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Péguy de combat : entretien avec Rémi Soulié

Crédits photographiques : Ariel Schalit (Associated Press).
Plusieurs auteurs, donc plusieurs livres sont mentionnés au cours de cet entretien, tous publiés aux éditions Les provinciales dirigées par Olivier Véron.D'abord, celui de Rémi Soulié bien sûr, Péguy de combat mais aussi :medium_Roux.jpgLes châteaux de glace de Dominique de Roux, du même.medium_Dubuit.jpgTu n'écriras pas mon nom de Henri Du Buit.medium_BARZVI.jpgLe sionisme de Michaël Bar-Zvi.Juan AsensioCher Rémi, puisque ton livre s’intitule, assez bellement d’ailleurs (l’élision de l’article y est sans doute pour quelque chose), Péguy de combat, force est de remarquer que son fond est indissociable de sa forme : ainsi, à la préface, très offensive, de Michaël Bar-Zvi (nous y reviendrons), succède un assez court ouvrage. Ce nouveau livre ressemble d’ailleurs beaucoup, par la vivacité de son écriture, ses affirmations cinglantes, ses ellipses, à celui que tu avais consacré, il y a quelques années, à Dominique de Roux, aux mêmes éditions, Les provinciales, intelligemment dirigées par Olivier Véron. Est-ce donc une façon de signifier qu’une forme littéraire courte peut tenter de lutter, en quelque sorte, contre la tyrannie de l’écrit que tu évoques sur les brisées de Platon (qui a tout de même écrit), Péguy (qui a pourtant beaucoup écrit), Boutang (qui a écrit lui aussi sans relâche) et Du Buit (le seul homme de parole, si je puis dire, l’écrit représentant peu dans son cas) ? Est-ce encore une manière de te démarquer des curieuses mœurs professorales, consistant à rendre pour l’un, Jean-Noël Dumont, une belle petite copie de Terminale consacrée à Péguy et, avec Monique Gosselin-Noat évoquant le Grand d’Espagne, une fort médiocre copie de mauvais journaliste, dans les deux cas, des livres qui ne risquent pas vraiment de ravir, au sens premier du terme, les lecteurs qui ne savent rien de ces écrivains ?medium_peguy.jpgRémi SouliéTout d’abord, cher Juan, je te remercie vivement pour ta lecture minutieuse de ce livre qui se situe bien en effet, pour une grande part, dans la lignée des Châteaux de glace de Dominique de Roux. La forme brève m’est substantielle, autant que je puisse être à la fois «juge et partie» : je suis chez moi dans l’ellipse, qui confère à la phrase et au texte une force de frappe assez vive, parfois brutale. Je m’abrite, en quelque sorte, à découvert. Le lecteur peut avoir le sentiment que quelque chose lui fait défaut mais c’est dans ce vide qu’est la puissance, lorsque le sol manque sous les pas (c’est ainsi que je conçois l’enracinement dans le sillon du vers, de la phrase, du labour). La forme brève présente également l’avantage de proscrire – idéalement du moins – le bavardage et le caquetage, cette «parole vide» dont parlait Lacan et dont tu sais combien un Armand Robin la stigmatisa. Elle est hélas notre lot, dans la détresse spectaculaire et le nihilisme triomphant. Pour une parole de vérité, combien de logomachies ? Au-delà de l’écrit et de la parole, le saint silence, bien entendu, pour écouter la Parole de l’archè, commencement et commandement (l’autorité de l’origine qui implique l’auteur et la hauteur). Il faudrait être en Adoration perpétuelle; le brouhaha dans lequel nous survivons témoigne de notre éloignement entropique et vertigineux de la Vérité – ce que certains appellent sans rire le progressisme. La «tyrannie de l’écrit» repose sur deux cochonneries modernes : le journalisme et le droit (lequel, comme disait Nimier, prend une majuscule le dimanche et les jours fériés). Sur ce plan-là, je ne crois qu’en la force – soit, le jugement de Dieu, comme on disait dans les siècles de haute civilisation – et en la parole donnée (mais l’éthique du don est devenue impensable, pour bien des raisons, dont la principale réside en la disgrâce inhérente à l’âge de fer ou âge sombre). Le journalisme devient propagande; l’«empire du droit», pour reprendre la formule de Pierre Manent, un totalitarisme : dès lors que l’ordre symbolique est attaqué sous le fallacieux prétexte d’être tyrannique – alors qu’il est le seul à garantir aux hommes une vie humaine –, les règlements prolifèrent, les lois cancérisent ce Frankenstein qu’est le corps social, les libertés réelles et les franchises refluent (un comble, au pays des Francs !) et la cité se meurt ou devient inhabitable, sauf poétiquement, mais pour un petit nombre. Je crois, avec Joseph de Maistre, qu’il ne peut y avoir de Constitution écrite. Le droit coutumier et les lois fondamentales du Royaume (que la France demeure mystérieusement et secrètement) me semblent préférables au juridisme contemporain, par ailleurs inévitable à vue d’homme. Péguy m’a appris à me défier des légistes donc des sophistes puisque Protagoras conseille plus que jamais Périclès. Dès lors qu’il y a littérature, philosophie ou théologie – Platon, Péguy, Boutang et des milliers d’autres – la critique n’opère plus puisque nous sommes dans l’ordre de la vérité. Le texte est alors affaire de style, de vocation, d’inspiration. J’ajoute que l’«écrit» tel que l’entendent les modernes s’oppose également à la Lettre des talmudistes, dont il peut être d’ailleurs considéré comme une redoutable perversion. Il faut savoir si l’on est du côté de la Loi, donc, de la grâce et du pardon (Moïse, Platon, Jésus-Christ, je dis bien, Jésus-Christ) ou des lois – le mécanicisme inhumain parce que sans Dieu. J’inclus dans ce dernier terme de l’alternative les contrefaçons prétendument théologico-politiques de certains fanatismes religieux : attachement à des formes et à des lettres mortes.Enfin, s’engager à lire Péguy ou Bernanos, c’est mettre sa peau sur la table, ce qui est l’apanage – au sens médiéval et royal – des écrivains (vocation) et non des professeurs ou des journalistes (profession), pour reprendre cette fois le distinguo de Baudelaire.Juan AsensioTon écriture elliptique, voire, dans ce livre, véritablement minimaliste, se caractérise donc par la place très importante que tu accordes à la voix de Charles Péguy. Devant celle de ce magnifique écrivain, ton écriture, littéralement, s’efface : il n’est ainsi pas rare qu’une page entière soit remplie de la rage répétitive, répétitive jusqu’à l’incantation, de Charles Péguy. D’ailleurs, c’est peut-être pour cela que ton livre s’intitule Péguy de combat : il s’agit certes d’un véritable bréviaire exposant non seulement les absurdités du monde moderne, mais en les jugeant à l’aune des colères les plus intenses de cet écrivain. De sorte que ce livre qui laisse éclater les magnifiques diatribes péguystes expose discrètement les tiennes, en sourdine mais pas moins présentes. Le contraire donc d’un livre de sorbonnard, le contraire d’un livre livresque, obsédé par les notes, le labyrinthe des références chères à Monique Gosselin-Noat, dont le cas a été évoqué plus haut.À ce propos, j’ai été étonné de relever plusieurs mentions de Martin Heidegger, puisque tu évoques dans ton livre les virulentes critiques lancées par le philosophe contre une société technicienne oublieuse du divin (plutôt que du Dieu des trois monothéismes). Penses-tu qu’il est urgent que nous relisions non seulement Péguy, mais par exemple Bloy ou encore Bernanos en ne perdant pas de vue, voire en privilégiant l’aspect polémique de leurs écrits contre une technique devenue folle plutôt que leurs romans, quelque peu, hélas, oubliés ?Rémi SouliéCe livre peut être lu comme un portrait personnel de Péguy, un parcours biographique et paysager depuis la Beauce jusqu’à la Brie en passant par le Parisis et l’Orléanais, mais aussi un manifeste, voire un catéchisme (Péguy aimait le mot et la chose) ou une anthologie commentée – l’essentiel étant la volonté de servir le logos, d’être à l’écoute de sa voix et de se montrer docile à l’«innutrition» par définition nourrissante. L’analogie eucharistique, ès choses littéraires, est pertinente.La présence d’Heidegger, philosophe qui m’est cher, se justifie pour quatre raisons au moins : il est le penseur de la technique et du nihilisme accompli; il est à l’écoute de l’Être et donc de la poésie; comme Ramuz, Pourrat, Giono, Mistral, Thibon ou Péguy, c’est un paysan fondamental (il suffit de le lire et de le voir en promenade avec Jean Beaufret, en particulier à Todtnauberg, entre Hütte, grand tilleul et pâturages ou face à la Sainte-Victoire). Comme tel, il est indispensable si l’on veut cheminer dans Babel et Sodome en sachant qu’il faudra en sortir pour gagner les clairières et recourir aux forêts, les deux opérations pouvant être d’ailleurs concomitantes. Sa pensée du sacré et du divin n’est certes pas confessionnelle ni, dans une certaine mesure, monothéiste (bien que dans le fameux entretien du Spiegel il attende un dieu, non le retour des dieux – messianisme et Walhala pouvant être l’un et l’autre parodiés.) Quoi qu’il en soit, un catholique péguyste sait de source sûre que Virgile guide toujours Dante : c’est dans l’ordre.Tu as raison : il est urgent de relire les prophètes et les visionnaires. J’espère ne pas méconnaître la grandeur et les beautés du genre romanesque. Aujourd’hui encore, Sous le soleil de Satan, Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine sont les œuvres de Bernanos dont l’onde de choc ne cesse de m’ébranler et qui me hantent, plus encore que La France contre les robots par exemple. Mais Bernanos, précisément, est aussi l’homme des essais et écrits de combat qui cesse d’écrire des romans pour répondre à l’appel tragique de l’Histoire qui, à la lettre, le réquisitionne. L’enjeu ? Rappeler les liens de la terre et du ciel, de la nature et de la surnature, du spirituel et du charnel, du temporel et de l’éternel, du visible et de l’invisible. Telle est la mission assignée aux poètes dans un monde sécularisé, soit, un désert, qui ne sait pas combien l’autonomie est une fiction terrifiante puisque c’est le diabolus ex machina qui tire les ficelles. La technique manifeste; le prince de ce monde infeste. On demande des exorcistes ! Juan AsensioJ’aime assez que tu rappelles le silence (romanesque) de Bernanos ayant décidé après la Seconde guerre mondiale de se consacrer au sauvetage de la France, alors que l’on nous bassine avec le mutisme de Rimbaud, ce fichu gamin pourri. Cher Rémi, tu as précédé l’une de mes questions en évoquant le vital, le «séminal» lien, comme l’écrit George Steiner, entre l’œuvre de Charles Péguy et la terre de France, qui est la terre de ses ancêtres, qui est la terre des morts : Barrès, Péguy, Bernanos bien sûr, mais aussi Guy Dupré que tu dois connaître je le suppose. Cette évocation de la terre meurtrie de notre pays est d’ailleurs une constante de tes essais et, j’y songe, des livres de Sarah Vajda et de Jean Védrines, deux remarquables écrivains avec lesquels, je crois, tu as bien des points communs.Quelque peu étrangement pour un lecteur ne goûtant guère, peut-être, tes ellipses bloyennes, cet enracinement, ce «racinement» est à tes yeux indéfectiblement lié à l’évocation des enfants d’Israël, ces errants transportant pourtant dans leurs éternels périples la mémoire de leur terre et, à présent qu’ils ont conquis de haute lutte celle qui a toujours été la leur depuis des millénaires, sont devenus des maîtres arrogants selon les bien-pensants de la gauche et de l’extrême gauche françaises.Ainsi, l’élection d’Israël, bien évidemment l’objet de toutes les haines, peut-elle être rapprochée de celle de la France, l’une et l’autre pas moins honnies. Tu écris, page 43 : «L’élection de la France ne peut être pensée qu’en référence à celle d’Israël, non en remplacement, mais en efflorescence, en conséquence et en reconnaissance[…]». Peux-tu évoquer en quelques lignes je le crains trop sommaires le lien invisible qui unit nos deux pays, nos deux histoires surnaturelles, finalement, nos deux «races» au sens où Péguy entendait ce mot ? De quelle façon aussi, si l’on considère la belle préface de Michaël Bar-Zvi à ton texte, ce lien peut-il être déclaré de violence nécessaire ?Rémi SouliéRimbaud, cher Juan, sait qu’il demeure l’«esclave de [son]baptême» et ce pur paulinisme me semble salvateur, fût-ce malgré lui. Il est en outre des mutismes – mais nous outrepassons le cadre strict de notre entretien ! – qui valent de l’or (je pense par exemple à celui d’Ezra Pound, il est vrai dans un autre ordre). Guy Dupré est l’un des derniers grands maîtres de la littérature française que tu as bien entendu raison de situer sur la ligne de front Barrès-Péguy-Bernanos. M’associer à Sarah Vajda et Jean Védrines m’honore : si, à ce jour, je n’ai hélas que croisé le second – Stalag est un très beau livre – je suis un ami et un inconditionnel de la première, pleine de grâces : style, intelligence, profondeur, virtuosité. Alchimiste et magicienne, elle transforme en or tout ce qu’elle touche.Avant d’effleurer le mystère d’Israël, évacuons ou, plutôt, tirons la chasse sur les gogos qui voient dans l’État d’Israël une enclave coloniale et impérialiste au cœur de l’Arabie heureuse mais aussi, sur les idiots plus ou moins utiles qui nous resservent une lutte de classes planétaire qui opposerait l’ivraie des exploiteurs judéo-croisés et le bon grain des masses prolétariennes arabo-musulmanes : ils n’ont rien appris, rien compris (j’écris ceci en profonde révérence envers Louis Massignon et René Guénon, ce dernier «installé» en Islam sous le nom d’Abdel Wahed Yahia, Français de Blois et de style mort au Caire en invoquant le nom d’Allah). Eretz Israël est la patrie naturelle et surnaturelle, charnelle et spirituelle des Juifs. Maritain, sur ce plan-là en tout cas, voit juste : «Par un étrange paradoxe nous voyons aujourd’hui contesté aux Israéliens par les États qui sont leurs voisins le seul territoire auquel, à considérer le spectacle entier de l’histoire humaine, il soit absolument, divinement certain qu’un peuple ait incontestablement droit : car le peuple d’Israël est l’unique peuple au monde auquel une terre, la terre de Canaan, a été donnée par le vrai Dieu, le Dieu unique et transcendant, créateur de l’univers et du genre humain. Et ce que Dieu a donné une fois est donné pour toujours.» Le sionisme, loin de faire exclusivement rentrer Israël dans le rang des Nations peut permettre aux Juifs de retrouver leur vocation, un temps évanouie dans l’universalisme abstrait de la république mondiale que les moins lucides d’entre eux ont bien tort d’encenser, l’émancipation étant le prélude à la disparition (le débat Milner, Finkielkraut, Benny Lévy est fondamental pour nous, même s’il faut faire des efforts pour surmonter des thèses anti-chrétiennes dont la fausseté est patente). Le moderne, d’une manière ou d’une autre, est structurellement intéressé à la disparition des Juifs parce que ceux-ci n’entendent rien au contrat de la philosophie politique moderne et qu’ils comprennent tout de l’Alliance éternelle. Par définition, la «Démocratie universelle» dénoncée par Edgar A. Poe dans Le Colloque de Monos et Una – il poursuivra l’exploration des ravages des «chiens de prairie» dans Mellonta Tauta – précairement fondée sur la religion élective (le suffrage) et la confusion des ordres ne peut rien connaître de l’Élection (qu’elle dira anti-démocratique, inégalitaire, injuste etc.), donc de la France et d’Israël, qui ont été comblés de dons sans repentance. Ces mystères étant aussi incompréhensibles que Dieu, il faut partir de la Bible et se résoudre ici à emprunter des raccourcis : l’onction de Saül par Samuel qui fonde la royauté d’Israël (1 Sam, 9-10) est l’archétype spirituel de l’onction davidique, franque, française, comme en témoigne la Galerie des Rois de Reims. L’huile sainte de Samuel est la Sainte Ampoule remise à S. Remi; dans les deux cas, l’intervention de Dieu, fait inouï, est directe. Au cœur de ce mystère : Jésus-Christ, le Roi des Juifs et le Seigneur des Mondes dont Jeanne d’Arc rappellera, le temps venu, qu’il est «le vrai Roi de France» – les rois étant ses lieutenants –, et la fille de Sion, à laquelle Louis XIII voue la France. La responsabilité française et juive nous écrase tous, pour le meilleur et pour le pire. Français et Juifs doivent abjurer leurs politiques (pluriel) et renouer avec leur mystique (singulier). Cela signifie, pour les Français, prendre soin du Royaume de France et pour les Juifs, cultiver Eretz Israël, les deux pays étant avant tout des « dispositions providentielles », selon la formule que le grand Henry Montaigu appliquait à la France. En hauteur et en vérité, nous nous retrouvons, loin de tout sentimentalisme, de tout humanitarisme ou des pseudo-œcuménismes.La préface de Michaël Bar-Zvi, on en conviendra, ne peut encourir le reproche de sentimentalisme. Il a pris le titre du livre au pied de la lettre et Péguy sur le pied de guerre. Certes, Olivier Véron lui avait demandé une préface assez voisine, en esprit, de celle de Pierre Boutang à L’Auberge volante de Chesterton (le poète métaphysicien avait trouvé le moyen de citer le Groupe Stern); certes, Michaël Bar-Zvi est proche du sionisme révisionniste de Jabotinsky, volontiers militaire mais, plus profondément, cette préface, à certains égards maistrienne et jüngerienne, a avant tout la beauté et la dureté du roc sur lequel doit être

