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Le Monde libre d'Aude Lancelin

Photographie (détail) de l'auteur.
C2KuD94XUAAafkb.jpg large.jpgJusqu'ici nous avons gardé le silence sur le nouveau drame d'Aude Lancelin, pourrais-je paraphraser le grand Barbey d'Aurevilly en reprenant l'entame de son article du 3 décembre 1838 sur Ruy Blas. Il valait mieux se taire, en effet, et prendre son mal en patience, le temps que l'orage formidable se fracasse contre l'émail jauni du bidet médiatique parisien, puisque celui qui fut le patron de celle par qui le scandale n'est même pas arrivé, le très narcissique Jean Daniel, a ramené les hauts faits d'arme de son ancienne employée rancunière à une banale évidence qu'il n'a hélas que bien trop tardivement avouée, et de surcroît dans un article d'une platitude confondante, qui débute par un cliché aussi élimé que le style d'un étudiant du Celsa. Il n'en reste pas moins que le vieillard bientôt centenaire, caricaturé non sans justesse sous les traits de Jean Joël, a parfaitement raison de ramener la folle et risible prétention de celle qui, avoue-t-il sans fard, l'a blessé, à ce qu'elle a toujours été, et restera : l'ambition démesurée d'une idéologue de piètre talent mais de vaste entregent. Pour preuve, rappelons cette quarantaine de médiocres lécheurs professionnels qui, dans le torchon Libération essoré à la date du 25 mai 2016, signèrent une pétition scandalisée pour protester contre l'éviction de l'embaumeuse de cadavre idéologique. Jean Joël stigmatise encore la caricature de pensée d'une femme se rêvant influente alors que seul son bavardage convenu, comme les hémorroïdes dites ouvertes, est fluent, et «dont les seuls faits de plume ont finalement été quelques articles bien tournés». Jean Daniel Joël, je l'avoue, a la méchanceté bien fade, sans doute parce qu'il a été réellement blessé dans son orgueil, que nous savons colossal, et à mes yeux mérite donc parfaitement les coups de pieds que lui distribue au cul, apparemment élargi par la graisse de la satisfaction et de la prétention (cf. p. 32), son ancienne protégée, car Aude Lancelin n'a pas franchement une plume qui vous permettrait d'oublier la fadeur de celles de tous ses collègues. C'est ainsi que telle Rastignac à couettes blondes se rêve tigresse de l'insurrection, alors qu'elle est à peine petite souris de laboratoire, soumise aux expérimentations de la recherche en journalisme génétiquement ou managérialement modifié.
Toutes proportions malheureusement écartées, car le métier de journaliste est incontestablement plus défiguré par la lamproie de la petite vérole que ne l'est celui de tiers voire franche demi-mondaine, et la lecture d'un livre de journaliste plus déplaisante que celle d'un traité scientifique consignant les effets versicolores des maladies sexuellement transmissibles, j'ai été pris d'un profond dégoût à la lecture du livre sanieux d'Aude Lancelin, Le Monde libre qui, assez curieusement et faussement (mais sans doute fort prudemment, d'un point de vue juridique), se donne pour un texte romanesque dès son avertissement (1), prétend, sans rire mais en ricanant beaucoup, dissiper quelques flatulences intellectuelles, s'enferme dans un délire d'autosatisfaction revancharde et, pour le dire rapidement, gonfle jusqu'à l'éclatement une baudruche de mots vidés de leur sens. Dénonçant des mensonges pieux («le noir souci de la précarité», par exemple, «désormais repeint en expérimentation de nouvelles libertés», p. 196), le livre d'Aude Lancelin n'en forme pas moins une sorte de mensonge au carré, dans lequel les dernières forces de la pensée, en France et même à l'étranger, seraient incarnées par des penseurs inhumanistes comme Alain Badiou qui regretta, mais franchement tard, d'avoir salué la victoire des khmers rouges par un tonitruant, irresponsable et criminel Kampuchea vaincra !.
Deux thématiques principales structurent le texte d'Aude Lancelin, thématiques d'ailleurs liées l'une à l'autre, qui cachent, nous le verrons, une confession qui a pour particularité d'être une absolution administrée par l'intéressée à elle-même, tant il est évident qu'Aude Lancelin, dans son livre à vocation romanesque, ne sait camper qu'un seul personnage, mais sous des traits flatteurs, elle-même contre tous (ou presque). Se sachant coupable, quelle meilleure façon que de s'absoudre soi-même, en faisant mine de se confesser devant ses collègues, moins courageux, moins impudiques ou bien moins fondamentalement fascinés par leur petite personne que ne l'est Aude Lancelin ? Ces deux thématiques principales sont assez communes dans un brûlot : l'évocation de la décrépitude crépusculaire d'un monde (politique et intellectuel, donc, partant, tout entier ou presque journalistique) à l'agonie, et la certitude, commune à tout témoin complaisant qui se prend pour élu intraitable, que la réalité n'est en fait qu'une bulle savonneuse d'imposture, derrière laquelle se cache une vérité fort peu reluisante, mais que l'intéressé, lui, pour son malheur, a vite fait de considérer.
Le ton qu'utilise Aude Lancelin, volontiers pessimiste voire obsessionnellement noir, n'est pas pour nous déplaire dans les deux cas, puisqu'elle ne cesse de rappeler que nous vivons dans et par (du moins certains d'entre nous, vendus, n'en déplaise à notre prêtresse du culte sacrificiel de la Pureté Idéologique) «la presse d'une France au crépuscule» (p. 14) qui ne représente plus rien d'autre que la ruine d'un «âge d'or de la pensée et de la politique» (p. 16), et cela alors même qu'Aude Lancelin ne condamne pas vraiment un état politique, intellectuel et culturel que d'aucuns ont nommé d'un terme repris au vocabulaire de la psycho-pathologie, la sinistrose. Elle ne peut le condamner puisque c'est sur le cadavre de la France qu'une telle journaliste, comme tant d'autres, se nourrit et prospère, établit sa propre colonie d'animalcules : une France qui se relèverait et retrouverait sa santé, voire sa grandeur intellectuelle rendrait aussi utile la présence d'une Aude Lancelin que celle d'un de ces moucherons de pissotière qu'un seul rai de lumière dissout selon Rimbaud. Il nous semble bien au contraire qu'Aude Lancelin n'est pas complètement mal à l'aise dans cette France qui, pour se trouver belle, est obligée de se contempler dans un miroir déformant, tant la mention d'un passé pourtant proche, où, fumeux cliché, «l'astre français n'avait pas encore pâli» (p. 16), est constante (cf. p. 23) dans ce livre, jusque dans l'usage pour le moins facile qui est fait de «l'Obsolète», le titre derrière lequel se cache l'ancien employeur d'Aude Lancelin, que cette dernière décrit comme étant «l'évangile hebdomadaire de tous les intellectuels progressistes des années 70» (p. 21), un journal né sur les cendres de «la petite équipe politiquement correcte de France Observateur» (p. 24) qui, bientôt, se trouverait engluée, comme tant d'autres, dans «une même uniformité libérale et autoritaire» (p. 113) régnant désormais à droite comme à gauche.
Si la France intellectuelle, superbement radiographiée par Jules Monnerot, forcément et férocement à gauche selon l'auteur (mais attention, pas n'importe quelle gauche : celle d'Aude Lancelin, qui n'a rien à voir avec «la gauche Finkielkraut», sorte de «deuxième gauche» en train «d'achever sa mue en deuxième droite», p. 111), si cette France est morte, nous ne pouvons qu'en déduire que nous vivons dans un monde creux, une imposture tout juste comparable aux «trivialités bon teint de centre gauche» (p. 26) que l'intéressée ne peut que vomir, elle qui vomit, comme Dieu, la tiédeur. Curieusement, Aude Lancelin, pourtant toujours prompte à crucifier la cécité, coupable, de toutes celles et surtout ceux qui ont brimé son apocalyptique lucidité lorsqu'il était «difficile d'ignorer que les lumières de la fête étaient en train de s'éteindre les unes après les autres» (p. 38), ne semble même pas se rendre compte que pour elle aussi, pour elle d'abord en tant que journaliste, les dés étaient pipés. Sans doute Jules Monnerot, déjà cité, avait-il parfaitement raison d'affirmer que l'«illusion intellectuelle par excellence est l’illusion de l’intellectuel sur lui-même», même si se serait mentir comme un de ces hommes de paille qu'Aude Lancelin voue au bûcher que de prétendre que notre journaliste est une intellectuelle. Il n'est en effet point logique de claironner, à chaque ligne ou presque, que l'on décrie le mensonge de classe dont s'engraissent presque tous les autres (sauf peut-être Alain Badiou et Philippe Muray), clamer, conséquemment et à rebours des lâches, la vérité, procéder en somme au dégonflement de ces «temps d'imposture universelle» et, en disant la vérité, commettre un acte véritablement révolutionnaire selon George Orwell, tout en travaillant pour un journal sur lequel l'intéressée elle-même ne nourrit absolument aucune sorte d'illusion, et cela depuis l'origine : «il est certain que «l'Obsolète» n'était pas un lieu possible pour ce genre de révolution. L'avait-il été un jour ? C'est peu probable. On ne change pas. Des éléments, des failles de la personnalité, toujours les mêmes, font dévier toujours plus profondément un parcours, jusqu'à parfois le rendre si hideux qu'il semble en tout point dissemblable, voire même (sic) (2) contraire à ce qu'il était à l'état naissant» (p. 29).
Il est de fait assez comique de constater avec quel soin méticuleux Aude Lancelin ne manque jamais de nous rappeler sa progression au sein du journal auquel non seulement elle ne croit plus, mais, selon toute apparence, auquel elle n'a jamais cru. Progresser dans une hiérarchie n'est pas croire, fort heureusement, aux principes qui la fondent, voilà une vérité qu'Aude Lancelin aura appliqué à la lettre, elle qui n'a pourtant point tort de tancer les méthodes managériales à la mode. Ainsi : «En 2014, j'avais toutefois fini par être rappelée à «l'Obsolète» pour y être nommée numéro deux, à la stupeur de certains commissaires politiques du journal» (p. 122). Si j'étais mauvaise langue, j'oserais affirmer que toute l'histoire du putanat journalistique, qu'Aude Lancelin n'a jamais de mots assez durs, parfois drôles, pour condamner, réside dans ces quelques termes anodins, «j'avais toutefois fini par être rappelée»... Il faudrait ici la puissance d'un Balzac pour faire naître, de ce carambolage d'euphémismes, le répugnant golem des compromissions, innombrables et toutes point complètement répréhensibles ni même condamnables, mais qui, posées les unes sur les autres, amalgamées les unes aux autres comme une pâte ignoble, n'en forment pas moins une créature ayant bien des aspects mais portant toujours le même nom, l'arrivisme et, aussi, l'absence de toute éthique, pas seulement professionnelle, mais intellectuelle. D'ailleurs, lorsqu'elle ne travaille pas pour ce journal, c'est pour un autre qu'Aude Lancelin exerce ses talents d'inspectrice sourcilleuse des idées finies et même fossilisées, Marianne en l'occurrence. Las, car elle ne tardera pas, dit-elle, «à comprendre que, à peu de chose près, les mêmes pharisiens, soumis aux mêmes maîtres, chargés de veiller à peu de chose près sur les mêmes vérités, y régnaient aussi inflexiblement» (p. 135). Qu'on se le dise, il faudrait, à ce stade de putrescente assurance, qu'Aude Lancelin dirige son propre journal, qui serait composé à 95 % par les analyses jurassiques d'un Alain Badiou qui, sans mourir, est déjà momifié comme son vénéré Staline, le reste du bavardage pompier comme une parade de l'Armée rouge étant occupé par celles d'un Giorgio Agamben (point nommé, assez curieusement) ou d'un Antonio Negri. Pourtant, et voilà bien le détail qui prouve qu'Aude Lancelin est une vestale de laquelle toute souillure et corruption se tiennent éloignées comme Michel Onfray ou Bernard-Henri Lévy (nous y reviendrons) se tiennent éloignés de toute forme de pensée autre que publicitaire, donc sonnante et trébuchante, pourtant, nous assure l'intéressée, elle s'estime encore être «la part maudite» (p. 141) du système, et ce n'est pas sans une immense immodestie, sous l'apparent humour, qu'elle se qualifie aussi comme une «éternelle hérétique de «l'Obsolète» laquelle, ô surprise, au sein de ce journal essuyant les délires de flamboyance du «Narcisse de Blida» qui l'a tordu et froissé dans tous les sens pour en extraire quelques gouttes de nectar soi-mêmiste et laudateur, devient tout de même, «pour deux ans la princesse consorte, avec notamment les pleins pouvoirs dans le domaine des idées que ses fondateurs tenaient pourtant pour sacré» (p. 143).
Si Le Monde libre est bien des choses, et même la description d'une femme assez étrange pour être une espèce de révolutionnaire de salon, une millénariste acoquinée avec les pires langueurs intellectuelles et reculades grimées en inflexibles principes qui pleurnichera sans la moindre honte en osant se peindre sous les traits d'une journaliste partant à «Pôle emploi en plein sinistre de la presse» (p. 45), il est aussi le portrait d'une carriériste résolue, tout du moins d'une ambitieuse féroce, un «Young Leader» en jupons à vrai dire point tout à fait jeune, ni même prometteuse, même si tel «écrivain noctambule» n'aura pas hésité, en 2000, à vouloir la «lancer» dans «l'émission télévisée qui venait de lui être confiée» (p. 41). Pas grand-chose en somme, du vent s'acoquinant avec du vent, du vide avec du vide, mais attention, l'un à moitié plein de nocturnes ribauderies, l'autre à moitié vide de désespoir languissant, chantant les lendemains qui chantent sur une mandoline plaquée à la feuille d'or consanguine.
Pourtant, Aude Lancelin, qui comme un personnage de Philip K. Dick semble anormalement capable de détecter le plus infime grain de corruption et de décomposition au sein du régime (cf. p. 120) et même sur «le terrain idéologique français entier [qui] était en train de s'effondrer» (p. 115), pourtant, Aude Lancelin qui seule au milieu d'une cohorte d'entrelécheurs penauds mais pleins d'entrain et de lâches vendus au «capitalisme financier» pourvoyeur de petit robots d'un «usinage idéologique» (p. 47), paraît avoir détecté la «glissade vers la droite de tout le spectre intellectuel et politique», glissade «d'une profondeur inouïe» (p. 103), pourtant Aude Lancelin qui seule encore paraît être en mesure de «reconnaître la corrélation toujours niée entre le ralliement sans condition de la gauche au marché et les poussées du Front national» (pp. 92-3), pourtant Aude Lancelin écrivais-je, qui n'est décidément pas à une contradiction près pourvu qu'elle serve son ambition aussi démesurée que foncièrement sotte et vaine, semble elle aussi fort à l'aise dans «ce petit carrousel d'influence» (p. 88) qu'est son journal préféré et semble, elle aussi, ne lui en déplaise, s'être acoquinée avec «la haine de la complexité intellectuelle» (p. 49). Pour renvoyer son compliment à cette inflexible gardienne de la bonne pensée pourvu qu'elle soit franchement à gauche, Aude Lancelin semble s'être avachie elle aussi dans quelque «maestria mafieuse» (p. 54) qu'elle reproche à Bernard-Henri Lévy avec le cri sincère d'effroi de la pucelle devant l'avancée résolue et pocharde d'un Gilles de Rais de gaillarde humeur.
27634886273_b69492504f_o.jpgAprès tout, la chair, mais aussi l'esprit sont faibles n'est-ce pas, mais il y a pire que cette soif de pouvoir si admirablement commune, bien que si peu compatible avec l'antienne plusieurs fois entonnée par Aude Lancelin qui se déclare près des plus humbles (3) et qui, sans doute pour prix de cette proximité, a payé «le prix de l'irrévérence» (p. 63). Il y a pire, bien pire que ce péché véniel : il y a, au sein même du livre d'Aude Lancelin et probablement de l'intention trouble qui l'a nourri, une contradiction interne qui rend caduc le petit exercice de vengeance banale auquel la journaliste, tout de même «nommée directrice adjointe» (p. 71) d'un journal qu'elle conchie désormais, qu'elle conchiait secrètement alors qu'elle y travaillait (puisqu'il sert après tout de miroir à un «Parti socialiste en voie de putréfaction», p. 47), s'est adonnée : il y a que l'on ne peut manifester un goût pour ce que l'auteur appelle les «grands catholiques rouges» (p. 74) ou pour un penseur qui, comme Alain Badiou, s'est juré «de laver le drapeau rouge du fleuve de boue dans lequel les muscadins de l'antitotalitarisme» l'ont plongé «trente années durant» (p. 70), ce qui suppose un sens réellement miraculeux de l'abnégation, et, ô surprise, déclarer se méfier «des tables rases», et même avouer, bien tranquillement, clé de voûte de cet édifice de papier mâché : «Jamais je n'avais cru en une possible rectification définitive d'un bois humain voué à demeurer à jamais tordu» (p. 64), phrase qui nous prouve qu'Aude Lancelin a tout de même lu autre chose que les rinçures savantasses et amphigouriques d'Alain Badiou. Autant le dire à la place d'Aude Lancelin, pourtant fille d'un père qui, «seul de toute sa lignée» a obtenu le baccalauréat et qui a été «contre-révolutionnaire par attache [vendéenne] autant que par snobisme» (p. 59) : la messe est dite après cette révélation franchement peu progressiste, et même, osons le vilain mot, réactionnaire.
Si Dieu vomit les tiède, parole fameuse qu'Aude Lancelin choisit pour titre de son huitième chapitre, et si Aude Lancelin, qui n'hésite pas à se décrire à tel moment comme «une journaliste de base» (p. 52), affirme son goût pour des penseurs comme Rousseau, «dont le style et la radicalité» (p. 59) l'éblouissent, ou bien Nietzsche dont la pensée est pour elle «la plus puissante, la plus inhumainement subtile» (p. 60), s'il n'y a pratiquement pas une seule page dans son livre qui ne déplore le fait que nous avons «incontestablement dévalé quelques marches intellectuelles» (p. 56), l'auteur n'ayant de cesse de pleurer «toutes ces années en voie d'évanouissement au cours desquelles la France avait été le méridien de Greenwich de la pensée» (p. 68, où Lancelin fait référence à... la French Theory et au «folklore gauchiste de la faculté de Vincennes»), il n'en est dès lors que plus prodigieusement comique que cette journaliste n'ait pas, avant même que de travailler pour tel ou tel journal, tiré les conséquences de ce qu'elle savait, de ce qu'elle se flattait même de s

