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Rechercher : bernanos, lapaque

Neuf années dans la Zone

Crédits photographiques : Juan Asensio.
Tout exercice de remémoration, donc de commémoration, aussi modeste en soit l'occasion (comme ces deux années de Stalker), est par avance condamné à l'échec et à la litanie si peu instructive des chiffres. S'y niche aussi le soupçon peu flatteur de la prétention se mirant dans le miroir si profond de la vanité.
Stalker : plus de 1 300 notes que je n'ai pas toutes écrites, loin s'en faut. Ma fierté d'ailleurs, la seule peut-être, réside dans le fait que des femmes et des hommes, des dizaines, m'ont confié leurs textes. Certains d'entre eux, pour des motifs le plus souvent ridicules, où la mauvaise foi le dispute à la déception, ne me lisent plus. Quelle importance ?
Des amitiés précieuses, inattendues, surprenantes, exaltantes; des incompréhensions manifestes, de nombreux malentendus qu'un sourire ou un mot balaieraient sans doute, magma indifférencié de petitesses et de mesquineries dans lequel plonger constituerait un suicide très peu empédoclien; un seul véritable, mais très profond et vivace mépris qu'aucune aménité future, extrême onction lénitive et trop tard venue, n'atténuera, les vertus pauvrement rationnelles de l'apaisement étant de bien peu de secours lorsqu'elles se trouvent au contact de la pourriture, celle qui vous fait renifler l'odeur de la corruption.
Une journée de garde à vue que je pus par chance immortaliser, mon gardien ayant décidé que je pouvais conserver mon portable; liées à cet interrogatoire en règle, une, puis deux, puis trois procédures judiciaires interminables (dont deux sont toujours d'actualité), grâce à l'immarcescible envie de pénal de trois plaignants, dont on peut se demander s'ils seront jamais satisfaits, y compris lorsque je devrai aller vivre sous un pont après avoir dû considérablement m'endetter à seule fin de me défendre; quelques rats d'égout qui, comme tous les rats, se cachent pour cracher leurs insultes, mensonges et renvois de bile, sempiternelles ritournelles, inaltérables comme une colonne de stupidité granitique : je suis ou serais prétentieux, je ne parle que de moi-même, je suis un butor avec les femmes, les hommes et même les pucerons, je ne suis obsédé que par Dieu (ce qui est vrai, c'est d'ailleurs la seule et véritable obsession que devrait connaître et reconnaître un homme) même si on me soupçonne d'être démonomaniaque, voire oupire et, rendez-vous compte, brucolaque; je ne sais pas lire, encore moins écrire, ou bien je lis trop, j'écris trop; je suis un petit Judas puisque j'ai écrit un livre sur Judas; je suis un dangereux réactionnaire admirant Renaud Camus ou, au contraire, je suis un non moins dangereux remplaciste ayant osé affirmer que les pseudo-thèses socio-politiques de ce dernier étaient dangereuses et loufoques, moins pour la France que pour la bonne rigueur d'une démarche intellectuelle; je n'ai aucun ami (ce qui est vrai, du moins chez les blogueurs, depuis la mort du regretté Dominique Autié); je me consume dans la haine, l'envie; je suis irrésistible lorsque je suis méchant, donc drôle, quelques petits maîtres plus ou moins doués l'ont appris à leurs dépens; je n'aime pas les textes de Matzneff, Nabe, Énard, Claro, Assouline, Casas Ros, Haenel, Meyronnis, Sollers, ceux de leurs innombrables clones lilliputiens, femmes ou hommes, les journalistes et apparentés, la terre entière, Dieu et Satan tout ensemble, puisque je n'aime, comme Narcisse, que moi, encore moi, toujours moi.
Oublions ces fadaises, j'en ai tant lues ! (jamais entendues, encore moins écoutées, ce doit être un signe du courage de ces Gauvains virtuels).
Voici donc, en guise d'explications qui jamais ne convainquent et d'argumentaires qu'il est si aisé de retourner comme un gant, quelques preuves de mon travail (lui et lui seul) réalisé depuis le mois de mars 2004, classé, platement, par année.
Le choix de douze notes par année (à l'exception des notes republiées, que j'ai indiquées par un astérisque) est aussi limité que partial mais il prouve une chose à mes yeux, et de façon irréfutable je crois : j'ai servi plutôt que je ne me suis servi, c'est l'unique tâche du critique littéraire, c'est le seul office de vigie valable et même, digne.
J'ai essayé, dans la mesure du possible, de dégager les orientations et découvertes de mes lectures pour chacune de ces années, sans appliquer une lecture a posteriori, donc fausse, de certaines notes (comme celles sur Renaud Camus), sans oublier quelques grandes découvertes finalement assez récentes telles que McCarthy, Penn Warren, Cristina Campo, La Soudière ou encore Bolaño.
Je ne sais combien de temps je continuerai à explorer la Zone, qui m'a tant donné et, aussi, énormément coûté. Qui me coûte de plus en plus même si, depuis quelques mois, la générosité de mes lecteurs m'a permis de recevoir quelques centaines d'euros mensuels (après un démarrage en trombe, le mois où j'ai ouvert la Zone aux dons).
Je sais en revanche une chose : ce que j'écris depuis des années, sur ce blog, n'a de sens que par et grâce à mes lecteurs, vous qui me lisez en ce moment même, et c'est de cela dont je suis à juste titre fier.
C'est donc à vous que je dédie cette note.

2004

1146697310.jpgSteiner, Boutang et le Christ.





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Le silence assourdissant de Maurice G. Dantec
.




4174610925.jpgLe diable probablement... Entretien avec le père Charles Chossonnery, exorciste.




3277660427.JPGJean-René Huguenin n'est pas mort.





2763682317.2.jpgSciascia l'énigmatique.





538240079.jpgPierre Marcelle déconstruit.





4283178159.jpgLes Chants de Maldoror de Lautréamont.





2890268106.jpgDominique de Roux, immédiatement !





Mike Hutchings:Reuters.jpgSur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?





662253492.jpgMarc-Édouard Nabe n'enfonce pas vraiment le clou.





1713905804.jpgLarvatus prodeo ou... pro deo ?





3146264219.jpgWalter Benjamin, Georges Bernanos et quelques hongres.





2005

1323957782.jpgLe Soulèvement contre le monde secondaire ou le manifeste d'un homme droit.




1242213902.jpgCe goût immodéré pour l'hermétisme : parabole d'une lecture bien faite.




1035574324.JPGFulgurance et fragment.





2576602148.jpgChris Foss ou l'éveil insoupçonnable.





255311018.jpgCircularité spéculaire de l'écriture.





3859293335.jpgFair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l'ontologie noire.





1644374656.jpgVeni foras ou le verbe redevenu source.





2563330538.2.jpgStalker l'Obscur ou chaque homme dans sa nuit.





3266622360.jpgLes limites de la littérature sont celles mêmes de la critique.





751872114.jpgChristophe Colomb devant les cochons.





894199501.jpgLe signe secret entre Carl Schmitt et Jacob Taubes.





2414048816.jpgDe l'esprit de lâcheté et de l'usurpation*.





1619807253.jpgMonsieur Ouine de Georges Bernanos.





2006

758010858.jpgLes abeilles de Delphes de Pierre Boutang.





medium_aj0001_1.jpgIntermède mélancolique.







2579467289.jpgPas à pas dans Outrepas de Renaud Camus.





2373652597.jpgLe Christ nain et le Christ bourreau de Pär Lagerkvist.





2958134048-1.jpgMalcolm Lowry, Samuel Taylor Coleridge, David Jones, Thomas De Quincey.




303902320.jpgAu régal des Vermines ou les poisons inoffensifs de Marc-Édouard Nabe.




3804780682.jpgSolaris de Stanislas Lem ou le Dieu incompréhensible.





1316722035.jpgLa littérature n'est plus ad-verbe de Dieu*.





232366456.jpgNocturnal.





1466679999.jpgLe Maître du Haut Château ou la vérité truquée de l'art.





3930175135.jpgPhilippe Sollers, le doge de la bêtise.





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La Chanson d’amour de Judas Iscariote de Juan Asensio, par Benoît Mérand