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15/05/2007 | Lien permanent

Quelques fantômes du passé

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Une fois de plus, Francis Moury, lecteur fidèle s’il en est des textes paraissant dans la Zone, lecteur idéal s’il en est aussi puisque critique, m’a adressé deux messages après avoir lu le texte de Matthieu Baumier consacré à Georges Bernanos. Je les retranscris tels quels, n’ayant corrigé qu’une ou deux petites coquilles après tout fort excusables puisque l’exercice auquel s’est livré Francis n’a pas été prémédité. Une précision : il me semble que l’auteur des S.A.S. n’a rien inventé mais qu’il s’est contenté, en guise de sentence troublante relative au diable, de se souvenir d’un très ancien proverbe écossais…Voici le premier message :«Cher Juan, je viens enfin de lire le texte de Matthieu Baumier sur la conférence prononcée par Bernanos en 1947 qui veut en esquisser une mise en perspective du point de vue de l'histoire de la philosophie contemporaine, surtout allemande d'ailleurs.En lisant cela je me disais «nihil novi sub sole» : au fond, cette critique d'une civilisation faite pour l'homme et rien que pour l'homme, à condition de réduire l'homme à ses instincts les plus élémentaires et la civilisation au dispositif technique de leur satisfaction, on la trouve chez tous les grands philosophes et dans tous les grands systèmes – depuis Platon et sa critique des sophistes comme techniciens au service du pouvoir pur de la technique. Simplement dite par Bernanos dans ce contexte historique frappant, la critique paraît moins lointaine et plus actuelle du fait de sa consonance évidemment catholique. Platon ou Plotin exprimaient le même profond dégoût de la technique comme fin en soi et l'idée de civilisation reposait à leur yeux sur l'idée de contemplation.Mais enfin cela dit, le texte de M. B. est bien écrit, clair, de style très agréable. Ah, sinon je remarque que tu t'intéresses à Jorge Semprún et que Baumier s'intéresse à Alain Badiou : Semprún dans les années 1960 était communiste et Badiou aussi. Ils ont peut-être évolué depuis... mais ils le furent et il me paraît difficile qu'il n'en reste pas quelque chose en eux de bien implanté – au sens où les extra-terrestres de Kaiju Shoshingeki (Les envahisseurs attaquent, Japon, 1968) d'Inoshiro Honda avaient implanté une curieuse petite boule métallique dans l'arrière du cerveau de certains êtres humains, les asservissant à leurs ondes et préparant ainsi la colonisation de la terre au moyen de cette «cinquième colonne» originale. Tu connais le proverbe souvent cité par Gérard de Villiers dans ses S.A.S. – qui sont, on ne le dira jamais assez, des documents d'histoire et géographie politique et sociologique contemporaine – de 1965 à nos jours : tout le programme récent d'un concours d'entrée qui se respecte et couvrant le monde entier sur cette période, interactivement et précisément – d'une valeur telle qu'on devrait forcer les étudiants à les lire en classe préparatoire: « Si on dîne avec le diable, il faut avoir une cuillère assez longue ». Méfiance face à la séduction de ces deux références donc...Je me souviens notamment du scénario de Semprún pour le film d'Alain Resnais, La Guerre est finie (France, 1966) : il était consternant tant il était «propagandiste» puisque les Républicains espagnols étaient présentés comme des hommes adorables et les Franquistes comme des bourreaux ignobles dont la lutte intemporelle était le symbole de celle des salauds contre la liberté du peuple chez le Sartre « compagnon de route » version 1950 puis «solitaire-rouge» version 1970.Quant à Alain Badiou, Philosophie et politique paru dans les Cahiers de philosophie n°2-3, publiés par le Groupe d'études de philosophie de l'université de Paris – UNEF-FGEL (Paris février 1966, pp. 113-131) est d'un niveau beaucoup plus savoureux et intéressant. Son classicisme hégélien est de très bonne tenue mais un peu gâché par sa conclusion franchement marxiste dont je te laisse juger en en citant un extrait (situé page 130), d'ailleurs directement lié au texte de M. Baumier sur la conférence de Bernanos de 1947 soit dit en passant (je cite en respectant scrupuleusement les mises en italique originales) : «[...] La philosophie a cessé de présenter à ceux qui n'en veulent pas une image de la société idéale. Elle se propose d'éclairer un mouvement historique qui restituera à l'homme la conscience de son avenir, c'est-à-dire de sa signification. Le philosophe est désormais le spécialiste de la négativité. Il a pour tâche de penser le négatif. Je dirai, dans une formule qui a le mérite du clinquant sinon celui de l'évidence, que le seul moyen pour la philosophie d'être négation technique de la technique, c'est de devenir technique de la négation. Et j'ajouterai que le seul moyen pour elle d'être entendue, c'est-à-dire redoutée, c'est de choisir comme homme de référence pour sa trahison essentielle non pas le Sage, non pas le Héros, non pas même le Saint, mais ce technicien particulier qu'est le révolutionnaire professionnel. Alors la philosophie retrouvera sa vocation d'éveil, non pas, bien sûr, d'éveil spirituel mais d'éveil de l'homme à la vie réelle de la cité [...]» et Badiou de conclure en citant la fin du Rivage des Syrtes de Julien Gracq... On s'amusait bien à la Sorbonne en ce temps-là... en 1960-1970. Davantage que dans les années 1980 c'est certain car il n'y avait pas encore la sainte « Crise économique et sociale » : tous les soixante-huitards pro-communistes ont trouvé de bonnes places et sont riches aujourd'hui : c'est un fait connu. Seuls ceux qui sont morts parce qu’ils se sont vraiment révoltés ne le sont pas. Et ils se sont révoltés en étant manipulés par les communistes, objectivement : une révolte qui en germe portait celui d'un asservissement donc. ILS SONT MORTS POUR RIEN. Les autres se portent comme des poissons dans l'eau du début à la fin des trente honteuses (1973-2003) : ils ont des postes, sont invités dans les salons, vont au restaurant, payent leurs impôts. Ils sont des techniciens anti-bernanosiens : pourtant Bernanos avait vu de plus près qu'eux la Guerre d'Espagne en son temps et la jugeait mieux qu'eux qui ne l'ont tout bonnement pas connue !On se consolera en pensant que les soixante-huitards critiques du communisme ont parfois connu le même sort : c'est une consolation qui en vaut une autre. Mais après toutes ces mises en parallèle, je me sens un furieux besoin de changer d'air en relisant la... Consolation à Marcia de Sénèque ! Elle pourra servir à consoler les mères des révoltés de 68 morts au champ d'honneur parce qu'ils croyaient alors Semprún et Badiou : «[...] Ce n'est que l'image de ton fils qui est morte, un reflet bien peu ressemblant ! Lui, il est éternel, et le voici maintenant dans une condition meilleure, libéré de ce fardeau qui lui était surajouté, et rendu enfin à lui-même [...] » (in Ad Mar., XXIV, § 5 - extrait de : Pierre Grimal, Sénèque, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, troisième édition revue, P.U.F., coll. Philosophes, Paris 1966, p.137)».Voici le second :«En fait je savais qu'à l'heure tardive, cher Juan, où j'avais rédigé puis tout de même cursivement (mais comme d'habitude trop vite et imparfaitement : je n'en suis capable que quelques jours plus tard, en général) relu le Commentaire nocturne sur la conférence de Bernanos, ses sources, son influence étudiées par M. Baumier que tu as titré Quelques fantômes du passé à l'occasion de sa mise en ligne dont je te remercie, j'avais oublié un élément. Je m'en suis souvenu cet après-midi en relisant ledit commentaire mis en ligne.En fait, je pense qu'un extrait de la citation que j'avais faite d'Alain Badiou (op. cit., p. 130 : celui où Badiou parle des trois types de grands négateurs de la technique, et en parle comme de modèles «dépassés» par celui du «révolutionnaire») faisait peut-être référence aux fameuses thèses bergsoniennes des Deux sources de la morale et de la religion mais peut-être plus secrètement encore – et si c'est le cas, plus intelligemment ou bien plus bêtement suivant le point de vue auquel on se place pour juger de sa pertinence – au livre de Max Scheler (1874-1928), Vorbilder und Führer qui fait partie des Schiften aus dem Nachlass (Berlin, 1933) de ce grand phénoménologue. Plus précisément au titre de la traduction française de ce livre parue en 1944 en Suisse.Quelques œuvres de Max Scheler sont accessibles au lecteur français par la grâce des traductions procurées notamment par Maurice de Gandillac et Maurice Dupuy pour des éditeurs comme Gallimard, les P.U.F. et Aubier-Montaigne. Vorbilder und Führer fut pour sa part traduit en français sous le titre Le saint, le génie, le héros par Émile Marmy (aux éditions Egloff, Librairie de l'Université, Fribourg en Suisse, 1944) Cette édition belle, épuisée, belle parce qu'épuisée, épuisée parce que belle, rassemble quelques études de phénoménologie éthique, d'éthique matérielle des valeurs comme le dit le titre d'un autre de ses ouvrages. Dupuy a écrit plusieurs livres sur Scheler. Gandillac a préfacé et annoté Scheler. Émile Marmy donnait aussi une excellente introduction à l'homme et l’œuvre en préface à sa traduction.Je n'ai pas le temps de résumer qui fut ni ce qu'à écrit ou pensé Scheler : il faut lire L'homme et l'histoire suivi de Les formes du savoir et la culture (Aubier-Montaigne, trad. Dupuy, coll. La philosophie en poche, Paris 1955, réimpression en 1970), pour en avoir une première et bonne approche. Léon-Louis Grateloup dans Anthologie philosophique (éd. Hachette, Paris, 1974), un manuel de terminale d'une austère et impressionnante tenue en raison du niveau moral et intellectuel de l'époque où il parut mais marqué au fer rouge du nouveau classement par rubriques qui fait évidemment regretter celui d'un Armand Cuvillier ou d'un Paul Foulquié dans les années 1935, bien plus noble et plus riche sub specie aeternitatis, avec le recul, Grateloup a donc tenu à honorer la mémoire de Scheler en lui accordant un texte cité dans la rubrique finale Anthropologie - Philosophie - Métaphysique de son manuel scolaire. Bien entendu, c'était un texte qu'aucun professeur de cette époque ne commentait aux élèves : ni eux ni lui n'étaient en mesure morale – je ne dis pas intellectuelle car ce serait injuste : il ne s'agissait pas en l'occurrence d'erreur mais de faute, comme eût dit Alain – de le comprendre ni de l'apprécier. Mais enfin, il était là et je l'ai lu. Quelques-uns ont dû le lire : je l'espère. Car il ouvrait la porte sur autre chose que Michel Foucault, Gilles Deleuze, et les abrutissants commentaires du Traité théologico-politique ou du Contrat social : non pas qu'il faille ignorer ces braves Spinoza et Rousseau, ni même ces honorables Deleuze et Foucault. Comment le pourrait-on ? D'ailleurs, le peut-on ? D'ailleurs le faut-il ? D'ailleurs le pourra-t-on ? Bien des questions passionnantes que l’on paye des fonctionnaires à étudier devant des élèves. Puisque ici nous sommes libres de penser, eh bien disons tout bonnement : Max Scheler c'était autre chose...Cette autre chose à laquelle Badiou fait allusion en s'en gaussant, c'est précisément la pensée morale de l'ontologie ou la pensée ontologique de la morale, pensée morale ou bien morale pensée dont l'effectivité (toute hégélienne au sens le plus pur de l'hégélianisme avant qu'il ne soit souillé par ses héritiers de gauche) fut le fait d'un homme riche d'une connaissance de Hegel – bien sûr – de Husserl – bien sûr aussi – et des Grecs, de Nietzsche et de tous ceux qui sont intéressés à l'ontologie : penseurs antiques, médiévaux, modernes et contemporains de Scheler. C'est parce que je ne veux pas que cette allusion moqueuse demeure impunie que je me fais un plaisir de mettre en lumière historique sa matière : un des plus grands philosophes allemands de l'histoire de la philosophie allemande des origines de cette philosophie à nos jours, un des plus ignorés par notre université et nos programmes naturellement. Badiou n'a peut-être nullement songé à Scheler, ni même à Bergson. Mais s'il y a songé la fraction d'un instant subliminal pendant qu'il rédigeait, je me devais de mettre au jour ce refoulé de l'histoire de la philosophie véritable : celle précisément qui renonce autant à se définir par rapport à une technique que par rapport à une critique de cette technique (sujet au fond indigne et depuis longtemps épuisé de Platon à Heidegger – en passant par Bernanos certes !) et ne veut se définir que par rapport au concret de la spiritualité réelle.L'homme du ressentiment – titre d'un ouvrage de Scheler traduit en français, commentaire sur Nietzsche bien entendu tout du long mais pas exclusivement – a besoin qu'on le remette d'aplomb, les pieds sur la terre. La terre des morts ne ment pas, jamais : elle restituera longtemps la pensée d'un Max Scheler quand on aura oublié depuis longtemps celle de ceux qui n'osaient y faire une possible allusion que pour la nier et nier ce qu'elle défendait. Il faut que les lecteurs de Tocqueville, de Joseph de Maistre, de Bonald, de Maurras, de Boutang et de tout ceux qui ont pensé la démocratie comme source inique d'une machinerie anti-humaine par excellence, redécouvrent Max Scheler. Ils liront et en lisant, auront le sentiment qu'ils se souviennent...».Cher Francis, une fois de plus, tu ne m'en voudras donc pas d’avoir rendu public ton courrier puisque, je l’ai dit, tu n'as peur de rien, en tous les cas pas de ce qu’en dira-t-on (l'ennemi voyons, sans doute est-ce l'ennemi qu'attend Drogo depuis des lustres !) qui fait trembler les prudents, fussent-ils résistants et même résistants royaux.

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28/08/2004 | Lien permanent

Un jeune mort d'autrefois. Tombeau de Jean-René Huguenin de Jérôme Michel

Crédits photographiques : Colleen Pinski (Peyton, Colorado, Smithsonian.com).
Huguenin.JPGÀ propos de Jérôme Michel, Un jeune mort d'autrefois. Tombeau de Jean-René Huguenin (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013).
LRSP (livre reçu en service de presse).


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3277660427.JPGJean-René Huguenin n'est pas mort.





2616268723.jpgLa Côte sauvage.




«J’ai si longtemps vécu dans l’illusion que mon amour de la vie – oui, contrairement à ce que tu crois : mon immense amour de la vie – finirait par donner quelque chose… Donner – au sens précis de ce mot ! le besoin de donner m’obsédait et je ne trouvais dans l’amour qu’une disposition à recevoir… une extrême attention. Certains matins, à Sèvres, un simple regard par ma fenêtre sur la Seine… : ce fleuve, ces cheminées, ces quais, je les désirais trop fort, ils allaient s’embraser, disparaître dans mon cœur, il n’y aurait plus rien au monde – il n’y aurait plus que moi ! Alors je retombais sur mon lit, ma voracité se retournait contre moi : je découvrais douloureusement qu’elle ne profitait qu’à moi-même et que ce que l’on appelait l’amour… l’espérance, la foi – n’étaient que des moyens de jouir de soi.»
Jean-René Huguenin, La Côte sauvage [1960] (Points Roman, 1995), p. 129.