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17/01/2017 | Lien permanent

Quatre années dans la Zone

Crédits photographiques : Julian Stratenschulte (AFP/Getty Images).
Quatre années ! J'espère que l'on appréciera, à défaut d'autres qualités dont je ne saurais me prévaloir, ma constance (l'inconstance, selon le juge Pierre de Lancre, était l'une des caractéristiques les plus évidentes du démon), voire mon obstination, dans mes admirations comme dans mes exécrations. Je suis donc ce qu'il est convenu d'appeler un fieffé démonomaniaque et j'espère garder encore longtemps secrète cette pourtant évidente marque diabolique, que les petits juges veulent à tout prix découvrir sur mon corps pour me convaincre de sorcellerie et, illico presto, m'envoyer rôtir sur le bûcher, pauvre Gilles de Rais que je suis, précédé par aucune céleste pucelle !
Entre cette toute première note et la prochaine, j'aurai donc publié, sur ce blog, quelque 600 (bien lire : six cent, comme l'écrit l'AFP lorsqu'elle n'est pas très certaine de ce qu'elle raconte) textes.
Je ne les aime pas tous bien sûr, certains ont bien évidemment ma préférence, mais je suis assez fier, bon sang, de l'énorme travail ici accompli et surtout de la confiance (parfois, de l'amitié) que m'ont donné un grand nombre de lecteurs et de rédacteurs, dont j'ai publié une ou plusieurs notes. Je ne prends pas la peine de tous les citer, vous les trouverez dans la rubrique Hôtes.
La cause de la vérité devant être, selon Montaigne, la cause commune par excellence, j'ai ouvert à mes amis (nombreux et intelligents) et ennemis (aux rangs épars, ils sont, de plus, très souvent stupides), pour cette seule note, les commentaires qui, de cette vérité qu'à ma façon je m'efforce de chercher, donneront sans doute une image aussi variée que contradictoire.

Ajout du 15 mars : cet amical salut de Dominique Autié.

Le dernier numéro de la revue Contrelittérature vient de paraître, dirigée par Alain Santacreu. J'y ai écrit un article sur Paul Gadenne, magnifique écrivain français influencé par les ombres tutélaires de Kafka, de Dostoïevski et de Kierkegaard. Je renvoie mon lecteur à un extrait de mon texte, disponible sur le site de la revue.
Qu'un tel auteur, Paul Gadenne, soit pratiquement inconnu du plus grand nombre est un scandale, un de plus dans notre pays, alors que le plus infinitésimal postillon d'un Philippe Sollers est paraît-il capable de guérir les pauvres que nous sommes de leurs écrouelles... Quelques bossus, de surcroît humbles serviteurs de ce monarque de plus en plus nu, Haënel, Pleynet, Meyronnis, prétendent même que leur maître a le don de prescience. Quoique absolument anti-sollersien, puisque je suis terrorisé par le vide, je possède quelque peu ce don de voyance, et puis affirmer, sans risque de me tromper, que l'avenir de la littérature française sera celui de l'oubli des trop nombreux livres de Sollers, et que dire de ceux de ses piètres séides, dont une cour criarde de pages médiatiques, Josyane Savigneau, Anne Crignon, Aude Lancelin pour nommer mes préférés, s'efforce de faire la vulgaire réclame sur nos places de marché, ceux-là, ces pauvres livres sustentés par une force, un don, une écriture proprement chimériques, n'existent même plus au moment où j'écris ces mots !
Il est vrai que Sollers, petit prélat de la République pontificale de nos lettres, n'a pas fait grand cas d'un autre inconnu, mort dans un accident de voiture à 26 ans, le rimbaldien Jean-René Huguenin, dont il faut lire et relire le Journal mais aussi l'unique roman, La Côte sauvage ainsi que certains textes critiques réunis après sa mort. Il est vrai que Sollers ne s'est guère payé de mots face à un Renaud Matignon, l'un des fondateurs historiques de la revue Tel Quel et du reste excellent critique, avant que celle-ci ne perde son élan nietzschéen pour devenir une bluette marxisante, autant dire bien-pensante, double girouette obèse à force d'ingurgiter le court-bouillon du Nouveau roman et les quelques croutons qui surnagent encore dans la soupe psychanalytique.

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Contrelittérature

Photographie (détail) de Juan Asensio.
23650223474_699356bf40_o.jpgJ’ai sous les yeux le quinzième numéro de la revue Contrelittérature, dirigée par Alain Santacreu. Superbe travail, d’abord esthétique, le numéro étant richement illustré par des photographies (au sujet… funèbre) prises par Michel Random, Santacreu, qui se souvient bien évidemment des numéros 9 et 10 de ma propre revue, Dialectique, écrivant de ces clichés qu’ils proposent ou «provoquent une obliquité singulière du regard lisant et renversent la perspective de la lecture, l’orientant vers une architecture secrète.» Quelle est-elle ? Sans doute l’affirmation selon laquelle l’homme moderne ignore le sens véritable de la mort puisque les progrès foudroyants de sa technique lui permettent déjà d’acquérir l’immortalité solipsiste du clonage. Sans mort, point de liberté, point de grâce de l’éphémère, point d’émerveillement donc, point d’art, point de pensée, juste (certains n’en doutons pas donneraient leur âme pour obtenir cela…) la réitération indéfinie d’un soi-mêmisme étendu à la Machine-monde, celle, définitivement immortelle mais esclave, décrite par Günther Anders plus que celle de la trilogie Matrix, encore infusée par l’attente du Messie et aidant paradoxalement celui-ci dans son entreprise de libération des hommes pourchassés par les machines.
Je passe vite sur l’article effusif de Luc-Olivier d’Algange qui, une fois de plus, une fois encore, a largement ouvert le robinet d’eau tiède charriant quelques bulles d’hélium évidemment majusculées («Art », «Symbole », «Unificence », «Contes » et « Quêtes du Graal », «Verbe », «l’Un », etc.) pour évoquer le bel mais, pour le coup, trop court article de Francis Moury sur l’œuvre de Jules Lequier, philosophe qui demeure encore assez méconnu, malgré les efforts de son éditeur, L’Éclat et ceux, plus anciens, de quelques éminents philosophes, comme Renouvier, Bréhier, Grenier, Xavier Tilliette et André Clair à présent. La dernière phrase de Moury d’ailleurs, mystérieuse à souhait (puisqu’elle évoque le possible suicide de Lequier et non sa mort accidentelle sur une plage bretonne) me fait penser que mon ami n’en a pas fini avec l’œuvre de Lequier.
Suivant immédiatement cet article, je ne saurais trop recommander le passionnant entretien mené par Santacreu avec Gérard de Sorval qui, sur la Royauté et son état actuel de délabrement consensuellement démocratique (clin d’œil à l’initiative électorale de M. Adeline), contient des lignes que feraient bien d’apprendre par cœur tous les compulsifs adorateurs de l’AF et les attentistes transis d’une hypothétique Restauration : «Poussons la contradiction jusqu’au bout, déclare ainsi Sorval : imagine-t-on un instant que l’Oint du Seigneur – le Lieutenant du Christ, Fils aîné de l’Église, héritier de la plus ancienne, la plus noble et la plus illustre de toutes les dynasties royales depuis deux mille ans, tenant sa couronne d’un mandat direct du Ciel, plus auguste et plus sacré que l’Empereur des romains lui-même – puisse revenir se couler dans le moule d’une société où tout individu est le roi et refuse la moindre parcelle d’autorité de droit naturel ou de droit divin, au-dessus de lui ?». Je signale encore, tout particulièrement, le remarquable article de Théophile d’Obla (le nom est trop beau pour n’être point, sans doute, un pseudonyme…) consacré à la Guerre métaphysique et évoquant les pensées de Strauss, Voegelin (mais pas celle de Löwith ni de Kantorowicz). Enfin, j’ai signé un papier sur Collateral, le récent film de Michael Mann, dont une toute première version avait été publiée ici-même, dans la Zone.
Je salue donc, et ce ne sera pas la dernière fois, la vitalité et le beau courage nécessaires à la réalisation de Contrelittérature.

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16/01/2005 | Lien permanent

Gregory Mion dans la Zone

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_4010.JPGL'une de mes plus grandes fiertés, peut-être même la seule, réside dans le fait que, dès sa création, la Zone a attiré un certain nombre d'excellentes plumes, qu'il s'agisse du regretté Dominique Autié, de Francis Moury, de Baptiste Rappin ou encore de Jean-Luc Evard.
Gregory Mion, précis, méticuleux, bon (et ample) lecteur qui semble hanté par la question du Mal, est l'une d'entre elles, comme le prouve suffisamment le rappel de toutes les notes qu'il a écrites pour ce blog.

2111932236.jpgLa Maison aux sept pignons, une contribution de Nathaniel Hawthorne à la littérature fantastique.




4169628675.jpgEssai de caractérisation du cinéma de Michael Haneke : conjectures sur le Mal.




637826355.2.jpgSagesses et folies de Don Quichotte.





725868229.jpgPremières lueurs d’abîme : Benjamin Whitmer et Donald Ray Pollock.




2745653356.jpgDon DeLillo et l’expérience hérétique de la littérature : une lecture de L’étoile de Ratner.




1123343994.jpgLes États généraux de la violence.





3158674843.jpgL’Exorciste de William Friedkin : la densité du Mal.





894499679.jpgTragédies en Alaska : Sukkwan Island et Désolations de David Vann.




3074873577.jpgRaskolnikov, une ombre de surhumanité sous le soleil de Saint-Pétersbourg.




2378665326.jpgHoward McCord : le littéral au bout de la langue.





4219481038.jpgLe guetteur halluciné de Geneviève Roch.





151936918.jpgLe chef-d’œuvre de Jaume Cabré : Confiteor.





2918359838.jpgThèse sur un homicide de Diego Paszkowski.





1236829405.jpgDocteur Sleep de Stephen King, précédé d’un exposé sur les modalités de l’horreur dans son œuvre.




1834000822.JPGL’image de cinéma chez Deleuze : sa nature et ses vertus.





Essdras M. Suarez : EMS Photography.jpg2666 de Roberto Bolaño,1 : au bord du précipice et du monstre romanesque, par Gregory Mion.




3148159795.jpg2666 de Roberto Bolaño, 2 : du mystère de l’homme à l’intuition de Dieu.




3041142804.jpg2666 de Roberto Bolaño, 3 : hommes sans qualités et femmes sans destin.




1845295150.jpg2666 de Roberto Bolaño, 4 : la nécrologie d'un inframonde.





Bolaño (5).jpg2666 de Roberto Bolaño, 5 : les origines de la littérature «monstrueuse».




2490979286.JPGCes cinq notes ont été regroupées dans celle-ci, recensant tous les articles consacrés à 2666.




618905160.jpgRío Negro de Mariano Quirós : un hymne pour Héraclite.





33231926.JPGLe naturel littéraire selon Paul Auster.





629126526.jpgLa philosophie du paysage chez Wim Wenders.