Crédits photographiques : ESA, Hubble Space Telescope, NASA.
Revue de presse.Il m’a toujours semblé qu’en littérature on discernait le génie à cela que l’œuvre, par les mots, suscite quelque chose qui laisse sur le lecteur une trace profonde. C’est en ce sens qu’on peut dire que Juan Asensio cultive un certain génie. Son livre ne laisse pas indifférent celui qui fait l’effort d’entrer dans cet univers érudit et poétique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est singulier. La Chanson d’amour de Judas Iscariote fait en effet partie de ces œuvres qu’on n’oublie pas vite (et peut-être pas du tout), car elles laissent un écho dans le monde intérieur – en l’occurrence, celui d’une âme qui s’est exprimée. Pourquoi employai-je le mot effort ? C’est qu’au fur et à mesure de la lecture, on ne manque pas d’être dérouté, jusqu’à finir par se demander : quelle âme ? Le texte n’en fait-il pas parler plusieurs ? Il semble qu’il y ait en tous les cas plusieurs narrateurs – trois, je pense : un Judas – disons – contemporain (celui qu’en définitive je préfère), le Judas des Évangiles, enfin un commentateur de la figure, qui n’est pas tout à fait un universitaire, mais qui est tout de même un érudit, disons un écrivain de bibliothèque (je n’ai pas lu Borgès, mais c’est à son personnage que je pense quand je lis les passages où les citations forment la trame du texte). Devant cette narration complexe, on est tenté – avouons-le – de conclure au défaut d’unité, et de voir en ceci le vice du texte, en se disant que l’auteur gagnerait à inscrire son propos dans une structure littéraire plus classique. Car, au début, on s’attend réellement à lire quelque chose qui ressemblerait aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski – c’est-à-dire, au fond, et pour être plus général, l’histoire d’une âme, sa confession. C’est pourquoi on se défie d’abord de l’usage croissant et qu’on trouve abusif de la citation et du commentaire, dont on comprend seulement progressivement qu’il est le fait d’une autre voix se détachant vaguement de celle du premier narrateur. Enfin la voix du Judas évangélique se fait entendre, marquant une rupture plus nette et découvrant une prouesse de style imprécatoire comme je n’en ai jamais vue que chez Bernanos, avec des phrases très longues, très rythmées, très oratoires. Puis reviennent les citations et les commentaires, et là, étrangement, on les reçoit mieux, plus facilement, plus harmonieusement, elles commencent à faire sentir leur nécessité sans qu’on puisse – moi, en tous les cas, je n’ai pas pu – donner une explication rationnelle à cette nécessité. Disons qu’elles finissent par faire partie de la respiration du texte, de son équilibre. La même impression se retrouve concernant le vocabulaire. Au début, on est frappé par la richesse lexicale du texte, mais au point que celle-ci paraît parfois presque trop recherchée. On redoute de se lasser, de recueillir une impression d’artifice ou d’étalage. Puis, soit qu’ils se font moins savants, soit qu’on s’habitue à les entendre (car, ainsi que l’annonce son titre, c’est un texte qu’on entend en le lisant), les mots rares éclatent, comme chez Léon Bloy; ils illuminent le texte en même temps qu’ils le font sonner. Ils prennent leur place, nécessaire et vitale, dans l’équilibre et l’harmonie de l’ensemble. L’ordre définitif correspond-il (peu ou prou) à l’ordre génétique ? On se le demande car ce n’est que progressivement que le style prend peu à peu sa forme, sa cohérence, son unité. Le style est la grande force de cette œuvre : en dépit de sa diversité interne (liée à celle des narrateurs), il semble que c’est lui qui unifie l’ensemble. Il faut le reconnaître : non seulement Juan Asensio écrit très bien (d’autres y parviennent), mais il a un style (ce qui est plus rare), lequel obéit d’ailleurs à la loi paradoxale de tous les grands styles : il est pétri d’influences – j’ai cité Bernanos et Bloy, il faudrait aussi mentionner Péguy, dans l’usage de la répétition et de la phrase longue – et il est en même temps tout à fait personnel : beau, ferme, agressif. Je ne m’exprimerai pas sur le fond, il y aurait trop à dire tant le développement est riche, et sans doute rien à contredire, puisque rien, finalement, n’est affirmé de façon objective et définitive. À ce propos, je dirai simplement qu’un tel travail, situé sur une ligne de crête entre création littéraire et méditation philosophique, fait une synthèse originale qui valait la peine d’être écrite, et d’être écrite comme telle, c’est-à-dire dans un genre qui, si je ne m’abuse, n’est pas encore tout à fait défini, un genre que je situerais volontiers dans la tradition du romantisme chrétien, qui cherche et trouve paradoxalement son unité dans un tiraillement entre deux dynamiques contraires : ésotérique et apocalyptique, l’une et l’autre rendues nécessaires par le sujet lui-même et le choix de la première personne. C’est peut-être cette hésitation jamais tranchée entre, d’une part, la subjectivité, le questionnement incessant et sans réponse, l’absence d’histoire, et, d’autre part, le perpétuel approfondissement du problème, la fermeté des affirmations, le recours à l’imprécation, qui donne à la figure inaccessible sa puissance suggestive et sa mystérieuse crédibilité. Car Judas nous est ici dévoilé, mais tel qu’il est, à l’image des ténèbres où il s’enfonce, insaisissable. Plus nous l’approchons, croyant mieux le comprendre et le cerner, plus il s’éloigne. Reste l’écho – l’écho seulement – de son chant.