Le très beau titre du livre de Jérôme Michel, qui laisse à d'autres le soin de mener une enquête biographique sur Jean-René Huguenin, indique un double éloignement, une mort au carré, même : le mort, l'écrivain mort banalement, et non pas tragiquement, au volant d'une voiture prêtée par Yves Merlin (un cabriolet Mercedes 300 SL), est un mort du passé, et d'un passé révolu, lui-même mort, pourtant si peu éloigné de nous que nous en connaissons parfaitement les fâcheuses et balbutiantes caractéristiques qui, de nos jours, sont devenues de jolis petits monstres dont nous ne nous sommes pas encore débarrassés : «Les guerriers sont des enfants sérieux et la littérature est une guerre. Jean-René en appela aux armes contre ce monde qu'il n'aimait pas. Ses cibles ? Tous ceux qui, à ses yeux, ricanaient déjà de la verticalité, de la transcendance et de la musique des anges. Pêle-mêle les sociologues, les curés psychanalystes, les chrétiens honteux, les intellectuels frigides, les publicitaires, les sondeurs, les littérateurs de laboratoire, les ingénieurs fous et froids de la déesse technique. N'en jetez plus ! Si nous la complétions aujourd'hui, la liste serait interminable...» (p. 38).
Je ne suis pas certain qu'il faille ajouter beaucoup de nouveaux monstres à cette galerie assez complète en fin de compte, à laquelle il manque pourtant la plus admirable de ces chimères qu'a créées notre époque, le temps qui s'accélère. Ainsi toute proche, la mort de Jean-René Huguenin nous semble pourtant infiniment éloignée. En fait, Jérôme Michel n'a pas fait œuvre de biographe mais, dirait-on, de paléontologue, en exhumant les traces d'un écrivain prometteur, non que ces traces se perdent, bien que je ne partage guère l'optimisme de l'auteur (1), mais parce qu'elles nous semblent, aujourd'hui et chaque jour davantage, constituer des anomalies sans lesquelles la littérature mais aussi une vie d'homme ne seraient absolument rien : «Ces lectures fiévreuses demeurèrent comme le souvenir d'une blessure lumineuse : l'agonie de l'enfance, l'expulsion du paradis, la hantise du temps, la vie vécue comme un combat, la soif de lumière, la fascination de la mort, les vagues de la mer qui finissent toujours par tout laver et par tout recouvrir. Tels étaient les grands thèmes qui orchestraient un monde accordé à mes songes» (p. 13).
Une autre raison nous éloigne de Jean-René Huguenin, qui tient également aux circonstances de sa mort, et qui nous empêche de le considérer comme un jeune homme qui, au fil des années, aurait réussi à creuser, toujours plus profondément, les strates de vérités et de mensonges, au travers desquelles, s'il perd ses forces en accomplissant la tâche aussi nécessaire qu'exténuante, un homme conquiert toutefois son nom d'homme. En fait, la mort de Jean-René Huguenin a figé ses textes trop peu nombreux dans une espèce de silence minéral, moins envoûtant que sidérant, dangereux pour celui qui n'est point mort à un âge si jeune, nous tous qui pouvons le lire donc, et qui a commis l'impardonnable trahison de survivre à ses vingt ans.
Les textes de Jean-René Huguenin ont la luminosité et la dureté de l'enfance et nous ne sommes, hélas, plus des enfants, et celui qui les a écrits ne peut, au travers même des années passées, lui-même plus les relire et en interpréter à neuf les fulgurances, comme un Bernanos vieilli et assagi (du moins en apparence) contemplant avec une immense tendresse ses personnages, comme, pourrions-nous en rêver ou le craindre, un Rimbaud presque centenaire qui, au coin du feu, pourrait jeter un regard moins glacial et ironique que nostalgique sur la fulgurante puissance de ses textes et s'amuser de ses folies passées : «Ne négligeons pas la légende. Les jeunes morts ont sur les vivants un terrible pouvoir. Ils ne durcissent pas. Ils ne pourrissent pas. Ils demeurent intacts. Ils font honte à ceux qui restent, à la pauvre vie qu'ils bricolent sans mode d'emploi, qu'ils usent jusqu'à la trame. Ils donnent à la mort un éclat insoutenable. Thanatos, dans l'Alceste d'Euripide, n'avoue-t-il pas qu'un jeune mort lui confère un surcroît de prestige ?» (p. 35).
Les jeunes morts ont sur les vivants un terrible pouvoir, puisque, dans le cas d'Huguenin, il n'est pas certain que la mort l'ait trouvé dans un état végétatif. Jean-René Huguenin était armé lorsqu'il est mort ou, comme l'écrit bellement Jérôme Michel, «Jean-René Huguenin est entré dans la mort en état de belligérance" (p. 97), comme ces morts inquiétants que Steeny et son jeune ami infirme évoquent dans Monsieur Ouine, trop tôt passés dans l'univers sans éclat des ombres dolentes, alors qu'ils s'étaient dressés, une dernière fois, dans la pleine possession de leurs forces, de leur volonté et de l'action, face à l'ennemi. Faire face ! Comment voudrions-nous que de tels morts, des morts entrés dans la mort à regret, à moins qu'ils n'aient choisi volontairement de mourir (2), ne viennent pas déranger les vivants, les Assis que, trop souvent nous sommes, nous sommes devenus ?
Si, comme Jean-René a raison de l'écrire, toute grande vie est une vie de combat, lui reste à apprendre l'art de se battre, et à mettre ses pas dans ceux de l'illustre prédécesseur, le diable Arthur, Rimbaud bien sûr, qui lui enseignera de quelle souffrance les hommes paient la maigre connaissance qu'ils accumulent, comme un trésor qui jamais ne s'amasse, mais se dilapide toujours trop vite : «Il mit au point une technique qui fut plus qu'une esthétique, une manière de cravacher sa vie sous les canons du temps : exagérer son regard, dramatiser ses jours» (p. 92), tant il est vrai que le Journal de Jean-René Huguenin est «un journal de guerre» et le «récit de cette création belliqueuse, le laboratoire de cet accouchement de soi dans la douleur» (p. 91), la quête intense et fulgurante d'un jeune homme qui, comme tout écrivain qui se respecte, ne s'éloigne jamais de la corne de taureau face à laquelle il donne un sens à ce qu'il écrit et, en s'exposant, corps et âme, découvre de nouvelles grottes où s'aventurer, toujours plus profondément, toujours plus éloigné de la lumière qu'il lui faudra pourtant, s'il veut revenir à la surface, libre et conquérant, ne pas oublier.
Qui n'écrit pas en fixant le canon qui est pointé sur lui est un plaisantin, et cette phrase fera immensément sourire mes lecteurs, eux qui sont si peu habitués à ce qu'on leur parle avec franchise, en répétant cette évidence : une vie sans combat est une vie non pas perdue, car il est terriblement difficile de se perdre réellement en ce monde plat, sans profondeur, dont la profondeur du ciel et de l'enfer a été rabotée, mais vide, pas même vécue, une vie de rien, celle qui est, comme Jérôme Michel le rappelle douloureusement, devenue la nôtre : «Nous n'attendons plus rien. Nous vivons dans un monde pacifié, quiet et maternant. Nous finirons dans les rires des infirmières d'un service de soins palliatifs. C'est cela notre existence aujourd'hui : la crèche, l'école, le travail, les transports en commun, l'hôpital. Nous mourrons dans une angoisse diffuse gérée par des cellules d'aide psychologique et des conseillers de fin de vie qui aideront nos proches à accomplir leur «travail de deuil». Le parc humain est désormais domestiqué et bien gardé (p. 181, l'auteur souligne), phrases cruelles mais justes à mettre en regard avec le cri rimbaldien de Jean-René : «Je rêvais moins de conquérir le monde que de me donner à lui avec violence. Régner sur les foules, sur un pays, m'exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j'aie jamais voulu posséder, c'est l'empire sur moi-même», écrit ainsi Jean-René dans son Journal (cité p. 81).
La conquête de soi n'est une œuvre égoïste qu'en apparence : un homme, un écrivain surtout, n'est absolument rien qu'une marionnette agitée s'il ne se sent pas redevable de ceux qui l'ont précédé. Jean-René Huguenin admira peu d'écrivains, si ce n'est Gracq, qui fut d'ailleurs son professeur d'histoire et de géographie, Mauriac, qu'il rencontra pour s'expliquer des mots perfides que ce dernier avait écrit à l'encontre de Georges Bernanos (3), le Grand d'Espagne bien sûr, auquel il témoigna la plus vive admiration, Ernest Hemingway encore qu'il rencontra lui aussi, en octobre 1959, au champ de course d'Auteuil. L'évocation de ces modèles prestigieux permet à l'auteur d'écrire ses lignes les plus sûres, les plus belles, les plus intensément contenues, aussi, tant déborde quand même, de toutes parts pour qui sait lire, le véritable sujet de son livre : non pas Jean-René Huguenin mais une certaine façon, pour un écrivain de race, de se tenir face à un monde qui, demain, ne sera jamais plus ce qu'il a été hier, pas même, aujourd'hui («Cela se passait en France, il y a cinquante ans, c'est-à-dire il y a très longtemps», p. 125), un monde pratiquement oublié, magnifiquement rappelé par le souvenir des amitiés compliquées, jalouses, parfois haineuses, en tout cas perdues qui furent à l'origine du lancement de Tel Quel (4), un monde cassé comme l'a écrit le philosophe Gabriel Marcel, un monde qui, selon Jérôme Michel, signifie «l'entrée de l'Occident dans l'âge du nihilisme» (p. 113), la fin d'une certaine idée de feue la France comme l'appelle Guy Dupré, un monde auquel Huguenin, après Bernanos, a fait face, dans et par la littérature (5) : «Jean-René avait compris que le secret de Bernanos était celui-là même de l'enfance, sa folie, sa grandeur simple. C'est dans la lumière grise de l'aube que le monde se dévoile à nous dans son intelligence profonde. C'est à l'âge de l'inaccoutumance que nous jugeons le mieux de la folie des hommes qui se donnent pour raisonnables – quand ils ne sont que résignés» (pp. 128-9).
Hemingway comme Bernanos auront délivré à Jean-René Huguenin, par livres interposés ou en échangeant directement avec lui, quelques mots de l'unique leçon, mais essentielle, qu'ils auront eux-mêmes conquise de haute lutte : «Prendre dans l'espace de temps qui nous est imparti la mesure de toute la beauté du monde et de toute l'horreur de la création. Ensemble toute la beauté et toute l'horreur. Toute la joie et toute la douleur, les yeux grands ouverts et le cœur en avant» (p. 135).
C'est l'occasion de tordre le cou aux insinuations sollersiennes, donc moisies, lâchées contre Huguenin par Philippe Forest (6) dans son Histoire de Tel Quel 1960-1982 (Le Seuil, 1995) : «La politique de Jean-René ? Au fond, c'est l'histoire d'un jeune homme qui vient trop tard dans un monde trop vieux. Il se débat, il étouffe, il rêve de grands incendies, de villes en flammes, d'Orient désert. Il est seul. Le monde est gris, le monde est triste. Les hommes sont bêtes. Les hommes sont veules. L'enfance est morte et les vacances sont finies. Septembre s'étend déjà sur l'existence et l'Orient n'existe plus» (p. 115).
Finis terrae : c'est en somme, bien davantage que la fin de l'été selon le Gracq des Lettrines, le sujet de l'unique roman de Jean-René Huguenin, La Côte sauvage, très bellement évoqué par Jérôme Michel qui en fait un «roman de peu mais ce je-ne-sais-quoi, ce presque-rien [a] capté quelque chose d'essentiel, un secret qui est peut-être celui de notre temps : la mort de l'amour» (p. 159), en tout cas une lutte à mort quoique feutrée, comme voilée par une fine gaze gracquienne, contre ce qui, aux yeux d'Huguenin, n'est pas de la littérature, mais de petits jeux de langages qui ont si vite fait de se mordre la queue, un roman qui évoquera donc «l'âpreté, la dureté, la douceur aussi, toutes les arêtes du monde réel» (p. 161).
À l'aune de l'ambition littéraire de Jean-René Huguenin, Jérôme Michel a raison de dire que La Côte sauvage est un roman raté, un «roman de l'inachèvement, de l'ébauche des lettres que nous n'écrirons pas, de notre douleur d'avoir eu vingt ans et de n'en avoir rien fait, de cet immense amour inemployé, de l'incomplétude de toute vie, de toutes ces morts avant la vraie» (p. 164), un roman qui pourtant reste très nettement inférieur au rêve de celui qui l'a écrit, dont il n'a pas su maîtriser l'ambition terrible, dévorante : «Pour la réaliser, il lui aurait fallu dynamiter le moule gracquien que l'on reconnaît dans la facture sourde du drame pour suivre le sillage de Monsieur Ouine de Bernanos, l'un des plus grands romans métaphysiques de la littérature française» (p. 163).
Qui, dès lors, n'a pas songé, durant quelques instants, à l'écrivain que Jean-René Huguenin aurait pu, non pas devenir, puisqu'il l'était bien évidemment, et magnifiquement, à l'instant de sa mort, mais approfondir en somme ? Songes creux, a raison de dire Jérôme Michel, tant il serait aberrant d'imaginer un Jean-René Huguenin devenu, qui sait, académicien, ou «éditorialiste chevronné – et quelque peu radotant – au Figaro» (p. 168), lui qui, en mourant si tôt, alors même qu'il ne cessait de pressentir la survenue de sa propre mort, aura, au travers des années si proches et si lointaines (samedi 22 septembre 1962, c'était hier !) inspiré à Jérôme Michel, à quelques autres aussi (comme le fulgurant Dominique de Roux) de belles méditations, de limpides évocations de l’œuvre et du destin de Jean-René Huguenin : «Je songeais aussi à la phrase de lady of Shalott de Tennyson que vous citiez quelques semaines avant votre mort : « I am half sick of shadows.» Nos ombres oui, mais la lumière aussi. Et même malade d'ombres, nous ne renoncerons pas à elle. Jeune homme d'hier, jeune mort d'autrefois, vous aviez pris d'avance toute la mesure de votre destin. La leçon que les dieux, que nous pleurerons toujours, vous avaient chargé d'apporter à quelques-uns, vous l'avez livrée dans l'un de vos plus beaux textes au titre en forme de sommation, «Aimer la vie, vivre l'amour» : «Le temps, ce temps qui travaille à notre perte, nous l'aurons aussi bien joué. Au lieu de lui résister vainement, de s'arc-bouter contre son cours fatal, nous nous laissons emporter de face vers la mer, vers l'instant ultime que nous ne redoutons plus, où nous attend la paix, où nous attend peut-être enfin la lumière.» Cette lumière et cette paix, conclut Jérôme Michel en se recueillant devant la tombe de Jean-René Huguenin qui se trouve au cimetière de Saint-Cloud, j'espère que vous les avez trouvées» (pp. 184-5, l'auteur souligne).

Notes
(1) «Ne serait-ce pas cela le mystère de votre présence parmi nous, cette proximité qui demeure, tenace, malgré les années qui nous éloignent de vous ?», écrit ainsi l'auteur dans son Avant-propos, p. 16.
(2) «Le suicide n'est souvent que le moyen le plus expédient d'éluder la terreur de gâcher sa vie. Le combat en est un autre. Tout exiger ou renoncer à tout ? N'est-ce pas la même chose, l'expression de la même impatience ?» (p. 97).
(3) «Jean-René n'eut pas le temps d'écrire, comme Nimier, son Grand d'Espagne mais seul dans son époque il voulut poursuivre le combat de Bernanos contre les imbéciles et la tristesse dont ce dernier disait qu'elle était le plus grand vice du monde moderne» (p. 105).
(4) Voir le très beau chapitre intitulé L'amitié est une fête triste, et qui se clôt par l'évocation du destin de Renaud Matignon, Jean-Pierre Laurant, Jean-Jacques Soleil, Fernand de Jacquelot du Boisrouvray, Jean-Edern Hallier et, enfin, l'inamovible Philippe Sollers.
(5) «À l'heure du structuralisme, de l'annexion de la littérature par les sciences humaines, du soupçon généralisé, de la destitution de l'auteur et du procès de la représentation, du règne de la sémiotique et de la signifiance, Huguenin choisissait la permanence du style, la prééminence de la métaphysique sur la technique, l'éternel roman sur le Nouveau Roman devenu vieux, le grand théâtre des hommes sur les laboratoires aseptisés» (pp. 137-8).
(6) «Étrange cécité de l'universitaire, de son jugement sans appel réifiant de sa lourde prose ce qui fut une incessante recherche de soi brutalement interr

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12/04/2013 | Lien permanent

Dommage collatéral à droite

Un insidieux sentiment d’ennui n’en finit pas de m’engloutir, sans jamais vraiment parvenir à me submerger définitivement. Harry, le personnage favori de Selby Jr, avait aussi dans le ténébreux roman intitulé Le Démon de ces courtes rémissions entre deux descentes aux enfers…
Discussion amicale, avant-hier, dans les locaux de Flammarion rue Racine où j’ai cru apercevoir Frédéric Beigbeder, avec Lakis Proguidis, à qui j’avais envoyé pour L’Atelier du roman (dont le prochain numéro est consacré à Audiberti) un long papier analysant Vingt ans et un jour, le dernier roman de Jorge Semprún, loué par presque tous les critiques de France et de Navarre, à la lumière du génial Absalon, Absalon ! de Faulkner, auteur et livre dont Semprun ne se prive jamais de rappeler l’influence sur ses propres écrits. Ma petite enquête montre l’évidence, la lettre volée exposée pourtant sous les yeux des plus éminents critiques : Semprún, en se comparant à l’auteur du Bruit et de la fureur, n’est rien de plus qu’un habile imposteur… Patience donc pour la lecture de ce texte, puisqu’il en faut pour qui prétend écrire et tenir la gageure constante d’être publié dans des revues… Nous évoquons avec Lakis la stupidité grossière et l’inculture de ces mêmes critiques et, plus généralement, des journalistes prétendument littéraires. Nous évoquons Dantec, dont il dit se méfier mais qui l’intéresse a priori par la teneur de certaines de ses déclarations. Je m’en méfie aussi, car rien n’est plus éloigné de ma complexion qu’une admiration béate, ce qui ne m’empêche pas de le lire et surtout de lire les auteurs appartenant à ce que j’appellerai son « horizon d’attente ». Non pas Anders donc, qu’il vient de découvrir, selon ses propres termes mais Dick, Spinrad et tant d’autres que j’ai lus et, parfois, dans trop de cas, dont je ne me souviens même plus.
Pour vérifier, une fois de plus, la nullité des critiques de tous bords – ici, il s’agit de celles et ceux qui font métier de «disséquer» des œuvres cinématographiques –, je suis allé voir Collateral de Michael Mann, long clip musical et nocturne que les nostalgiques de la série Miami Vice auront l’impression de revoir à l’écran. Les images sont belles, oui (et pour cause : numériques, comme s’extasient de le répéter les imbéciles), et, parfois, la musique… Et puis ? Quoi d’autre ? Rien ou plutôt, si : l’essentiel, qui peut tenir dans une courte phrase, que je soumets à la sagacité des critiques du Figaro, du Monde ou de Chronic’art, puisque apparemment ils manquent de mots pour louer le film de Mann. Cette phrase, la voici : Collateral est une œuvre dont le personnage essentiel n’est pas celui que l’on croit, Tom Cruise, et dont le sujet n’est pas, de même, celui qu’ont brillamment analysé les sots : le portrait d’un tueur. Non, le personnage essentiel est le chauffeur de taxi, Max (Jamie Foxx), et le sujet du film est aussi, inscrit visuellement dans ses images finales (les intellos parleront de discours intra-diégétique), sa lente décantation, je dirais, sans mauvais jeu de mots, son «épuration» qui, à mon sens, est restée incomplète puisque le chauffeur a sauvé une femme (Jada Pinkett) du tueur, femme qui était sa dernière cible, femme avocate que Max a embarquée fortuitement dans son taxi lors des toutes premières images du film. La boucle est donc imparfaitement bouclée. Ces deux fuyards, Max et l’avocate, voilà qui est encore trop puisqu’un seul aurait dû rester, sujet du film et de l’intérêt du tueur : le chauffeur. Mann se trompe donc. Après la mort du tueur – dont le geste banal me fait songer à la façon dont le dernier répliquant «s’endort», laissant Deckard désemparé –, il eût fallu que Jamie Foxx s’asseye en face de celui qui, d’une façon rien moins que métaphorique, a révélé son propre courage, l’a révélé en un mot et que l’un en face de l’autre, ils filent ainsi vers une destination inconnue, avalés tous deux par l’immense ville même si, je le concède, la fin choisie par Mann fait immédiatement songer à celle d’un autre fuyard, le blade runner, accompagné d’une femme lui aussi. De sorte que, pour le chauffeur de taxi, le tueur qu’il embarque n’est qu’une figure de son destin, mieux même, j’ose le terme : il est son double (double dédoublé puisque le tueur de Collateral rappelle, par son costume même, le De Niro de Heat), son âme secrète, matérialisée peut-être par le trot craintif d’un coyote que le chauffeur de taxi épargne.
J’ai dit que le sujet du film était la révélation d’une figure, celle du chauffeur de taxi. C’est vrai dans un sens mais écrire cela c’est encore ne pas renoncer à une analyse somme toute banale, journalistique donc : je vais maintenant plus loin en affirmant que Collateral est une méditation sur l’inhumanité à laquelle, tous, nous sommes réduits face à la vie monstrueuse à quoi la ville moderne nous contraint. Car je suis, comme le chauffeur de taxi Max, un type qui conduit les autres et qui s’efface devant leurs désirs, qui les mène (souvent en bateau…) d’un endroit à un autre puis qui les abandonne à leur médiocre destin, revenant moi-même à la triste grisaille de ma vie quotidienne, de banals rêves de fortune et de gloire. Le tueur est moins, alors, mon âme débarrassée de son masque anonyme qu’une forme extrême de ma volonté, c’est-à-dire, un signe qui m’est adressé pour que je n’aie pas honte de révéler ce que je suis, ange ou bourreau, comme l’avait montré Fight Club. Ainsi, à l’exemple du tueur Vincent qui dialogue avec Max (on songe à John Doe tentant de convaincre le flic joué par Brad Pitt dans Seven), le destin (et pas le hasard) nous réserve à tous, une rencontre capable de nous convertir, au sens étymologique de ce terme qui indique rien moins qu’une refonte de notre personne, un retournement. Max la saisit, ce qui suffit à faire de lui autre chose qu’un médiocre et, en faisant monter dans sa voiture le tueur, est lui-même «embarqué» au sens pascalien du terme. Car le tueur, comme le lui avoue d'ailleurs Vincent, n'est autre que Max : la prophétie se réalisera puisque le chauffeur abattra finalement Vincent, ayant conquis au passage, ce qui n'est tout de même pas rien, une âme vierge ou plutôt : ayant donné naissance à son âme qui restait momifiée jusqu'à cette nuit de toutes les révélations dans la grisaille et la nullité.
Intéressants articles de Paul François Paoli et de Sébastien Lapaque dans Le Figaro littéraire consacrés aux intellectuels de droite. Justes remarques de ce dernier d’ailleurs, expliquant l’incapacité de ces mêmes intellectuels à se fédérer en autre chose qu’un Club virtuel de l’Horloge, aussi influent soit-il… Pendant que les intellectuels de droite pérorent, posent, se défient même en duel (ainsi de Maurras face à Jacques Landau le 7 décembre 1909), les petites taupes vivianesques de la gauche, moins flamboyantes, plus discrètes, creusent sans relâche les innombrables galeries qui leur permettront de s’organiser en réseaux d’influence plus ou moins cachée et de saper ainsi les fondations mêmes d’un pays, La France et d’une culture, judéo-chrétienne qu’ils détestent au fond, fond justement où ils mâchonnent sans fin leur haine.
Il est 10 heures 20 environ au moment où je termine d’écrire ces lignes et mes yeux pleurent de douleur et de fatigue à force de fixer mon écran depuis bientôt quatre heures.
Soudain, me vient cette pensée, que je trouve être parfaitement claire, lumineuse et évidente même si je ne puis en expliquer l'origine : nous sommes tous morts mais… qui est vivant ?

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30/09/2004 | Lien permanent

Jean-René Huguenin n'est pas mort

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Juan Asensio.JPGQuelques jours de repos à Genève m'ont permis de lire le très convenu Terrorisme intellectuel de Jean Sévillia, l'excellent Qui a peur de la littérature ? de Jean-Philippe Domecq, qui à mon sens est un livre infiniment supérieur à La littérature sans estomac de Pierre Jourde, certes drôle lorsqu'il ridiculise Sollers mais bien incapable de parler intelligemment des auteurs contemporains qui réellement comptent et, enfin, l'étrange Notre assassin de Joseph Roth qui affirme la suprématie du langage sur l'acte, y compris celui du meurtrier... Impression d'une ressemblance entre ce roman dostoïevskien et Un crime de Bernanos : l'homme moderne ne vit pas réellement, n'agit pas réellement, il est creux selon T. S. Eliot ou, référence plus prosaïque, paralysé dans l'excellent Lantana de Ray Lawrence.
Relecture émue d'un texte inédit de Jean-René Huguenin, L'Amour est mort qui, malgré quelques facilités, est d'une intelligence redoutable. Inutile de faire remarquer que l'on retrouve dans ce bref et très beau texte l'empreinte de Bernanos, qu'Huguenin admirait.
Voici à ce sujet un texte ancien (ils le sont tous désormais...), assez didactique et utile peut-être pour faire connaître ce superbe écrivain mort à 26 ans.

«J'ai faim. J'ai faim d'âmes à défricher, à exploiter, j'ai faim d'âmes consommables.»
Jean-René Huguenin, Journal, propos du mercredi 15 avril 1959.

«Il était venu me voir, peu de temps avant sa mort. J'avais projeté de l'entraîner dans mes promenades à Bagatelle. Ce jeune vivant faisait déjà pour moi figure de revenant : il était le frère de ceux que j'avais aimés à vingt ans, pareil à eux, pareil à moi. Il les a rejoints.»
François Mauriac à propos de Jean-René Huguenin.