2511211076.jpgJoseph Conrad et l’attraction des ténèbres : sur les ruines de Kurtz.





2398492833.jpgIn memoriam : Anna Karénine, sublime au-dessus des hommes.





1363545294.jpgLe musée des monstres de Mike Kasprzak.





2447713728.JPGRequiem pour Emma Bovary et Gustave Flaubert.





266109926.JPGAutour d'Auschwitz.





3160013412.jpgIon de Platon : le divin rayon de la philosophie.





1696624792.2.jpgCalibre 45 de Martín Malharro : un aperçu du Pandémonium.





3949271125.jpgLe bruit et la fureur de William Faulkner.





989678777.jpgGagneuses de François Esperet, ou la poétique de la délivrance.





AlbertCohen2.jpgLe livre de ma mère d'Albert Cohen : une stèle pour l’éternité.





1798676934.jpgKant et le problème de l’éducation : suggestions pour l’édification d’un homme moral.




2578865313.jpgL’Amérique en guerre (1) : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL’Amérique en guerre (2) : l’Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





1648226376.jpgElephant man de Frederick Treves, ou la surhumanité du monstre.





1099058826.jpgLa Horde du Contrevent d’Alain Damasio : une apologie du vivant, du mouvement et de la créativité.




2251913716.jpgL’Amérique en guerre (3) : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




3324957379.jpgLes Grandes Espérances de Charles Dickens : la contrariété de devenir un homme.




Dominique Thomas.JPGJ’étais la terreur de Benjamin Berton : l’autre djihad de Chérif Kouachi.




84854538.jpgLes loups à leur porte de Jérémy Fel.





2399795417.jpgL'Amérique en guerre (4) : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !




1508947246.jpgIntroduction à John Dewey de Joëlle Zask : l’exigence d’un supplément démocratique.




2707459295.jpg

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09/12/2014 | Lien permanent

Le positivisme spiritualiste d’Aristote, par Francis Moury

Crédits photographiques : Gerald Herbert (AP Photo).
Rappel
Les cinq métaphysiques d'Aristote, par Francis Moury.

41wW4-UwAGL._SS500_.jpgÀ propos de Félix Ravaisson, Essai sur la «Métaphysique» d’Aristote,
un vol. in-8° de 755 pages, réédition en un seul gros volume de l’édition originale en deux volumes de 1845, couronnée par l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques), avertissement de Maxence Caron, Éditions du Cerf, coll. La Nuit surveillée, 2007).
LRSP (livre reçu en service de presse).



Préliminaire : fragments d’histoire de la philosophie

Félix Ravaisson fonde le positivisme spiritualiste à partir de son étude d’Aristote

«Auguste Comte, cependant, entra peu à peu dans une voie toute différente de celle où M. Littré et M. Stuart Mill s’étaient engagés sur ses traces; de son positivisme primitif, il passa par degrés à une métaphysique et à une religion. […] Prend-on pour cause un idéal tout à fait en dehors de la réalité, on n’a rien qui suffise à expliquer la nature. C’est cet idéalisme contre lequel s’est élevé, non sans raison, le positivisme. Ne veut-on, au contraire, rien reconnaître de réel que le phénomène seul, comment y trouver, ainsi que le positivisme lui-même l’a établi, aucune causalité, aucune explication d’un autre phénomène ? Considérer enfin le phénomène d’un ordre supérieur comme la raison du phénomène inférieur, précisément parce qu’il présente la perfection de ce dont celui-ci n’a que le commencement, c’est nécessairement, quoique peut-être sans s’en rendre compte, sous-entendre dans la perfection une action efficace, et la théorie d’Auguste Comte, sous sa dernière forme, explique la conception de la cause finale, si ce n’est telle que l’expose l’ordinaire idéalisme, qui représente la nature d’après le type de l’art humain, telle du moins qu’on la trouve dans ce qu’on peut appeler le réalisme ou positivisme métaphysique qu’Aristote fonda, en lui donnant pour base l’idée expérimentale et supra-sensible en même temps de l’action.»
Félix Ravaisson, De l’habitude (1838, édition de 1894), suivi de Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle (1867, édition de 1895) et de Le Scepticisme dans l’antiquité grecque (1884) (Éditions Fayard, coll. Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1984), pp. 118 et 133-134.

Jules Lachelier actualise l’interprétation d’Aristote par Ravaisson

«Ainsi, de l’aveu même d’Aristote, nous ne concluons pas des individus à l’espèce, mais nous voyons l’espèce dans chaque individu; la loi n’est pas pour nous le contenu logique du fait, mais le fait lui-même, saisi dans son essence et sous la forme de l’universalité. L’opinion d’Aristote sur le passage du fait à la loi, c’est-à-dire sur l’essence même de l’induction, est donc directement opposée à celle que l’on est tenté de lui attribuer. […] Ainsi l’empire des causes finales, en pénétrant, sans le détruire, dans celui des causes efficientes, substitue partout la force à l’inertie, la vie à la mort et la liberté à la fatalité. L’idéalisme matérialiste auquel nous nous étions arrêtés, ne représente que la moitié ou plutôt que la surface des choses : la véritable philosophie de la nature est, au contraire, un réalisme spiritualiste, aux yeux duquel tout être est une force et toute force une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d’elle-même. Cette seconde philosophie est, comme la première, indépendante de toute religion : mais, en subordonnant le mécanisme à la finalité, elle nous prépare à subordonner la finalité elle-même à un principe supérieur et à franchir par un acte de foi morale les bornes de la pensée en même temps que celles de la nature.»
Jules Lachelier, Du Fondement de l’induction [1871] suivi de Psychologie et métaphysique [1885] et de Notes sur le pari de Pascal [1901] (6e Éditions Félix Alcan, coll. B.P.C., 1910, tirage de janvier 1914), pp. 7 et 101-102.

Émile Boutroux : comment Ravaisson avait unifié son objet et sa méthode

«Félix Ravaisson aborda son sujet avec une entière liberté d’esprit. Il ne demanda qu’à Aristote la signification et la tendance de la doctrine d’Aristote. Mais il le lut en entier, avec un soin, une érudition, une méthode, un effort et une puissance de réflexion qu’on n’eût pas attendus d’un si jeune homme. Il aboutit à des résultats très différents de ceux que prévoyait [Victor] Cousin. Sans doute, dit-il, à l’opposé des premiers philosophes, qui prétendaient expliquer toute chose par la matière, Platon est venu montrer que la matière ne se comprend que par l’Idée. Mais Platon n’a pas dépassé le seuil du spiritualisme. Aristote montre que son Idée, qui n’est en somme que le général, laisse inexplicable un élément essentiel à l’être réel, à savoir le mouvement vers une forme déterminée, la vie avec sa finalité, l’individualité. Et il cherche le principe premier dans l’intelligence, source de l’Idée, activité véritablement suprasensible et réelle. Loin donc qu’il ait rétrogradé vers le sensualisme et le matérialisme, Aristote a, bien plus complètement que son maître, surmonté ces doctrines : il est le véritable fondateur de la métaphysique spiritualiste.»
Émile Boutroux, Nouvelles études d’histoire de la philosophie, § La Philosophie de Félix Ravaisson [1900] (Éditions Librairie Félix Alcan, coll. B.P.C., 1927), pp.195-196.

Henri Bergson : aux sources du bergsonisme, un fil rouge positiviste spiritualiste reliant Aristote à Ravaisson

«Car l’opposition qu’il établit ici entre Platon et Aristote, c’est la distinction qu’il ne cessa de faire, pendant toute sa vie, entre la méthode philosophique qu’il tient pour définitive, et celle qui n’en est, selon lui, que la contrefaçon. L’idée qu’il met au fond de l’aristotélisme est celle même qui a inspiré la plupart de ses méditations. A travers son œuvre entière résonne cette affirmation qu’au lieu de diluer sa pensée dans le général, le philosophe doit la concentrer sur l’individuel. […] «La peinture, disait Léonard de Vinci, est «chose mentale». Et il ajoutait que c’est l’âme qui fait le corps à son image. […] Comment ne pas être frappé de la ressemblance entre cette esthétique de Léonard de Vinci et la métaphysique d’Aristote telle que M. Ravaisson l’interprète ? […] Toute la philosophie de M. Ravaisson dérive de cette idée que l’art est une métaphysique figurée, que la métaphysique est une réflexion sur l’art, et que c’est la même intuition, diversement utilisée, qui fait le philosophe profond et le grand artiste. […] La thèse sur L’Habitude, comme d’ailleurs L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, eut un retentissement de plus en plus profond dan le monde philosophique».
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant – Essais et conférences, § IX, La Vie et l’œuvre de Ravaisson 1813-1900 [1904 puis 1932] (91e Éditions P.U.F. coll. B.P.C. 1938-1975), pp. 259-267.

L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote comme moyen-terme entre le positivisme et le spiritualisme dans l’histoire de la philosophie française

Les extraits ci-dessus manifestent assez – des points de vue critique et technique de l’histoire de la philosophie – la manière remarquable par laquelle Félix Ravaisson (1813-1900) fut à l’origine de deux évènements distincts mais convergents : d’une part, la fondation de l’histoire française moderne de la philosophie, et d’autre part, celle du courant positiviste spiritualiste qui, comme son nom l’indique, allie le positivisme de Comte au spiritualisme, en réunissant désormais sous cette rubrique les principaux noms, dans l’ordre chronologique, de Ravaisson, Lachelier, Boutroux et Bergson.
L’occasion de ces deux fondations fut un concours organisé en 1832 par l’Institut, sur proposition de Victor Cousin, récompensant d’un Prix la meilleure étude générale du système d’Aristote. Il ne s’agissait pas seulement de savoir ce qu’il était, il s’agissait aussi de savoir ce qu’on en pouvait conserver et ce qu’on devait en critiquer au temps présent. On peut s’en étonner en songeant à l’immense influence qu’avait eue sur l’université parisienne le Stagirite mais il faut savoir que le système d’Aristote avait été, depuis le moyen-âge, progressivement méconnu, travesti, déformé. Au point que Victor Cousin et l’Institut avaient cru nécessaires de faire justice des accusations de sensualisme et de matérialisme qu’on portait à son encontre, à la lumière des récents progrès philologiques venus d’Allemagne. En effet, l’Académie de Berlin venait de publier en 1831 les trois premiers volumes de la célèbre édition Bekker contenant le texte grec original d’Aristote, certaines de ses traductions latines, et certains de ses principaux commentaires grecs. Ravaisson remporta le prix en 1835 et transforma deux ans plus tard en 1837 son manuscrit en mémoire imprimé. Ce premier volume contenait la description du système et une traduction de nombreux extraits, soutenues par les citations constantes du texte original grec en notes, par des discussions philologiques brèves mais étayées et pertinentes. De 1837 à 1846, il travailla au second volume, qui est une interprétation philosophique monumentale du système lui-même et une étude de sa place dans l’histoire générale de la philosophie antique jusqu’à Proclus : les conséquences morales, politiques, sociales du système sont historiquement pesées dans cette quatrième partie. Ce second volume paru en 1846 [selon Bergson, Léon Robin et Charles Devivaise] (1) ou en 1845 [selon Caron]. Ravaisson prévoyait d’en publier un troisième puis un quatrième qui ne virent pas le jour mais dont il nous reste un certain nombre d’éléments, notamment les admirables Fragments du tome III : Hellénisme, Judaïsme, Christianisme chez Vrin, en coll. B.T.P., dans l’édition établie en 1953 par Ch. Devivaise. Le projet final de Ravaisson, tel qu’il l’annonçait en 1846, était d’interpréter l’ensemble de l’histoire de la philosophie à la lumière du dynamisme spirituel, métaphysique, qu’il avait mis au jour dans l’aristotélisme. Devivaise cite la p. VI du second volume de l’édition originale de l’Essai : «Le troisième [volume] contiendra l’histoire de la Métaphysique, dans le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, en Orient et en Occident jusqu’à la fin du moyen âge. Le quatrième volume contiendra l’histoire de la Métaphysique dans les temps modernes et la Conclusion de tout l’ouvrage.»
Projet grandiose dont les Fragments restituent de fulgurantes intuitions, décomposées en formules tantôt synthétiques tantôt analytiques, toujours historiquement et philologiquement étayées mais aussi portées par une pénétrante intuition métaphysique, et dans lesquelles il faut voir l’origine des travaux d’histoire de la philosophie de Ravaisson lui-même (à commencer par son Rapport de 1867 sur la philosophie en France au XIXe siècle), de Jules Lachelier, d’Émile Boutroux (qui, outre son enseignement à la Sorbonne, ses conférences, ses admirables Études d’histoires de la philosophie de l’antiquité à 1920 environ, prolongea le rapport de son maître par son propre rapport sur La Philosophie en France depuis 1867 et rendit directement hommage à ses maîtres Ravaisson et Lachelier par deux admirables études reprises dans ses Nouvelles études d’histoire de la philosophie), de Bergson (la conférence prononcée à Bologne en 1911 sur L’Intuition philosophique comme source première de l’histoire de la philosophie, reproduite dans La Pensée et le mouvant). Plus près de nous, comment ne pas voir que les travaux d’histoire de la philosophie d’un Lucien Lévy-Bruhl (sur Comte par exemple; peut-être Lévy-Bruhl a-t-il écrit la meilleure étude jamais parue en France sur Comte et il serait grand temps de la rééditer), d’un Henri Gouhier (sur Comte bien sûr, inclus dans sa grandiose histoire philosophique du sentiment religieux en France), d’un A.-J. Festugière et d’un P.-M. Schuhl (antiquité grecque), d’un Étienne Gilson (Moyen Âge) et d’un Claude Tresmontant (philosophie de la religion), découlent directement de la méthode et de l’esprit de Ravaisson ?
Au début du XXe siècle, une partie de l’élite universitaire se détourna du positivisme spiritualiste. Léon Robin ne cite pas une seule fois Ravaisson dans sa thèse monumentale de 1908 sur La Théorie platonicienne des Idées et des nombres d’après Aristote (1908). Son maître Octave Hamelin le citait, en revanche, à quatre reprises avec sympathie dans son Système d’Aristote, série de cours donnés à l’E.N.S. et scrupuleusement édités (sauf quelques lacunes, notamment dans l’index alphabétique où il manque ces quatre références à Ravaisson) après sa mort par le même Léon Robin en 1920. Robin ne cite pas davantage Ravaisson, sauf son unique mention bibliographique déjà signalée en note, dans son assez complet Aristote de 1944. Si Robin était platonisant et voulait tirer Aristote vers le platonisme (2) son maître Hamelin ne pouvait pas être soupçonné d’une telle volonté. Son respect de la pensée d’Aristote est, en effet, admirable : qu’on compare les sections rédigées par Ravaisson puis par Hamelin sur l’histoire des écrits d’Aristote et la constitution du corpus aristotélicien, notamment la constitution du corpus nommé dorénavant Métaphysique, ou bien encore sur la théologie d’Aristote, et on verra aisément qu’Hamelin reprend la méthode de Ravaisson, avec une rigueur confortée par une documentation philologique naturellement supérieure mais avec la plus belle fidélité et des conclusions souvent proches, par exemple celle sur la logique comme forme de la science où Hamelin donne raison à Ravaisson contre Zeller.
Par un étrange détour, survenu à la fin des années 1930, Alain (alias Émile Chartier) renverse l’intuition ravaissonienne; il ne craint pas d’écrire, le 21 avril 1939,dans son Avertissement au lecteur qui ouvre son sévère et beau volume Idées – Introduction à la philosophie : Platon, Aristote, Descartes, Hegel, Comte (3), que «l’Aristote des temps modernes»… c’est Hegel ! On attendait d’un si fervent comtien qu’il écrivît «Comte». Alain, après s’être excusé de n’avoir pas traité autant d’Aristote qu’il l’aurait voulu, fait ensuite un parallèle historique entre Hegel éducateur de l’élite allemande au moment même où Comte est l’éducateur de l’élite française. Parallèle chronologiquement exact qu’il serait malvenu de vouloir discuter mais qui ne suffit pas vraiment à nous consoler ni à nous convaincre que Hegel soit considéré comme un moyen-terme entre Aristote et Comte. Hegel aurait, sans doute, estimé que cette phrase d’Alain était une savoureuse ruse de la raison ! Pourtant il faut se rendre à l’évidence : Hegel appartient à la lignée idéaliste fondée par Platon, Comte appartient à la lignée positiviste (et positiviste spiritualiste, bien entendu) fondée par Aristote. Le rationalisme à tendance idéaliste d’Alain – rationalisme ambitieux, exigeant, de valeur et constamment nourri d’une admiration fervente pour le fondateur du positivisme (4) – soutient cette tentative intéressante d’assimiler Aristote et Hegel, mais c’est une assimilation analogique. Or il faut se méfier de la connaissance par analogie.
Ravaisson revient en grâce en 1962 lorsque le plus grand exégète aristotélicien du XXe siècle, Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote (Éditions P.U.F., coll. B.P.C., 5e éd. 1962-1983), tient à qualifier d’emblée d’admirable la synthèse de Ravaisson, dans l’Avant-propos qui constitue, comme on le sait, un résumé critique par Aubenque des études aristotéliciennes des origines à 1960. La seule critique précise qu’Aubenque prodigue, dans la suite de son épais volume, à Ravaisson concerne (op. cit., p. 199) la question – il est vrai, importante - de l’analogie. Quant à la remarque un peu ironique d’Aubenque (p. 7) concernant la place excessive accordée à Plotin et Schelling dans l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, elle nous semble inexacte. Il suffit, pour faire justice du premier point concernant le néoplatonisme, de relire le fragment de Ravaisson édité par Devivaise (op. cit., p. 47) : «Malgré l’immense circuit qu’il embrasse, malgré tant de détours et de délais inutiles, le néoplatonisme est venu tomber épuisé au pied de la Métaphysique péripatéticienne. C’est la dernière phase de la philosophie de l’antiquité. Le cycle qu’il lui a été donné de parcourir est accompli, il se ferme au point même où l’aristotélisme l’avait brisé, en ouvrant à la pensée une nouvelle et plus vaste carrière.» Quant au second point concernant Schelling, le grand philosophe allemand de l’idéalisme objectif, Devivaise avait déjà précisément montré en 1953 (op. cit., pp. 12 et sq.) aux paragraphes II et III de son Introduction aux Fragments du tome III, en quoi la pensée de Ravaisson lui doit certaines inspirations, en quoi elle est originale. Les points communs ne concernent pas, de toute manière, l’analyse technique par Ravaisson de la Métaphysique d’Aristote mais plutôt la manière dont cette Métaphysique est ensuite comprise dans le cadre d’une histoire générale de la philosophie qui doit aussi être une histoire des religions, philosophie et religion étant étudiées comme faits objectifs et historiques, succession réelle d’êtres constitués par un mouvement qu’il s’agirait de définir en remontant à sa source, en découvrant sa dynamique.
L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote de Ravaisson demeurait, par-delà ces citations, ces critiques ou ces silences, une référence mythique à nos yeux mais devenue curieusement inaccessible. Le temps passait et les deux volumes de l’édition originale (ou ceux de sa réédition de 1913) devenaient hors de prix, uniquement consultables en bibliothèque universitaire. Comment un tel monument pouvait-il demeurer oublié des éditeurs philosophiques français alors qu’il avait non seulement réorienté d’une manière déterminante les études aristotéliciennes en France mais encore donné naiss