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17/06/2011 | Lien permanent

Un office des ténèbres à La Cour Dieu

mauditcv.jpegTrès riches heures de discussions autour du thème de la ténèbre (un mot qui ne recouvre pas complètement la notion de ténèbres) passées à La Cour Dieu, un magnifique lieu de rencontres près du château de Viviane de Montalembert. La Cour Dieu est domiciliée dans d'anciens bâtiments de ferme restaurés situés à La-Roche-en-Brenil en Côte d'Or, aux confins de l'Auxois et du Morvan. Au fil des années, la maison s'est enrichie d'une chapelle contenant une importante relique (une magnifique ceinture) de sainte Élisabeth de Hongrie (XIIIe siècle), d'une bibliothèque et, plus récemment, d'un ensemble d'ateliers et studios offerts en résidence à des artistes, dirigés par l'excellent Jean Pierre Brice Olivier, fin connaisseur de théologie, d'art contemporain et d'arts de la table.Mon intervention (qui, donc, n'en a pas vraiment été une...) a consisté à lire un passage de mon dernier livre, Maudit soit Andreas Werckmeister !, évoquant ma bizarre théorie liant le fonctionnement des trous noirs avec celui de certains romans.Je reproduis le texte que j'ai lu, différant quelque peu de l'original, accompagné de mes propres photographies.
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Selon l’astrophysique moderne, une étoile naît, vit et meurt, de façon spectaculaire ou bien, au contraire, parfaitement anonyme, comme s’il s’agissait d’un vieillard oublié de tous. Le vieillard que nous allons tenter de ne pas réveiller est un ogre et l’étoile un puits de noirceur. Il ne s’est fait oublier, après une prodigieuse dépense de forces, qu’à seule fin d’exercer, sur son proche entourage, sans qu’on soupçonne désormais sa présence, son unique préoccupation : se goinfrer, dévorer. Ce vieillard maléfique est apparemment retombé dans une enfance déchaînée et son appétit est tout simplement colossal. Ainsi, certains monstres stellaires, tellement massifs qu’ils déchirent littéralement l’espace et se transforment au moment de leur mort en trous noirs, avalent leur propre matière et celle qui les environne, et cela irrémédiablement même si, selon l’adage, rien ne se perd mais tout se transforme. Comme leur nom l’indique (le terme anglo-saxon black hole que l’on préféra bien vite à celui, vieillot et pourtant superbe, d’astre occlus, fut inventé par John Wheeler en 1967), les trous noirs ne peuvent être directement observés bien qu’ils dégagent une quantité inimaginable de rayonnements due à la très patiente manducation des astres (planètes, étoiles ou dizaines de milliers de soleils) qui tombent lentement dans leur gueule ou disque d’accrétion. Mais, bien que le trou noir reste strictement invisible puisque, d’une part, cela (appelons-le, faute de terme plus adéquat : singularité) qui se trame en son cœur, dont nous ne savons absolument rien et dont nous ne saurons jamais rien selon Roger Penrose et Stephen Hawking, nous est caché par le principe de censure cosmique, et que d’autre part l’horizon des événements (dont le rayon établissant le volume que n’importe quel corps doit occuper pour retenir la lumière en vertu de son attraction gravitationnelle s’appelle rayon de Schwarzschild) détermine l’ultime limite au-delà de laquelle la lumière ne peut s’échapper, l’élaboration conceptuelle de son existence est ancienne. On trouve en effet la première mention directe d’un astre aussi exotique dès 1796, dans l’ouvrage de Pierre-Simon Laplace, Exposition du système du monde dans lequel cette étrange phrase : «il est donc possible que les plus grands corps lumineux de l’univers, soient par cela même, invisibles» aura un avenir pour le moins fécond. Les puristes affirment que, pour découvrir les prémices véritables de ce qui allait devenir l’un des objets théoriques les plus fascinants de la science moderne, nous devons remonter à 1783 avec John Michell, professeur à Cambridge, qui estimait dans le Philosophical Transactions of the Royal Society de Londres que la lumière pouvait être affectée par la force de gravitation, voire à 1687 avec Isaac Newton et ses Philosophiae naturalis principia.
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C’est là, quoi qu’il en soit, affaire de spécialistes et d’historiens des sciences. Rapidement exposées, les caractéristiques que les astronomes prêtent aux trous noirs, à savoir, le fait qu’il s’agit d’un astre en fin de vie ne pouvant être directement observé, engloutissant toute forme de matière et d’énergie à sa portée et dont la présence nous est révélée par les étonnantes quantités d’énergie produites par sa gloutonnerie, nous font immédiatement songer à certaines œuvres phares de la modernité. Car, pour paraphraser le marquis (qui lui aussi fut divin à sa manière) Pierre-Simon Laplace, il est possible que les plus grandes œuvres littéraires, soient, en raison même de la densité à laquelle elles paraissent être parvenues, invisibles. Elles aussi déforment l’espace-temps à leur voisinage. Cachées bien qu’elles demeurent connues de tous (soyons quelque peu prudents : connues des honnêtes hommes, s’il en reste…), elles représentent de véritables puits de chaos au sein d’un univers autrement impeccablement ordonné, dont les règles et les usages sont enseignés depuis quelques siècles dans les universités, par de tranquilles et trop souvent imbéciles professeurs qui riraient s’ils me lisaient.
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Quoi qu’il en soit, la parenté épistémologique entre les trous noirs imaginés par les savants puis indirectement observés par les astrophysiciens et certaines œuvres extrêmes de la littérature occidentale est parfaitement valable et ne me semble guère affectée par les réserves qu’émet George Steiner à l’égard de ce type de rapprochement qui à ses yeux demeure strictement métaphorique. Steiner qui, au passage et sans s’y attarder, utilise de nombreuses fois l’image du trou noir pour affirmer qu’un petit nombre de livres (Der Stern der Erlösung de Rosenzweig, Geist der Utopie de Bloch, Der Römerbrief de Barth, Sein und Zeit de Heidegger, Der Untergang des Abendlandes de Spengler et… Mein Kampf) forment une constellation de trous noirs ayant décidé de notre sort au début du siècle passé. En fait, selon l’auteur d’Après Babel, tout se passe comme si une poignée de livres monstrueux avait aspiré la matière et créé, de facto, de véritables zones d’effondrement dans lesquelles l’Occident, préalablement corrompu par l’utilisation d’un langage anémié, journalistique ou de propagande déclarée, allait se précipiter, atteignant l’horreur la plus absolue et muette par l’extermination rationnelle de millions de femmes et d’hommes tombant à leur tour dans un cloaque sans fond, l’anus mundi. Exterminés rationnellement sous l’effet du mensonge ou, écrira Max Picard, de la discontinuité minant l’homme moderne, ses écrits, ses arts, sa société tout entière, chacun de ses gestes, chacun de ses mots, comme s’il s’agissait d’une perpétuelle brèche par laquelle la peste nihiliste va s’infiltrer pour contaminer les cerveaux et les cœurs. Puis jetés aux chiens qui les dévoreront. Certains livres seraient donc plus dangereux que d’autres, même si leur sujet et la complexité de leurs thèses sont à mille lieues de la barbarie des bourreaux, les condamnent même, refusent que la violence soit la seule force de conviction. Certains livres représentant pourtant quelques-uns des plus hauts efforts de pensée peuvent être tâchés de sang. A contrario, il y a le cas d’ouvrages qui prônent sans ambages l’action destructrice, paraissent avoir été écrits à seule fin de faire couler le sang : «On avait tort de ne pas lire Mein Kampf. Que dit Mein Kampf ? Les choses les plus puissantes au monde qui sont l'idée et la parole». À leur tour, certains des lecteurs de ces livres auront en tout cas du sang sur les mains.
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La thèse de George Steiner, aussi métaphorique qu’on le voudra, est extrême et, bien sûr, âprement discutée, voire moquée, puisqu’elle affirme que tout langage est un organisme vivant pouvant être, comme un corps humain, infecté par le cancer de la corruption. Il affirme en outre le fait que la langue allemande n’a en aucun cas été innocente des massacres commis par les nazis, comme si le langage, déconstruit à tort et à travers, falsifié par l’usage profane de sa charge sacrée, mis en ordre de marche par les slogans et les sigles, laissait parfois exploser d’énigmatiques et destructrices bouffées d’énergie, bref : se vengeait des humiliations qu’on n’a cessé de lui faire subir. L’idée de Steiner, bien que séduisante, ouvrant de larges perspectives aussi peu scientifiques qu’elles sont sans conteste poétiques, n’est guère développée, y compris par l’auteur qui se contente d’évoquer un certain nombre d’œuvres, dont le canon d’ailleurs, apparemment soumis à sa seule humeur, varie. La proposition du penseur reste donc pour le coup essentiellement métaphorique et se soumet d’elle-même à ses propres réserves mais elle n’en demeure pas moins fort stimulante quant aux possibilités qu’elle admet d’une corrélation intime, sans doute profondément enfouie dans notre esprit et devant être sondée, entre l’émergence d’une théorie qui a prédit, avant même leur découverte scientifique, l’existence de voraces ogres stellaires et l’effondrement sur lui-même du langage, sous l’effet de sa propre masse corrompue.
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Puisque je prends au pied de la lettre l’image utilisée par George Steiner, je ne puis qu’affirmer la radicalité de ma propre thèse. Une fois de plus, j’exhorte mon lecteur à comprendre ma proposition de la façon la plus directe possible, sans aucun symbolisme, sans excès d’une poésie bêtement confondue avec quelque lubie métaphorique, sans même m’en tenir, comme le prudent Steiner, à la seule évidence de la violence stylistique des ouvrages bien connus qu’il cite. J’affirme que c’est là, dans ce danger extrême du chaos et de l’aphasie, dans cette chute sans fin dans la gueule dévorante, que la littérature, que l’art, désormais plongés profondément, comme Lord Chandos, dans le mutisme, ne doivent pas craindre de se jeter, s’il est vrai que «nous vivons à l’intérieur de notre langue, pareils, pour la plupart d’entre nous, à des aveugles qui marchent au-dessus d’un abîme» qui nous terrifie. Je ne me contente pas d’écrire que le trou noir est une image primordiale de notre imaginaire. Je ne me contente donc pas de relever les innombrables occurrences littéraires (avec Blake, Poe, Nerval, bien trop de romans d’anticipation, etc.) qui ont décrit la mort de notre astre ou l’existence d’univers spectraux peuplés d’étranges soleils noirs. Je ne tente pas seulement d’établir une série de rapprochements qui sont pourtant, à mon sens, rien de moins qu’éloquents, par exemple entre l’étoile agonisante et tel personnage de roman qui, comme Valdemar ou Ouine, meurent sans vraiment mourir, meurent en restant vivants, contaminent les vivants par leur présence délétère. Ou encore entre l’insatiable faim du trou noir et l’appétit monstrueux d’un Kurtz ou du personnage de Bernanos, qui, littéralement, se dévore lui-même, tombe dans son âme comme dans un puits. Entre le concept de disque d’accrétion et tel conte de Poe, Manuscrit trouvé dans une bouteille par exemple, dans lequel la parole, avant d’être engloutie, n’en finit pas de chuter en spirale bien que, mystérieusement, comme dans le cas du trou noir qui émet toujours un flot d’informations sauvées in extremis du néant (ou se transformant radicalement et émergeant, dans quelque dimension inconnue, grâce à un trou de ver ou pont d’Einstein-Rosen reliant le trou noir à son contraire, le trou blanc ou fontaine blanche ?), nous puissions retrouver, par pur miracle serait-on tenté de dire, la bouteille qui a protégé de la destruction le récit de l’explorateur malchanceux, passager d’un navire voguant sur une mer inconnue.
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La même observation pourrait être faite à propos d’autres contes de Poe (comme Descente dans le Maelström), d’œuvres telles que Cœur des ténèbres de Conrad, Un démon de petite envergure de Sologoub ou bien, une nouvelle fois, Monsieur Ouine de Georges Bernanos. Dans chacun de ces ouvrages, la parole du personnage principal (Kurtz, Peredonov et l’ancien professeur de langues) se corrompt progressivement jusqu’à sombrer dans un gouffre qui semble avaler l’écriture du romancier et étendre son pouvoir entropique bien au-delà de la seule littérature. Sven Lindqvist, se perdant au bout du monde devenu désert, n’aura cessé de méditer la ténébreuse clarté de l’œuvre de Conrad, qu’il lira comme le miroir déformant des atrocités à venir, que des dizaines de romanciers, bien souvent anglo-saxons ou écrivant en anglais, interpréteront comme un texte annonçant la nuit. Robert Vallery-Radot décrira sa lecture du chef-d’œuvre de Bernanos comme un véritable embarquement, la destination du navire restant inconnue. Ainsi, depuis que j’ai songé à tenter de rationaliser mes intuitions (mon échec est patent, je ne parviens pas à écrire ce livre qui ne peut être lui-même que monstrueux ou, pour le dire en termes clairs : aucun fait scientifique ne peut prouver la moindre corrélation entre un certain nombre de romans bien particuliers et le concept des trous noirs. De plus, ce livre impossible devrait figurer, en son centre, son propre effondrement), je puis bien affirmer que ces personnages ont acquis, à mes yeux, l’importance quasiment charnelle d’êtres de chair et de sang. Dès lors, je n’établis pas uniquement, comme le fera peut-être quelque universitaire, de parallèle instructif entre l’invisibilité ou bien l’hermétisme, au sens kierkegaardien du terme, propre au dernier roman de Bernanos et le concept d’occlusion cosmologique à l’œuvre dans la construction, pour l’instant presque totalement théorique, qu’est un trou noir.
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Car celui-ci, quelle que soit la puissance des instruments dont nous disposerons pour scruter l’espace, restera toujours, d’abord, une vue de l’esprit. L’explorateur le plus intrépide, à quelques mètres de la gueule formidable d’un trou noir, ne saurait probablement rien du monstre qui va l’engloutir, qui l’a déjà englouti, qui l’a dévoré de toute éternité. De la même façon, Kurtz et Ouine ne sont guère présents que dans quelques pages qui évoquent leurs paroles et actions énigmatiques, secrètes, comme si Conrad ou Bernanos ne pouvaient s’approcher de ces êtres repliés, occlus, qu’à une certaine distance en nous affirmant : «Voilà, je suis allé au bout de mes possibilités de créateur et, au-delà de cette limite, il n’y a plus que désordre et chaos…». C’est pourtant dans ce chaos que le grand romancier doit aller pour revenir, comme Hermann Broch avec sa Mort de Virgile, porteur d’une langue qui a vaincu la mort, son effacement et sa corruption, bref, une langue vivante, redevenue vivante. Ainsi est-il absolument frappant de constater que cette langue rapportée retrouve, chez ces romanciers, la force des mythes originels, où l’écriture était encore la fille cadette d’une parole imaginale. Broch ose décrire ce qui attend Virgile après sa mort. Bernanos a osé décrire l’action du néant dans un monde qui se délitait lentement sous ses yeux, Conrad ayant pour sa part décrit l’action délétère du vide, la séduction intense, irrésistible, qu’il exerce sur des êtres de peu de chair, de peu de poids : des fantômes, dont T. S. Eliot évoquera à son tour l’errance sur la terre vaine. Ces œuvres sont aussi des sortes de résurgences d’images primordiales que la littérature finit toujours par retrouver dès qu’elle s’enfonce profondément dans ses propres strates.
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Si donc je récuse l’usage métaphorique de ces images, c’est que je dois sans doute proposer une nouvelle méthode de critique littéraire s’appuyant sur de solides bases expérimentales, à tout le moins structurales, peut-être même, avec un peu de chance, actantielles ? Pas le moins du monde. En écrivant ce qui suit, je suis certain de provoquer l’hilarité générale. Je ne me suis pas longuement documenté en compulsant de pesants travaux sur les théories de l’information. Pas davantage n’ai-je lu de rébarbatives thèses, pleines de schémas et de calculs interminables, en astrophysique. Je n’ai fait que lire, puis relire encore jusqu’à éprouver la sensation que j’avais tissé avec eux une espèce de dialogue, les romans des écrivains que je cite. D’autres encore que je ne cite pas, puisque les lectures véritables, marquantes, se nourrissent toujours d’une multitude de lectures hasardeuses, apparemment menées sans souci de la plus petite rentabilité. Je n’ai donc fait que parcourir sur les pages de revues peu spécialisées, le regard à peine concentré, les articles évoquant les plus récentes découvertes scientifiques faites sur les trous noirs. C’était encore trop se documenter sans doute. Je regrette même d’avoir cédé à cette coupable et bien inutile curiosité. Et pourtant, et alors l’évidence m’a sauté aux yeux. Je n’ai donc nul besoin d’établir les bases plus ou moins solides d’une nouvelle théorie qui tombera de toute façon en poussière lorsqu’une nouvelle théorie infirmera la validité de la mienne. Je me rassure en me disant que pour celui qui a lu les livres que j’évoque, mon affirmation est aussi peu récusable que l’existence de la gravité.
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Ce n’est pas tout. On prétendra que ma folie ne m’aura prémuni d’aucune exagération, d’aucune aberration. Je dois ainsi affirmer que je soupçonne également l’existence d’une constellation ou plutôt, d’une communauté de trous noirs. Je crois en fait que ces livres, pour le dire en peu de mots, communiquent entre eux : non seulement Bernanos, mais aussi George Steiner avec Le transport de A H, T. S. Eliot avec Les Hommes creux, Cormac McCarthy avec Méridien de sang (et Greene, White, Atwood, Dabydeen, Coetzee…) ont lu Conrad puis ont tenté de retrouver, à leur façon, les traces de Kurtz égaré au plus profond de la sauvagerie. Je veux dire qu’ils n’ont pu écrire ces livres sans expérimenter à leur tour la descente dans le maelström. Kurtz lui-même est avant tout un être de papier, né des livres de plusieurs auteurs comme H. G. Wells, Rudyard Kipling ou même Henry Morton Stanley, l’explorateur revenu de la ténébreuse Afrique. Kurtz est avant tout la très probable réincarnation de Macbeth, celui qui, baignant dans un océan de sang, n’hésita pas à s’y enfoncer davantage, puisque le retour à la terre ferme, à la sagesse et à la pondération, eût été désormais à ses yeux aussi difficile, voire plus difficile que ne l’était la folie lui intimant de s’aventurer toujours plus avant sur le sentier boueux du crime. Je répète que je me borne à énoncer ce qui ne me semble rien de plus qu’une consternante évidence. Autant demander à mon hardi lecteur, s’il veut à tout prix me traiter de fou, d’empêcher une pomme qu’il aurait lâchée de tomber sur le sol… Je demeure convaincu qu’un lien unit ces romans. Le fait qu’il soit assez difficile, je l’avoue, à démontrer par de petits schémas ne prouve rien d’autre que le peu d’imagination dont font preuve les professeurs et les spécialistes des questions littéraires. N’accusez point ma folie. Plaignez plutôt votre cécité.
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On peut donc dire que ces écrivains ont levé un coin du voile mais un coin seulement. Ainsi que le malheureux héros de Poe, ils se sont enfoncés dans le tourbillon, ils ont même tracé, retour de leur exploration extrême, des portulans imprécis qui ne nous découvrent qu’une partie seulement des territoires inconnus qu’ils ont parcourus. Peut-on affirmer cependant qu’ils sont revenus sains et saufs de leur descente dans le gouffre ? Ouine tombe dans son âme, il est dévoré par celle-ci, immense outre vide à l’appétit sans bornes. On ne peut donc rien deviner du destin eschatologique de l’ancien professeur de langues qui, à la différence d’un Donissan ou d’un Cénabre, semble échapper à Dieu tout autant qu’au diable. Autre constat : après Monsieur Ouine, Bernanos n’écrivit plus de roman. Il n’est également pas certain que le diabolique Kurtz ait vaincu les ténèbres (comme le prouve le mensonge fait par Marlow, figure bien pâle de rédempteur, à la fiancée de Kurtz) qui l’ont dévoré ni même que Conrad se soit à tout jamais débarrassé du fantôme de l’explorateur maudit. Ernesto Sábato est descendu dans les profondeurs du labyrinthe de la Secte des aveugles non moins réellement que l’un de ses plus louches personnages, Fernando Vidal-Olmos et William H. Gass n’a pas hésité à creuser un tunnel sous les fondations de sa maison, comme l’a fait William Frederick Kohler qui tentait de trouver la racine du langage et ne découvrit que sa propre pitoyable culpabilité. C’est à ce prix seulement, au prix extrême que signifie le danger de se perdre, que les écrivains ont quelque chose à nous dire : lorsque les personnages qu’ils ont eux-mêmes inventés ne cessent de hanter leur imagination, paraissent s’être échappés des livres où ils les avaient prudemment confinés, creusent de profonds tunnels débouchant sur des cavernes remplies de choses inconnues, indiquent l’existence d’un royaume où l’agonie de l’artiste n’est pas qu’une commode figure de style. La rhétorique (qui «entourbillonne tel le courant d’un fleuve grossi» selon Carlo Michelstaedter) se tarit : en tombant dans ce gouffre qu’elle a elle-même creusé, elle est devenue tout autre chose, réalité charnelle et plénière, densité de l’écriture reconquise, pesanteur véritable des mots rédimés.
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Après ces considérations pour le moins étranges et tranchées, on comprendra mieux je l’espère ce que je vais avancer. Je tiens pour bien peu de choses la plus importante partie de ce qui, en France, s’honore d’une majuscule prétentieuse, fait parler d’elle, se vend fort bien et, encore trop souvent, se vante avec Foutriquet de pénétrer sous la Coupole : la Littérature française, cette vieille demi-mondaine qui continue de s’affliger d’être superbement ignorée par les jeunes plastronneurs qui, feint-elle de croire naïvement, devraient au contraire se battre pour gagner le droit de recevoir ses privautés ! Les catins, l’âge passé où leur beauté suffisait à rendre fous des hommes qui jamais n’auraient osé croiser leur regard, remplacent par une prétention comique la grâce perdue. Je le dis tout de suite, aussi abruptement que possible : il n’y a pas, il n’y a plus de littérature en France, je veux dire spécifiquement française donc universelle, d’une grandeur d’âme évidente, d’une préoccupation métaphysique constante et surtout d’une beauté d’écriture qui, dans le recoin le plus reculé du globe, la désigneraient avec une royale simplicité comme telle. Les grincheux, qui auront vite fait de tomber dans l’ornière rance d’un culte du passé dépourvu de sève et ridiculement grandiloquent, s’en affligent et les apôtres d’une culture planétaire dédouanée de tout embarrassant fantôme de tradition s’en félicitent. Entre les deux pôles, crève l’unique oubliée : notre littérature, devenue putain et, à présent, putain que tout le monde ignore.
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L’agonie aura été longue. Zissimos Lorentzatos en diagnostique le début à la Renaissance, période à partir de laquelle l’art s’est éloigné irrévocablement de son «centre perdu ou de la racine céleste qui fit s’élever jadis en Occident les grandes cathédrales du Moyen Âge». Antonin Artaud que l’on peut difficilement suspecter de zèle pour la grandeur d’un passé irrémédiablement perdu, joue lui-même le rôle convenu de la déploration. Dans Le Théâtre et son double, n’écrivait-il pas, feignant de poser une question alors qu’il avait bien sûr la réponse : «comme si toute expression n’était pas enfin à bout, et n’était pas arrivée au point où il faut que les choses crèvent pour repartir et recommencer» ? Cette agonie dure encore et continuera peut-être même de durer, comme elle a duré sous les yeux des artistes décadents qui espéraient voir sa fin grandiose et sa résurrection, comme elle a duré sous les yeux de tous les zélateurs de l’avant-garde appelant à la refonte salutaire provoquée par une impitoyable tabula rasa. Voici tout de même que les symptômes d’un pourrissement accéléré nous avertissent que l’heure de la mort cérébrale est toute proche. La situation est du reste parfaitement comique puisque ce sont ceux qui, à force de mal écrire, ont précipité la chute de la littérature française qui paraissent tout d’un coup s’aviser du fait que le mourant est décidément fort encombrant. Il faudrait peut-être même le cacher, en n’oubliant pas de convoquer au chevet de l’agonisant les pleureuses jadis réservées aux tragédies, désormais appelées en toute hâte pour qu’elles fassent une figuration dûment rétribuée au tarif syndical. Reste la solution du recyclage de cet encombrant cadavre : heureusement, sans doute grâce aux progrès de la technique, la littérature devient de nos jours de plus en plus facilement journalisme. En somme, la putain se vend au prix le plus bas qu’impose le marché.
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01/09/2009 | Lien permanent