Jean-René Huguenin est né le 1er mars 1936 à Paris. Après une enfance et des études secondaires heureuses, il débuta dans la littérature par des articles, à la revue La Table ronde et surtout au journal Arts, auquel il ne devait plus cesser de collaborer fréquemment. Il avait alors vingt ans, et préparait simultanément une licence de philosophie et le diplôme de l'institut d'études politiques. Il obtint ce dernier en 1957, et s'inscrivit au concours d'entrée à l'École Nationale d'Administration, mais donna, dès 1958, l'essentiel de son travail et de son temps à son œuvre littéraire. Avec cinq amis, il fonda la revue Tel Quel, qu'il quitta quelques mois plus tard. La Côte sauvage parut en 1960. Ce premier roman connut un succès exceptionnel. Les critiques le saluèrent comme une révélation, en admirèrent l'émotion dominée et déjà la maîtrise. François Mauriac, Aragon en louèrent l'écriture et le ton. Jean-René Huguenin multiplia alors sa collaboration aux journaux et périodiques (Le Figaro littéraire, Arts, Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, Réalités), dénonçant avec une fougue obstinée la sécheresse et la médiocrité de l'époque, criant sa foi en la jeunesse et en la générosité, se faisant le porte-parole d'un nouveau romantisme. Il entreprenait la préparation d'un second roman quand il fut appelé, en novembre 1961, pour accomplir son service militaire. Il fut affecté au Service cinématographique des armées, à Paris. C'est au cours d'une permission que, le samedi 22 septembre 1962, se rendant à la campagne, il se tua en automobile, sur la route de Paris à Chartres. Il avait vingt-six ans.

Huguenin et l'écriture, son Journal, La Côte sauvage; la rage exemplaire de devenir soi

Le Journal d'Huguenin, qu'il tint, presque quotidiennement, de 1955 à 1962 – les dernières lignes datent du jeudi 20 septembre, l'auteur meurt d'un accident de voiture deux jours plus tard – est une véritable grande œuvre, sorte de carnet métaphysique à l'image du Journal de Léon Bloy, à des gouffres de distance de ces méthodiques et ennuyeux déballages de la petitesse, de l'affreuse étroitesse d'âme de leur auteur, devenus aujourd'hui aussi précieux qu'une pierre de Rosette qui détiendrait le chiffre énigmatique de la médiocrité – leur secret, leur maigre et unique secret ! – de nos contemporains. J'aimerais présenter cette œuvre le plus simplement possible, avec ces mots puissants et clairs qu'Huguenin ordonne en grandes colonnes de poésie qui s'élancent pour rejoindre l’œuvre tant aimée d'un Rimbaud, d'un Gadenne peut-être, même si Huguenin, à ma connaissance, ne mentionne nulle part ce romancier dont il est pourtant le frère de race, et surtout, d'un Bernanos, sur lequel il a écrit des phrases admirables. Au vrai, je ne m'étonne pas de la compréhension éclairante et douloureuse qu'Huguenin manifeste à l'endroit de l'auteur des Grands cimetières sous la lune; n'a-t-on pas vu que le personnage principal de La côte sauvage, l'énigmatique Olivier, n'a-t-on pas vu que Jean-René Huguenin lui-même – certes, celui-ci, à la différence du personnage de Bernanos, jouit d'une volonté magnifique –, dont Olivier n'est que la maléfique ombre de papier, sont l'incarnation réelle et mystérieuse d'un personnage de Georges Bernanos, Olivier Mainville, âme désincarnée, pathétique d'être née dans une époque veule, elle-même sans âme ? Écoutons Huguenin tracer, bien que pas un mot d'anathème ne vienne sous sa plume, le réquisit du délabrement spirituel du monde dans lequel meurt d'inanition l'inconnu dont il parle, sans doute son personnage Olivier, qui lui ressemble comme un frère : «De tous les personnages que j'ai créés jusqu'ici, aucun n'était tout à fait celui que je sens le mieux, celui que j'aimerai le plus. Celui-là est un être de douleur; il s'est donné pour jamais à une douleur unique, dans laquelle il trouve sa force, sa grandeur. Oh ! une belle douleur, héroïque et profonde, la larme unique qui tombe d'elle-même, sans que le visage se crispe [...] une douleur dominée, une douleur bien-aimée, comme seuls les enfants et quelques rares hommes virils peuvent en connaître. D'où vient-elle ?» (p. 130). Qu'importe...
Si nous sommes là dans une véritable œuvre de littérature, c'est que nous assistons dans le Journal à la patiente création, sans cesse remise, sans cesse reprise, sans cesse douloureuse et exaltante, de ce qui fut l'unique roman du jeune prodige, La Côte Sauvage. Cette œuvre courte, saluée par Aragon, laissera un souvenir de lecture lumineuse à Julien Gracq, qui sans doute y a retrouvé l'atmosphère inquiétante d'une imminence toujours reculée dans laquelle baigne son Beau ténébreux, les descriptions des paysages de la Bretagne tant aimée, cette impression aussi de mystère, de fausse banalité du quotidien derrière laquelle se cache la candeur rayonnante du merveilleux des contes. Le Journal en relate la longue genèse, depuis ses premiers balbutiements, alors que l’œuvre, à peine née, apparaît dans le flou répugnant du lyrisme (p. 33), jusqu'à sa publication, en 1960. Dans cette première mouture, Olivier n'existe pas; Nils le remplace, alors que le rôle de l'inquiéteur est dévolu à Nicolas, qui dans la version finale du roman ne sera qu'un personnage secondaire : mais le ton, à propos de la nature de ce Nicolas, est donné, qui traduit la difficulté de l’œuvre à faire, son secret aussi, le mystère de toute écriture qui est quête de soi, plus, naissance véritable du double, «Je refais encore le thème profond, pour la quatrième ou cinquième fois – c'est moi que je cherche...» (p. 180) : «Je ne peux faire que Nicolas soit bon. Il est mauvais et, en le créant tel, je ne fais qu'obéir à une volonté, une fatalité qui me dirige comme eux, qui les dirige à travers moi. Je suis le créateur, c'est-à-dire apparemment le plus libre des hommes, et pourtant le plus contraint, le plus soumis, le plus esclave (p. 43). Huguenin n'est guère original en écrivant cette dernière phrase : toute personne qui a réellement écrit est la victime de cette emprise, s'il est vrai, selon notre précédent exemple, que celui qui écrit d'abord s'écrit, c'est-à-dire, en tentant de s'observer s'enchaîne à quelque monstrueuse introspection, fouaille sa propre chair comme le bourreau de Baudelaire, afin que naisse la créature imaginaire, pourtant plus réelle qu'un être aimé : «J'écris dans un noir désespérant, avoue ainsi Huguenin le 16 janvier 1959, car, plus il avance, «plus ce roman, ces personnages [lui] deviennent mystérieux. Je ne les domine pas, ajoute-t-il : c'est que peut-être sont-ils trop vivants – plus forts et plus vivants que [lui]» (p. 182). Autre emprise, celle-ci sans doute infiniment plus sournoise, la tentation de la mièvrerie, contre laquelle le jeune écrivain résiste de toutes ses forces : «Ce n'est pas encore ça. C'est bien écrit, mais souvent les grandes belles phrases sans tache, sans blessure, ne révèlent rien, sont, au fond, terriblement creuses» (p. 116). C'est qu'il faut certainement ne pas craindre d'être simple, d'écrire, dans ce roman d'une autre vie, d'autres vies rêvées par leur auteur, ces propres petites inquiétudes (id.) afin de rester vrai et de pas tricher; c'est aussi qu'il faut aller vite, ne jamais s'arrêter, pour, sur la lancée éminemment rimbaldienne qui jamais ne s'arrête devant l'obstacle, tenter d'initier le seul mouvement vrai : «creuser, creuser, fouiller, descendre [...] aller au vrai avec toute son âme» (p. 87), seule façon de donner à voir justement, l'âme vive de ses personnages, leur fond ténébreux – comme l'indique cette belle image : «J'avais tendance à n'écrire que pour les voyelles. J'ai maintenant de terribles envies de consonnes rentrées, envie de ne pas écrire comme les autres, de surprendre, de choquer, d'écrire carrément, sans détours. Mon prochain roman sera guttural» (p. 138), seule façon encore pour le romancier de répudier l'ordre logique, à ses yeux l'ennemi de celui qui écrit (p. 117), de dérouter le lecteur, en privilégiant volontairement les détours d'une écriture allusive, énigmatique : «Les quatre premiers chapitres doivent être feutrés, allusifs, inquiétants» (p. 194), seule façon enfin de garder Olivier dans le cocon protecteur de ténèbres inquiétantes : «Un personnage doit pouvoir donner lieu, le plus longtemps possible, au plus grand nombre d'interprétations possible» (p. 193). De ce roman dont nous avons retracé quelques-unes des difficultés d'élaboration qui se sont présentées à son auteur, il serait injuste de ne pas en dire quelques mots. Avouons d'emblée qu'il ne nous semble intéressant que dans la mesure où il laisse augurer de ce qu'aurait pu être l’œuvre d'Huguenin si celui-ci avait eu le temps de mûrir ses dons. Quelques audaces stylistiques, quelques belles pages sur la Bretagne, sur l'enfance humiliée d'Olivier (qui nous fait irrésistiblement penser à celle de Steeny, dans Monsieur Ouine de Bernanos : dans les deux cas, le père demeure dans l'entre-deux malfaisant d'un destin tragique tu par la famille, ignoré par le jeune protagoniste, pourtant palpable dans le hic et nunc de l'intrigue romanesque); quelques beaux morceaux encore sur la gloire des instants irréparablement perdus, enfin sur les rapports complexes qui unissent un frère, Olivier, à sa sœur, Anne. Pourtant Olivier reste une espèce de coquille vide, une enveloppe seulement esquissée, mais sans bourre pour la remplir et la faire s'animer, bien loin en tout cas de la multiplicité interprétative souhaitée par le romancier : sa fin, pourtant voulue exemplaire puisque le suicide du héros est seulement une probabilité, que la présence toute proche d'une procession – celle du pardon de Portsaint – rend palpable la dimension religieuse de ce drame étouffé, ne donne pas de relief à cette vie de jeune homme solitaire, intelligent et diablement séduisant; sa malfaisance elle aussi, n'est pas réelle, seulement oblique en ce sens qu'elle témoigne d'une pauvre souffrance de solitaire incompris, médusé comme l'Allan du Beau ténébreux de Gracq par le regard de la mort, sans cesse frôlée dans l'insouciance de jeux dangereux : «Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C'est moi que je prie, c'est moi qui m'exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l'aimions. Je ne puis lui pardonner la soif. Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J'explore. La curiosité c'est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l'amour – qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d'espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu'à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n'était qu'une façon d'approcher la mort ?» (La Côte sauvage, pp. 146-147).
Dans ce Journal, nous sont aussi livrées d'abondants portraits littéraires, évidemment foudroyants de concision imparable: en témoignent les croquis absolument vrais, car définitifs sous la plume de celui qui sait sonder les reins et les cœurs, de Montherlant, dont les Carnets présentent une souffrance creuse : «seul le vent de la phrase» gonfle ainsi les âmes de femmelin qui croient l'endurer (p. 348). Puis de Philippe Sollers, lequel «a le sacrifice en horreur», dont «l'intelligence éclaire tout, mais ne respecte pas ces grands repaires d'ombre où notre mystère se tapit, qui explique trop» et qui «n'inquiète pas» parce qu'il «est lisse et lumineux», dont on a l'impression que «son bonheur ne cache pas de blessures» (p. 174). Témoigne encore de cette lucidité le portrait de Jean-Édern Hallier, décrit comme un véritable démon dont la haine n'est pas une «haine d'homme» mais celle des «puissances maléfiques, froide et presque objective, professionnelle, soumise non à une passion mais à une volonté minérale, à une mécanique surnaturellement réglée, dressée, ordonnée pour posséder et pour perdre» (p. 169). Aux yeux d'Huguenin, il est évident que l'art d'Édern Hallier est stérile – on songe à tel personnage d'écrivain, infecté par ses mauvais rêves, imaginé par Bernanos ó car son génie maléfique est le mensonge. Il y a Julien Gracq encore, troublant du mystère dont il a parfaitement su entourer sa vie et son œuvre (175), et Michel Butor, «myope sournois» (p. 122).
Mais surtout, il y a les grandes présences tutélaires, Péguy qui «écrit comme un enfant», et puis l'étonnant trio (car qu'y fait Valéry dont le Monsieur Teste fascine Huguenin comme un beau serpent stérile : «Au fur et à mesure que je [le] lisais, je sentais pénétrer en moi un silence extraordinaire, hallucinant» (p. 111) ?) : Rimbaud, Bernanos – le «cher Bernanos» (p. 273) –, Valéry enfin, déjà mentionné. Et le jeune écrivain de se donner, à partir de l’œuvre de ces trois-là, les assises de toute exploration romanesque future : «Mais s'il y a quelque chose à faire aujourd'hui, c'est à partir de Rimbaud, Valéry et Bernanos – les trois fous. Le fou des Sens, le fou de la Raison et le fou du Cœur» (p. 169). Et Jean-René Huguenin, compagnon de route de ces trois, de rêver encore aux chemins qu'ils n'ont pu ou su voir, qu'ils n'ont pu ou su emprunter, et d'imaginer l’œuvre grandiose qu'il lui reste à bâtir sur cette triple fondation : «Un délire où se confondraient ces trois folies est-il possible ? C'est lui que je cherche. Lui seul permettrait une création absolument neuve, rebelle aux lois humaines, dont les airs trop connus me coulent de la bouche, me font lever le cœur» (p. 169).

Le dérèglement des sens; souffrance et joie amère de l'orgueil

Immédiatement après cette phrase, suit le programme, l'ascèse qu'Huguenin s'impose pour parvenir au but tant désiré, et qui ressemble étonnamment au systématique dérèglement de tous les sens, préconisé par Rimbaud pour donner au Voyant la force inhumaine d'amener aux vivants ses visions, Rimbaud, le «passant considérable, et Huguenin, qui est «celui qui passe, qui traverse. Qui me suivrait ?», écrit-il encore, avec le même dépit que Rimbaud devant la médiocrité de ceux qui l'entourent (p. 228). Huguenin voit déjà ce qu'il pourra écrire, les livres splendides et terribles, appuyés sur le trébuchet de la haine, il en «imagine déjà le style haletant et cruel – mais pur ! Ô froide, pure, folle cruauté, pureté des monstres !» (p. 169). Il affirme encore : «Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables». Encore : «Vivre rigoureusement, ne pas perdre une occasion de se mettre au défi, être un appui, un secours pour les autres, et refuser de s'appuyer sur personne, de se laisser secourir par quiconque, garder pour soi ses doutes et ses blessures, dérober aux égards jusqu'à son propre mystère et donner plutôt l'illusion d'une sorte de transparence, d'équité, d'indifférence bienveillante, se juger comme le seul être digne d'apprendre ses propres secrets, et par-dessus tout être dur comme un Dieu avec soi-même – ô tentation de la sainteté, charité diabolique !» (p. 262). Encore ! : «J'ai bu, veillé, triché, menti. Ô dernier retour dans le matin ! La chambre où l'on se couche quand le soleil se lève. Les rideaux qu'on tire avec effroi sur la rue. Les draps glacés. Le sommeil désespéré qui vous prend, tandis que passent les premiers autobus. Plus tard, l'affreux réveil de Judas. La fatigue et la honte» (pp. 164 et 165). Cela est très clair, Huguenin ne conçoit pas une œuvre littéraire qui soit séparée de sa propre vie, et seuls les tièdes peuvent lui reprocher son absolu égoïsme, qui n'a de sens, pour l'artiste, que s'il est, toujours et le plus douloureusement pour lui-même, la voie dangereuse mais admirable de l'ascèse : «Je rêvais moins de conquérir le monde que de me donner à lui avec violence. Régner sur les foules, sur un pays, m'exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j'aie jamais voulu posséder, c'est l'empire sur moi-même» (p. 132). Voici en outre quelques bribes qui tiennent lieu de commandements absolus : «Faire une œuvre – Vivre avec grandeur, honneur et beauté – Avoir le plus de passions possibles – Fonder une aristocratie spirituelle, une société secrète des âmes fortes» (p. 141). Qu'importe de souffrir, qu'importe de fixer, comme le «passant considérable», dans la muette crispation du regard fasciné par le gouffre dévoilé, «l'ivresse de la déchéance», qui est encore, mais la dernière, «une aventure spirituelle», si l'aventure vraie n'est pas celle qui nous fait aller loin, mais celle qui nous «fait aller profond. Ce n'est pas s'étendre, c'est s'enfoncer» (p. 45) qui est la véritable difficulté pour l'artiste. Nul atermoiement chez Huguenin, null