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08/09/2010 | Lien permanent

Jan Karski de Yannick Haenel, une fausse fiction, une vraie infection, par François Delpla

Crédits photographiques : Menahem Kahana (AFP/Getty Images).
RappelLe site de François Delpla, historien.Sur Jan Karski de Yannick Haenel, ma critique parue dans Valeurs actuelles du 15 octobre 2009, Saint-Germain-des-Prés-sur-Cadavres, Bons baisers de Pologne, Yannick Haenel (traduction d'un texte de Kazimierz Pawełek).Yannick Haenel a fait paraître au début du mois de septembre 2009 un roman intitulé Jan Karski. La critique s’est montrée, à quelques exceptions près, très bienveillante, les jurys littéraires également : longtemps sur la liste du Goncourt, l’ouvrage a finalement décroché l’Interallié. Il s’agit à peine d’un roman, puisque ses deux premiers tiers consistent en une transcription de témoignage filmé, puis en un résumé de livre de mémoires. Sur la base de ces apports documentaires, la fiction se déploie enfin dans une troisième partie. Le même personnage, Jan Karski, qui s’est exprimé d’abord devant la caméra de Claude Lanzmann dans son film Shoah, puis dans son propre livre Histoire d’un État secret, est censé, à la fin de sa vie, monologuer sur son expérience de messager impuissant du génocide des Juifs.Si la critique a été bon public, elle a cependant posé parfois des questions pertinentes, sur la mouche qui avait piqué l’auteur : de quel droit et, surtout, de quel point de vue avait-t-il éprouvé le besoin de prêter ce long discours à un personnage réel, alors que dans les deux textes précédents, convoqués comme des garants, il ne disait pas la même chose ? Haenel, pendant cette période où tout lui réussissait, a développé là-dessus un argumentaire catégorique : Karski, mortifié de n’avoir pas convaincu la Grande-Bretagne ni les États-Unis de mettre en œuvre un programme de sauvetage des Juifs, avait choisi de se taire, et le discours qu’Haenel lui prêtait était l’unique moyen de rendre compte de son état d’esprit. Par exemple, dans son interview à Libération du 22 octobre 2009, il souligne le réalisme de sa démarche et plaide la vraisemblance des souvenirs et des pensées prêtés à son héros.La réaction exprimée le 15 octobre par Annette Wieviorka dans le studio d’Alain Finkielkraut au nom de la vérité historique, puis développée en janvier dans L’Histoire, est donc non seulement légitime mais nécessaire. Haenel fait œuvre de faussaire, en prêtant à Karski des pensées qu’il n’avait pu avoir, et ce n’est que début février, lorsque l’opinion eut commencé à se retourner, que l’auteur invoqua le droit sacré du romancier de fabuler en paix.Or les déformations qu’il inflige au réel ne sont pas minces et dessinent une thèse, non seulement archi-fausse, mais parfaitement nauséabonde si elle n’était en partie sauvée de l’odieux et ramenée vers la farce, certes involontairement, par ses incohérences. Pour la résumer tout en dévoilant sa nocivité, voici un exemple de la réaction de la critique, intentionnellement choisi dans les articles d’un journaliste intelligent et pourvu d’une honnête culture en histoire du XXe siècle. Antoine Perraud écrivait dans La Croix, le 2 septembre 2009, à propos du récit qui ouvre la troisième partie, celui de la réception de Karski par un Roosevelt baillant et distrait : «Cette scène accablante nous renvoie à la passivité passée de nos semblables, en dépit des alarmes sur le sort des juifs d’Europe. Le roman va très loin : «Chaque fois qu’un collaborateur de Roosevelt ou de Churchill se demandait quoi faire des juifs, il se posait la même question que Hitler – il se posait une question hitlérienne.» Par-delà un style hallucinant à force de méticulosité, Jan Karski éclaire une morale possible : «Que vous soyez à trois mètres du poteau d’exécution, ou à des milliers de kilomètres, la distance est la même. Car à partir du moment où un vivant éprouve sa distance avec un homme qu’on met à mort, il fait l’expérience de l’infamie.»Pas plus que Perraud je ne veux ici démonétiser son dévot support et le plus sûr moyen de le montrer est sans doute de dire qu’Alain Nicolas s’est fait pareillement embarquer, dans L’Humanité du 24 septembre : «Qui témoignera pour le témoin ? demandait le poète Paul Celan, lui-même survivant de l'extermination. Yannick Haenel nous propose, avec tous les moyens mais sans les artifices de la littérature, une réponse convaincante.»En fait d’artifices, il y en a ici tout un feu, même si les critiques sont comme des enfants émerveillés ! Par exemple, cet entretien à la Maison-Blanche est censé se passer en fin de journée et même après le dîner – ce qui justifie les bâillements, et les promenades peu discrètes du regard du président le long des jambes de sa secrétaire, comme s’il avait fallu ajouter in extremis un fâcheux à l’ordre du jour, alors que le rendez-vous, demandé par Roosevelt lui-même, avait lieu le matin. Mais le plus infâme est évidemment la leçon politique, dont on a déjà donné un échantillon avec la façon «hitlérienne» dont Churchill, tout autant que Roosevelt, aurait envisagé la question juive. Le procès s’étend à celui de Nuremberg, un vulgaire «masquage», destiné à faire des nazis des boucs émissaires alors que la Shoah serait un crime non pas contre mais de l’humanité. Les initiateurs de l’extermination, des boucs émissaires ? On est tout près ici du discours négationniste.Mais je parlais d’un délire en fin de compte salvateur car il devrait empêcher de prendre les thèses du livre trop au sérieux : il consiste à mêler au martyre et à l’abandon des Juifs celui des Polonais et à faire de Karski une sorte de rédempteur de ses compatriotes, certes souvent antisémites et peu réactifs devant le judéocide, mais sauvés par le dévouement et le témoignage de Karski et sanctifiés par leur propre martyre, dans les mains d’Hitler et de Staline plus ou moins fusionnelles. À telle enseigne qu’on trouve cette perle en tête de la quatrième de couverture : «Varsovie 1942. La Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Jan Karski est un messager de la Résistance polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres», alors que les Allemands, maîtres des deux tiers du pays, ont chassé les Russes du tiers restant à la mi-41, et que la résistance dont Karski est le mandataire n’a affaire qu’à eux.Le «roman» vire là au mauvais pamphlet politico-métaphysique, qui exalte les déshérités aux dépens des puissants quels qu’ils soient, tous complices pour leur nuire, et divinise la souffrance.En tant qu’historien du nazisme, je trouve cependant du bon dans cette affaire. Car elle met au centre du débat une question souvent traitée par le sentiment, si ce n’est par le petit bout de la lorgnette : pouvait-on faire plus et mieux pour soustraire les Juifs aux nazis ? Une historiographie principalement américaine, à partir des années 60, a répondu que oui, et développé la thèse de «l’abandon des Juifs», qui culmina en 1984 avec un livre de David Wyman portant ce titre. Il s’ensuivit des débats sur les moyens à mettre en œuvre, notamment l’utilisation spécifique des bombardiers pour démolir soit les instruments du meurtre, soit les voies de communication qui y menaient. La thèse de Wyman fut loin de rallier une majorité d’historiens, tant les obstacles pratiques rendaient improbable un succès significatif et, par suite, dissuadaient les décideurs de l’époque, à bon droit, d’étudier très avant des opérations de ce type. Mais on parlait aussi, et beaucoup, de la mauvaise volonté des pays hors de la domination de l’Axe pour accueillir des réfugiés juifs, au besoin en demandant au Reich de leur permettre de quitter les territoires qu’il dominait, et cela depuis la conférence d’Évian, avant la guerre (1938) jusqu’à celle des Bermudes (printemps 1943) et ce thème a fait florès dans les controverses autour du livre de Haenel.La mauvaise conscience cependant est une chose, la rationalité une autre. Il ne saurait y avoir de solution à la question juive, dès lors qu’on reconnaît qu’il y en a une. Il faut simplement refuser d’entrer dans ce débat. Hitler n’avait tout simplement pas le droit de choisir entre les Allemands ceux qui lui plaisaient et à partir du moment où on acceptait d’en causer sous son impulsion, comme à Évian, on coopérait à l’extermination. En d’autres termes, il y avait bien un moment pour sauver les Juifs d’Allemagne et d’Europe : le mois de février 1933 – puisque Hitler était devenu chancelier le 30 janvier. Il se serait agi d’expliquer à l’Allemagne que le fait de placer à sa tête l’auteur de Mein Kampf l’excluait ipso facto de la communauté des nations. En reconnaissant, au contraire, ce gouvernement, on le rendit très vite inexpugnable… car il ne restait pas les deux pieds dans le même sabot, tout en dosant ses transgressions au millimètre. Dès le 27 février, l’incendie du Reichstag, toujours sans la moindre réaction internationale, permettait de consolider la dictature… et sonnait le glas des Juifs.

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Trois piétés en époques troubles : Virgile, Tarkovski et McCarthy

Crédits photographiques : Chris Carlson (AP Photo).
Ce texte a été publié une première fois en 2010. En ce jour, son actualité n'a sans doute pas besoin d'être commentée.

«Parmi toutes les formes idéales (c’est-à-dire les réalités parvenues à leur état d’évidence et d’achèvement), il y avait donc cette forme singulière du père. Tout semblait s’ordonner par rapport à elle. [Ce] fait originel […] était plus spirituel que l’esprit, il absorbait, pour ainsi dire, l’esprit et remplissait la solitude. Il créait une puissance «légitime» que rien ne pouvait me faire contester. Un amour et un respect étrangers à toute préférence me devenaient évidents.»
Pierre Boutang, La Politique (la politique considérée comme souci) (Jean Froissart, 1948), pp. 22-4.