Les larmes du Stalker. Entretien avec Marc Alpozzo, 5

Photographie reproduite avec l'aimable autorisation de Joël Soleau.
Marc AlpozzoVous avez une immense admiration pour des écrivains comme Georges Bernanos, Léon Bloy, ou Joseph de Maistre entre autres, que la culture et la pensée dominante ne regardent pas spécialement d’un bon œil. Selon vous, qu’est-ce que ces écrivains ont apporté à leur génération, et que peuvent-ils encore transmettre à la nôtre et à la prochaine ?Juan AsensioCes écrivains ont apporté à leur génération ce qu’ils peuvent apporter à la nôtre, ce qu’ils apporteront je l’espère à celles qui viendront : l’intelligence et la liberté. Le courage aussi de se vouloir libre, ce qui est beaucoup plus difficile que le fait de l’être, tout en prétendant, comme nos journaliers, que nous vivons dans un État policier.MAVous dédiez votre ouvrage à Maurice G. Dantec. Écrivain réactionnaire, s’inscrivant dans la droite ligne de vos propres thèmes. Au-delà de la petite note provocatrice que nous pourrions naïvement y voir, n’est-ce pas de votre part l’aveu que la littérature dans sa grande déchéance se serait réfugiée dans le sous-genre, dont Maurice G. Dantec, tout comme Philip K. Dick auquel vous rendez hommage par un article, sont les représentants, délaissant désormais la littérature générale devenue, dans son dépérissement, une littérature pour salon ?JADantec est un écrivain, je ne sais pas s’il est un écrivain réactionnaire, puisque nous ne savons pas ce qu’est votre conception de la réaction. Je constate cependant, certes, que vous y faites rentrer beaucoup de personnes, dans cette niche. En somme, tout écrivain digne de ce nom l’est, réactionnaire, puisqu’il s’oppose à son époque; les mauvais au contraire la suivent, la flattent, la baisent, se couchent sous elle et écartent leurs cuisses, comme l’impudique charogne de Baudelaire. Boutade de ma part ? Sans doute, oui mais je me demande si je ne suis pas en dessous de ce à quoi nous devons nous opposer : l’affadissement universel. Ce que vous appelez la grande littérature, donc la littérature sans autre épithète de nature, se moque des genres et des sous-genres. Tolkien, si on s’amusait à le ranger dans de petites cases scolaires, ne serait qu’un écrivain d’heroic fantasy, alors qu’il est bien évidemment beaucoup plus que cela. Je ne vois pas trop à quoi, enfin, correspond ce que vous nommez «littérature générale».MAVous êtes connu, notamment par votre blog, pour travailler sur le cadavre de la littérature. Qu’est-ce à dire ? Est-ce purement provocateur, ou au contraire, parfaitement sérieux, avouant par là qu’il n’est plus possible d’écrire autre chose que des ouvrages critiques, le romanesque étant, d’ores et déjà, voué à l’échec ? N’est-ce pas finalement, une posture très classique d’écrivain qui, à chaque génération, pense que les «carottes sont cuites» ? N’avez-vous pas le sentiment d’être le nostalgique d’un âge d’or qui n’exista jamais, et par ce fait donc, n’être que le «passeur» d’un mythe ?JAIl me semble, là encore, avoir déjà répondu à vos questions. Comment diable pouvez-vous savoir qu’un âge d’or n’a effectivement pas existé, puisque tous les mythes originels, de ceux des Papous à ceux des anciens Grecs, sans la moindre exception à ma connaissance, y font référence ? Poursuivons, une fois de plus, avec Nicolás Gómez Dávila qui écrit, superbement : «Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles.» (15) Je traque les signes moi aussi, et je vous assure que je ne sors jamais de chez moi sans de puissantes jumelles de chasse !D’une phrase : la mort du romanesque est une vieille antienne, je n’y crois pas davantage qu’à celle de la littérature, voire de l’écrit. Regardez ce que fait un jeune auteur, Julien Capron, en publiant un superbe roman, Amende honorable : il s’inscrit dans une continuité romanesque et, en même temps, en bouleverse les codes. J’écris là une banalité absolue puisque, je vous le répète, tout écrivain digne de ce nom s’approprie une tradition puis essaie, s’il a quelque génie, quelque volonté et conscience de son devoir d’artiste, d’en dynamiter les conventions. L’art, c’est tout de même bien connu, meurt de facilités et vit de contraintes.Enfin, pour répondre à votre toute première interrogation, disons que je dissèque les cadavres pour tenter de comprendre les mécanismes de la vie. C’est d’ailleurs un vieux rêve que tout anatomiste conséquent a dû nourrir, surtout à l’époque où l’Église était légèrement sourcilleuse en matière de dissections… Aujourd’hui au contraire, regardez : les médias nous proposent même des visites guidées dans des morgues remplies de livres morts. Tout récemment, j’ai cru voir qu’Anne Crignon était devenue responsable d’une visite guidée dans le mausolée où le corps de Philippe Sollers est embaumé depuis une bonne cinquantaine d’années au moins, précieusement protégé par les impassibles gardes rouges que son Yannick Haënel et François Meyronnis.Nos vivants étant presque des morts, je retourne de plus en plus à mes chers morts plus vivants que nous, Bernanos, Conrad, Faulkner, Baudelaire, Gadenne et quelques autres que je n’ai sans doute point besoin de nommer.MAPensez-vous que cette décomposition de l’immense cadavre occidental doit nous porter à regarder ailleurs, ce qu’une littérature étrangère produit à présent ? JABien sûr, n’évoqué-je pas, sur mon blog, les romans de DeLillo, Gass, McCarthy, Krasznahorkai, les livres de Sebald, Calasso, Bolaño et beaucoup d’autres ?Note(15) Op. cit., p. 23.

