur au carré, affirmant, mais il a raison pour une fois !, que tout le monde est écrivain sauf lui (cf. p. 123), mais, lui, Philippe Vilain donc, pour s'en offusquer, probablement parce qu'il estime, bien à tort ou parce qu'il cherche, comme tant d'autres, à attirer le regard d

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