Vivants et morts dans l’Énéide

660618506.jpgLa piété est un de ces très beaux et très anciens mots qui, parce qu’il n’est plus employé, sombre dans l’oubli, quand ce n’est pas dans le ridicule diligemment véhiculé par le zèle des bas-bleus. Lequel de ces deux puits est le plus profond ?
La piété est une de ces réalités dont la disparition, pour reprendre le triste constat que faisait Malraux, peut conduire les hommes actifs et pessimistes au déracinement tout comme à la violence fasciste. L’une de ses plus hautes illustrations nous est donnée sans aucun doute par L’Énéide de Virgile (1) qui, bien qu’il ne soit pas à l’origine de la légende d’Énée (2), lui a conféré sa grandeur épique. L’épisode, qui a inspiré une multitude de sculpteurs et de peintres (3), est plus que célèbre d’Énée, le pius Aeneas, sauvant son fils Ascagne et portant sur son dos son père Anchise, petit-fils de Laomédon fils d’Ilus II et descendant de Dardanus, lui-même fils de Zeus et d’Électre, une des filles d’Atlas. Une très belle statuette d’origine étrusque datant de la première moitié du Ve siècle avant Jésus-Christ représente Anchise serrant ses mains autour du cou de son fils qui le porte assis sur son épaule gauche, comme si père et fils ne faisaient qu’un seul homme, ce qui peut-être n’est point seulement une vérité métaphorique. Cette généalogie, pourtant modeste, illustre assez bien de quoi il en va quand on écrit ce court mot de piété qui en dit long : non point tant la paternité ou la filiation, l’idée d’une longue chaîne d’or s’étendant au travers des siècles et leur donnant histoire charnelle et mémoire que la certitude de devoir honorer cette paternité et cette filiation, comme le demande l’Exode (15,12) rappelé par saint Paul (Ep 3, 14-19 : «Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom»), qu’il s’agisse de son propre père et du père de son père ou bien des dieux, du Dieu, le père par excellence dont le Fils est l’artisan, dont nous sommes les véhicules, petits ou grands pour paraphraser le vocabulaire du bouddhisme.
Rappelons que le mot latin pietas désigne le sentiment qui fait reconnaître et accomplir les devoirs envers les dieux, la dévotion, les devoirs envers les parents et la patrie n’étant qu’une extension du sens premier, éminemment religieux, y compris dans le monde romain qui vouait un culte aux anciens, particulièrement aux morts aimés (ou détestés mais respectés). Si l’épisode d’Énée portant son père sur le dos afin de fuir la cité en flammes de Troie est ou devrait être connu de tous, seuls les plus cultivés des lecteurs de Virgile se rappellent que le cinquième chant de l’Énéide évoque les jeux funèbres institués par Énée en l’honneur de son père (4) et que le sixième chant relate pour sa part la descente, au fond de l’Érèbe, royaume inconsistant de Pluton, du fils désireux de revoir son père paralysé par Jupiter depuis qu’il a révélé ses amours avec Vénus. Quelques-uns peut-être seulement de ces mêmes lecteurs n’ignorent point que c’est le motif de la piété qui donne à l’ensemble des douze chants virgiliens leur unité, que c’est lui encore qui rapproche le texte virgilien des deux chefs-d’œuvre d’Homère, L’Iliade et L’Odyssée. Nombre de commentateurs ont ainsi été frappés par la structure en deux parties de l’œuvre du poète de Mantoue, la célébration des aventures du héros durant les six premiers chants puis durant les six autres ses âpres combats pour édifier dans le Latium une nouvelle Troie, Rome bien sûr, digne du glorieux passé de l’ancienne ville détruite par les Grecs. «Le Troyen Énée, fameux par sa piété et par ses armes» écrit Virgile au sixième chant de l’Énéide, chacune de ces deux qualités semblant indissociable de l’autre. La piété, de fait, n’est absolument pas absente des terribles combats et même des sacrifices (5) que l’écrivain décrit, comme elle ne l’était point lors du rite d’ensevelissement des morts au chant XXIV de L’Iliade, puisque c’est au onzième chant de l’Énéide qu’une trêve est décidée pour ensevelir les chers morts tombés des deux côtés, alors qu’Énée prononce une laudatio funebris sur le corps sans vie de Pallas, fils de l’Arcadien Évandre, allié du Troyen dans sa lutte contre les Latins. Quelques vers auparavant, à la fin du dixième chant, ce même Énée n’avait-il pas tenté de dissuader Lausus de le combattre, alors que ce dernier bouillonnait de s’interposer entre son père, Mézenze, allié de Latinus ennemi d’Énée et la fureur du grand guerrier passé à la postérité artistique de tout l’Occident ? Le jeune Lausus mourra, tué par Énée alors que son père, peu de temps avant de succomber à son tour aux coups du Troyen, pleurera son fils mort au combat en utilisant une image étonnante : «Moi, ton père, je dois mon salut à tes blessures, et je vis par ta mort». Le père vivant par la mort de son fils, voilà bien, au travers des âges, l’un des plus incompréhensibles et terribles coups du sort qu’il puisse être donné à un homme d’endurer.
Theodor Haecker, dans un ouvrage remarquable consacré au chef-d’œuvre de Virgile, écrit, rappelant la descente d’Énée aux Enfers, ces lignes lumineuses au sujet de la piété du héros, qu’Alain Badiou aurait dû méditer avant de publier des propos bornés sur l’universalité prétendue du «discours du Fils» lorsqu’il est débarrassé de l’odieux particularisme qu’il voit à l’œuvre dans le discours du Père (6). Contre les fadaises impies (au sens premier de cet adjectif) de ce lecteur à œillères qu’est Alain Badiou, lançons quelques évidences sur l’homme ayant fils et père, honorant la mémoire de l’un et enseignant à l’autre le souvenir et le culte des ancêtres, telles qu’elles illuminent le texte de Virgile selon Haecker : «Pieux, Énée l’est originellement dans sa qualité de «fils». La piété romaine est là chez elle. Être pieux, c’est être fils aimant à en accomplir les devoirs. Aimer accomplir ses devoirs ou accomplir ses devoirs par amour signifie être pieux. Lui-même père et ancêtre de César et de César Auguste, Énée voit dans son propre fils et dans le fils de son fils des aïeux et des pères de fils qui sont pieux envers leurs pères et leurs aïeux. Le rapport mutuel entre père et fils avec la primauté du père est le fondement de la piété virgilienne. Ce n’est pas pour l’amante, ce n’est pas pour ravir la reine, ce n’est pas en vue d’une action héroïque, mais pour son père qu’Énée descend au royaume souterrain, à travers les Enfers jusqu’aux Champs-Élysées, où son père le salue en pleurant [cf. Énéide, 6, 687-696]» (7).

Le sacrifice du père fonde la communauté de tous les vivants

Le somptueux film de Tarkovski intitulé Le Sacrifice pourrait être l’une des illustrations contemporaines les plus remarquables de la piété.




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13/02/2020 | Lien permanent

Antoine de Baecque et l’ontologie historiale du cinéma, par Francis Moury

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

33.JPGNotes philosophiques, historiques, esthétiques et critiques sur Antoine de Baecque, L’histoire-caméra (Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 105 illustrations, 2008).

«Dans le monde tragique d’Eschyle, la crainte est le sentiment humain dont la présence est le plus sensible. […] Naturellement, c’est le plus souvent au chœur qu’il appartient d’exprimer cette crainte ou cette angoisse : il est assez étroitement mêlé à l’action pour en être vivement affecté et cependant il reste, par nature, impropre à la conduire activement. Sauf dans les Choéphores et les Euménides, tous les chœurs d’Eschyle sont formés de gens épouvantés. […] Enfin dans les Euménides, si le chœur n’exprime plus l’effroi, c’est qu’au contraire il le sème, le célèbre, l’incarne, au point que, lors de la représentation, la terreur causa, si l’on en croit la Vie d’Eschyle des accidents dans le public; [...]»
Jacqueline de Romilly, La Crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle (Éditions Les Belles lettres, coll. Études anciennes, série grecque, deuxième tirage, 1958-1971), pp. 11-13.

«Dans l’art, il faut voir non pas je ne sais quel jouet plaisant ou agréable, mais l’esprit qui se libère des formes et du contenu de la finitude, – la présence et la conciliation de l’absolu dans le sensible et l’apparence, – un déploiement de la Vérité qui ne s’épuise pas comme histoire naturelle, mais se révèle dans l’histoire universelle dont il est le plus bel aspect, – la meilleure récompense pour le dur travail dans le réel et les efforts pénibles de la connaissance.»
G.W.F. Hegel, Morceaux choisis, 8e section, L’Art, §243, Grandeur de l’art (Introduction et traduction française par Henri Lefebvre et Natan Guterman, Gallimard, coll. N.R.F., 1939), p. 280.

«Dans le cinéma, la fumée d’elle-même s’élève, la feuille réellement tremble : elle s’énonce elle-même comme feuille tremblante au vent. C’est une feuille telle qu’on en rencontre dans la nature et c’est en même temps beaucoup plus, dès le moment qu’étant cette feuille réelle, elle est aussi, elle est d’abord réalité représentée. Si elle n’était que feuille réelle, elle attendrait d’être signifiée par mon regard. Parce que représentée, dédoublée par l’image, elle s’est déjà signifiée, proférée en elle-même comme feuille tremblant au vent. […] J’y ajouterai toujours de moi-même; le sens de ce mouvement dans son immanence me demeurera fermé. Au cinéma, c’est ce sens immanent lui-même qui, à la fois, se propose et se cèle.»
Roger Munier, L’image fascinante, in revue Diogène n° de juillet 1961, cité par Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, tome I, Les structures, §2, L’image filmique (Éditions universitaires, 1963), p 128.

«Comme, à vos yeux, toutes les formes sont nées au contact de la peur, faut-il pousser votre raisonnement à l’absurde, et dire que le cinéma tout entier s’apparente à un «cinéma d’épouvante»?
Oui [...].»
Jean-Marie Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, §I, Pour une approche du cinéma fantastique (Éditions Balland, 1973), p. 14.