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13/08/2008 | Lien permanent

Un Monsieur Ouine russe ? Un Démon de petite envergure de Fedor Sologoub

Crédits photographiques : Sean Gallup (Getty Images).
Cet article a paru dans L'Homme nouveau.Étrangement, le diable à paillettes et oripeaux, celui du Moine de Lewis si l’on veut ou des Élixirs du diable d’Hoffmann, s’est fait de plus en plus rare lors de ses apparitions littéraires. Que le Satan majestueux de Milton paraisse avoir renoncé à sa grandeur antique, c'est là une voie d'incarnation finalement logique pour celui qui, selon les Pères de l’Église, mime Dieu (Lui aussi très petit par les temps qui courent), en singe surnaturel qu’il est.L’une des œuvres, hélas bien peu connues en France, qui nous offre l’un des portraits les plus subtils d’un démon devenu radicalement médiocre mais sans doute beaucoup plus dangereux que ne l’était son modèle romantique, est sans conteste l’étrange roman que Fédor Sologoub intitula Un Démon de petite envergure. L’œuvre du romancier russe suit dans ses grotesques aventures un professeur de collège d'une petite ville russe, obsédé par l'idée d'obtenir un avancement dans l'administration, Ardalion Borissytch Peredonov, dont le plus anodin des gestes quotidiens n'a de sens que rapporté à cet illusoire avancement social. Peredonov, s’imaginant que le monde entier a son regard rivé sur son insignifiante personne, est dès lors la victime d'hallucinations plus ridicules que diaboliques, croyant ainsi qu'un simple chat peut le dénoncer : «Peredonov pensa que le chat avait dû se rendre à la gendarmerie et y raconter dans son langage ronronnant tout ce qu'il savait sur lui». Notre petit professeur est encore la victime d'une créature mauvaise, sorte de vision ridicule d'un Enfer à l'image du personnage : «Il arpentait la pièce, le visage renfrogné, pendant que la petite créature grise se glissait sous les chaises en ricanant». Cette créature veut sa perte, c'est sûr, elle ne cesse de le harceler, jusque dans l'église où elle devient le symbole de la haine pathétique de l’homme creux et de son hostilité irrémédiable envers le Bien : «Le mystère de l'éternelle renaissance d'une matière inerte en une force brisant les charmes de la mort était pour lui à jamais couvert d'un voile impénétrable. Un cadavre ambulant ! Un stupide mélange d'incrédulité en un Dieu vivant, en le Christ, avec la croyance en la sorcellerie !». Peu importe si cette facétieuse créature n'est ici, à l’évidence, que symbole transparent : elle n'est en effet qu'une des figures du démoniaque dans notre roman. Il en est une autre qui nous permet d'établir un parallèle inédit entre Peredonov et Ouine : l'étonnante faculté que possèdent les deux personnages consistant à contaminer le paysage extérieur, le monde entier par leur présence néfaste. Ainsi, lorsque monsieur Ouine se promène dans le paysage de Fenouille, il le voit comme une morne étendue grise de boue sale, avide seulement de retourner au chaos primitif dont elle est comme la pestilentielle et illusoire intumescence. Dans le roman de Sologoub, le même phénomène d'une contagion par l'âme viciée du personnage s'opère : «Dans cette atmosphère d'anxiété qui régnait dans les rues comme dans les demeures, sous ce ciel obscur et si lointain, Peredonov avançait sur une terre impure et stérile, oppressé par une vague angoisse, n'attendant aucune consolation du ciel, aucune joie de la terre». Plus éloquente encore, cette autre phrase : «Peredonov sentit dans la nature le reflet de sa propre anxiété, de son épouvante d'un univers hostile». Parce que ces deux personnages, Peredonov et Ouine, se sont voulus hors d'atteinte, hors de cause, hors du risque surnaturel de l'engagement, hors de la sphère de la dilection d'une créature à l'égard d'une autre créature, bref, hors de la grâce, hors même de toute possibilité de la grâce, la nature, le monde, deviennent les miroirs fidèles de leur âme morte, comme le paysage traversé par le Gilles de Rais de Huysmans devenait satanique et meurtrier, reprenant l'exacte équivalence de l'idée de saint Paul (cf. l'Épître aux Corinthiens, 13, 12 : Videmus nunc per speculum, in aenigmate), mais équivalence cette fois inversée, retournée, puisque l'énigme dont il s'agit à présent de rendre compte, pour le romancier qui tente de pénétrer le noyau de ténèbres de sa créature, est celle du Mal souverain au cœur du personnage. Je ne m'étends pas d'avantage sur ce parallèle entre les deux romans, lesquels présentent d'ailleurs d'autres points remarquables de confluence comme la commune condition d'enseignant des deux personnages principaux, le rapport à une parole viciée, leur fin grotesque. Remarquons également les images romanesques d'une animalité grouillante, obsédante et l'étonnante dichotomie, au sein des deux romans, entre un monde clos et mauvais et une bulle de pureté – dans le livre de Bernanos, c'est le conte d'Hélène et d'Eugène, dans celui de Sologoub, celui de Sacha et Loudmila –, la surrection enfin d'une parole mythique, irréductible à un message univoque. Toutefois, une différence radicale sépare le roman du Russe de celui de l'auteur de La Joie : dans Monsieur Ouine, affleure le hiéroglyphe d'un vent – souffle, élan, départ – qui rédime l'univers désolé de Fenouille, à tout le moins qui laisse suspendue sa rédemption potentielle. Des profondeurs du village soumis à l'emprise maléfique de Peredonov, aucune voix ne clame, aucun vent ne souffle : tout paraît mort. Quoi qu'il en soit de ces convergences sans doute fructueuses entre ces deux ouvrages, l'un et l'autre hissent le Mal à une sorte d'ontologie de la médiocrité. Alors s'opère un prodigieux retournement : le Mal n'est souverain que parce qu'il s'est en quelque sorte annulé, un peu comme un acide qui, tellement corrosif, rongerait sa propre substance mauvaise ou encore semblable à ces astres occlus, repliés sur eux-mêmes, ces gouffres dévorateurs de toute lumière que l’on appelle des trous noirs. A un degré de trop excessive malfaisance, de trop pure, de trop plénière assomption du péché, il semble que le Mal devienne, comme le Lucifer congelé du Dante, absolument inactif, débarrassé des ultimes bannières de l'action éclatante, de la geste héroïque de noirceur. Dieu mort, il faut se résoudre à devoir interroger cette autre disparition, celle du démon. De même, Dieu mort, nous devons faire face à un Mal certes hypostasié, mais, comme ces idées jadis chrétiennes devenues folles selon Chesterton, à présent déboussolé, tournant à vide. Nous devons affronter une médiocrité promue à une présence surnaturellement maligne, toutefois presque impossible à différencier du Néant. On comprend alors que ce Mal triomphant dans la littérature moderne n'a besoin d'aucune manifestation qui resterait trop ridiculement visible : ainsi, dans le roman de Bernanos, le lecteur ne sait pas qui a tué le valet des Malicorne. De même, dans l'esprit de Peredonov, l'idée ou plutôt, le soupçon seul du meurtre est plus spectaculaire que son accomplissement inutile. On comprend aussi que Peredonov est la matrice parfaite de tous les petits bourreaux enfantés par la marâtre Modernité, complices et séides clonés jusqu'à l'absurde de l'extermination de millions de personnes dans les camps de la mort. C'est l'extrême banalité du Mal qui fait sa puissance, son univoque monotonie, son monocorde automatisme comme l'ont souligné Hannah Arendt ou Simone Weil.