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25/03/2004 | Lien permanent

Un beau ténébreux de Julien Gracq

Crédits photographiques : Goran Tomasevic (Reuters).
Un beau ténébreux, le deuxième roman que Gracq publia après son très vaguement vaporeux Château d'Argol, peut facilement être rattaché à la longue tradition du roman gothique anglo-saxon, bien qu'il ne dégage d'aucune façon les senteurs subtiles des contes noirs de Walpole, Radcliffe ou Maturin. Pourtant, se contenter de ce rapprochement, pont aux ânes de bien des travaux universitaires, s'extasier encore devant le plaisir mystérieux, et bien réel ajoutons-le immédiatement, qu'offre la lecture de ce livre, c'est ne pas voir l'essentiel, c'est ne pas lire en lui la figure qu'il s'ingénie cependant à nous désigner par tous les moyens grossiers de l'allusion, je parle bien évidemment du diable.Le beau ténébreux n'est pas une invention romanesque de Julien Gracq, qui n'a jamais su inventer une figure d'un peu de consistance mais s'est contenté de piocher à tous les livres pour façonner de maigrelettes figurines en bakélite. Cette figure est d'abord celle du René de Chateaubriand, que Sainte-Beuve affubla de ce double qualificatif. C'est encore le surnom, Beltenebros, d'Amadis de Gaule, le chevalier mélancolique de Garcia Rodriguez de Montalvo.Pour Gracq, ce beau ténébreux d'arrière-saison n'est autre qu'un démon d'opérette qui se contente de pousser son petit air convenu sur deux seules notes, pas mêmes tenues d'un bout à l'autre de la représentation, l’ambiguïté et la beauté, ce diable en carton-pâte gardant la clé de sa surnaturelle séduction, cette beauté première qu'avait le visage de l'Ange déchu, pour ouvrir quelques vieilles commodes où le romancier a conservé pieusement de minuscules feuillets d'une littérature pour bas-bleu.Avant de m'attarder sur ce qu'a de louche et surtout de raté la figure du diable selon Gracq, il me faut évoquer l’atmosphère du roman, que d'aucuns qualifient de surréaliste ou même d'onirique, que pour ma part je qualifierai de maligne, procédant de cette séduction trouble évoquée plus haut.Bien évidemment, ce n'est pas dans les allusions plus ou moins directes dont est truffé le roman de Gracq qu'il faut chercher des preuves de cette atmosphère qu'un baromètre sommaire qualifierait de déliquescente ou de fin de siècle, car il faut au moins reconnaître à l'écrivain sa ruse, l'intelligence qu'il met à brouiller les cartes, à subtiliser l'évidence.Possédant au moins quelques épaisses ficelles avec lesquelles il joue au romancier agitant des marionnettes tellement simplissimes qu'elles nous semblent de gaze, Julien Gracq consacre dans le personnage de son beau ténébreux, Allan Murchison, le maigre secret de l'atmosphère de début d'orage qui baigne tout le roman, orage qui jamais n'éclate, personnage qui jamais ne prend vie, d'une zébrure d'éclair qui aurait eu la chance de l'animer en tombant directement sur sa tête vaguement maudite.Un beau ténébreux, c'est en somme l'histoire d'une fascination, du pouvoir dont jouit Allan qui semble porter jusqu'à son incandescence le privilège énorme que Camus attachait au charme : la facilité, réellement magique, de ne jamais s'entendre répondre non.Ce charme qu'exerce Allan, cette fascination est délétère, selon l'aveu de Gérard, un des narrateurs du roman, qui y reconnaît la preuve ô combien visible et lisible d'une action diabolique, fascination mauvaise, pervertie, parce qu'à ses yeux elle manifeste la ligne de conduite du Malin, laquelle ne peut être droite ni sincère mais torve, oblique, puisque, selon Gérard, «le diable, c'est toujours l'oblique» (1), rappel d'un propos d'Alain qui écrivait, parmi d'autres réflexions beaucoup moins pertinentes sur le démon, que Satan «est bien cet esprit rusé, à marche oblique» ou encore qu'il est tout entier «puissance oblique» sans cesse «déguisant les opinions, séparant les hommes» (2). Rien de bien nouveau depuis que la Bible, dans des phrases moins insipides et tellement plus bruissantes de secrets, nous a suffisamment renseigné sur l'Adversaire pour nous le faire craindre, y compris lorsqu'il sautille et exécute des entrechats dans les pages d'un roman.Toutefois, si Allan Murchison emprunte au diable quelques-uns de ses attributs les plus communs, ce bavard jouant au sombre mystérieux n'en reste pas moins très peu convaincant, parce qu'il manque d'épaisseur et de consistance. Le diable de Julien Gracq n'est en fin de compte qu'un personnage strictement littéraire, éminemment littéraire, nourri de livres et de cela seulement et ainsi rendu tellement conventionnel qu'il ne peut que ravir les élèves désireux d'exposer devant leurs petits camarades un exposé en bonne et due forme où ils le feront paraître comme un gandin bien davantage redevable à quelques héros décadents, comme Des Esseintes, Dorian Gray ou Monsieur de Phocas, qu'au Prince de ce Monde de saint Jean.À l'évidence, la filiation entre Murchison et son père est presque trop directe et le jeu de l'intertextualité ne nous est même pas caché.Tout de même, cet inoffensif diablotin esthète qu'est le personnage de Gracq prend un peu d'épaisseur, mais uniquement, encore une fois, d'épaisseur littéraire, lorsque son démiurge de maigre talent s'avise de le laquer d'une très mince caractéristique du diable définie par la patristique : ainsi de la voix d'Allan, commune au Tentateur et à tout personnage diabolique qui se respecte, donc parle beaucoup plus qu'il n'agit. Le diable est avant toute chose un être de paroles (si nous faisions quelque jeu de mots, nous pourrions cependant opposer le fait qu'il en manque, qu'il n'a aucune parole puisqu'il est le traître absolu, l'ami qui ne reste jamais jusqu'au bout comme le surnomme Bernanos).Un des personnages du roman, ami d'enfance d'Allan, évoque ce dernier sous les traits d'un fauve guettant sa proie, rappel, une fois de plus transparent, des paroles de Pierre dans sa première épître (5, 8) : «Soyez sobres. Veillez ! Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer».Toutefois, le trait principal d'une convergence entre Murchison et le démon est la fascination qu'éprouve notre beau ténébreux pour la mort, pour sa propre mort, puisqu'il ne manquera pas de se suicider à la fin du roman. Souvenons-nous que le royaume de Satan est celui de la mort, par le fait que le péché, nous dit Paul dans son Épître aux Romains (5, 12-18 et 6, 23) a pour unique salaire la mort.Ces similarités, et quelques autres, existent bel et bien, mais ce travail de collation est inutile et de toute façon grevé par le poids d'une ambiguïté du personnage quelque peu satanique qu'est Allan : celui-ci est-il vraiment le Démon ou, finalement, n'est-il, comme lui-même se qualifie, qu'un pauvre démon, un démon de rang inférieur à celui de Satan, un «démon triste» (3), une espèce de surhomme encore qui, à l'exemple de Napoléon, aurait «pour mission d'inscrire en traits de feu sur le sol", sans se soucier du prix à payer, «certaine courbe fabuleuse» (4).N'est-il encore qu'un moderne avatar du docteur Faust, lorsqu'il affirme, sans l'ombre d'un sourire, que, lui aussi, comme son illustre prédécesseur, a «signé le pacte» (5) ?Décidément, je crains que Julien Gracq ne puisse être rangé dans une autre sphère, au cristal si fragile qu'un souffle le fissure, que celle du pur littérateur maniant avec habileté la référence et se contentant de nourrir les personnages qu'il crée d'un peu de ce sang transparent. À l'inverse, le vrai romancier n'a été littéraire, anodin et donc léger qu'à son plus grand désespoir, comme en attestent les correspondances d'un Faulkner, d'un Broch ou d'un Bernanos. L'écrivain de génie se nourrit de sang et d'entrailles, de souffrances indicibles et de hautes victoires, qu'importe le fait qu'elles soient secrètes, alors que le littérateur rend sa copie encore délicatement parfumée des fragrances distillées par les livres innombrables qu'il a lus.Je doute d'ailleurs que l'expérience du mal, du mal réel, nauséeux, brutal, totalement dénudé de sa délicate parure littéraire, puisse souffrir un seul instant de n'être que bibelot ravissant peloté amoureusement par les mains grassouillettes d'un Anatole France, d'un André Gide, d'un Julien Gracq même, être, n'être que de papier comme l'est son Démon de boulevard, tout comme l'est son Mal pour soirée mondain ou raout lettré.Certes, un instant, un seul instant, le Diable de Julien Gracq devient réellement grand, miltonien ou plutôt, puisque nous voulons crever la mince pellicule littéraire, réellement conforme à ce que la Bible nous enseigne, à ce que l'Apocalypse de Jean nous révèle de son pouvoir terrifiant de prestidigitateur, d'usurpateur du trône divin. Ainsi nous dit-on qu'Allan Murchison est «venu apporter l'épée» (6), action qui est réservée au Christ selon l'évangéliste. Allan n'est pas le Christ, ni même un personnage christique, mais un usurpateur tout comme, selon Paul dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens (2, 3-4), le Démon va «jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu et se faire passer lui-même pour Dieu».D'ailleurs, il me semble que court dans le roman de Julien Gracq comme une volonté de puissance (ainsi ai-je parlé de surhomme), volonté folle, désireuse d'usurper les attributs de Dieu : le rêve d'Henri nous le rappelle, où ce personnage se voit «seul, à guetter cette ville de cette cime invisible, comme un aigle planeur, comme un dieu, comme ravi par le démon sur la crête de la montagne» (7). Ces paroles nous offrent bien évidemment l'écho, mais inversé, de la tentation que Satan fit subir au Christ (en Matthieu, 4, 8-9) et à laquelle, Lui, résista.Même ainsi formidablement grandi, le Démon selon Gracq est encore pitoyable, ne peut guère nous effrayer parce qu'il n'est pas crédible, que son créateur le pose face à... eh bien, face à absolument rien, face au vide, car le tour de passe-passe, hélas assez commun en littérature, consiste dans le fait que Gracq parle du Diable, semble y croire même, à sa façon toute symbolique certes, évoque donc le Diable et y croit du bout des lèvres et de la plume, mais ne croit pas un seul instant à Dieu. Privé de la possibilité, fascinante et terrible, du salut, comment un écrivain pourrait-il insuffler un peu de sa propre vie, de ses angoisses et de ses doutes à un personnage qui semble peiner à se tenir debout sur un tréteau de carton-pâte ? Les plongées dans le Mal les plus téméraires ne peuvent avoir de réalité que si elles ouvrent, pour tenter de L'y engloutir, un abîme sous les pieds du Seigneur.Croire au Diable sans croire en Dieu, qu'est-ce donc sinon un amusement de lettré ? Quel banal prodige, quelle position intenable surtout. Peut-on la qualifier de sceptique ? Non, car le scepticisme, encore tout crotté de la sanie matérialiste de laquelle il s'est extrait avec peine, nierait, comme le fait l'athée conséquent, Dieu et Diable. Est-ce une position que l'on dira, alors, littéraire ? Peut-être, mais par cette caractéristique éminemment perverse (car croire au Diable sans croire en Dieu, c'est rejouer le jeu pipé de l'esthète qui, comme Paul Valéry, est charmé par le serpent, écoute plaisamment la douce voix de Monsieur Teste), c'est, en jouant et en rejouant la vieille antienne de l'art pour l'art, penser assez bêtement que tant de femmes et d'hommes n'ont hurlé leur plaisir en se ruant dans la carrière du Mal qu'afin de servir le Maître cruel, baiser son cul comme les sorcières au sabbat ! Or, si les malheureux se donnent à Satan, c'est moins par amour ou même simple respect pour celui-ci que parce qu'ils veulent provoquer Dieu, Le forcer à les écouter, voyez ainsi la Mouchette de Bernanos ou le Gilles de Rais de Huysmans.Nous tenons donc notre prodige strictement littéraire, un Satan de pacotille existant sans Dieu même si, pourra-t-on m'objecter, il existe dans notre roman une authentique figure christique, Christel justement, dont le transparent symbolisme est aussi puéril que grossier.Dès lors, Gracq a beau faire, déployer ses talents de sophiste, employer sans trop y avoir réfléchi les termes évocateurs mais déchristianisés de «chute», «rédemption» ou «sauveur», sa ridicule théologie ne parvient à se hisser, et avec quelle langue tirée, quelles ampoules au pied et quelle fatigue de tout le corps chétif si peu habitué aux vraies ascensions, qu'au sommet lilliputien d'une butte dialecticienne d'où il peut tapoter la tête attentive du potache Hegel, l'un des auteurs préférés, ô surprise, du personnage principal d'Au château d'Argol, un premier roman qui nous explique, dans son Avis au lecteur, que sa trame doit être comprise comme l'illustration romanesque de la mécanique bien huilée du philosophe, mais appliquée sans autre précaution conceptuelle au dogme catholique de la rédemption !Rien, donc, pas même le ridicule, ne semble devoir arrêter Julien Gracq qui n'hésite pas à évoquer le «sauveur» et le «damnateur» ainsi que «deux déterminations n'étant dialectiquement pas séparables» (8). Qu'y aurait-il encore d'effarant à proposer du «mythe» de la chute de l'homme une «explication» toute hégélienne où la seule rédemption possible, pour le pauvre pécheur, consisterait à tremper de nouveau ses lèvres dans la coupe dont jadis il se rassasia, celle dont le breuvage aurait dû faire de lui l'égal d'un Dieu, puisque «eritis sicut Dei» (9). Qu'y aurait-il de bien original aussi à faire que d'une habile concaténation, «la main qui fait la blessure [puisse] aussi la fermer» (10) ?Rien à faire. Philosophie de foire, littérature de boudoir. Julien Gracq, que je qualifiais, ironiquement, de prestidigitateur exquis, utilise de si visibles ficelles qu'elles en deviennent, dans son roman, comiques. Nous ne sommes donc pas en présence d'une dramatique au sens que l'immense théologien qu'était Hans Urs von Balthasar donnait à ce mot, de la chute et de la rédemption mais dans une banale machinerie, avec gros soufflet et huile fort grasse, produisant de la dialectique pour planches de théâtre de boulevard. Rien à faire non plus, le pauvre démon que Gracq essaie de faire tenir debout sous nos yeux pas mêmes amusés, à grand renfort de béquilles fragiles et de sang de navet est, tout comme son pitoyable succédané christique, incroyablement pâle, pauvre être de papier ayant moins de consistance qu'une bulle de savon, translucide marionnette qui jamais ne parvient à crever ne serait-ce que l'enveloppe du plus commun cliché mythologique.Julien Gracq l'esthète ne choisit pas, il contemple le Bien et le Mal réduits à deux faces d'un même papier cigarette sur lequel il gribouille, à l'encre sympathique et avec une plume que l'on dirait avoir été confectionnée avec une patte de mouche plutôt que de dragon, une vague histoire pas même entraînante, capable de nous ravir comme le font les destinées infernales des personnages diaboliques que les contes gothiques d'une Radcliffe ou d'un Maturin, reconnaissons-leur ce mérite, parvenaient à rendre, avec plus ou moins de réussite il est vrai, distrayants sinon captivants. Peut-être eût-il fallu mettre, sous le nez de notre bon professeur Poirier, quelques lignes de Bernanos, qu'il semble avoir lu, bien que distraitement et sans nous dire grand-chose(11), extraites du Chemin de la Croix-des-Âmes : «il y a deux façons de se damner, il y a deux chemins de la perdition. Le premier est d'aimer le Mal plus que le Bien [...]. C'est le plus court. L'autre est de se préférer soi-même au Bien et au Mal, de rester indifférent à tous les deux. C'est le chemin le plus long conclut Bernanos, car c'est "le chemin dont on ne revient pas». Notes(1) Un beau ténébreux (Éditions José Corti, 1989), p. 114.(2) Propos (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1991), pp. 654 et 758.(3) Un beau ténébreux, op. cit., p. 251.(4) Ibid., p. 193.(5) Ibid., p. 254.(6) Ibid., p. 169.(7) Ibid., p. 120.(8) Au château d'Argol (Éditions José Corti, 1988), p. 8.(9) Ibid., pp. 40 et 41.(10) Un beau ténébreux, op. cit., p. 255.(11) «Bernanos surtout – dont tous les protagonistes sont des prêtres, ou vivent dans l’aura du prêtre – quel écho son Curé de campagne peut-il bien éveiller aujourd’hui parmi les prosaïques brancardiers du service social qui couvrent par équipes de trois-huit les urgences de la «pastorale» ? Nous entrons aujourd’hui encore dans les singularités de la caste, close jusqu’à l’étanchéité, où vivait le duc de Saint-Simon, parce que les mêmes ressorts qui l’animent continuent à jouer sans déformation trop scabreuse dans le monde simplement snob de Proust, et peut-être même, pour l’essentiel, aujourd’hui encore dans celui de la jet society. Tout au moins une transposition reste-t-elle possible. Mais comment entrer dans les réactions d’une chimie mentale entièrement régie par un monde fantasmatique épuisé ?», in Carnets du grand chemin (José Corti, 1992, réédition utilisée, 2003), p. 240.

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11/09/2011 | Lien permanent

Qui est le stalker ?

Crédits photographiques : Kaia Larsen (Times Record via Associated Press).
C'est la question à laquelle je ne répondrai pas, cela va de soi... Je puis toutefois livrer quelques indices, notamment grâce à cet entretien que le détesté Frédéric Vignale m'envoya naguère pour que je le complète, le tout ayant été réalisé en quelques heures. Par ces lignes je remercie donc, à ma façon, F. Vignale, qui ne m'en voudra pas de reproduire ici ce texte.

Frédéric Vignale
Stalker (drôle de nom !) pouvez-vous vous présenter pour ceux qui ne vous connaissent pas ainsi que les revues Dialectique et Les Brandes que vous dirigez ?

Juan Asensio
En quelques mots : j’ai suivi à Lyon des études de littérature et de philosophie, en classes préparatoires puis à l’Université Lyon 3. Dialectique et Les Brandes sont d’abord nées d’une volonté de proposer aux étudiants et aux professeurs un espace de parole qui n’était pas astreint aux règles finalement bien scolaires du travail universitaire. Avec le recul, je crois pouvoir dire que nous avons échoué dans cette volonté, les étudiants étant bien plus occupés, alors, comme, très certainement, maintenant, à revendiquer syndicalement qu’à tenter de penser ou d’écrire. Peu importe du reste, puisque Dialectique existe toujours [ce n'est plus le cas aujourd'hui], distribuée dans les principales librairies lyonnaises de même qu'un site : du reste, cette revue au tirage modeste, ne cesse d’attirer de nouveaux lecteurs.

Frédéric Vignale
Mais qui est donc réellement George Steiner ? Un intellectuel de premier plan, un historien des idées, un philosophe, un romancier à succès ?

Juan Asensio
George Steiner est tout ce que vous dites, on le lui a, d’ailleurs, bien souvent et suffisamment reproché. Nos «savants» ne haïssent rien tant qu’un esprit dont l’érudition est capable d’embrasser plusieurs disciplines : que voulez-vous, l’accroissement des savoirs indéniablement lié à la modernité, s’il a certes compartimenté beaucoup de domaines qu’un seul esprit du Moyen-Âge ou de la Renaissance pouvait encore prétendre parcourir librement, est un trompe-l’œil dont se servent les thuriféraires de l’hyper-spécialisation, cette gangrène de nos établissements scolaires et universitaires. Notre époque se meurt, je crois, de ne connaître que bien rarement des hommes qui seraient capables d’embrasser de vastes pans de la culture occidentale, qu’elle soit musicale, littéraire, historique ou scientifique. Steiner a toujours dénoncé ce danger, rappelant que le mot Université a un sens aujourd’hui bafoué allègrement.

Frédéric Vignale
Votre essai remarqué chez l'Harmattan sur Steiner La Parole souffle sur notre poussière est né de quelle(s) envie(s), quelle en était la démonstration première ? Il y avait un manque à ce sujet parmi les travaux ayant été fait sur lui ?

Juan Asensio
Vous êtes assez aimable pour prétendre qu’il a été remarqué : à peine un papier dans le Figaro Littéraire et quelques autres dans des revues plus confidentielles, alors qu’aucun travail sérieux ou d’importance n’existe sur l’œuvre de cet auteur. Je dois dire tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une réflexion proprement philosophique, mon souci ayant été plutôt de donner aux lecteurs un livre vivant, c’est-à-dire, d’abord, écrit. Cela peut paraître bête à dire mais peu de livres aujourd’hui, finalement, sont écrits : je m’y engage, je questionne Steiner et, surtout, je ne réponds pas à ses questions. Ses doutes, en grande partie, sont les miens. J’ai également tenté de faire dialoguer cet auteur avec d’autres, qu’il admire ou ignore bizarrement comme Karl Kraus, Walter Benjamin, Sören Kierkegaard ou encore Georges Bernanos. Enfin, caché, comme le motif secret dans le tapis cher à James, ce livre est le miroir, pour une grande partie, d’une souffrance personnelle. Vous voyez donc, au final, que la tentative d’écrit}re que j’ai menée est plutôt poétique que philosophique.

Frédéric Vignale
Que sait-on réellement de la relation exacte entre Steiner et Boutang qui ne soit pas de la littérature ou une sorte de mythologie pas très sérieuse ni réaliste ?

Juan Asensio
L’avenir nous dira plus précisément quelle a été la nature exacte de l’amitié (je dis bien l’amitié et j’ajoute qu’elle fut profonde) qui a uni ces deux hommes, lorsque les chercheurs pourront consulter leur correspondance. Je crois que Steiner admirait profondément Boutang, qu’il a salué comme l’un des tout premiers esprit de son temps, à l’heure où le «paysage intellectuel français» est brouté habilement par quelques moutons déguisés en licornes. De Pierre Boutang, Steiner appréciait la culture, l’immense et phénoménale culture classique, la fulgurance d’une intuition philosophique que l’on peut rapprocher, sans exagération je crois, de quelques génies comme Vico, Pic de la Mirandole et combien d’autres que l’auteur de la remarquable et difficile Ontologie du secret lisait et méditait sans relâche. Il admirait aussi son courage physique, dont Steiner a confié être presque totalement dépourvu, courage qui a permis à Boutang d’afficher clairement et sans ambiguïté ses idées politiques alors même qu’il était ostracisé de l’enseignement universitaire. Boutang fascine parce qu’il est un penseur vivant, pas un petit monsieur abstrait du réel et perdu dans des stratégies livrables clés en main aux grands de ce monde, je songe par exemple au farfadet Minc, jamais avare d’une idiotie hypostasiée par de savants tableaux.

Frédéric Vignale
Doit-on obligatoirement mettre en parallèle l’œuvre de Steiner avec celle de Kraus, de Kierkegaard ou d'autres de ses admirations ?

Juan Asensio
Oui, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, Steiner est un génial commentateur avant que d’être un créateur. Il n’a pas de système philosophique propre mais plutôt une culture assez vaste pour tracer des parallèles bien souvent pertinentes entre des auteurs qui, parfois, ne savaient rien les uns des autres. Sa dette à l’égard de Karl Kraus, que les intellectuels français semblent timidement découvrir, comme d’ailleurs un Günther Anders, est immense, Kraus ayant passé sa vie à réfléchir sur les conséquences d’une détérioration de la langue allemande sous l’influence pernicieuse, non seulement et à l’évidence, de la propagande nazie, mais aussi de la simple banalité publicitaire qui afflige nos sociétés. Pour Kraus comme pour, plus lointainement, Maistre, Bloy, Hello, Bernanos, Mauthner ou Klemperer, le langage d’un peuple est un corps vivant qui peut se détériorer, pourrir et, finalement, mourir. Quant à Kierkegaard, assez peu cité en fin de compte en comparaison de l’importance de la pensée de ce génial Danois dans l’œuvre de Steiner, je crois que nous touchons là à ce que j’ai nommé le «secret» de l’auteur de Réelles présences, le fait que, comme l’auteur de La Reprise, Steiner se pense incapable d’accomplir le saut de la foi. Il y va là d’une tactique de la dissimulation, d’un «larvatus prodeo» d’autant plus nécessaire que Dieu, selon ces auteurs, écrit toujours obliquement ; il s’agit encore d’une d’infinie plasticité du cœur et de l’esprit d’un homme habité, mieux, hanté par la question de la foi ; je pourrais parler ici de ruse métaphysique de George Steiner, malade de Dieu comme il le dit à propos de Kafka.