51bwTBYcorL._SS500_.jpgL’histoire-caméra d’Antoine de Baecque est le premier livre consacré au cinéma par Gallimard dans sa belle collection intitulée Bibliothèque illustrée des histoires : cette reconnaissance matérielle qui lui permet de prendre place entre des anthologies iconographiques d’une haute tenue intellectuelle et plastique, aussi bien vouées à La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours qu’à Saturne et la Mélancolie établit donc une nouvelle date éditoriale par elle-même dans l’intégration du cinéma au corpus universitaire des arts plastiques. Ce volume relié (avec signet et tranchefil, doté d’une belle jaquette reproduisant des visages issus de neuf films tournés de 1952 à 1999) de presque 500 pages sur papier glacé contenant une centaine d’illustrations N.&B. et couleurs – certaines sont des photogrammes (parfois flous, parfois nets) ou des captures précises de DVD opérées par l’auteur mais d’autres sont de magnifiques reproductions d’affiches originales – une bibliographie, un Index nomini, un Index des titres de films, est autant un livre d’histoire qu’un livre de philosophie, un livre d’esthétique du cinéma qu’un livre d’histoire du cinéma, et il aurait donc pu, étant donné le contenu et le style de son questionnement, tout aussi bien trouver place (les illustrations en moins) dans la Bibliothèque de philosophie du même éditeur.
Antoine de Baecque réfléchit, à travers des cas précis et emblématiques, sur les rapports authentiquement ontologiques qui lient le cinéma et l’histoire. Intrinsèquement, dans la mesure où le cinéma est un témoignage matériel qui se rajoute dorénavant aux autres témoignages des autres arts, et dialectiquement, dans la mesure où le cinéma reconstitue l’histoire : il existe, pour parler à la manière de Spinoza, un cinéma historicisé et un cinéma historicisant.
Cette ambivalence, poussée plus avant, est déjà le cœur du célèbre «complexe de la momie» analysée par André Bazin, dans une perspective pleinement ontologique. L’Arrivée d’un train en Gare de La Ciotat filmée par les frères Auguste et Louis Lumière, est datée et le train filmé existait. Ses premiers spectateurs craignirent d’être écrasés, comme on sait. Capturer le temps, par défi, par hasard, comme par nécessité, c’est l’un des aspects ontologiques du cinéma. Et le temps, c’est de l’histoire. Jusqu’ici, tout paraît simple. Les exemples les plus élémentaires de ce rapport dialectique temps/cinéma sont les meilleurs du livre.
Oui Peter Watkins, un peu comme Gualtiero Jacoppeti à la même époque 1960- 1970 (soit dit en passant : l’idée était dans l’air du temps mais Antoine de Baecque n’en crédite que Watkins) introduit une vision télévisuelle «live» dans le film historique ultra-violent (La Bataille de Culloden) ou dans ses pseudo-documentaires fantastiques/politiques à tendance toujours virulente et contestataire (La Bombe, Punishment Park) mais qui réussissent encore aujourd’hui à échapper au pur formalisme.
Oui encore Sacha Guitry filme réellement – contrairement à ses critiques de droite, de gauche, et universitaires de l’époque – quelque chose de réel et de central de l’histoire de la France dans Si Versailles m’était conté (1954) avec cette réserve que certains autres films français véritablement tournés à Versailles étaient parfois remarquables et tout à fait dignes d’être remémorés, contrairement à ce que dit Baecque. Nous songeons notamment au fantastique, érotique et très inquiétant L’Affaire des poisons (1955) d’Henri Decoin qui annonce un peu, dans le registre du film d’aventure historique, le malsain et la violence du Hellfire Club / Les Chevaliers du démon de R.S. Baker et M.N. Berman.
Oui derechef le problème du musée et de l’image, dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, est autant influencé par «votre terrible Hegel» (Godard dixit) que par «votre gentil Walter Benjamin» (Idem), et par André Malraux que par Henri Langlois.
Oui enfin l’ambivalence culturelle proprement historique – car elle n’apparaît parfaitement, et si clairement, que parce que le temps a permis de la décanter – de la «Nouvelle Vague française» est avérée : c’est le meilleur chapitre du livre avec celui sur les «formes forcloses».
Antoine de Baecque démontre que la Nouvelle vague fut d’abord l’héritière intellectuelle des Hussards «antimodernes» au sens que donne Antoine Compagnon – cité d’ailleurs mais dans le chapitre sur le démodernisme dans le cinéma russe de la chute de l’ère soviétique – à ce terme. Ainsi Louis Malle adaptant en 1963 Le Feu follet de Pierre Drieu la Rochelle ou encore – nous rajoutons cette référence – travaillant avec Roger Nimier en 1957 sur l’adaptation du scénario de Calef, Ascenseur pour l’échafaud; ainsi Godard admirant Malraux au début du régime gaulliste. Elle devient miroir angoissé et très introspectif, anti-spectaculaire, de la Guerre d’Algérie. Recommandons ici, outre ses beaux textes très justes sur Adieu Philippine (1963) et Cléo de cinq à sept (1962), les deux belles analyses par Baecque des deux grands films d’Alain Cavalier que sont Le Combat dans l’île (1962) et L’Insoumis (1964). Elle est enfin le miroir «gauchisant» de Mai 1968 et la référence agissante de la (de notre) post-modernité cinématographique, dans la mesure où, selon Antoine de Baecque, la Nouvelle vague française ferait encore sens aujourd’hui.
Bémol tout de même car lorsqu’on visionne Vivre sa vie (1962) qui n’est pas cité par Baecque mais qui demeure peut-être le meilleur film de Godard avec Le Mépris (1963) et Week-end (1967) tout compte esthétique fait (alors que Le Petit soldat (1960-1963) si vanté par Baecque est un film de potache anecdotique qui n’a plus d’intérêt que purement filmographique ou purement historico-politique) on est assurément en présence d’un film encore efficace, portant sens directement par-delà son temps, alors que face à Les Cousins (1959) de Chabrol, on n’est pas forcément en présence d’un sentiment de Nouvelle vague, plutôt d’une «qualité française» améliorée, ce qui n’est nullement déméritant à nos yeux dans la mesure où la perfection formelle et dramaturgique de la Nouvelle Vague, c’est peut-être bien Chabrol qui a su la finaliser de la manière la plus équilibrée avec Les Biches (1968), La Femme infidèle (1969), Que la bête meure (1969), Le Boucher (1970), Les Noces rouges (1973), Nada (1974), sans oublier le plus ancien À double tour (1959) et le plus tardif La Cérémonie (1995). Il y a même encore, de toute évidence, de la Nouvelle vague – et de l’Actor’s studio tout autant ! – dans le cinéma français des années 1990-2000 : voir ce grand film noir réflexif qu’est La Haine (1995) ou la manière dont Bertrand Tavernier tourne ses deux meilleurs films qui sont aussi deux films noirs policiers : L627 (1992) et L’Appât (1995) qu’il ne faut pas confondre, bien sûr, avec le titre homonyme d’exploitation française du western classique américain d’Anthony Mann.
Historiquement, philosophiquement, métaphysiquement, les choses deviennent plus délicates avec la thèse initiale du livre, celle des «formes forcloses» sur laquelle Antoine de Baecque ente sa réflexion d’histoire du cinéma. Est-ce que le «regard caméra» définit le cinéma moderne ? Est-ce que le cinéma moderne est en outre définissable à partir des «regards-caméra» saisis par les documentaristes militaires anglais et américains, lorsqu’ils filmèrent les survivants des camps de concentration européens ? Car le livre d’Antoine de Baecque débute par une double affirmation, très soigneusement étayée et très bien étudiée : Europe 51 (1952) de Rossellini d’une part, Nuit et brouillard (1956) d’Alain Resnais d’autre part sont les deux films fondateurs de la modernité authentique de la seconde moitié du XXe siècle car ils regardent la mort, le mal absolu et la déréliction dans les yeux, et qu’ils nous regardent dans les yeux. Le cinéma antérieur ne pouvait pas l’exprimer car il manquait la «Shoah» et le traumatisme de la mort de masse exprimé par les yeux (médiatisés dans un autre contexte) d’Ingrid Bergman – ses yeux et les yeux de celles ou ceux qui la regardent en des séquences précisément repérées – et par le rapport dialectique établi par le montage dans le documentaire de Resnais, introduisant entre les documents bruts filmés par d’autres en 1945 et les plans d’ensemble des lieux désertés, abandonnés, filmés par Resnais en 1955, la médiation de sa mise en scène. C’est une thèse qui en vaut une autre, loin qu’elle soit l’unique et la seule possible. Elle mérite d’être discutée.
Bien sûr, sans la vision indélébile (différée ou «in situ», selon les biographies) des camps de concentration – et Antoine de Baecque l’établit très précisément par des documents de première ou seconde main, tous scrupuleusement cités en notes – ni Orson Welles en 1946 (Le Criminel), ni Charlie Chaplin en 1947 (Monsieur Verdoux), ni Alfred Hitchcock en 1953 (passionnante interprétation, très étayée historiquement, de la mise en scène et du montage de Mais qui a tué Harry ? qu’on considère souvent par ailleurs, et à juste titre, comme une comédie macabre ennuyeuse, mineure et sans grand intérêt), ni Samuel Fuller en 1959 et 1980 (Verboten ! / Ordres secrets aux espions nazis, et le très inégal mais passionnant The Big Red One) n’eussent été filmographiquement ce qu’ils furent.
Certes.
Mais il y a eu d’autres «regards caméra» avant 1952 et 1956. Sans même remonter à Dziga Vertov et à sa «caméra-œil» puisqu’elle est l’inverse dans sa proposition ! Et la faculté de l’esthétique de suggérer l’indicible du mal absolu (qui existait avant la «Shoah» : le mal échappe au temps dans la mesure où il ressort de la nature intemporelle de l’homme : il est passible d’histoire mais aussi de religion et de philosophie pour cette raison) et de l’horreur (il y a eu des meurtres de masse dès l’histoire de la haute antiquité, bien que la «Shoah» fût un meurtre de masse inédit et spécifique en raison de la ruse silencieuse proprement diabolique avec laquelle il fut perpétré, et il suffit pour s’en convaincre de lire un traité d’histoire ancienne, par exemple, si notre mémoire est bonne, le très sérieux G. Lafforgue, L’Orient et la Grèce jusqu’à la conquête romaine (éd. P.U.F., coll. Le Fil du temps, 1977) a été maintes fois utilisée par les cinéastes de la période antérieure. Et le meurtre de masse, qu’il s’agisse de la Shoah ou d’un autre, n’est pas l’alpha ni l’oméga du mal : il en est une figure parmi d’autres. Autrement dit, on semble nous dire que la «Shoah» marque une date dans l’histoire du cinéma, à la fois ontologiquement et techniquement et elle permet de définir le cinéma «post-Shoah» comme moderne, le cinéma «pré-Shoah» comme ancien. C’est abusif même si c’est suggestif. La première partie de la proposition nous paraît parfaitement pensable et très bien illustrée mais la seconde partie de cette même proposition nous semble excessive.
Il est au demeurant curieux, dans un tel contexte, que le génial documentaire homonyme de Claude Lanzmann ne se voit accorder d’attention que dans une simple note, évidemment laudative: le film de Lanzmann est pourtant un cas limite de l’esthétique documentariste qui aurait mérité, étant donné la thèse d’Antoine de Baecque, un chapitre à lui seul, à défaut d’un livre. Car si la «Shoah» est la base des formes forcloses qui ouvrent le cinéma moderne, alors quid du Shoah (1985) de Claude Lanzmann ? Et si dire dans cette note p.106 qu’il est en lui-même «le sujet d’un livre à part entière» nous semble exact, cela demeure un peu court étant donné le contexte et en dépit de la citation intéressante d’une lettre du cinéaste Arnaud Desplechin de 2001 qui assure – d’une manière d’ailleurs tout aussi réductrice et fausse – que l’histoire de la Nouvelle-vague s’ouvre par Nuit et brouillard et se clôt trente ans plus tard par Shoah. Aucun mouvement esthétique ne meurt jamais vraiment une fois qu’il est né : il y a de la Nouvelle vague mais il y a encore aussi de l’expressionnisme ou du baroque dans le cinéma moderne et contemporain. C’est une loi connue de la temporalité esthétique, de l’évolution de la vie des beaux-arts. Relire Alain, et bien d’autres grands philosophes classiques à ce sujet.
Autre point gênant, relatif au chapitre sur les films «démodernes» du cinéma russe post-soviétique. L’analyse du Stalker (1979) de Tarkovski qu’on y lit est fine, détaillée mais range le film au milieu d’œuvres médiocres et sans intérêt autre, pour le coup, que purement historique. Similitude chronologique étalée sur une dizaine d’années, et Stalker en précurseur puisque filmé avant la chute de l’U.R.S.S. On lit la dizaine de pages qui lui sont consacrées en cherchant, en vain, le terme «christianisme», sans trouver davantage mention du fait que Tarkovski soit croyant comme fait génétique de son cinéma tout entier. Tarkovski l’a pourtant écrit. Antoine de Baecque ne nous parle que de ce processus esthétique de la démodernisation à l’œuvre dans Stalker. Dont acte, on peut le nommer ainsi : pourquoi pas ? Mais on rate la substance élémentaire du Stalker en ne l’abordant que par cet aspect, en négligeant qu’il est un acte explicite de foi militant. Le contexte où Baecque emploie le terme de «démoderne» permet certes de l’employer : ce terme n’est donc pas en cause. Mais c’est ici qu’une interprétation purement historicisante d’un cinéaste manque bel et bien le sens profond de son œuvre. Ce n’est pas, au demeurant, qu’on soit gêné d’être nous même, quelque part et par contrecoup, ignoré : on l’attendait de la part de quelqu’un qui semble admirer Lacan et Walter Benjamin comme de grands philosophes – alors que ce n’est pas le cas : le premier fut simplement un sophiste très cultivé qui avait débuté par un intéressant essai sur la psychose paranoïaque, l’autre fut un philosophe plus authentique mais demeure néanmoins mineur – et on n’est guère surpris qu’il n’ait pas daigné lire les analyses respectives du Stalker parues sur ce même blog, rédigées d’abord par Juan Asensio ici puis par moi-même .
Par ailleurs, lorsqu’on lit, à la page 96, que «Maurice Blanchot pourrait apporter une autre clé d’interprétation [...] «La mort, écrit-il dans L’Espace littéraire, est le travail de la vérité dans le monde», on se dit que la culture est

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10/01/2009 | Lien permanent

Heidegger ex cathedra, 2 : philosophie antique, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Á propos de Martin Heidegger, Concepts fondamentaux de la philosophie antique (1926), traduction par Alain Boutot (et François Fédier), éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, 2003.
LRSP (livre reçu en service de presse).


ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων
Héraclite, Fragment 54.

641143824.JPGHeidegger ex cathedra, 1 : religion.