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11/12/2007 | Lien permanent

Le silence assourdissant de Maurice G. Dantec

Crédits photographiques : Nasa.
Bien sûr, face à l’horreur qui nous frappe, seul le silence peut avoir quelque valeur. Mais il s’agit d’un silence armé si je puis dire, un silence qui fourbit ses armes et fortifie ses positions. Car nous sommes en guerre, cela semble avoir échappé à nos crétins médiatiques qui, comme toujours, affirment qu’il ne faut pas faire d’amalgames et, le doigt levé, dissertent doctement autour d’une bonne table. Contre le monde fantasmatique, contre le simulacre érigé dans les salons parisiens, la réalité a vite fait de crever la baudruche qui, n’en doutons pas un seul instant, va se regonfler sans tarder. La preuve en direct, hier, avec les premières dépêches Reuters qui apparaissaient sur mon écran, rendant froidement compte du macabre nombre des morts charcutés par les bombes, évidemment, nous a-t-on alors dit, posées par les commandos de l’ETA. C’est en tout cas la haute conclusion des petits journalistes qui n’ont pas lu Laurent Del Valle insistant sur les liens de plus en plus évidents entre gauchisme révolutionnaire (auquel l’ETA peut être rattaché sans l’ombre d’un doute) et islamisme, j’éviterai d’accoler à ce terme l’épithète de nature «terroriste» puisque, à mes yeux, l’islamisme est intrinsèquement mauvais, radicalement meurtrier, c’est-à-dire qu’il veut plonger à la racine même de l’humanité pour l’arracher de sa terre. L’islamisme EST terroriste ou, si je puis dire, n’est pas et c’est dans le carnage même et le chaos que grandit la fureur des guerriers d’Allah. L’islamisme est donc un nihilisme, cela a été répété mille et mille fois, sans que l’on paraisse bien saisir, toutefois, les conséquences ontologiques de cette identité naïvement posée, ou avec une bouche en derrière de manchot par nos si nouveaux philosophes. Car tenter de scruter cette identité, cela implique, comme j’avais tenté de le faire remarquer dans mon précédent article, pourtant vieux de plusieurs mois, de comprendre immédiatement l’enjeu abyssal de la lutte qui se déroule sous nos yeux : le Mal, cette idole sans chair ni visage, sans tripes ni entrailles, que servent avec une déférente distance les barbares islamistes, est réellement le nouveau dieu, le faux dieu, qui combat avec acharnement le seul Dieu, de chair et de sang, que tente d’oublier par tous les moyens la vieille Europe athée et laïcarde évoquée par Dantec dans son récent entretien pour Le Point. Je conseille donc à nos petits professeurs et à nos prudents spécialistes des géopolitiques questions de relire de toute urgence un livre, plus précisément un roman, dont ils n’ont sans doute jamais entendu parler : il s’agit de Héros et Tombes de Sabato, qui dépeint l’organisation souterraine (à tous les sens du terme) de la mystérieuse Secte des Aveugles, rendant culte orgiaque et sacrifice de sang à son idole chtonienne, alors que même que Dieu s’est soudainement éclipsé, à tous les sens de ce terme y compris celui que lui donnait Martin Buber. De sorte que (j’entends déjà les crétins s’alarmer d’une analyse aussi péremptoirement expéditive), de sorte que j’écris en toutes lettres que Maurice G. Dantec a plus que jamais raison d’affirmer que le seul scandale qui nous fiche la trouille, et qui fiche d’abord la trouille à la prudente Élisabeth Lévy, est celui de la vérité. Il a raison lorsque, il affirme que le romancier ne poursuit qu’une seule mission ou plutôt, comme le répétait à l’envi Bernanos, une seule vocation (vocatus évoque l’appel auquel on ne saurait résister…) : donner aux choses leur sens véritable, et ceci en les nommant. Car, ce que refuse d’entendre le journaliste, y compris Élisabeth Lévy qui, comiquement, ayant sans doute oublié de relire son Bernanos, s’étonne de la non-séparation entre l’œuvre romanesque de Dantec et ses écrits de combat, c’est justement qu’existe un lien indissoluble entre l’Être et le langage et que déformer les mots, c’est aussi, ipso facto, atteindre l’Être et lentement commencer à le gangrener, c’est-à-dire, à nourrir le nihilisme. Une façon, somme toute sommaire et brutale, si peu raffinée, de détruire l’Être, consiste pour une poignée d’illuminés, en assassinant des milliers de personnes enfermées dans deux tours de Phalaris, de saper les fondements mêmes sur lesquels l’Occident s’est bâti. Une façon, beaucoup plus insidieuse et invisible, celle-ci uniquement réservée à nos intellectuels qui ne risqueront pas même un comédon de leur peau, consiste à lentement lézarder la Tour de Babel en y introduisant le germe de la confusion non pas tant des langues que des mots qu’ils corrompent. Alors, comme la maison Usher du conte, nul doute que, tôt ou tard, l’édifice s’écroulera dans un marais puant car il est vrai que nous creusons tous la fosse de Babel. Ainsi Dantec peut-il très justement, plusieurs fois, reprendre et corriger Lévy, en donnant aux mots à tort et à travers employés (comme celui d’humanité) par la journaliste leur sens véritable qui, immédiatement, révéleront une vérité que les prudents refusent de toute leur hargne et leur mauvaise foi de prudents. Oui, il s’agit bien, non pas d’un choc (quel magnifique euphémisme !) des civilisations mais d’une guerre des religions, non pas de l’Islam contre le christianisme, puisque celui-ci n’en finit pas de se dédire, de s’apitoyer et de s’excuser de tout ce qu’on lui reproche et même de ce qu’on ne lui a pas encore reproché et même encore de ce qu’on ne lui reprochera jamais, mais bien de l’Islam contre le Judaïsme et tous ses symboles, de l’Islam contre le Dieu véritable auquel s’accrochent les Juifs qui, décidément, selon les prévisions des vieilles apocalypses prophétiques, apparaissent désormais comme le seul et unique Reste capable d’empêcher que ce monde ne tombe en poussières. En fait, tout se passe comme si le chrétien moderne était devenu un véritable musulman dans le sens que les prisonniers des camps de concentration nazis donnaient à ce terme (1), un pauvre hère ayant renoncé à tout, d’abord à son honneur, ensuite à son âme. Dès lors, je ne puis comprendre ni admettre que Dantec, selon ses dires, ait désormais choisi la tactique du silence, sauf si ce silence est taquya (ou, plus précisément, al-taqiyya), selon la belle et redoutable doctrine ésotérique développée par les Chiites opprimés qui, d’une certaine façon, serait encore, malgré les apparences, combat (mais contre-révolutionnaire), lutte en dépit même de ce désespoir qu’évoque sombrement le romancier. A moins encore que Dantec ne se soit souvenu de cette superbe phrase d’Ernest Hello extraite de Paroles de Dieu : «J'écoute le silence, le silence fils du Désert. Je luis dis : Qui es-tu ? Il répond dans son langage : je suis le Verbe du Désert». Alors, oui, c’est dans le silence que grandira notre force car Dantec, à la stupéfaction des journalistes, n’est pas seul. Note(1) Voir sur la définition de ce terme le livre de Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz L'archive et le témoin Homo Sacer III (Rivages, coll. Bibliothèque, 1999), pp. 63 et sq.

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12/03/2004 | Lien permanent

Un brelan d'antimodernes : sur le dernier essai d'Antoine Compagnon

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
«Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs».
Roland Barthes, La Préparation du roman. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, éd. Nathalie Léger, (Seuil-Imec, 2003), p. 360.


IMG_1484.JPGQuel est donc l'auteur de la phrase suivante, qui lui a semblé tellement extrême qu'il l'a biffée sur son manuscrit ? : «la menace de dépérissement ou d’extinction qui peut peser sur la littérature sonne comme une extermination d’espèce, une sorte de génocide spirituel». S'agit-il des antimodernes Bloy, Bernanos ou même Boutang ? Non. L'auteur de cette singulière phrase n'est autre que l'un des thuriféraires du structuralisme et du post-structuralisme, j'ai nommé Roland Barthes (in La Préparation du roman, op. cit., p. 190), tel que le présente et, ma foi, nous le fait pratiquement redécouvrir, Antoine Compagnon dans une fort épaisse, parfois fort brouillonne étude intitulée Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, parue chez Gallimard.
Hormis ce chapitre qui est le dernier de l'ouvrage, c'est sa première partie, qui étudie les différentes thématiques propres à la pensée antimoderne (comme la détestation des Lumières, un pessimisme foncier, la langue, commune, de la vitupération ou la doctrine du péché originel), qui m'a semblé la plus pertinente, le reste du livre, consacré à des auteurs tels que Chateaubriand, Maistre, Lacordaire, Thibaudet, Péguy, Benda ou bien encore Gracq, n'étant qu'un recueil de textes antérieurs que Compagnon a bien dû tenter d'harmoniser.
C'est justement cette tentative qui me paraît plus qu'artificielle car enfin, une fois que l'on a défini la pensée antimoderne comme redevable, en premier et dernier ressort, de la doctrine du péché originel, quel intérêt y a-t-il à évoquer des auteurs qui la refusent, comme Julien Gracq et Roland Barthes, y compris, nous dit-on, si ce dernier a semblé, quelques années avant de disparaître, s'éloigner des parages souillés de Tel Quel ? Antoine Compagnon lui-même d'ailleurs, s'est parfaitement rendu compte de cette bizarrerie, mentionnant en conclusion de son ouvrage des réactionnaires de charme qui me paraissent constituer l'antithèse même d'auteurs tels que Barbey (à peine nommé), Bloy (évoqué, et assez justement, quant à la question juive) ou Bernanos (pratiquement ignoré, comme l'admet Compagnon). Autre bizarrerie, j'ai l'impression que Compagnon, éprouvant parfois quelque gêne face aux auteurs qu'il étudie (par les temps qui courent, il n'a peut-être pas complètement tort...), se contraint par avance de les dédouaner de tout tropisme réactionnaire en insistant à maintes reprises sur l'une des caractéristiques de ces antimodernes qui, selon l'auteur, sont d'abord et avant toute chose des perdants, magnifiques peut-être, mais des perdants tout de même. Ainsi peut-il écrire (p. 446), significativement : «Il y a chez les antimodernes une fêlure et une indiscipline inaliénable qui en font le contraire des centristes, car la droite les pense de gauche, et la gauche de droite. Hors place, ils perdent sur les deux tableaux, avant de transformer leur échec en gain».
Ces réserves indiquées, le livre de Compagnon se dévore avec un réel plaisir, ouvrage imposant qui se conclut, page 447, par ces quelques mots assez justes mais tout de même trop vagues à mon sens, qui font le grand écart entre un Maistre et, reprenons notre exemple, un Barthes : «L’antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l’antimoderne, le moderne courrait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté». Leur liberté et, devrais-je ajouter, leur style, tant il est vrai que les grands écrivains de notre pays ont été, quoi que pensent les tiques progressistes, des hommes de droite. Cette idée, ou plutôt ce simple constat d'ailleurs ne sont pas bien nouveaux puisque Albert Thibaudet les exprimait déjà dans ses Idées politiques de la France (Stock, 1932, p. 32) où il écrivait : «Les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle».