Frédéric Vignale
Quelle est la pire idée fausse qui circule sur Steiner ?

Juan Asensio
Le principe même d’une idée fausse est de circuler à l’infini, dans une sorte de noria devenue folle de phrases alimentant leur propre mensonge, comme Armand Robin l’a magnifiquement écrit dans un essai peu connu, La fausse parole. Comme le titre de ce bel ouvrage l’indique d’ailleurs, le mensonge est toujours une espèce de contre-création, un verbe ou une parole entés sur le néant, un «mauvais rêve» eût dit Bernanos. Je crois cependant que l’une des plus notables idées fausses circulant sur Steiner est que sa pensée, «logocratique» par essence selon son propre terme (corrigé d’ailleurs par Boutang en «éléocratique», affilié donc au règne de la charité) resterait résolument opposée à la création contemporaine, victime d’une espèce de contradiction interne : comment l’art peut-il créer alors que, selon Steiner, il se doit de ne point révoquer et faire table rase d’un passé prestigieux, source infinie de questionnement, de génie et d’originalité ? Bien sûr, la contradiction pointée par les adversaires de Steiner (et Dieu sait qu’il en a !) est parfaitement fallacieuse : les plus grands génies, un Dante, un Shakespeare, un T.S. Eliot, sont aussi les plus grands commentateurs d’œuvres, d’auteurs et d’une tradition qu’il faut connaître avant de prétendre les balayer comme le font trop souvent les artistes contemporains, des nains qui croient qu’il suffit de poser une crotte dans une salle immaculé pour prétendre «dépasser» Rembrandt ou Michel-Ange.

Frédéric Vignale
Considérez-vous Passions impunies comme une œuvre majeure de Steiner ou un succès moins admirable que le reste de son travail ?

Juan Asensio
Passions impunies est un recueil d’articles, d’ailleurs incomplet dans sa traduction française, qui ne peut prétendre, cela va de soi, à la cohérence interne d’une œuvre aboutie comme l’est, par exemple, Réelles présences, sans doute celui des titres de Steiner qui contribua le plus à faire connaître son œuvre aux lecteurs français.

Frédéric Vignale
Quelle est la blessure secrète de Steiner ?

Juan Asensio
Sans hésitation : Dieu, qui est comme une écharde fichée dans sa chair, son esprit et son âme. Les liens subtiles et complexes unissant le christianisme au judaïsme font évidemment partie de cette torture intérieure, comme j’ai tenté de le dire dans mon livre. Ensuite, le fait que Steiner sache pertinemment qu’il n’est pas réellement un créateur mais un commentateur, fût-il l’un des plus doués – sans doute le plus doué – de sa génération. Aussi, peut-être, une espèce de lâcheté physique, comme lui-même d’ailleurs l’a reconnu plusieurs fois. Steiner, le moins que l’on puisse dire, est donc bien un penseur de chair, pétri de contradictions et de doutes.

Frédéric Vignale
La rencontre entre le Judaïsme et le Christianisme n'est-elle pas une belle utopie de philosophe ?

Juan Asensio
Une utopie me dites-vous ? Mais voyons, cette rencontre, historiquement, a déjà eu lieu il y plus de deux milles ans… et, si elle devait être, néanmoins, rangée dans la catégorie fourre-tout de l’utopie, ce ne serait assurément pas les philosophes qui auraient le droit de l’y placer ou d’en dire quelque chose. Les théologies peut-être, les croyants, chrétiens et juifs, assurément. Cette rencontre au demeurant, dont nul n’a le droit de se cacher la réelle difficulté, au rebours de l’œcuménisme bêtifiant prôné actuellement par l’Eglise, engage Steiner dans son amitié avec Boutang. Il faut lire et relire le passionnant dialogue, la «dispute», au sens médiéval de ce terme, qu’ont échangés les deux amis. Il y a là, comme en énigme, la confrontation mille fois douloureuse et mystérieuse entre le christianisme et son père, le judaïsme.

Frédéric Vignale
Martin Heidegger ou Joseph de Maistre ?

Juan Asensio
Philosophiquement, pour ce que nous pouvons en juger alors que l’œuvre de Heidegger n’a pas fini d’être publiée en français, le maître du Todtnauberg est à l’évidence un penseur d’une dimension supérieure à Joseph de Maistre. Quelles que soient les opinions, bien souvent de mauvaise foi, professées sur l’auteur des Chemins qui ne mènent nulle part, force nous est de reconnaître que son œuvre dessine, pour le siècle passé et celui qui est à présent le nôtre, assurément pour ceux qui viendront, les linéaments d’un questionnement radical sur l’Être et sa manifestation : à ce titre, l’influence de Heidegger est palpable, physiquement palpable pourrais-je dire, sur la presque totalité de la réflexion philosophie contemporaine. De même, peu nombreux sont les penseurs qui, sur la question du langage (hormis, peut-être, Hamann), ont apporté autant de bouleversements à nos analyses, creusant cette même langue de l’intérieur, puisque, c’est une banalité que d’affirmer cela, le style de Heidegger est puissamment original, en dépit même de ses tics. Reste que Maistre est un penseur ignoré, à l’héritage souterrain pourtant immense, qui explique en bonne partie des auteurs aussi différents que Baudelaire, Huysmans, Bloy, Barbey, Massignon, Du Bos ou encore Cioran qui lui a consacré un de ses exercices d’admiration. Il y là une sorte de chaîne d’or qui, pour être secrète n’en est mais pas moins réelle, dramatiquement perceptible, par exemple, au moment de la ligne de faille qui a coupé en deux, pour plusieurs siècles sans doute, la sensibilité et la façon de pensée de nos intellectuels, je veux bien sûr parler de la Révolution. Maistre, je crois, est devant nous, comme Carlyle, Bloy ou Bernanos, quelle que soit au demeurant la profondeur du purgatoire dans lequel notre époque fait mine d’embastiller leur colossale puissance verbale…

Frédéric Vignale
La problématique du mal est toujours votre questionnement principal, votre ligne directrice ?

Juan Asensio
Oui. Il y a là, je le reconnais, une fascination personnelle qui dépasse de loin le cadre strict de la rationalité même s’il serait bien sûr trop facile d’opposer la raison au Mal, les horreurs du siècle passé, celles qui se déroulent sous nos yeux nous commandant d’être honnêtes sur cette question. L’esthétisme du Mal est absolu, Bataille a bien compris cela, comme nous le voyons, par exemple, dans des œuvres intéressantes comme The element of crime de Lars von Trier et, plus largement, dans nombre d’œuvres cinématographiques contemporaines comme Usual Suspects ou Seven. Il suffit de toute façon de se plonger avec avidité dans la bizarre littérature démonologique d’auteurs tels que Sprenger, Lancre ou Bodin pour comprendre de quelle façon trouble le Mal a influencé leur écriture et leur pensée. La littérature, disait magnifiquement Gadenne, s’écrit aujourd’hui devant le bourreau : cette question est essentielle et dépasse donc le seul empan, après tout minuscule, de l’esthétisme. Il nous faut contempler l’horreur, comme Kurtz l’a fait, avant de l’ignorer ou de fermer les yeux comme le font coupablement nos irrésistibles optimistes d’État. Je ne crains pas de dire que, à mes yeux, les plus grands artistes sont ceux qui ont osé sondé l’abîme infect qu’ils ont dû sentir s’ouvrir sous leurs pas. En littérature, Shakespeare est évidemment l’un des plus grands, avec Conrad, Dante, Baudelaire, Trakl, Sabato, Faulkner ou Dostoïevski, mais je pense aussi que Bernanos, dans Monsieur Ouine, est allé plus loin que nul autre dans cette exploration terrible mais nécessaire. Il me semble ainsi aberrant et parfaitement sot que nos intellectuels puissent tenir en aussi haute estime les livres vaporeux de Julien Gracq qui, stricto sensu, ne nous apprennent rien sur le cœur des ténèbres, comme le disait Conrad, de l’homme. Par rapport à la question, mieux, au mystère du Mal, j’ai une particulière admiration pour Paul Gadenne, bien délaissé alors qu’il est un des plus grands romanciers français du siècle passé, ainsi que pour Gustav Herling. La question qui me lancine est de comprendre comment le Mal, le non-Être, peut se greffer sur le langage, censé dire l’Être (langage et Être étant bien évidemment la même chose pour une conscience «logocratique»…). Je tente de penser cette énigme par la métaphore du trou noir, cet astre énigmatique effondré sur lui-même que traquent les astrophysiciens.

Frédéric Vignale
Cela doit vous énerver en ces temps d'anniversaire tragique du 11 Septembre, les perpétuels raccourcis de la pensé de Léon Bloy et de l'Apocalypse ?

Juan Asensio
Le raccourci, la simplification desservent toujours un auteur à la mesure même de sa complexité et de sa profondeur. Raccourcis, mensonge et clichés constituent réellement le langage de notre époque et cette tendance ne pourra aller qu’en s’accroissant, je le crains. Bloy, mais aussi Bernanos ou Boutang sont ainsi réduits à quelques grossiers traits. Certains, cela me semble évident, vivent en se nourrissant des cendres encore fumantes de ces géants, qui les auraient méprisés s’ils les avaient connus. Comparer l’horreur du 11 septembre à l’Apocalypse, dont le sens premier est d’être une révélation, est une ineptie de plus : encore que, la dramaturgie proprement diabolique à laquelle la folie criminelle de quelques fous nous a obligé d’assister, parce qu’elle dépasse notre imagination, appartient bien à cette catégorie que Günther Anders appelait «supra-liminaire», pouvant donc être rapprochée de la déhiscence satanique à l’œuvre dans l’Apocalypse de Jean. Le Mal, contrairement à ce que pensait Arendt, n’est donc plus, uniquement, dans la banalité et la routine mécanique de quelques cervelles privées d’entrailles et de conscience. L’horreur s’affiche désormais au grand jour, puisqu’elle est devenue télégénique.

Frédéric Vignale
Dans quel sens doit travailler la philosophie moderne ?

Juan Asensio
Dans l’approfondissement des questions qui me paraissent essentielles : le Mal, le langage, l’éducation, le fait religieux. Je n’établis pas là, évidemment, un palmarès ni un quarté, notez-le bien.

Frédéric Vignale
La sous-culture, la real TV, la télé tout court et les succès de Yann Moix déguisé en Claude François vous inspirent quelles réflexions ?

Juan Asensio
Une immense envie de m… me monte à la bouche, comme disait l’autre qui s’y connaissait en peinture de la bêtise. D’un autre côté, un tel nivellement par le bas ne peut que favoriser l’émergence de cœurs et d’esprits désireux de dissiper le mauvais rêve bavard et consensuel dans lequel nous nous enfonçons paisiblement. Pour une seule ligne de poésie de Celan apprise par cœur, je donnerais des tombereaux entiers des ouvrages d’un Sollers, d’une Angot, d’une Millet ou de n’importe quel autre de ces bouffons qui parodient le langage et le spolient

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29/03/2004 | Lien permanent

La traversée du trou noir, par Alain Santacreu

Photographie de l'auteur, externat Sainte Marie, 1989
Alain Santacreu, directeur de l'excellente revue qu'est Contrelittérature (dont le dernier numéro vient de paraître, superbe), m'a autorisé à reproduire le texte critique (paru dans la seizième livraison de sa revue) qu'il a consacré à mon deuxième essai. Les liens que j'ai ajoutés au texte d'Alain sont bien évidemment de ma seule responsabilité. Après les critiques d'une Axelle Felgine ou d'un Dominique Autié, il me semble que celle d'Alain Santacreu est remarquable en ce sens qu'elle pointe une dimension peu commentée de mon essai : sa volonté de mettre en branle une espèce d'herméneutique qui ne serait pas totalement déconnectée de la réalité et renverrait le démon de la théorie brocardé par Antoine Compagnon dans quelque Thébaïde afin d'y tourmenter l'étique saint Genette. En d'autres mots, j'ai tenté de faire de la réunion en apparence stochastique des textes composant mon essai un modus operandi qui, je l'espère, aura quelque influence souterraine sur ma propre vie, sur celle, donc, de mon lecteur. Faute inavouable ? Orgueil démesuré ? Oui. Et j'ajoute, afin de me condamner définitivement aux yeux des professeurs, que ce livre est nocif pour un lecteur qui ne serait point quelque peu préparé, voir immunisé : contre quoi ? Contre la facilité de toutes les grilles de lecture, ces tamis faussement fins des pensées percluses. Nocif encore non tant comme le livre démoniaque imaginé par Arnaud Bordes parce que mon essai distillerait quelque ferment de corruption mais parce qu'il prétend faire vaciller les vieilles habitudes de lecture et celles, sans doute bien plus sclérosées encore, de la critique, cette salle de dissection où Genette, encore lui, coupe en fines tranches le corps en putréfaction de la littérature française. D'ailleurs, je publierai dans quelques jours, dès mon retour à Paris, un article sur deux livres (signés d'Olivier Larizza et de William Marx) qui de la santé de cette critique littéraire donnent une image... difficile à interpréter. Voici, pour l'heure, l'article d'Alain Santacreu. Il est important de surprendre l’angle sous lequel Juan Asensio voudrait que l’on considérât son livre et pour cela on commencera par lire son «avant-propos». Que faut-il entendre par ce titre : La littérature à contre-nuit ? Il y a là toute la méthode de son herméneutique : lire comme on grave, selon la technique baroque dite «à contre-nuit». Le lecteur éclairé, le critique authentique, sera donc graveur à la «manière noire», autre nom de ce procédé qui consiste à noircir entièrement une plaque de cuivre avant de la graver : «J’avance péniblement dans l’extraordinaire complexité des œuvres que j’évoque, grattant patiemment, à mon tour, le noir de la plaque de cuivre pour en faire apparaître quelques traits», dira l’auteur, évoquant cette métaphore de la littérature à contre-nuit (24; les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’ouvrage). Cette pratique de la lecture métaphorise un procédé contraire à celui de la gravure traditionnelle. Dans cette dernière, la pointe opère à la façon du crayon noir sur le papier blanc tandis que, dans la «manière noire», le grattoir produit l’effet d’un crayon blanc sur du papier noir. En filant la métaphore, on pourrait donc considérer l’ouvrage de Juan Asensio comme une plaque de cuivre que le critique-graveur aurait d’abord fendillée jusqu’à obtenir le noir le plus noir, pour approcher ensuite – en relissant au grattoir les lamelles métalliques – le blanc absolu. Les trois chapitres du livre correspondraient ainsi aux stations opératoires d’une herméneutique existentielle. Le premier chapitre contient un article remarquable, L’état de la parole depuis Joseph de Maistre, écrit initialement pour le Dossier H de Philippe Barthelet (Joseph de Maistre, L’Âge d’Homme, 2005). Asensio y décèle une analogie entre l’incipit des Soirées et celui d’Au cœur des ténèbres, le roman de Joseph Conrad : «À vrai dire, malgré le fait qu’elle n’a jamais été, à ma connaissance, relevée, je n’insisterai pas sur l’évidente similarité des ouvertures qui unit ces deux œuvres, Au cœur des ténèbres et les Soirées : dans l’une comme dans l’autre, un narrateur décrit le paysage fluvial qui sert de décor crépusculaire à une conversation entre amis» (66). Il existe une très ancienne tradition mystique selon laquelle le nom de Dieu n’est transmissible que sur l’eau; mais il y a aussi les fleuves infernaux où se donne le mot de passe des maudits. Il y a une qualité de l’eau qui fait que la Néva des Soirées est d’une nature différente que la Tamise d’Au cœur des ténèbres – et de quelle nature aussi l’eau de la Seine dans laquelle se suicida Paul Celan ? On pourrait donc ne pas être totalement convaincu par ces «troublantes similitudes» et considérer que le dieu du fleuve qui ouvre les Soirées n’est pas celui qui mène Au cœur des ténèbres. Ainsi, les premiers mots des Soirées – «Au mois de juillet 1809, à la fin d’une journée des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe [...]» – indiquent la «remontée du courant» des eaux maistriennes vers leur propre source célestielle. Évidemment, le fleuve africain serpentéiforme que Marlowe «remonte», à la recherche de Kurtz, dans Au coeur des ténèbres, est d’une autre eau et l’on pourrait l’assimiler à l’Achéron. En réalité, cette mise en relation de l’œuvre maistrienne avec Joseph Conrad tient plus, selon nous, au secret intime du critique, aux plissements internes de ses lectures, qu’à une correspondance réelle, véritablement analogique. Il y a chez Juan Asensio une «exaltation» de la lecture au sens où l’entendait Charles du Bos. D’ailleurs, l’auteur lui-même, peut-être pour masquer le fondement subjectif de sa propre analyse, dira malicieusement s’être laissé guider par le «flambeau de l’analogie» soutenu par l’auteur des Soirées. Cependant, toutes les correspondances entre les choses ne sont pas analogiques, seul le symbole, étant indéfectiblement relié au Principe, ne peut être «contaminé». Or, Asensio semble interpréter le symbole comme une simple figure de style et ne pas percevoir cette dimension solaire du langage qui outrepasse la saisie démoniaque : le diabole ne peut comprendre le symbole. Que le mal ne puisse être dit symboliquement ne lui confère pas plus de réalité car c’est la marque de son propre néant : le contraire de la littérature c’est précisément ce que seul le symbole peut dire. Nous avons par ailleurs (in Joseph de Maistre «en réserve» de la contrelittérature, Dossier H, op. cit., pp. 847-852), en paraphrasant le célèbre explicit des Considérations sur la France de Joseph de Maistre, essayé de circonscrire les notions de «littérature contraire» et de «contraire de la littérature» – cette dernière étant ce que nous appelons la contrelittérature. La «littérature contraire» n’est que la mise en demeure du Mal. Giovanni Papini a pu dire que le diable était surtout «l’ennemi des athées», puisque ceux-ci ne peuvent pas commettre le mal volontairement. Cette fine remarque est sans doute le schibboleth de la littérature moderne, si l’on veut bien admettre que l’«esprit philosophique» substitua la littérature au catholicisme pour imposer sa propre autorité. Le démoniaque s’est alors empressé de procéder à la courbure de l’espace littéraire, faisant de la littérature un trou noir, pour reprendre la métaphore obsédante d’Asensio : «Les oeuvres modernes qui, à mes yeux, explorent le Mal avec le plus de conséquence évoquent puissamment l’image du trou noir, cet astre exotique qui existe en se consumant sans cesse, qui rayonne de la matière même qu’il engloutit comme un ogre» (177). On sait que les trous noirs stellaires sont considérés comme le stade ultime d’une étoile massive qui, sous l’action de la gravité, s’effondre sur elle-même. Dans la littérature, l’attraction exercée par le Mal tient le rôle de la force gravitationnelle. Cette prégnance du démoniaque, Asensio la retrouvrera non seulement chez des auteurs comme Joseph de Maistre et Joseph Conrad, mais aussi George Steiner, Ernesto Sabato, Georg Trakl, Georges Bernanos, Paul Gadenne ou encore Ernest Hello. Le second chapitre du livre sera ainsi consacré aux «deux figures hantées» d’Ernesto Sabato et Georg Trakl, L’affrontement au Mal est toujours une Imitation du Christ – «La figure la plus purement opposée aux forces de la Nuit : le Christ», déclarera Juan Asensio (199) – mais les auteurs de la «littérature contraire» ne vont pas jusqu’à la christogénèse : «Sabato, comme l’écrivain sceptique et blasé du cinéaste [Tarkovski], n’a pu ou voulu ouvrir la lourde porte qui ferme la Chambre où rit comme un enfant le miracle» (138). L’œuvre noire n’est donc pas l’œuvre au noir alchimique, elle n’est pas ouverture à l’œuvre de la Parole, Celle de «Celui qui se nomme Parole» – comme en parle Maistre dans ses Soirées – Celui qui a absolument tort par rapport au monde puisque, selon les mots transparents de Pierre Boutang, il est «l’absolu négation de paraître». Aussi Asensio peut-il nous avertir que «nous aurions tort de prétendre que la poésie de Trakl nous promet un quelconque éblouissement final, une remontée après la descente aux Enfers» (176). Tout se passe comme si la traversée du trou noir de la «littérature contraire» était un tunnel éternel, une descente infinie. La «zone» de la traversée sera alors idéalisée en tant que littérature : «La littérature est la zone, dimension qui n’obéit pas aux règles banales de la logique, comme l’Écrivain du cinéaste russe se plaît à le rappeler, ni même à celles, certes moins rigoureuses, de la morale : nous sommes ici dans l’espace libre du miracle, dans le temps alleu de la grâce (136)». La «littérature contraire» retrouve l’absolu littéraire du romantisme. Max Milner et Claude Pichois avaient déjà souligné que le romantisme naissait avec Les Confessions de Rousseau : la littérature du moi est le triomphe du verbeux sur le Verbe. Même si le démoniaque ouvre le champ de la «littérature contraire», le «contraire de la littérature», c’est la mystique. L’extase des ténèbres ne doit pas être confondue avec l’expérience des gouffres, Asensio en convient lui-même : «La nuit obscure des mystiques, pour ardue qu’elle soit, n’a strictement rien de comparable avec le phénomène auquel je me réfère, c’est-à-dire : la certitude, non seulement que Dieu est absent, mais plus encore qu’Il est oublié, l’évidence qu’Il est inutile» (103). Bernanos dit quelque part n’avoir «fait de la littérature» que parce qu’il était un raté mystique. La «littérature contraire» survient de ce ratage mystique qui ouvre la faille par où s’insinue le démoniaque. Seuls, peut-être, Bernanos et Hello, grâce à la prière, ont traversé le trou noir et renversé les «Lumières» – en cela, au même titre que Maistre, ils se sont acheminés vers le «contraire de la littérature». Dans le texte qu’il consacre à L’Invitation chez les Stirl, Asensio s’interroge : «Comment expliquer cette impossibilité de dire Dieu ?» (p.129) La réponse coule de source : «Il n’y a qu’un chemin et c’est l’oraison. Si on vous en indique un autre, on vous trompe», comme le déclare la Mère du Carmel dans son Chemin de Perfection. Il n’y a qu’un chemin et la littérature nous trompe. Il nous faut donc traverser le trou noir. Après avoir théorisé l’existence des trous noirs, Einstein et Nathan Rosen, un autre physicien, suggérèrent que le puits gravitationnel de certains d’entre eux pouvaient s’ouvrir sur un autre puits symétrique appelé par opposition «fontaine blanche». Le trou noir déboucherait dans la fontaine blanche qui est la Vision face à face : il n’y a pas d’autre chemin vers le Ciel que de s’y plonger. Le roman Monsieur Ouine de Bernanos apparaît comme l’œuvre paradigmatique de la littérature considérée comme un trou noir : «le roman de l’entrée de l’Occident dans une sphère désorbitée de tout secours divin, où le désespoir même est réduit à une inconsistance verbeuse et ennuyée, au vide du ressassement dont parlait Blanchot» (114). Dans son dernier roman Bernanos opère la kénose de la littérature. Monsieur Ouine est le roman qui permet de traverser le trou noir de la littérature par l’acte auto-sacrificiel de la littérature même. Dans les autres romans de Bernanos, nous rencontrons une spiritualité de la «réparation». Le saint bernanosien – tel le curé d’Ambricourt du Journal d’un curé de campagne – «prend la place» de son prochain et, par compassion, intercède pour lui. Cette substitution mystique de l’expiation s’établit à partir d’un renoncement à soi-même – le moi étant le «shatan», l’adversaire, celui qui s’accroche et s’ente sur l’être. Avec Monsieur Ouine, on assiste à la translation de la sainteté rédemptrice au roman lui-même qui, se niant en tant que littérature, ouvre la perspective du «contraire de la littérature». Ainsi l’ouvrage de Juan Asensio débouche, à travers le «suicide littéraire» de Monsieur Ouine, sur l’œuvre d’Ernest Hello qui réalise le retournement herméneutique du passage des «ténèbres au silence», la traversée du trou noir. Y a-t-il dans le livre de Juan Asensio un point autour duquel on ne puisse plus bavarder, un lieu où la pensée du lecteur cesserait, qui serait ce point du «silence véritable dont l’écoute et la capture vaine fut le but véritable et mystérieux de chacun des livres d’Ernest Hello» ? (98). Ce «point d’Archimède depuis lequel s’élancer» (130) n’est-il qu’une illusion ? Est-il hors du livre, ainsi que dans «ces tableaux maniéristes» – auxquels l’auteur fait allusion dans un beau passage de son livre (163) – «qui s’ouvrent vers le haut» et «dont les personnages ont un doigt levé vers un Ailleurs hors cadre». La littérature à contre-nuit de Juan Asensio est un ouvrage étrange et captivant. Sa critique déroutante demeure résolument subjective – à un moment, l’auteur n’hésite pas à délaisser son étude pour raconter un de ses rêves intimes; et l’endroit où nous lisons ce rêve n’est peut-être pas anodin puisqu’il correspond à peu près au milieu du livre (139), c’est-à-dire au vortex du trou noir. On devine ainsi chez l’auteur le désir d’expérimenter une herméneutique transformante, de traverser le trou noir pour dire le silence, «chercher pour trouver à quelle profondeur s’opère le transformation de tout son être» (267).