13712100095_7f00789931_ob.jpgCette traduction d’un cours professé durant le semestre d’été 1926 par Heidegger, complété par quelques annexes et surtout par des notes prises à l’Université de Marbourg par deux de ses étudiants, offre un intérêt exceptionnel.
Au lieu d’être consacré à un texte ou à un penseur particulier de la Grèce antique (voir par exemple son cours de 1924-1925 sur Le Sophiste de Platon où il est d’ailleurs presque davantage question d’Aristote que de Platon, et voir plus tard son célèbre séminaire de 1966-1967 sur Héraclite), c’est une initiation à l’histoire classique de la philosophie antique grecque depuis Thalès de Milet jusqu’à Aristote. Cours professé alors que Heidegger achève la rédaction de la première partie d’Être et temps. Mieux vaut tard que jamais : prononcé par Heidegger en 1926, édité en 1993 en Allemagne au prix d’un gros travail de vérification et de déchiffrage dont la postface allemande décrit précisément les progrès, sa traduction française est parue en 2003.
Le cours manuscrit de Heidegger occupe les pp. 13 à 224, les notes de ses deux étudiants occupent les pp. 225 à 348. Le manuscrit est parfois rédigé d’une manière schématique, indicative alors que les notes sont rédigées d’une manière plus ample, littéraire, développée. On peut dire que le cours est l’armature squelettique et que les notes constituent la chair qui recouvre ce squelette, permettant ainsi d’offrir au total un corps complet à condition que le lecteur joue bien le jeu : il doit se munir de deux signets et lire chaque note au moment où il tombe sur son appel numéroté, afin de profiter pleinement du dialogue entre les deux structures, et reconstituer mentalement la parole de Heidegger. Les divergences entre le cours et les notes, lorsqu’elles apparaissent, ne portent que sur la forme, jamais sur le fond.
Son érudition historique et sa rigueur philologique le situent sans peine au niveau des meilleures sources allemandes, françaises et anglaises de son temps. On peut toutefois se demander pourquoi il couvre la période hellénique mais pas la période hellénistique et romaine. Heidegger n’en fait pas mystère aux pp. 33-34 : outre cette évidence qu’il est plus sage de s’en tenir là pour un semestre d’initiation, Heidegger reprend presque à son compte la périodisation tripartite hégélienne de la philosophie ancienne qui considère Aristote comme son point d’apogée problématique et théorique, la suite (stoïcisme, épicurisme, néoplatonisme) comme marquant une relative décadence, une perte de vitalité, une réintégration progressive du philosophique dans le religieux. Une remarque ici : à mesure que les Gesamtausgabe (œuvres complètes) de Heidegger sont éditées en Allemagne par V. Klostermann, à mesure qu’elles sont traduites en France et en Angleterre, on découvre que ses cours ont traité de la totalité de l’histoire de la philosophie. Mais si on dispose déjà de cours et de séminaires célèbres sur la philosophie antique, la philosophie moderne et la philosophie contemporaine, il manque encore bien des choses. J’attends, pour ma part et par exemple, avec intérêt la traduction française du cours intitulé Geschichte der Philosophie von Thomas v. Aquin bis Kant (1926) qui couvre, ainsi que l’indique son titre, une vaste période de l’histoire de la philosophie allant du XIIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle.
La première partie (Introduction générale à la philosophie antique) qui traite des penseurs grecs avant Socrate, depuis Thalès de Milet jusqu’à Héraclite et Parménide, reprend en la commentant de près, l’histoire qu’en proposait Aristote lui-même au début du livre A de la Métaphysique. Le lecteur contemporain fait donc d’une pierre deux coups en lisant cette première partie : il est simultanément initié à la philosophie présocratique et à la conception aristotélicienne de cette période. En réalité, il fait même d’une pierre trois coups : il est également initié à la conception hégélienne de cette période, conception sans laquelle celle de Heidegger n’est pas vraiment compréhensible en profondeur. Car ici encore, Heidegger reprend, sous couvert d’un simple semestre d’initiation universitaire, l’ambition titanesque de Hegel : penser la totalité du passé antique à la lumière du devenir de son histoire, d’une manière autant philologique que réflexive, d’une manière toute dialectique au sens hégélien davantage qu’au sens antique.
Héraclite (placé et examiné avant Parménide) est crédité du franchissement décisif pour la pensée grecque : celui consistant à avoir pensé l’unité symbolique de l’identité et de la différence, avant que, bien plus tard, Hegel ne pense l’identité de l’identité et de la différence. Si les apories caractérisant les relations de l’être et de l’étant semblent conceptuellement plus développées par les Sophistes, Platon et Aristote que par les Présocratiques «physiciens», Heidegger mentionne pourtant déjà en quoi les Présocratiques ont saisi le problème de l’être. Il crédite notamment K. Reinhardt d’avoir le premier posé (en 1916) Parménide et Héraclite en dehors du cercle des «physiciens» et de les avoir envisagés ensemble dans un rapport dialectique, bien que sa thèse, à cause du rôle qu’il fait jouer au concept allemand moderne (néo-kantien) de théorie de la connaissance, doive elle-même, selon Heidegger, être dépassée. La dialectique hégélienne est une plate-forme à partir de laquelle Heidegger reconsidère sous un nouvel angle (qui n’est pas celui de Husserl bien qu’il lui emprunte certains instruments) le problème classique de l’ontologie. Écrire «sous un ancien angle», serait plus exact, d’ailleurs : la question du rapport de l’être à l’étant est déjà tout entière posée par le contenu des fragments d’Héraclite et de Parménide qui sont contemporains l’un de l’autre, mais elle n’est pas posée d’une manière conceptuellement satisfaisante car ni Parménide ni Héraclite n’ont eu connaissance de la méthode phénoménologique (celle de Hegel d’abord, de Husserl ensuite), seule à même de la poser en toute connaissance de cause. Voir, sur tout cela, le schéma de la p. 123 (hélas partiellement reconstitué) du paragraphe 36 intitulé Sur le rapport fondamental de l’ontologie et de la dialectique. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre la formule très hégélienne de Heidegger sur l’histoire de la philosophie : ceux qui étudient les philosophies du passé ne sont pas assurés de les comprendre mais s’ils les comprennent, alors ils les comprennent mieux qu’elles ne se sont elles-mêmes comprises.
Les Grecs ont manqué la dimension temporelle autant qu’ils ont manqué la dimension subjective et celle de l’histoire : leur angoisse n’était pas tout à fait la nôtre. Raison pour laquelle leur métaphysique demeure limitée, raison pour laquelle il est, pense Heidegger, possible de tenter d’édifier une métaphysique de leur métaphysique. Il ne s’agit pas tant, d’ailleurs, de dépasser la métaphysique hellénique que de la situer aujourd’hui à sa place dans un processus que seule l’ontologie fondamentale de Heidegger prétend pouvoir éclaircir, «dévoiler». Dévoilement qui pourrait être contrarié par la contingence initiale du rapport de l’étant à l’Être. Par exemple, les quatre causes différenciées par Aristote, qui permettent à l’essence de se manifester, ne sont pas trois ni cinq : il n’y a pas de raison à cela, ni aucun principe de raison suffisante au sens moderne leibnizien. Il y a donc bien une différence ontologique (chaque cause caractérise un type de manifestation de l’être à l’étant) mais il n’est pas certain qu’on puisse remonter à une essence unique de la manifestation en raison même de cette contingence. C’est cette contingence que la phénoménologie ontologique de Heidegger a voulu précisément reprendre en charge, ces ténèbres qu’il a voulus conjuguer à la lumière grecque du «logos», terme d’ailleurs déjà plurivoque chez les Présocratiques, encore davantage chez les Sophistes, Platon et Aristote.
A noter que les Sophistes (notamment Gorgias à qui Aristote avait pris la peine de consacrer une réfutation) ne sont pas traités à la légère bien que Heidegger leur consacre assez peu de pages. A noter aussi que Socrate est rangé dans leur section. A noter enfin que tous, des Présocratiques à Platon puis Aristote, sont constamment analysés en fonction des recherches phénoménologiques de Être et temps : selon que les éléments permettant d’établir le rapport phénoménologique du «Dasein» à l’Etre sont plus ou moins explicités, Heidegger module ses jugements et ses analyses. Il faut lire son analyse (notamment ses pp.117-120) à la fois phénoménologique et philologique du mythe de la caverne dans la République de Platon pour avoir une idée de ce que peut produire une telle orientation. La section platonicienne est ensuite consacrée à une étude serrée des rapports entre vérité et être dans le Théétète. Alain Boutot écrit dans sa présentation qu’en 1926 Platon n’est pas encore considéré par Heidegger comme le promoteur de la métaphysique, donc de l’oubli de l’être. Or on sait que Platon n’est pas celui qui a été l’occasion de l’émergence de ce terme dans l’histoire : ce sont certains écrits d’Aristote qui furent rassemblés sous cette appellation. (1)
L’intérêt de la section finale consacrée à Aristote par Heidegger me semble double. D’une part elle constitue une parfaite introduction aux questions aristotéliciennes telles qu’on les discute en histoire de la philosophie : Heidegger résume l’état des problèmes et pose toutes les questions nécessaires, notamment celles posées par W. Jaeger relatives à la chronologie et à l’évolution du système d’Aristote. Heidegger considère que Jaeger s’est enfermé dans une impasse méthodologique (p.162). D’autre part, il me semble que Pierre Aubenque n’avait pas tort de considérer Heidegger comme le plus grand lecteur d’Aristote, celui qui avait le premier mis en évidence le caractère aporétique de son système. La métaphysique d’Aristote n’est pas un système onto-théologique au sens médiéval en dépit des contresens récurrents sur l’adaequatio médiévale (contresens parfois commis aussi par Heidegger, Hamelin et bien d’autres maîtres occidentaux selon Aubenque). Heidegger a parfaitement saisi en quoi la vision systématique, médiévale, théologique d’Aristote est problématique : son cours de 1926 explique comment la théorie aristotélicienne du langage se situe sur trois plans différents : logique, psychologique et ontologique. En quoi Aristote est d’abord l’auteur d’une recherche infinie et aporétique, Aubenque l’a montré, en 1962, dans son étude monumentale Le Problème de l’être chez Aristote. Heidegger en avait eu la profonde intuition dès les années 1925. Heidegger tenait alors Platon et Aristote non pas pour des auteurs de système mais pour des chercheurs travaillant tous deux dans l’aporie. Sa perspective était déjà celle d’Aubenque qui nous confirma, durant un de ses séminaires (2) de la chaire Étienne Gilson (tenu pendant l’hiver 1997-1998) qu’il considérait toujours Heidegger comme le lecteur le plus pénétrant d’Aristote. Relisant le livre d’Aubenque simultanément pour l’occasion, il me semble clair que certaines remarques de Heidegger annoncent son propre programme de recherches (3), et cela en dépit du fait qu’Aubenque ait parfois, comme je l’ai déjà indiqué supra, corrigé certaines méprises (parfois importantes) de Heidegger sur Aristote.
Les bibliographies fournies par Heidegger n’ont pas vieilli, citant des éditions et des études classiques dont certaines (au premier chef, celles des maîtres Bonitz, Brandis, Burnet, Diels et les autres qu’il faudrait tous citer par ordre alphabétique jusqu’à Tredelenburg, Waitz et Zeller inclus car ce sont ceux-là qui furent les maîtres de la Sorbonne et d’Oxford, ceux-là dont Nietzsche fut parfois le contemporain au moment où il rédigeait son admirable Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque) encore aujourd’hui indispensables à l’étudiant helléniste comme à l’étudiant philosophe. L’apparat critique allemand original – dont les notes forment un bel outil philologique et bibliographique – a été soigneusement conservé. On lui a ajouté une traduction française des phrases grecques anciennes les plus longues : du coup la traduction française est supérieure à l’édition allemande originale dans laquelle aucune phrase grecque n’était traduite. On regrette cependant que tous les mots grecs n’aient pas été systématiquement traduits (mots isolés ou courtes expressions ne le sont pas partout ni toujours : il arrive aussi qu’ils le soient une fois mais plus ensuite) et qu’on n’ait pas pris la peine de constituer un glossaire recensant les traductions du vocabulaire technique grec par Heidegger en allemand avec l’équivalent français ici adopté. Un tel outil eût été bien utile au lecteur français ni germaniste, ni helléniste ! La traduction a pris, en revanche, l’appréciable soin de préciser les éditions-traductions françaises de certains textes allemands classiques d’histoire de la philosophie, cités comme sources par Heidegger et qui faisaient partie de sa bibliothèque privée ou bien des salles de lecture des Universités où il professait : on sourit en découvrant parfois, à cette occasion, les délais pour disposer en France de la traduction de telle étude de Cassirer ou de Dilthey : parfois une cinquantaine ou une centaine d’années, pas moins ! Le retard à la traduction est une constante française qui serait presque comique (confinant parfois au grotesque) si sa conséquence n’était pas l’ignorance.
Certaines approximations dépareillent cependant parfois un peu la très haute tenue technique de ce volume : les éditions Les Belles lettres ne se sont pas contentées, à partir d’août 1920, d’établir le texte grec des Œuvres complètes de Platon sous les auspices de l’Association Guillaume Budé, mentionnée p.110. Ils l’ont aussi traduit en français. Même remarque concernant la mention p.28 de l’édition Émile Bréhier des Ennéades de Plotin qui offre, comme d’habitude dans cette Collection des Universités de France, non seulement le texte mais aussi la traduction. Est-ce que Heidegger avait ces éditions entre les mains au moment de rédiger ses bibliographies ? Toujours est-il qu’il eût fallu mentionner qu’il s’agit d’une édition du texte et de sa traduction : l’association Guillaume Budé a ennobli la France par cette collection en la mettant enfin au niveau d’Oxford et de Berlin qui, jusqu’en 1920, nous devançaient philologiquement(4). Attention aussi à une coquille gênante : il faut lire, aux pages 27 et 110 non pas le fautif «I. Burnet» mais bien le correct «J. Burnet» (5) d’ailleurs correctement orthographié «J.» (pour «John») à la page 48, note 3.
Ce volume NRF de la collection Œuvres de Martin Heidegger, n’est pas numéroté. Ni l’éditeur allemand Franz-Karl Blust dans sa Postface de 1993 parue aux éditions V. Klostermann, ni Alain Boutot dans sa Préface de 2003 ne mentionnent dans quel volume des Gesamtausgabe se range ce cours de 1926. J’épargnerai à mon lecteur de rechercher sur internet l’information, pas si aisée à découvrir qu’il n’y paraît : il s’agit du volume 22. Voici le programme (lisible uniquement par ceux qui sont germanistes et/ou anglicistes) numéroté par volumes des Gesamtausgabe de Heidegger tel que l’éditeur allemand V. Klostermann le publie.
Après l’avoir étudié un instant, j’ai d’abord cru que sa numérotation suivait un ordre chronologique…mais pas du tout ! Elle obéit à d’autres critères numérologiques qui ne me semblent pas si évidents que cela à discerner. Je pose donc la question : à quels principes obéit le classement numéroté des volumes de l’édition Klostermann ?
En attendant d’avoir une réponse, je suggère, pour les traductions françaises éditées par Gallimard-NRF, le classement bibliothécaire suivant : adopter systématiquement l’ordre chronologique ascendant, du texte le plus ancien en remontant vers le texte le plus récent. Un tel ordre offre deux avantages évidents :
- suivre la progression théorique de la philosophie de Heidegger dans l’ordre naturel de son évolution d’une part,
- la relier aux événements historiques et philosophiques contemporains d’une manière non moins naturelle et aisée, d’autre part.
A la limite, si on le fait proprement de manière à ne pas abîmer ni dépareiller les dos de ces beaux volumes, on peut étiqueter chaque dos en rajoutant l’année (ou bien, si on souhaite un degré supérieur de précision, la section universitaire de l’année) de la rédaction du texte. Dans le cas de ces Concepts fondamentaux de la philosophie antique, on peut donc lui coller au dos une étiquette portant la mention : «été 1926».

Notes
(1) Je dois renvoyer le lecteur à mon article sur Les 5 métaphysiques d’Aristote, qui résumait une partie de la discussion historique et technique du problème depuis W. Jaeger ainsi qu’à celui sur Le Positivisme spiritualiste d’Aristote.
(2) Je pense naturellement à la conférence sur la phénoménologie qui avait été essentiellement consacrée à Heidegger. Heidegger qu’Aubenque nous avouait lire avec un intérêt qui allait sans cesse grandissant. Cf. P. Aubenque, Faut-il déconstruire la métaphysique ? (éditions P.U.F., collection Chaire Éti

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08/06/2015 | Lien permanent

Ravage de Barjavel, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Benoit Tessier (Reuters).
«L’homme se trouve devant deux destins possibles : périr dans son berceau, de sa propre main, de son propre génie, de sa propre stupidité, ou s’élancer, pour l’éternité du temps, vers l’infini de l’espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de l’assassinat.»
René Barjavel, La faim du tigre.


«Une infinité de petites pratiques irritantes, que l’on subit partout mais qui en soi n’appellent pas la révolte, voilà comment ils empochent chaque jour leur sale victoire.»
Alain Damasio, La Zone du Dehors.