Dossier H Joseph de Maistre sous la direction de Philippe BartheletS'il est bien un auteur, inutile Cassandre selon le mot de Chateaubriand, qui peut nous apparaître comme étant le véritable fondateur de la modernité, intempestif et inactuel (cf. Compagnon, op. cit. p. 19), c'est sans doute Joseph de Maistre auquel, je l'ai dit, a été consacré un imposant Dossier H dirigé par Philippe Barthelet. Voici quelques lignes de présentation rédigées par l'éditeur de ce remarquable ouvrage : «De Michelet et Lamartine à Soloviev et Unamuno, d'Henri de Saint-Simon à Auguste Comte, de Proudhon à Bakounine et de Remy de Gourmont à Charles-Albert Cingria, de Paul Valéry à Carl Schmitt et de Jacques Maritain à Antonio Gramsci, de Georges Sorel à Charles de Gaulle, d'Ortega y Gasset à Albert Camus et de Cioran à René Girard ou Maurice G. Dantec, c'est toute l'Europe intellectuelle qui se sera définie, d'une manière ou d'une autre, par rapport au rocher Maistre».

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12/07/2005 | Lien permanent

Contre-jour critique

Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, La vocation de saint Matthieu, 1600
La littérature à contre-nuitJe fais aujourd'hui le point, comme disent les pédants, sur la réception critique de mon dernier essai, La littérature à contre-nuit, publié il y a quelques mois par Matthieu Baumier pour les éditions A contrario. La liste qui suit n'obéit à aucune espèce de logique, donc de classement, pas même d'ordre temporel. Toutes ces critiques se complètent bien évidemment et, chaque fois qu'il m'a semblé nécessaire d'y répondre, je l'ai fait sans la moindre hésitation : depuis quand l'auteur d'un ouvrage, dont il connaît mieux que tout autre les faiblesses mais aussi le labeur qu'il lui a demandé, serait-il donc en droit d'abandonner son propre livre même si, je le dis sans aucune complaisance, j'ai été très favorablement impressionné par la qualité de tous ces textes qui, je le sais, ont coûté à leurs auteurs respectifs ? Du reste, la tactique de la terre brûlée n'est pas dans mes habitudes et je préfère de loin, comme face à la critique pour le moins elliptique et ironique d'un Cormary, rendre coup pour coup. Les imbéciles partiront d'un grand rire jaune mais je ne puis faire autrement que remercier ici toutes celles et ceux qui ont pris la peine de m'écrire, anonymes ou célèbres, quelques mots ou plusieurs pages sur ce livre difficile. Enfin, je rappelle que les lecteurs peuvent d'ores et déjà lire deux des chapitres de ce livre, l'un consacré à Ernesto Sabato, l'autre à Monsieur Ouine de Georges Bernanos. D'autres, sans doute, suivront... Voici donc, à ce jour, les auteurs des critiques rédigées sur mon ouvrage. Dominique Autié sur son excellent blog, Balles de match, Balles perdues suivi de ma réponse dans la Zone. Pierre Cormary (pseudonyme) pour le Journal de la culture (n°14) de Joseph Vebret, article repris sur son blog suivi de ma réponse, bien évidemment dans la Zone. Sarah Vajda, courriel. Je publierai, le jour de sa parution (le 5 janvier), une critique consacrée au premier roman (Insomnie édité par le Rocher) de Sarah Vajda. Ce livre est tout simplement absolument remarquable. Marc Alpozzo pour Boojum puis E-Torpedo. Renaud Camus, lettre. Axelle Felgine, sur le site Le-Mort-Qui-Trompe. Pol Vandromme pour Valeurs actuelles, n°3580, du 8 au 14 juillet 2005, article repris dans Le Bulletin célinien n°269, novembre 2005. Michel Crépu pour La Revue des deux mondes, numéro du mois de septembre 2005. Lucien Suel, dans une longue méditation intitulée Dans la gorge de l'ombre, publiée dans la Zone. Le Vif L'Express, week-end du 22 avril 2005, compte rendu signé par M.E.B. Alain Santacreu pour Contrelittérature, n°16, été 2005. Laurent Mabire sur son site, Iaboc. A priori, cet article sera bientôt repris par Liberté politique. Olivier Noël, dans la troisième partie d'une remarquable critique consacrée à Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec, évoque mon livre de la façon suivante : «Non, Cosmos Incorporated, après l’explosion-révélation, refuse d’enregistrer le réel; en fait, le Réel n’est pour Dantec que ce néant originel évoqué par Saint Augustin. Ambition aporétique s’il en est, d’un projet faustien désavoué in extremis : écrire le contre-roman du contre-monde, écrire l’impossibilité de décrire l’indicible, se défaire de son innocence pour retrouver l’innocence. Entendu au sens burroughsien de virus, le langage est ici plus contaminé qu’il ne contamine; il finit par tuer son hôte – Plotkine, et le roman lui-même. Le langage ne transcende plus, il est une substance-mort. En d’autres termes, au Trou Noir du Contre-Monde relativiste succède un autre Trou Noir, celui du livre, celui de la littérature de Dantec. Dans La Littérature à contre-nuit, le recueil de textes critiques de Juan Asensio, figure un passage intitulé «De la littérature considérée comme un trou noir» où il est opportunément rappelé que cette singularité fut aussi désigné par de Nerval comme l’œil de Dieu. «[N]ous mettons en rapport la négativité d’un espace aboli, celle d’un astre inversé ou retourné, et l’apparition, au sein d’une écriture romanesque, d’un vide qui la creusera jusqu’à son amuïssement final.» D’amuïssement, il ne saurait être question dans Cosmos Incorporated puisque la parole – contre-verbe – y est déjà vaincue. On saisit quel abîme sépare irrémédiablement le roman de Maurice G. Dantec et le chef-d’œuvre de Georges Bernanos, Monsieur Ouine, dont Juan Asensio, qui lui consacre les plus belles pages de son livre, écrit à juste titre qu’il est une révélation, ce que Cosmos Incorporated, à trop vouloir tutoyer les dieux, ne parvient jamais à être. Il semblerait toutefois que Dantec en soit douloureusement conscient, lui qui réduit Plotkine au silence – qui le rend à sa liberté – dans les dernières pages de son roman. Mais avant cette consomption finale, en dépit de son échec littéraire, Dantec et sa substance-mort auront au moins réussi, ce n’est pas rien, à nous communiquer l’essence de ce qui manque cruellement à sa fiction, et qui fit le succès et l’importance de 1984 : l’insurrection du Verbe au royaume du Novlangue.»

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28/12/2005 | Lien permanent

Mort de la littérature de Raymond Dumay

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À propos de Raymond Dumay, Mort de la littérature (1950) (À propos de l’auteur de Marylène Duteil, Préface d’Éric Chevillard, Stock, 2009).
8.1 Bouton Commandez 100-30«Et sans parler que des gains licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l’ouvrier son temps et son ouvrage; paye-t-on à un auteur ce qu’il pense et ce qu’il écrit ? et s’il pense très bien, le paye-t-on très largement ? Se meuble-t-il, s’anoblit-il à force de penser et d’écrire juste ?».La Bruyère, Les Caractères.«Le problème intellectuel n’est pas différent du problème militaire. Il se résout en deux temps : l’enrôlement et l’entretien. Il faut donc susciter des vocations, et en même temps trouver le moyen de faire vivre les écrivains présents et futurs. Est-ce vraiment impossible et devons-nous remettre au hasard le soin de nous fournir Descartes ou Racine ?».Raymond Dumay, Mort de la littérature*.Tout fiche le camp mon bon monsieur !, la tradition de la déploration est au moins aussi vieille que celle de la première génération d’hommes sur Terre et Raymond Dumay, il y a maintenant plus de cinquante ans, n’a lui-même fait que pleurer quelques larmes venues grossir un océan de plaintes plus ou moins sincères, lorsqu’il a écrit : «Vieillerie et avilissement, tels sont les rails sur lesquels roule, aujourd’hui, l’esprit français» (p. 30). Épatant petit livre (bizarrement intitulé puisqu’il évoque, davantage que la littérature, la condition de l’écrivain moderne), que celui de ce polygraphe aujourd’hui oublié. J’aurais aimé que Stock, reprenant l’ouvrage paru en 1950 aux éditions Julliard, nous eût donné un texte tout de même débarrassé de ses coquilles et, surtout, de l’inutile préface rédigée par Éric Chevillard. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage traite d’un problème assez peu évoqué par nos spécialistes de la déréliction du monde du livre (qui me semble, malgré une crise pérenne qu’on évoque depuis des décennies, fort bien se porter) et autres Cassandre du livre numérique comme l’inutile et incompréhensible François Bon, puisqu’il évoque les conditions pécuniaires réservées aux écrivains, et les moyens (certains étant… surprenants ! (1)) censés remédier à leur guignon ponctuel ou permanent. Dans sa préface paraphrastique, le si banal Chevillard se plaint que Dumay a sans doute péché par ignorance : l’état de la littérature, à l’époque où Dumay a fait paraître son livre, n’est sans doute pas aussi catastrophique qu’il l’a écrit, et Chevillard de citer, entre autres exemples de grands écrivains, Francis Ponge... Autre remarque de Chevillard, hélas point développée, concernant le statut de la littérature française : à ses yeux, elle «est morte par définition, par nature, comme la jeunesse est insouciante et le navigateur hardi. La mort nous fait horreur poursuit notre énigmatique préfacier, elle nous fauche et nous anéantit, nous partons dans les spasmes, dans le sang et les larmes, mais la littérature au contraire s’y épanouit, s’y déploie, s’y exalte; en elle se trouvent sa loi, son régime et son triomphe» (p. 12). Sans doute Chevillard a-t-il raison et répète-t-il, en des phrases plus plates, les longs développements de Blanchot ou d’Agamben, bien que l’idée, après tout fort peu originale, que mort et art ont partie liée n’a tout de même pas attendu d’être fécondée par Chevillard, Blanchot ou Agamben pour inspirer les artistes depuis des siècles. Un certain nombre des pistes de réflexion développées par Dumay pour tenter de donner ou redonner, aux écrivains, un statut social digne de ce nom mériteraient d’être développées lors d’un débat, comme disent les journalistes, entre les différents acteurs du monde du livre. Quelques beaux éclats de colère, aussi, demanderaient d’amples commentaires comme celui-ci : « Dans son ensemble, la vie littéraire française ressemble à toutes les autres : une dictature de la médiocrité tempérée par le talent » (p. 121) ou bien ce passage dirigé contre l’un des meilleurs ouvrages de Julien Gracq : « Nous, travailleurs de la littérature, nous nous entendions enfin dire nos quatre vérités. Hélas, il en reste une cinquième, qui ne nous concernait pas. M. Gracq cumulait intrépidement les fonctions de célibataire et de professeur de Faculté. Dans son mépris pour les prix littéraires, il avait omis celui qu’il avait reçu du ministère de l’Éducation nationale, un des plus importants, et qui avait permis de monter sa pièce Le Roi pêcheur. Enfin, je devins quelque peu sceptique sur les qualités de cœur de M. Gracq lorsque je le vis ridiculiser le souci de certains de ses confrères de ne pas mourir de faim sur leurs vieux jours… » (p. 119).Je retiens pour ma part, de ce petit livre vivifiant, ce très beau passage évoquant Bloy et Bernanos : «Essayons une définition de l’écrivain normal. C’est l’homme qui consacre tout son temps à écrire des livres et qui prétend en tirer les ressources nécessaires à lui-même et à sa famille, même s’il ne connaît pas le succès de son vivant. Cet écrivain n’existe pas. Ou plutôt si, le XXe siècle nous en fournit deux exemples, sans doute à titre d’encouragement : Léon Bloy, qui a vécu de mendicité et vu mourir de faim un de ses enfants, et Bernanos, dont aujourd’hui des dizaines de personnages, officiels ou non, se réclament, mais qui, de son vivant, n’eurent pas un geste pour lui éviter la «vie de chien» qu’il connut à partir du jour où il décida d’être écrivain» (p. 45).Notes* La citation placée en exergue de cette note provient de la page 132 de l’ouvrage de Raymond Dumay.(1) «Et pourquoi ne ferait-on pas figurer les livres du cru sur les menus, à côté des vins ?», pp. 167-8 ou bien encore : «Et les stocks d’invendus qui moisissent dans les caves des éditeurs ne seraient-ils pas mieux répartis dans les chalets de montagne où la neige et la pluie contraignent parfois trente personnes à jouer aux cartes pendant huit jours ? Depuis cent ans, la littérature a bien servi le tourisme. Ne peut-on lui demander un effort réciproque et d’ailleurs avantageux ?», p. 168. Autre proposition, moins loufoque : «On pourrait créer une association qui enverrait dans les villes de province, pour d’assez longs séjours, de jeunes écrivains ou critiques déjà révélés à Paris. Ce serait la seule manière de mener à bien cette décentralisation littéraire que tout le monde trouve souhaitable, mais irréalisable. […] Par des conférences publiques et dans les établissements d’enseignement, par l’organisation de représentations théâtrales, par des émissions radiophoniques, par des articles dans la presse locale, ces écrivains feraient connaître la littérature moderne, celle qu’on n’enseigne pas dans les classes, et à laquelle doivent pourtant s’attacher et nos nouveaux lecteurs et nos nouveaux auteurs», p. 135.