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27/02/2006 | Lien permanent

Écrivains et artistes de Léon Daudet

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Quelques pistes de lectures.

4077373687.jpgThomas De Quincey dans la Zone.





3518592029.JPGGeorges Bernanos dans la Zone.





3513474649.jpgMonsieur du Paur de Paul-Jean Toulet.





1428312220.jpgCacographes.






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Écrivains et artistes de Léon Daudet, que les éditions Séguier ont eu l'excellente idée de rééditer et la très mauvaise d'en confier la préface, pratiquement nulle, à Jérôme Leroy (1), ressemble à un herbier : ouvert à n'importe laquelle de ses pages, il nous offre un exemplaire d'une plante délicatement conservée et qui, dans nombre de cas, dégage une très faible odeur sure, l'odeur fanée des textes oubliés.
Nous ne savons strictement plus rien, et fort heureusement sans doute, d'auteurs tels que René Béhaine, Raoul Ponchon ou encore André Antoine qui, comme un autre illustre oublié, Marcel Prévost, ont peut-être vendu des milliers d'exemplaires de leurs livres, et desquels Léon Daudet eût pu écrire, comme il le fit à propos de ce dernier : «Nous étions déjà une centaine de personnes», pas davantage précise l'auteur des Morticoles, à reconnaître à Paul-Jean Toulet (2) «un talent quatre cent cinquante mille fois supérieur, en moyenne, à celui de Marcel Prévost dont les succès, retentissants et vains, faisaient trembler et crouler les étalages» (Du talent littéraire, p. 382).
En ces quelques mots établissant dans un même ensemble l'assurance du goût, son affirmation radieuse et l'exercice de tri inévitable mais hélas désormais plus vraiment supporté, nous savons que réside, aux yeux mêmes de Léon Daudet, l'essence de la critique littéraire, qu'il oppose à «une critique inexistante, académique et salonnarde» (pp. 383-4) et qui devrait commencer «par montrer l'erreur dans toute sa force et dans tous ses méandres» avant de l'abattre méthodiquement, car c'est ce mouvement qui correspond le mieux «au processus même de l'esprit humain», étant donné que nous «sommes construits», comme le dit bellement l'auteur, «en contre-offensive» (Charles Maurras, critique, philosophe et poète, p. 556). Il me semble que Léon Daudet n'a jamais dédaigné se lancer à l'offensive avant même que d'imaginer devoir céder du terrain, puis tenter de le regagner, peut-être parce qu'il fit montre de ce qu'il considère être «la première qualité du critique né», qui est «le courage intellectuel» (p. 558).
Si l'office de critique littéraire est, en premier lieu, de classer, cette opération qui répugne je le disais à nos hongres contemporains, il y a fort à parier qu'un certain nombre des écrivains qu'évoque Léon Daudet seront, justement, inclassables. Ainsi en est-il des plus grands. De Georges Bernanos par exemple, dont il n'est pas faux, ni même exagéré de dire qu'il contribua, par la critique qu'il lui consacra, au lancement de son premier roman, Sous le soleil de Satan, et même de celui qui l'écrivit, tant il est évident qu'il y avait dans ce salut la reconnaissance d'un prodigieux talent et le souhait de le voir s'élever à la plus haute incandescence : «Ce que je suis le premier à annoncer ici ce matin, avec une sécurité absolue, sera bientôt banal et courant. Car un certain génie», poursuit notre polémiste, «s'impose comme un coup frappé sur l'airain, et rien, une fois qu'il s'est produit, ne saurait arrêter tel ébranlement sonore, ni ses ondes de propagation» (Georges Bernanos, pp. 395-6). Léon Daudet ne se trompe pas en affirmant que le premier roman de Bernanos sort tout droit de la Première Guerre mondiale : «Il était à prévoir que le renouveau littéraire succédant aux convulsions de la guerre et à leurs répercussions immenses [...] serait de l'ordre métaphysique, transcendantal, quasi mystique, ainsi qu'après toute diluvienne effusion de sang». Quelle évidence aussi, à la même page, que celle-ci, qui mérite toutefois d'être répétée aux oreilles de sots ignares et paresseux qui ne supportent plus le moindre effort ! : «Des années de tourments ne sont-elles pas nécessaires pour distiller l'essence d'une seconde de pure joie spirituelle ?» (p. 396). De fait, Léon Daudet ne s'est absolument pas trompé en affirmant du premier grand livre de Bernanos qu'il était un «roman de la vie spirituelle», qui s'attache «à suggérer l'invisible par le visible, surprend le lecteur contemporain, accoutumé à n'admirer que l'analyse, que les raffinements analytiques, que l'éparpillement brillant du mercure mental sous le choc de la métaphore» (p. 398). La conclusion de ce très bel article de Léon Daudet, en quelques mots, caractérise la mission la plus importante de tout critique littéraire, et tord le cou à l'une des antiennes les plus stupides le concernant, qui verrait en lui un aigri, un raté, un envieux se contentant, d'article en article, de déverser sa bile sur un talent dont il est dépourvu. En effet nous dit Daudet, et ce propos nous rappelle de quelle façon haute et claire il a salué Marcel Proust, «il n'est pas de plus grande joie, pour un critique, que l'apparition d'un nouvel écrivain, digne de ce nom. D'abord parce que c'est un bouquet sur la cheminée de la Patrie, un bouquet des fleurs de notre langage. Ensuite parce que le don, porté au point où il brille chez Bernanos, suscite immanquablement des émules. La véritable richesse, c'est l'esprit, et l'esprit à tous ses niveaux. Le franc peut baisser; si l'esprit monte, c'est le signe que tout se relèvera, se restaurera» (p. 403).
Photographie de Juan Asensio (2).jpgSi c'est bel et bien dans «le domaine littéraire et romanesque que se reflètent [...] les tendances et les directives d'une époque» (p. 402), force est de constater que la littérature et l'époque qu'évoqua Léon Daudet nous paraissent infiniment plus grandes que les nôtres. Ce n'est pas seulement le franc qui a baissé (à vrai dire, il a tout bonnement disparu), mais aussi l'esprit. Seule une grande époque est capable de saluer la grandeur, raison pour laquelle Léon Daudet peut signaler l'importance, mieux que nous ne le ferions, simplement, comme si une telle chose allait de soi pour n'importe quel badaud frotté de légères humanités, en désignant une verticalité qui nous fuit et nous rend désormais blêmes, d'un écrivain comme Dostoïevski, écrivant de lui qu'il nous «donne l'impression, autrement solennelle, d'immenses richesses demeurées latentes, au-delà de celles que nous prospectons. Peut-être est-il, après Eschyle et Shakespeare, l'humain qui est descendu le plus profondément, le plus âprement, dans l'abîme des cœurs et des corps; certaines fulgurations de sa pensée sont belles comme des expériences audacieuses d'un laboratoire intérieur, et imposent à l'esprit le double prestige de la connaissance divinatoire et de l'élan psycho-lyrique» (Dostoïevski, p. 84). Cette conscience littéraire, cette éducation d'un goût sûr, sont des chimères dans une époque qui, comme la nôtre, place des demi-soldes du putanat publicitaire (des Coulon, des Leroy, des Carrère, des Salvayre, bien d'autres fantômes bavards encore) sur le devant de la scène, mais étaient finalement l'apanage de tout honnête homme écrivant en ce début de 20e siècle plus lointain à nos yeux que le Crétacé. Ce sont ces qualités qui rendent le jugement d'un Léon Daudet si sûr, dont plus d'une image, par sa fulgurance et sa justesse, va plus loin que de pesantes et inutiles thèses, comme lorsque par exemple l'auteur évoque Oscar Wilde, rencontré avec Barrès («un des très beaux styles de chez nous, mêlé d'orgueil, d'inquiétude et de souffrance : une voix du crépuscule, tiède et doré», p. 340) «dans une petite salle de l'ancien Café Anglais», l'auteur de «l'immortelle Geôle de Reading» étant alors «au sommet de la mode, mêlé d'absurdité et de pénétration, aussi brouillé et incompréhensible qu'une écriture d'or, aperçue, par transparence, au fond d'une eau bourbeuse» (Les hauts de hurle-vent, p. 116). Une écriture d'or, aperçue, par transparence, au fond d'une eau bourbeuse : peut-on dire, tout bien pesé, quelque chose de plus vif et juste sur Oscar Wilde ?
De Barbey qu'il a rencontré, tombé dans l'oubli en raison de la nullité de «la tourbe des abstracteurs de néant» (Barbey d'Aurevilly, p. 174), à savoir les critiques, et qu'il oppose à Flaubert ou à Hugo, l'un et l'autre surestimés, il retient qu'il «relève, entraîne ragaillardit», alors que l'ennuyeux Flaubert «respire artificiellement, dans une atmosphère comprimée, pharmaceutique, factice, étouffante». Barbey d'Aurevilly, lui au contraire, «respire largement, à pleins poumons, sur son promontoire, devant la lande, la forêt et la mer», alors que Flaubert est le type même du «gendelettres», que Daudet qualifie comme étant une «fabrication des époques pauvres, où la création devient application, où l'élan tombe à l'ornement, où l'effet est cherché aux dépens du naturel» (p. 173). Barbey, on s'en doute, ne pouvait que plaire au tonitruant Daudet car, comme lui, plus que lui sans doute, il «est de la grande lignée de ceux que l'on entend en les lisant, fort supérieure, à mon avis, aux auteurs différents de l'homme qu'ils étaient» (p. 177), et ce n'est pas sans quelque excellente raison que «Bardé d'or vieilli» comme l'a surnommé Hippolyte Babou «avait la marque des grands chefs de pensées et d'images, qui est de relier le momentané à l'éternel et de discerner la gravité dans l'insouciance» (p. 178).
Un point encore frappe, à la lecture de la moindre page de Léon Daudet. Imaginez survivre à la lecture des œuvres complètes d'un des journalistes faisant office de critique littéraire au Monde, à Télérama ou à Libération, imaginez même que la lecture d'un seul article d'Arnaud Viviant ne puisse être considéré comme la plus claire préfiguration de l'Enfer : jamais vous n'apprendrez un traître mot de ce que ces baudets entendent par critique littéraire. Pourquoi ? Certes, parce que ce sont des ânes, et que l'on ne demande pas à un âne de classer autre chose que des qualités de navets. Mais surtout, pardi, parce qu'ils n'évoquent absolument pas les œuvres sur lesquelles ils bavardent, et que de cette cécité découle la cécité critique. Qui n'a rien à dire sur la littérature n'a strictement rien à dire sur la pratique qui la sonde, la critique littéraire, c'est un axiome d'airain plus certain que la somme de 2 + 2. Prenez au contraire n'importe laquelle des évocations d'écrivains où Daudet met en scène sa formidable appétence : ainsi de ces belles lignes sur Baudelaire, qualifié de «sorcier», à savoir un «homme qui fait jaillir du mot», «en l'associant et le combinant d'une certaine façon», une «source amère, comme neuve et d'un or sombre», Baudelaire qu'il rapproche de Thomas De Quincey, leur «rumeur intérieure, ce peuple frémissant que promène le poète né», étant identique chez les deux prodiges (p. 128), tout comme est identique «leur don pathétique d'expression, qui tient de la morsure de l'eau-forte et de l'empreinte du soleil et du vent dans la pierre poreuse» (pp. 128-9), lignes dans lesquelles une petite remarque glissée au passage («Car la littérature n'est certes pas indifférente dans le bilan, politique et moral, d'une époque», p. 130) nous en apprend plus que dix études de professeur à petites lunettes rondes. Il est vrai que ce que Léon Daudet a écrit du «sourcier» (p. 137) Baudelaire amateur de drogues, le poison étant «comparable au Démon, tel que nous le montre la théologie, séduisant en ses approches initiales, tyrannique en son accoutumance, finalement bourreau impitoyable d'une raison qu'il obscurcit, d'une imagination qu'il anéantit et d'un corps dont il fait une loque, puis un cadavre» (p. 132), est plus d'une fois troublant de justesse concentrée en quelque formule lapidaire, comme celle-ci : «Au résumé, le grand défaut de Baudelaire, plus encore comme penseur que comme écrivain, ce fut la recherche de l'exceptionnel» (p. 133). Encore une fois : les volumes pourront gloser à l'infini, le génie et la faiblesse de l'inquiétant Baudelaire sont épinglés d'un trait fulgurant, cette saisissante tombée sur sa proie qui selon Julien Gracq est la marque du griffon, à savoir l'écrivain-né.
Pour Léon Daudet qui, à la différence de nos modernes eunuques journalistiques, n'avait pas la langue dans sa poche, à moins que cette dernière ne soit tout occupée à pourlécher le large séant de quelque éditeur ou auteur à la mode, toute occasion est bonne pour clamer des évidences qui n'en sont plus, et c'est en moquant la nullité de ce qu'il appelle un faux chef-d’œuvre, en l'occurrence Quo Vadis publié en 1900 par Sienkewciz, qu'il nous répète que le déplorable «n'est pas du tout qu'une ânerie ait un succès considérable, dans les milieux aux longues oreilles», mais bien davantage «qu'un tel scandale ne soit pas dénoncé et signalé, au moment où il se produit» (p. 211). Voilà résumée en quelques mots sans la moindre ambiguïté quelle a été la volonté qui a guidé mon implacable dénonciation des impostures de tant de nains et mégères, de Philippe Sollers et les sollersiens transis (Michel Crépu, les inénarrables jumeaux Meyronnis et Haenel) en passant par Lydie Salvayre, Richard Millet et son sigisbée, le guerrier gominé Romaric Sangars. Il est vrai, et j'en suis passablement marri, que nous n'avons, hormis peut-être Yann Moix et Mathias Enard, aucune nullité de la brillante magnitude d'un Émile Zola, le «perpétuel alebran», celui qu'on ne peut lire qu'à «quatre pattes» (Émile Zola, p. 191) auquel un seul don peut être reconnu, mais terrible et immense, celui de «fresque fécale, mais rien de plus» (p. 192). Ce dernier propos me fait penser que Léon Daudet, en matière de critique littéraire, pouvait lui aussi se tromper dramatiquement, puisqu'il est bien évident qu'un livre de Zola peut être lu en étant assis sur un lieu que la pudeur m'interdit de nommer.
Faire office de critique ou, comme le proclamait Sainte-Beuve, de vigie, c'est avoir le regard puissant, non seulement sur ce que son époque est capable d'enfanter en guise d’œuvres, mais aussi sur les trésors passés, puisque «nous sommes tous éclairés par le reflet frissonnant de nos amis morts (3), jusqu'au moment où nous allons rejoindre leur doux cortège, dans la pensée des survivants qui eurent pour nous de l'affection» (Abel Bonnard, p. 417). Si l'esprit humain est forcément limité, «un Virgile, un Mistral le prolongent de toutes les connaissances des ancêtres» (Frédéric Mistral, p. 110). En tout cas, jamais un lecteur ne devrait se laisser gâcher le plaisir de découvrir ou redécouvrir un grand texte. Il doit même s'efforcer de lire les textes anciens comme s'il s'agissait de textes écrits par des contemporains car «la glose, trop souvent, fait rideau de brume, s'interpose entre le lecteur et l’œuvre et déforme l'objet littéraire» : une «annotation interrompt et gâte tout. L'enchanteur me faisait croire tout facile et voilà qu'un damné pédant me ramène aux pierres du chemin». Et Daudet de conclure sa charge par cette excellente image : «Les commentaires m'ont toujours fait l'effet de ces fins graviers dans les souliers, qui rappellent la fatigue dans l'allégresse de la marche» (Shakespeare, p. 25) et c'est pour cette raison que, trop conscient d'ajouter une béquille à des textes enlevés et foisonnants qui marchent rien de moins que hardiment, nous nous taisons et invitons notre lecteur à découvrir Léon Daudet.