Barjavel.JPGDans un discours resté célèbre à l’occasion de la remise des prix du lycée Condorcet, le philosophe Alain, au début de l’été 1904, avertit son public sur l’existence pullulante des «Marchands de Sommeil» dont l’intention perverse est d’endormir la pensée tout en se faisant passer pour des libérateurs de l’intelligence. Le philosophe distingue alors entre ceux qui choisiront d’être «à chaque instant» Galilée ou bien Descartes et ceux qui choisiront de «rester Thersite». D’un côté l’effort de la raison qui parviendra à démanteler toutes les rhétoriques de l’hypnose, puis, de l’autre, la volonté de tuer la raison par la démagogie et de propager le sommeil dans les consciences. Cet avertissement du professeur de philosophie n’a pas pris une ride. Il fait même encore l’objet d’un bon cours d’introduction à la philosophie dans les classes de Terminale. Ce cours se justifie d’ailleurs d’autant plus que le siècle des technologies de pointe et des réseaux sociaux fabrique à vue d’œil des anesthésistes de la raison. Par toutes sortes de techniques alimentées par la sémantique douteuse du Progrès, on exagère la servitude volontaire afin de légitimer le règne de l’imposture. Il semble ainsi qu’on en soit arrivé au point critique où la machine influence dangereusement nos manières de réfléchir ou de percevoir (si ce n’est les deux à la fois). Beaucoup se sont en outre demandé comment il était envisageable de ralentir cette artificialisation de l’humanité. Ils n’ont guère été entendus parce que les zélateurs de la machine savent parfaitement défendre son idéal : elle nous dispense de certains efforts en accomplissant rapidement des tâches qui nous étaient jadis chronophages, et, par conséquent, le temps que nous gagnons grâce à la machine peut être réinvesti pour notre épanouissement intellectuel. Cette façon d’appréhender la technique comme opportunité de vivifier l’esprit par le truchement d’une économie de nos forces élémentaires était par exemple soutenue par Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion. L’argument est en soi pertinent car, en effet, si je passe moins de temps à faire un acte pénible en étant assisté d’une machine, j’en aurai en théorie davantage pour lire un livre et me poser des questions essentielles. Sauf que Bergson n’avait pas pu anticiper le spectaculaire tournant de la technique et son alliance avec les plus stupides formes du divertissement. Ce sont les Marchands de Sommeils d’Alain qui se sont emparé du maniement des machines et qui ont engendré une inquiétante dépendance à l’égard de la technique. La série Black Mirror raconte d’ailleurs les aggravations possibles de cette dépendance. Rien ne paraît donc en mesure ne serait-ce que d’atténuer ce phénomène de mécanisation du monde. Rien sinon peut-être une pandémie comme celle du coronavirus actuel, ou alors une banale coupure d’électricité comme celle que décrit René Barjavel dans Ravage (1) et qui met la société des machines à genoux (cf. pp 89-90) (2).
Avant le blackout électrique, la société brossée par le clairvoyant Barjavel vivait une «Ère de la raison» (p. 16) qui dépensait toute son énergie savante à construire des machines sans se préoccuper de la passivité humaine qui pouvait en résulter (cf. p. 16). Personne ou presque n’avait l’air de se soucier que la machine était en train de réguler tous les comportements et toutes les idées. Personne ne s’offusquait du fait que l’usage démesuré d’une Raison technique produisait d’une manière latente un retournement de la raison contre elle-même (l’intelligence croit qu’elle se déploie au service de l’homme mais en définitive elle l’affaiblit parce qu’elle perd tout contact avec la terre ferme). L’arraisonnement illimité du monde par la technique, traditionnellement commenté par Heidegger, atteint chez Barjavel une jubilation dans l’exercice romanesque de la prospective et un militantisme habile qui doit amener le lecteur des années 1940 à questionner un malheur éventuellement plus grave que celui de la guerre : la domination instrumentale du monde où la machine tend à devenir plus invincible que n’importe quel dictateur que l’on pourra vaincre un jour ou l’autre (ou qui sera vaincu par la mort). Du reste, en situant son histoire pendant l’année 2052, soit un peu plus d’un siècle après le cratère de la Seconde Guerre mondiale, Barjavel suppute que les conflits du présent ont été jugulés à travers une espèce de pax technica soi-disant irréversible. L’Europe du futur semble avoir tiré les leçons de ses grandes guerres et la folie belliqueuse s’est en quelque sorte déplacée en Amérique, plus spécifiquement au Brésil, où un fanatique désire prendre sa revanche sur l’impérialisme nord-américain (cf. pp. 82-4). Mais ce conflit des Amériques agit en trompe-l’œil étant donné que le monde ne sera pas bouleversé par la cause la plus évidente. Comme d’habitude, la confusion sera semée par ce que nous n’avons pas eu la faculté de prévoir (un dysfonctionnement soudain de la technique), par ce qui était pourtant sous nos yeux et que nous avons négligé en imaginant vaniteusement que nous le contrôlions – l’éléphant dans la pièce qu’on aurait dû interroger. Or ce n’est pas l’homme qui contrôlait la Machine mondiale au XXIe siècle de Barjavel, mais c’était plutôt la Machine planétarisée qui le contrôlait et qui ne tenait debout que par le miracle quotidien du courant électrique. L’accoutumance à l’électricité avait fini par créer un sentiment de sécurité que nul n’avait jugé bon d’interpeller. Il a suffi que les années fastes se succèdent pour que la population endosse inconsciemment l’absolutisme de l’énergie électrique. Puisque l’électricité quasiment universalisée avait pu mettre un terme aux industries pétrolifères polluantes, il n’y avait a priori aucune raison valable d’en contester le bien-fondé, à ceci près que Barjavel souligne plusieurs fois que le passage massif à l’électricité n’a pas pour autant résolu le problème du réchauffement climatique (cf. pp. 164-6). Une telle observation dans un roman écrit à l’aube des années 1940 a de quoi nous alerter. Elle est d’autant plus intéressante que le roman préconise un retour providentiel à une société paysanne qui doit donner aux hommes le goût de remettre les mains dans la terre (3).
Par ailleurs qu’a-t-on exactement perdu à la suite du blackout de Ravage ? Il s’agit incontestablement et principalement de la vitesse. Des trains «à suspension aérienne» (p. 13) pouvaient effectuer un Paris-Marseille en moins d’une heure. Une ligne ferroviaire existait même entre Nantes, Marseille et Vladivostok. Quant à ceux qui souhaitaient aller encore plus vite, ils pouvaient emprunter les voies aériennes (cf. pp. 65-6). Les villes constituaient les centres essentiels d’activité, à savoir que l’entre-deux villes, pour ainsi dire, n’était qu’un paysage livré à lui-même, négligé par une politique ultra-citadine. À l’exception de la Provence et du sud-est en général, toute la France non urbaine ressemblait à une jungle abandonnée à la fureur végétale. La négligence graduelle des espaces ruraux devait en outre amplifier le drame du blackout : la chute des avions, tombant «comme des pierres» une fois que l’électricité ne leur est plus transmise, évoque le châtiment de Sodome et Gomorrhe (cf. p. 94). Les foyers d’incendie provoqués par ces effondrements simultanés ont donc brusquement pris de l’ampleur à cause des forêts oubliées. Relativement à ces catastrophes aériennes, une représentation de l’Enfer commence à faire son chemin dans l’esprit des survivants. Mais les plus lucides d’entre eux, parmi lesquels on retrouve le héros emblématique du roman (François Deschamps), s’entendent implicitement pour affirmer que les flammes infernales étaient déjà contenues au cœur du pandémonium citadin où le bruit des publicités (cf. p. 80) et l’exacerbation des inégalités sociales (cf. pp. 50-4) préparaient assidûment la venue du Malin. C’est pourquoi François ne voyait dans l’idéologie des machines qu’un «progrès accéléré vers la mort» (p. 85) dans la mesure où le progrès technique, selon une classique lecture rousseauiste, avance toujours plus vite que le progrès moral. Autrement dit là où les hommes n’ont que la technique à la bouche, là où le langage finit par formuler uniquement des processus inflexibles et des consignes automatisées, les préoccupations morales disparaissent. En faisant l’apologie des machines, on a fourni aux hommes des ustensiles que certaines personnes n’auraient jamais dû avoir entre les mains. En cela, tel que le montre un plaisant proverbe kabyle, il faut se souvenir que si Dieu n’a pas attribué de cornes à un âne, c’est qu’il sait pertinemment de quoi un âne est fait. Par conséquent il fallait bien que les hommes fussent des ânes pour non seulement délaisser leurs espaces naturels, mais aussi pour avoir rendu l’agriculture caduque en favorisant d’inénarrables procédés chimiques (cf. pp. 40-1). Au demeurant, le symbole d’un monde paysan devenu orphelin de l’État culmine avec l’aménagement de canalisations laitières qui apportent immédiatement du lait chimique au sein des appartements (cf. p. 42). Le gain de temps pour acheminer le lait et pour le produire n’est pas susceptible d’objection, mais la perte du sens, voire la déperdition ontologique liée à ces pratiques, impliquent un recul de l’humanité au profit d’un tracassant modèle de cybernétisation de la vie.
De telles dérives ne pouvaient bien sûr être acceptées qu’en vertu d’un matraquage systématique de slogans publicitaires et de politiques de sédation massive du peuple. La perspective d’une domestication des consciences est aussi ancienne que l’existence présumée d’un art de gouverner. Les méthodes se suivent et se ressemblent d’une époque à l’autre : le panem et circenses de Juvénal irrigue les pages les plus inquiètes de Tocqueville lorsque ce dernier redoute la métamorphose de la démocratie en régime divertissant d’atomisation de la multitude (4). Deux éléments sont rigoureusement indispensables pour fabriquer un peuple homogène et obéissant : d’une part un opulent plaidoyer de l’égalité, d’autre part un usage stratégique du divertissement. C’est tout à fait ce que l’on observe dans le roman de Barjavel puisque d’un côté les personnages de cette dystopie sont contraints de porter un uniforme qui annule la différence fondatrice des sexes (cf. p. 32), et, d’un autre côté, ils sont écrasés par un empire radiophonique et télévisuel omnipotent. À la tête de cet empire se tient le véritable organisateur de la politique française, les ministres et le président de la République, dans ce contexte, n’étant que des rouages amusants de la Machine médiatique. Cet homme s’appelle Jérôme Seita et sans la rupture de courant qui devait en finir avec l’univers des artefacts, il aurait probablement réussi à s’accaparer les services de Blanche Rouget, une jeune fille de dix-sept ans, petite amie de François Deschamps, pour laquelle il prévoyait une «carrière de vedette» – en l’occurrence une situation de Marchande de Sommeil. Quand bien même Blanche partage avec François des battements de cœur amoureux et des origines provençales apparemment irréductibles, elle a failli être absorbée par l’industrie dévorante de la popularité, par l’amour de l’argent et par la tentation de mépriser ses racines. Éblouie par le luxe qui entoure Seita, elle s’est dit qu’il «ne tenait qu’à elle de devenir la maîtresse de tout ce dont il était le maître» (p. 68), d’entrer dans la danse macabre des hommes creux et des succès cousus de fil blanc. L’ironie de la faillite technologique lui aura heureusement épargné une vie de simulations et d’illusions. Sauvée par François dès que la ville de Paris subit le prologue de son désastre, Blanche reconnaît de nouveau les vraies qualités humaines. Quant à Jérôme Seita, sa lamentable mort est en parfaite assonance avec le degré de faiblesse qu’il avait contracté (cf. pp. 149-150). Ce n’est pas tant de la violence débridée qu’il meurt, mais il s’éteint plutôt en raison de sa dévirilisation flagrante, de son incapacité à mobiliser les ressources du courage pour affronter un monde redevenu naturel après avoir été passé au laminoir d’une extravagante culture du confort.
C’est la raison pour laquelle le «ravage» qui intitule le roman de Barjavel ne concerne pas seulement l’enchaînement des calamités après le blackout. Il est même possible de suggérer que l’état du monde qui précédait la coupure d’électricité contenait en lui davantage de Mal que l’état du monde qui devait lui succéder. Ce dont nous parle René Barjavel, en définitive, c’est d’un «ravage» global, d’une désolation humaine tantôt incarnée par l’hypertrophie technologique, tantôt incarnée par la destitution violente de l’empire des techniques, à l’image de l’anéantissement que le peintre Thomas Cole immortalise dans son tableau Le Cours de l’Empire : Destruction. Il y a cependant une issue de secours pour ceux qui choisissent de ne pas pleurer longtemps sur le sort de Paris en particulier et sur celui des villes en général. «Le gouffre noir» de l’absence d’électricité qui remplace «le grouillement habituel des lumières» (p. 100) participe d’un motif de réjouissance. La disparition de l’insalubrité visuelle – et sonore – redonne ses lettres de noblesse aux couleurs authentiques du jour et de la nuit. De surcroît, à l’échelle planétaire, «la mort des moteurs [rend] à l’homme et au globe terrestre leurs dimensions respectives» (p. 94). D’une certaine manière, les hommes redécouvrent la nudité originelle (cf. p. 134), la sobriété d’une période antérieure à l’apparition des techniques. On se situe en quelque sorte en amont de l’excursion prométhéenne au royaume des dieux, lorsque les hommes étaient dépourvus de tout instinct manufacturier.
L’humanité doit ainsi réapprendre la sensation de l’effort et la joie de sentir l’opposition des forces naturelles (comme par exemple le fait de marcher des jours entiers en éprouvant le difficile ancrage d’un pied sur la terre, en affrontant une chaleur épouvantable, conséquence des incendies et du réchauffement climatique auquel nul individu ou presque ne prêtait attention auparavant). Et au milieu de ces visions d’écroulement d’un système que la majorité consentante avait dûment intériorisé, pour compléter le registre d’une pénible mais nécessaire réhabilitation des attitudes naturelles, des moments de grâce laissent fortement supposer que l’ancien monde était inapproprié à tous égards. Le retour du silence et la voluptueuse ponctuation du chant des oiseaux (cf. p. 112), autant de choses qu’on a pu faire remarquer dès le début des différents confinements imposés par la pandémie du coronavirus, augurent la nostalgie des premiers temps de l’humanité où l’impression d’une pastorale dominait. Bien avant l’aberration virale que nous connaissons actuellement, Barjavel nous sommait urgemment de résister aux sirènes de la vitesse, au fantasme d’une motorisation illimitée de l’existence, car de toute façon ce culte de l’intensité artificielle n’engendre que de profondes arythmies, des cadences heurtées qui s’éloignent du rythme des saisons et même du rythme circadien. Il nous faut bien avouer alors que la circulation du virus n’a été que plus dévastatrice à cause de l’hyper-connexion du monde, en fonction d’impératifs touristiques et commerciaux délirants, au mépris total de ce qui est souverainement bon pour un organisme vivant. C’est pourquoi les personnages de Barjavel et notre humanité occidentale ont le devoir de se réapproprier l’impératif du corps, c’est-à-dire le commandement organique fondamental, au détriment de toute espèce d’appétit pour l’inorganique des machines. Ce n’est pas la machine qui nous apprend à penser et encore moins à travailler notre perception. Les gourous du numérique, lesquels ont déjà commis tant de saccages dans l’Éducation Nationale (5), seraient bien inspirés de se rappeler que la première école de Léonard de Vinci fut la nature et que cette école s’est tout de même prolongée jusqu’à l’adolescence. La docilité des enseignants à ce sujet en dit long sur les formations qui sont désormais en vigueur pour exercer ce métier, tout comme elle en dit long sur l’identité préférentielle des profils psychologiques recrutés. Et que dire des responsables de la numérisation de l’école ? C’est à croire que les professionnels d’une pédagogie de cabinet ministériel n’ont jamais ouvert l’Émile de Rousseau, et mieux vaut d’ailleurs ne pas continuer à songer aux livres qu’ils n’ont assurément pas consultés, à commencer par le plus important d’entre tous : le livre de la nature.
Bien évidemment, parmi les terribles circonstances relatées par René Barjavel, on rencontre toujours des partisans du récent statu quo technocratique abattu, des gens qui jugent raisonnable de fabriquer tout ce qui est techniquement possible et qui estiment vital d’en revenir au plus tôt au paradigme des machines. L’inaptitude à se représenter le monde en dehors de ses modalités techniciennes démontre en outre à quel point l’idéologie scientiste avait pénétré les esprits les plus influençables. Devant le sinistre spectacle des ruines et des flammes, ces disciples de la machine jubilante veulent encore s’en remettre à «la Science qui explique tout et qui peut tout» (p. 124). Ils refusent la tabula rasa du blackout et ils ne veulent pas confesser l’outrecuidante prétention d’une législation par les machines. Ainsi sont-ils insensibles aux aveux émouvants d’un médecin qui proclame que nous ne savons rien, ce qui sous-entend que nous n’avons peut-être jamais rien su et que les ordinateurs avaient disqualifié nos facultés de connaissances (cf. p. 154). Le blackout est donc l’opportunité de procéder à un vaillant saut qualitatif. Il est indispensable de surmonter l’effondrement de l’État de droit (cf. pp. 158-9) afin de proposer une conduite humaine moins fragile que celle qui prévalait. En effet, la civilisation technique n’était qu’un vernis de

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01/05/2020 | Lien permanent

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