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22/02/2010 | Lien permanent

Kënga e dashurisë e Judë Iskariotit e Juan Asensio, nga Benoît Mérand

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1711931134.jpgRappel : revue de presse de La Chanson d'amour de Judas Iscariote paru aux éditions du Cerf en 2010.










2673217447.jpgVoici la traduction en albanais de la critique que Benoît Mérand avait écrite sur ma Chanson d'amour de Judas Iscariote qui vient de paraître aux éditions Buzuku. Article et livre ont tous deux été traduits par Anila Xhekaliu, qui a déjà traduit plusieurs de mes notes, indiquées ici.


IMG_5996.jpgGjithmonë më është dukur se në letërsi shquajmë prirjen e asaj që vepra, me anën e fjalëve, ngjall diçka që lë gjurmë të thellë te lexuesi. Në këtë kuptim që mund të themi se Juan Asensio kultivon një prirje. Libri i tij nuk e lë indiferent atë që rreket të futet në këtë univers të vështirë e poetik për të cilin më e pakta që mund të themi është se është i veçantë. Kënga e dashurisë e Judë Iskariotit futet në fakt tek veprat që nuk harrohen shpejt (e mbase aspak), ngaqë ato lënë një jehonë në krejt botën e brendshme – në këtë rast, atë të një shpirti që shprehet. Përse përdora fjalën rrekje? Ngaqë sa më shumë që i futesh leximit, nuk mund të mos hutohesh, gjersa përfundon duke pyetur veten: cili shpirt? Teksti a nuk përbën shumë folës? Duket sikur ka në të gjitha rastet shumë narratorë – tre, mendoj: një Judë – le të themi – bashkëkohës (atë që tek e fundit pëlqej), Judën e Ungjijve, në fund një komentues të figurës, që nuk është aspak një akademik, por që është megjithatë një i ditur, le të themi një shkrimtar biblioteke (nuk e kam lexuar Borges, por për personazhin e tij mendoj kur lexoj pjesët ku citimet formësojnë indin e tekstit). Para këtij narracioni të ndërlikuar, tentojmë, le ta pranojmë, të arrijmë në përfundime në mungesë të pikëpamjes, dhe të shikojmë te kjo të metën e tekstit, duke thënë me vete se autori do t`ia arrinte ta nënshkruante fjalën e tij në një strukturë letrare më klasike. Ngaqë, në fillim, presim realisht të lexojmë diçka që do t`i ngjante Shënimeve të nëntokës të Dostojevskit – që do të thotë, në të vërtetë, dhe për të qenë më i përgjithshëm, historinë e një shpirti, rrëfimin e tij. Ndaj nuk i zëmë besë në fillim përdorimit të tepruar e që na duket abuzues të citimit dhe komentit, gjë të cilën vetëm pak e nga pak e kuptojmë se është fakti i një zëri tjetër që shkëputet në mënyrë të paqartë nga ai i narratorit.
Në fund zëri i Judës ungjillor dëgjohet, duke shënjuar një thyerje më të qartë e zbuluar një trimëri stili të mallkuar që nuk e kam hasur kurrë veçse tek Bernanos, me fjali shumë të gjata, shumë të ritmuara, shumë oratore. Mandej vijnë citimet e komentet, dhe ato, çuditërisht, i pranon më mirë, më lehtë, më harmonishëm, fillojnë të të bëjnë të ndiesh nevojën e tyre pa mundur – unë, në çdo rast, nuk munda – t`i japësh shpjegim racional kësaj nevoje. Le të themi se përfundojnë duke u bërë pjesë e frymëmarrjes së tekstit, e barazpeshës së tij. E njëjta mbresë ngjallet sa i përket fjalorit. Në fillim, goditesh nga pasuria leksikore e tekstit, por në pikën sa kjo e fundit të duket thuajse shumë e qëlluar. Druan se po lodhesh, se mos po strehon një mbresë të gënjeshtërt apo të çuditshme. Mandej, qoftë se bëhen pak më të njohura, qoftë se mësohesh duke i dëgjuar (ngaqë, kështu i sugjeron titulli, është një tekst që e dëgjon duke e lexuar), fjalët e rralla shpërthejnë, si tek Leon Bloy; zbardhin tekstin në të njëjtën kohë që e bëjnë të kumbojë. Zënë vendin e tyre, të nevojshëm dhe të gjallë, në barazpeshën dhe harmoninë e tërësisë. Rregulli përfundimtar përkon (pak a shumë) me rregullin gjenetik? Pyet veten ngaqë vetëm pak e nga pak që stili merr formën e tij, lidhjen e tij, njësinë e tij. Stili është forca e madhe e kësaj vepre: me gjithë larminë e tij të brendshme (e lidhur me atë të narratorëve), duket sikur është ai që bashkon tërësinë. Duhet ditur: jo vetëm Juan Asensio shkruan shumë mirë (të tjerë arrijnë në këtë përfundim), por ka një stil (çka është më e rrallë), i cili i nënshtrohet veç kësaj ligjit paradoksal të të gjitha stileve të mëdha: është i mbrujtur me ndikime – përmenda Bernanos e Bloy, do të duhej të përmend gjithashtu Péguy, me përdorimin e përsëritjeve dhe fjalisë së gjatë – dhe është në të njëjtën kohë individual: i bukur, i vështirë, provokues.
32120510283_29dea71a7e_o.jpgNuk do të shprehem mbi sfondin, do të kishte shumë për të thënë aq i pasur është zhvillimi, dhe pa dyshim asgjë për të kundërshtuar, meqë asgjë, përfundimisht, nuk pohohet në mënyrë objektive e përfundimtare. Për këtë, do të them thjesht që një punë e tillë, e vendosur në një vijë majash mes krijimit letrar dhe meditimit filozofik, bën një sintezë origjinale që ia ka vlejtur mundimi i shkrimit, i shkrimit si të tillë, domethënë në një zhanër që, nëse nuk gabohem, nuk përcaktohet plotësisht, një zhanër që do ta vija me gjithë dëshirë në traditën e romantizmit kishtar, që kërkon e gjen paradoksalisht njësinë e vet tek një mosmarrëveshje mes dy dinamikave të kundërta: ezoterike e apokaliptike, njëra e tjetra të bëra të nevojshme nga vetë tema dhe zgjedhja e vetës së parë. Mbase ky ngurrim kurrë i prerë në mes, nga njëra anë, subjektivitetit, grumbullit të pyetjeve të pareshtura e pa përgjigje, mungesës së historisë, dhe, nga ana tjetër, thellimit të vazhdueshëm të problemit, sigurisë së pohimeve, shpëtimit te mallkimi, që i jep figurës së paarritshme fuqinë e tij sugjestive dhe besueshmërinë e mistershme. Ngaqë Juda na zbulohet këtu, por ashtu siç është, me dukjen e errësive ku ai fundoset, i pakapshëm. Sa më shumë t`i afrohemi, duke besuar ta kuptojmë më mirë këngën e tij e ta mbërthejmë, aq më shumë ai largohet. Mbetet jehona – jehona vetëm – e këngës së tij.

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05/04/2017 | Lien permanent

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