Notes
(1) Toutes les pages entre parenthèses, sans autre mention, renvoient à cette édition. J'ai systématiquement indiqué, avant la référence aux pages concernées, le titre de l'article, dû sans doute à l'éditeur plutôt qu'à Léon Daudet. Maladie habituelle dévorant les livres qui paraissent depuis quelques années, toutes maisons d'édition confondues j'en ai de plus en plus peur, cet ouvrage est truffé de fautes : ainsi de ce «niais» en lieu et place de «nient» (p. 176), ou de ce «Teulet» pour «Toulet» (p. 382), ainsi encore de ce «ont» au lieu de «sont» (p. 105), de ce «ni» au lieu de «nid» (p. 95) et de tant d'autres fautes (absence d'espaces, etc.) qui trahissent l'évidence que ce livre n'a pas été relu ou bien que, s'il l'a été, c'est par un illettré. J'ai parlé de préface indigente : une préface est un art, un art mineur si l'on y tient, mais un art, et je ne doute guère du fait que Jérôme Leroy, dernier communiste de France à officier paradoxalement à Valeurs actuelle

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31/05/2017 | Lien permanent

Entretien avec le Club Roger Nimier

Photographie (détail) de Juan Asensio.
953389977.jpgEntretiens et dialogues.





Ces propos ont été recueillis par Romain Bouvier, Président du Club Roger Nimier. Les seules modifications que j'ai apportées à ce long texte ne concernent que des points mineurs et quelques corrections purement grammaticales. Depuis que j'ai répondu à ces questions, Maurice G. Dantec est mort.

36778871015_5f8d4ba448_o.jpgJuan Asensio, pouvez-vous, s’il vous plaît, vous présenter à nos lecteurs en quelques mots ?

Je suis né en 1971 à Lyon, où j’ai passé les 30 premières années de ma vie. J’y ai suivi une formation, très classique, de lettres modernes et de philosophie, d’abord à l’externat Sainte-Marie jusqu’en classe de khâgne que j’ai cubée, ensuite à l’université Jean Moulin Lyon 3, y poursuivant mes études jusqu’en thèse que j’ai abandonnée très vite. Mon directeur de l’époque, Monique Gosselin-Noat, ponte des études bernanosiennes ayant participé à la nouvelle édition des romans de Bernanos dans la collection de la Pléiade, m’avait en effet donné à traiter un sujet dont je ne voulais absolument pas (la figuration du diable dans les romans de Julien Green, François Mauriac et Georges Bernanos) et qui… avait déjà fait l’objet d’une thèse vieille d’à peine deux ou trois ans au moment où j’entamais mes propres recherches ! C’était, au mot près, le sujet qu’elle m’avait d’office demandé de traiter qui avait été disséqué en quelque deux énormes volumes. J’ai piqué une sacrée colère contre tant d’incompétence crasse, et ai écrit puis téléphoné à notre mandarine. Lorsque je lui ai fait part de ma découverte, elle m’a tout stupidement répondu que je n’avais qu’à prendre le contrepied exact de ladite thèse ! J’ai donc gardé, comme vous vous en doutez, une très piètre opinion des universitaires, censément des universitaires bernanosiens qui d’ailleurs me le rendent bien, puisqu’ils ne citent pas mes travaux dans cette nouvelle édition des romans de Bernanos, mais, en revanche, citent amplement leurs propres productions. Je constate depuis plusieurs années que le moindre universitaire auteur d’une thèse poussive se voit désormais ouvrir largement les portes de l’édition dite savante, alors même que plus aucun écrivain contemporain ou presque ne serait capable, et ne parlons pas de dignité, d’évoquer l’œuvre d’un de ceux dont il a hérité. Qui voudrait d’une préface de Yannick Haenel sur Melville, ou d’un texte de Mathias Enard sur Balzac ? Pas moi !
En tout cas, rien de nouveau sous le soleil : la petitesse se venge toujours petitement… J’ai aussi passé une année, fort oubliable, au Celsa, afin de voir de l’intérieur si je puis dire à quoi ressemblait l’enseignement délivré en matière de journalisme et, ma foi, je n’ai pas été déçu quant à la médiocrité abyssale, forcément partisane (de gauche bien sûr) de cet enseignement. J’ai créé en mars 2004 Stalker, alors que je travaillais dans une salle des marchés et que Maurice G. Dantec se faisait traîner dans la boue par les journaux à prétentions humanistes habituels. Il s’agissait de trouver une façon de répondre aux invectives à moraline lui reprochant d’avoir osé échanger quelques messages avec le Bloc identitaire d’une poignée de journalistes aussi prestigieux qu’un certain Philippe Nassif (de Technikart je crois), et un de mes collègues de bureau, informaticien, me suggéra ainsi de créer un blog. Très vite, Stalker a fait des émules dans ce qui ne s’appelait pas encore la blogosphère, mais aucun de ces blogs nés en deux minutes n’a survécu plus de quelques mois, voire années pour les meilleurs. Depuis cette époque presque préhistorique à l’échelle de la Toile, mon blog est devenu riche de quelque 1 500 notes, pas toutes écrites par moi d’ailleurs, et est très lu, puisqu’il engrange entre 30 et 40 000 visiteurs uniques par mois, pour 100 à 200 000 pages vues par mois. J’ai donné la possibilité à mes lecteurs de me verser des dons via Paypal, ce qui me permet d’acheter la plupart des ouvrages que j’évoque sur mon blog, même si j’en reçois quelques-uns en service de presse, à condition que je les demande toutefois. Il s’apparente désormais à un véritable labyrinthe et c’est ainsi très vite que je l’ai surnommé la Zone, référence évidente à l’un des chefs-d’œuvre de Tarkovski. J’ai aussi réussi à publier quelques ouvrages de critique littéraire et un bouquin étrange sur Judas Iscariote, en 2010, aux éditions du Cerf. J’emploie à dessein le terme «réussi», car désormais tout le monde se fiche de la critique littéraire, à commencer par les éditeurs, puis par les journalistes, les libraires et, en bout de chaîne, le public. Il m’arrive de collaborer à quelques revues, dont Études, alors que j’ai publié des articles dans La Revue des Deux Mondes ou bien encore L’Atelier du roman. Je ne supporte plus toutefois le principe, très lourd et donc si peu rapide et agile, de ces revues, qui ne vous paient que fort rarement, et des sommes ridicules par-dessus le marché, alors qu’il faut bien souvent essuyer un refus par quelque couillon illettré appartenant, Sésame, ouvre-toi !, au sacro-saint comité de lecture.

À la création de votre blog, Stalker, vous avez donc pris la défense de Maurice G. Dantec. Serait-il un des rares auteurs contemporains qui puisse trouver grâce à vos yeux de critique acerbe ?

J’ai pris sa défense, oui, car les imbéciles qui l’attaquaient, et qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne d’un seul de ses romans, avaient et ont toujours pour habitude de chasser en meute, comme tous les lâches. J’ai beaucoup lu Dantec, quoique tardivement, n’y étant venu qu’avec réticence car, alors (nous étions en 2003), il était un auteur polémique qui faisait beaucoup parler de lui. C’est après avoir fait paraître dans La Revue des Deux Mondes un long article sur Villa Vortex, un roman monstrueux ridiculisé en deux lignes stupides (dans la rubrique Sifflets, je crois, du Nouvel Observateur) par Jean-Louis Ezine qui n’avait à l’évidence pas lu ce livre, que Dantec et moi avons commencé à échanger. L’avait en effet frappé, dans l’article en question pour lequel il me félicita très chaleureusement, le fait que j’y annonçais sa conversion au catholicisme, qui avait eu lieu, sans que je le sache bien sûr, quelques mois après la parution de ce texte. J’ai continué à lire Dantec, mais mon intérêt pour ses textes (les excès divers et variés du personnage m’ayant toujours laissé de marbre) a décru assez vite. Je l’ai même défendu contre la poignée de crétins mononeuronaux qui, alors, l’entouraient, et derrière le ridicule rempart de laquelle il vitupérait, assez grossièrement, contre le monde tel qu’il ne va pas. Maurice G. Dantec n’est pas un styliste de la langue française, c’est le moins que l’on puisse dire, mais il y avait toujours, même dans le plus mauvais de ses romans, des traits de fulgurance, des intuitions métaphysiques mélangées à des facilités indignes d’une rédaction d’écolier de 13 ans. M’avait alors surtout frappé son aptitude, dans les deux premiers tomes de son Journal, à évoquer des auteurs (Dominique De Roux, Ernest Hello, Léon Bloy, etc.) dont plus personne ou presque n’osait parler, et cela m’enthousiasma. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts comme on dit, et je n’ai plus de nouvelles, ni d’ailleurs ne cherche à en prendre, pour être tout à fait honnête, de Dantec, qui est du reste à ce que j’en sais assez mal en point, même si sa santé a toujours été vacillante. La dernière fois que je l’ai vu, à Paris, il était méconnaissable ; il m’a serré la main en pleurant dans mes bras, peut-être parce qu’il avait fini par comprendre que je l’avais défendu contre vents et marées, y compris contre son propre comportement destructeur et totalement paranoïaque. C’est du passé. Je ne suis même pas parvenu à lire plus de quelques pages de son dernier roman, Les Résidents, resté totalement inaperçu, alors que la moindre de ses déclarations, bien souvent infantiles, déclenchait des spasmes le plus souvent ridicules sur beaucoup de sites, de forums et sur les blogs au début des années 2000. En tout cas, nul ne pourra jamais me reprocher de ne pas avoir pris Maurice G. Dantec, en tant qu’écrivain, au sérieux.
Je réponds à la seconde de vos questions : beaucoup d’auteurs vivants trouvent grâce à mes yeux, qu’ils soient Français (Marien Defalvard, Pierre Mari, Christian Guillet, Guy Dupré, Jean Védrines, Serge Rivron) ou bien étrangers et là, force est de constater que la liste est tout de même plus conséquente : Roberto Calasso, Claudio Magris, Jaume Cabré ou Javier Cercas même si m’enquiquine leur côté «habiles techniciens du roman», Cormac McCarthy dont la lecture a été un choc, le très singulier László Krasznahorkai ou, disparu il y a quelques années, le génial Roberto Bolaño.

En tant que critique littéraire (et lyonnais d’origine de surcroît), que pensez-vous de cette formule que l’on prête à François Mitterrand à propos de l’œuvre romanesque de Rebatet : «Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Étendards, et les autres » ?

Absolument tous les reproches, et les plus durs, peuvent être faits à François Mitterrand, mais enfin, c’était un assez bon lettré, aimant comme vous le savez passionnément l’œuvre d’Ernst Jünger, qu’il connaissait personnellement. Je me souviens d’avoir lu qu’il reprocha un jour à un certain Alain Juppé qui joue aujourd’hui les revenants arrogants, de ne pas connaître Paul Gadenne. S’il n’y avait qu’Alain Juppé qui ignorât l’auteur de La plage de Scheveningen, l’un des plus beaux et grands romans du siècle passé ! Qui connaît encore, hélas, le profond et tourmenté Paul Gadenne ? Certainement pas le crétin hollandais, dont on se demande même s’il a jamais entendu parler d’un mot aussi bizarre et incongru que celui de «littérature» ! Quoi qu’il en soit, j’ai lu Rebatet jeune, trop jeune peut-être et, comme tant d’autres auteurs, il me faut à présent le relire, alors qu’il semble jouir d’une certaine actualité, du moins éditoriale, qui ne s’est pas encore vraiment étendue à des auteurs comme Brasillach (évoqué par Gadenne, qui fut son condisciple en khâgne, dans le roman que j’ai indiqué, sous les traits d’un personnage du nom d’Hersent), Brasillach dont il faut lire Notre avant-guerre, ou bien le pestiféré Abel Bonnard, dont Les Modérés sont une radiographie de la France politique encore pertinente. Je me souviens en tout cas d’avoir estimé, du haut de mes 14 ou 15 ans, que Les Deux Étendards, roman au titre génial, disséquait la France de l’entre-deux guerres avec une profondeur spirituelle absente des romans de Céline, et ce seul souvenir me donne envie de relire ce roman qui avait la réputation, il n’y a pas si longtemps que cela, d’être maudit. Par ailleurs, j’allais, quelques années plus tard, retrouver le nom de Rebatet sous la plume de George Steiner, qui n’a jamais cessé de clamer son admiration pour ce roman, tout en traitant son auteur de salopard. J’ai d’ailleurs commencé ma relecture des Décombres qui vient d’être réédité, après avoir aussi relu le Rebatet de Pol Vandromme et en faisant un crochet par Les Réprouvés d’Ernst von Salomon, décrivant la nécessité d’une refondation de l’Allemagne humiliée par les sanctions des alliés et rongée par la gangrène communiste que les corps francs tentent de contenir, voire d’éradiquer. Il n’est donc pas étonnant que Lucien Rebatet, de même que d’autres qui ont décrit la complexité d’une époque où la France cherchait une forme de renaissance politique tout autant que sociale, voire spirituelle, intéresse et même fascine de nouveau, y compris les jeunes si on leur apprend encore à lire, maintenant que notre pays traverse une crise qui sera mortelle si aucun sursaut, de réelle profondeur et pas cosmétique, ne le sauve. Et puis, à tout prendre, je préfère un jeune gars un peu borné nourri au petit lait de Charles Maurras, mais qui aura au moins lu, et avec passion, Bloy, Bernanos, Jünger, von Salomon, Rebatet, Brasillach, Hansum ou Pasolini et quelques autres encore sur lesquels planent de vilains soupçons, plutôt qu’un crétin ripoliné fraîchement hypokhâgneux qui n’aura sucé que les mamelles desséchées de Gérard Genette et de Roland Barthes, l’esprit tout farci des fadaises naturalistes sans style de Maupassant et de Zola, et qui finira sous-pigiste s’il sait avaler sa bouche et fermer paradoxalement sa gueule à Télérama ou aux Inrockuptibles, à saluer le gras loukoum à orientalisme germanopratin goncourisé d’un Mathias Enard. La passion, l’excès, le courage, plutôt que ces sépulcres déjà blanchis rêvant carrière et petite épouse sage rencontrée à l’école et qui finira comme eux professeur dans le meilleur des cas, à l’âge où Jean-René Huguenin savait qu’il n’égalerait jamais Rimbaud et Carlo Michelstaedter se tirait une balle dans la tête après avoir écrit le dernier mot de sa Persuasion et la rhétorique ! En littérature comme dans tant d’autres domaines, les hommes nous manquent, alors que les journalistes et les professeurs, eux, pullulent comme des mouches sur un cadavre. Il est vrai qu’ils ont de quoi se nourrir, vu que la France se décompose à vive allure.
Il n’en reste pas moins que François Mitterrand exagère quelque peu car enfin, il est tout autant possible d’affirmer qu’il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu La persuasion et la rhétorique justement, mais aussi ceux qui ont lu Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Nostromo de Joseph Conrad, Absalon, Absalon ! de William Faulkner, ou encore Monsieur Ouine de Georges Bernanos, et ceux qui ne les ont pas lus ! Et je suis absolument certain que d’autres pourraient vous dire qu’ils ne sont plus les mêmes depuis qu’ils ont lu Shakespeare, Dostoïevski, Stevenson ou bien encore Melville, ce qui est par exemple mon cas ! Et, pour finir sur une méchanceté, je n’en suis pas moins sûr que de pauvres âmes seraient prêtes à jurer qu’elles ont été appelées à une nouvelle vie après avoir découvert les textes d’Amélie Nothomb, de Yannick Haenel ou de Virginie Despentes !

Quel regard portez-vous sur l’œuvre de Roger Nimier et plus généralement sur le courant dit des «Hussards», sur lesquels, pour reprendre vos mots, planent encore de vilains soupçons dans le petit monde germanopratin ?

Les Hussards sont des auteurs que je connais finalement assez peu, n’ayant lu que quelques ouvrages de Chardonne, Laurent ou Nimier, bien sûr Les Épées mais aussi Le Grand d’Espagne, qui évoque Georges Bernanos. Comme bien d’autres (je songe ainsi à Péguy, transformé, par l’opération du Saint-Esprit sans doute, en auteur et même penseur de droite), ils ont été d’une certaine façon abâtardis, journalisés par tout un tas de crétins qui se proclament leurs épigones plus ou moins inspirés, revendiqués ou pas. D’ici peu, Causeur leur consacrera un dossier, si ce n’est déjà fait, et c’est ainsi qu’ils seront happés et hachés menu, puis accrochés au plafond, au milieu d’autres andouilles d’appellation et d’origine contrôlées comme Philippe Muray, devenu le saint patron de la Réaction puérile, bastiérenne, à laquelle nous assistons. Très peu pour moi que cet eczéma purement journalistique, que quelques petits Mohicans attendant les Cosaques et une paire de jolies fesses, y compris celles du Saint-Esprit, gratteront en croyant découvrir des cavernes d’originalité. Il me semble, au cas où vous me poseriez cette question, que l’esprit des Hussards a survécu plus qu’il ne survit, car il semble désormais bien mort, le temps où une seule phrase, aiguisée comme le morfil d’une dague, pouvait d’un trait précis clouer une vieille chouette radoteuse. Le dernier rétiaire de ce genre, altier et redoutable, même s’il a parfois trop donné dans un hermétisme littéraire de pacotille, était Dominique de Roux, et un livre tel qu’Immédiatement, publié aujourd’hui, vaudrait à son auteur une bonne quinzaine de procès, et une chasse à l’homme en règle, qu’il eut d’ailleurs à subir de son vivant. Je songe aussi à l’exemple tragique et lumineux de Jean-René Huguenin, mort en 1962 comme Nimier, également dans un accident de voiture. Je songe encore à Guy Dupré, hélas si profondément méconnu voire ignoré par nos élites littéraires ou ce qui en tient lieu, lequel d’ailleurs a écrit un de ses textes si subtils et profondément littéraires sur Sunsiaré de Larcône (recueilli dans Les Manœuvres d’automne), une belle femme que tout Hussard a dû tour à tour envier et maudire au moins une fois !

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28/09/2017 | Lien permanent

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